Marie - Michel Tabachnik - E-Book

Marie E-Book

Michel Tabachnik

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Beschreibung

Marie, employée dans une banque, passe ses journées à compter ses coupons, accablée par la lassitude et une monotonie pesante. Puis, soudain, une rencontre inopinée, comme un rayon de lumière dans l’ombre, illumine sa vie. Une métamorphose s’amorce. Un engagement surgit : Marie enfin est heureuse ! Mais voilà que l’amour, plus fort encore, la foudroie. Une passion dévorante, profonde, la submerge. Comment imaginer alors que ce bonheur, à son comble, la précipitera dans des événements dévastateurs ? Comment résister à une agression aussi cruelle ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Michel Tabachnik, compositeur et chef d’orchestre de renommée internationale, a dirigé les plus prestigieux orchestres à travers le monde. Parallèlement à sa carrière musicale, il s’est aventuré dans l’écriture, publiant des essais sur la musique, ainsi que des romans et des thrillers qui témoignent de son imagination débordante. Sa passion pour l’art sonore et son talent pour les mots se croisent pour offrir cette œuvre aussi riche que captivante.

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Seitenzahl: 315

Veröffentlichungsjahr: 2025

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© Lys Bleu Éditions – Michel Tabachnik

ISBN : 979-10-422-6811-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

Du même auteur

 

 

 

Essais

De la musique avant toute chose, Éditions Buchet-Chastel ;

Ma rhapsodie, Éditions Buchet-Chastel ;

De Johnny à Boulez, L’Harmattan.

 

Romans

L’homme sauvage, Éditions Ring ;

L’enlèvement au Sinaï, OtagoÉdition ;

Le libraire de Saint-Sulpice, OtagoÉdition ;

Le Ferronnier de Charleroi, OtagoÉdition ;

Il était une fois un enfant, Éditionsde l’Aire.

 

Les enquêtes de James Strugalsky (thrillers)

Demain au Marmara Taksim, L’Harmattan ;

La pierre de Siloé, L’Harmattan.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour Sabine

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Première partie

 

 

 

 

 

1

 

 

 

Tout en comptant ses coupons, un automatisme, elle pensait à son fils malade, resté à la maison, au lit. Elle a appelé l’école, une grosse fièvre, il ne viendra pas aujourd’hui. Inquiète, elle a abandonné Guillaume avec une aspirine. Tu la prendras à onze heures. Elle a posé un thermos de thé sur la table de nuit, et une tasse, une cuillère de sucre pour être certaine qu’il le boive. Elle lui a pelé une orange pour la vitamine C, découpée en quartiers et débarrassée de ses filaments blancs.

Elle regardait sa montre. Dix heures. Vivement la pause de midi. Elle lui téléphonera (les communications personnelles sont interdites pendant les heures de bureau). Son garçon, un tel bonheur. Elle n’a jamais aimé si fort. Guillaume l’a submergée, l’a engloutie.

Depuis dix ans elle n’a eu qu’un seul ami. Qui l’a vite abandonnée. Son fils a toujours passé avant lui.

Depuis, elle était seule. Il y avait bien le petit gars au fond du bureau – une douzaine d’employés dans cette grande salle, affairés autour de trois longues tables disposées perpendiculairement aux trois fenêtres – il la regardait, il ne s’est jamais risqué à l’aborder, vingt-cinq vingt-huit ans, trop jeune, pas question d’un deuxième gamin à la maison, bien que, elle l’a remarqué, quand il parlait (il parlait rarement) il était sensé, profond, sensible, elle s’est souvent demandé ce qu’il faisait là à compter des coupons. Un jour il a cité une phrase de Péguy ; dans une banque personne ne lit Péguy ! Un visage tourmenté, mais il dégageait quelque chose. Marie avait du mal à définir ce qu’elle ressentait, à démêler ses sentiments, si elle avait souhaité se rapprocher de lui, elle aurait dû faire le premier pas, elle s’en est bien gardée.

 

À trente-trois ans, Marie rêvait d’un homme plus âgé, résolu. Pourquoi pas un homme de l’âge de son père, même si son père, elle le savait, n’apprécierait pas, pour autant, quelle importance, avec lui ça n’a jamais collé, surtout après la naissance de Guillaume, il s’est montré odieux, ce moutard sans père, une fille-mère, une existence gâchée, la litanie des remontrances, tu te jettes dans les problèmes, et la morale, et les gens, qu’est-ce qu’ils vont penser les gens, jamais tu remettras les pieds chez moi avec ce mioche. Et puis, mauvais caractère, mais pas sans-cœur, sa colère s’est dissipée. Il a cédé. Contraint, il faut l’avouer. Sa mère est intervenue (ses parents étaient divorcés depuis belle lurette, sans pourtant se brouiller, on a cru que l’amour apaiserait les fâcheries du début, mais l’amour s’est effrité et on s’est séparés), c’est ta fille voyons, tu peux pas la condamner, encore moins la répudier. Il a fléchi. Pas facile pour cet orgueilleux. Il a lancé un coup de fil à Marie, elle lui a pardonné. Néanmoins, Marie le savait, si un jour elle lui présente un homme de son âge, ce sera la cassure définitive.

Pour parler, Marie n’avait qu’Annette, une camarade de classe, elles se sont connues à l’École secondaire. Mais Annette se déversait uniquement sur Sa vie puis sur Son mariage puis sur la maternelle de Ses gosses ; une fois elle lui a confié qu’elle avait eu une aventure. Marie a souvent tenté de parler d’elle. En vain.

Annette avait cette sale habitude de tout ramener à elle, après chaque phrase de Marie elle répliquait uniformément : figure-toi, il m’est arrivé pareil… et ça repartait sur ses propres histoires. Marie en avait assez de ces conversations à sens unique, mais c’était son amie, alors après s’être juré que c’était terminé elle la rappelait. Il faut dire que Marie était très seule.

Sa mère elle aussi a mal réagi à l’annonce de cette naissance inattendue.

— Et son père à Guillaume, insistait-elle, tu sais pas où le trouver ?
— Je te l’ai répété cent fois, maman : « Non, je ne sais pas. »

 

Marie a rencontré Francesco en été soixante-cinq. À Cannes. Ce mois de juin, elle avait réussi sa licence de lettres. À célébrer ! On lui a conseillé une agence rue Verdaine. Au bord de la mer, je vous prie, mais pas le Club Med, un mauvais souvenir. Le voyagiste lui suggéra un séjour haut de gamme à Cannes, grand luxe, hôtel cinq étoiles sur la Croisette, plage privée en face, grill exclusif attenant, food and drink à gogo, mini-croisières sur les îles, excursions dans l’arrière-pays, musée Picasso, balade à Saint-Paul-de-Vence, enfin Mademoiselle, ce n’est pas bon marché mais impossible de trouver mieux. Marie n’était pas riche, ses économies ont fondu.

À l’aéroport de Nice-Côte d’Azur, une limousine l’attendait. Le chauffeur très stylé la conduisit à son palace. Ma foi, l’agent ne lui a pas menti, un endroit de rêve, et un rêve sublimé quand, le deuxième soir où elle dînait seule dans le restaurant cossu de l’hôtel, un jeune homme lui proposa de se joindre à elle, lui aussi inscrit dans ce resort de vacances, ils s’étaient entrevus sur la plage et lors d’une visite à Lérens. Volontiers, répondit-elle. Francesco, pour te servir (le tutoiement était de rigueur). Moi, c’est Juliette. Une facétie du club : adopter un pseudo, vivre une semaine dans la peau d’un(e) autre, un déracinement définitif. Francesco était milanais. Chef machiniste à la Scala. Il lui a raconté les représentations d’opéra, l’effervescence des coulisses. Cheveux noirs, yeux intenses, ses r roulés, exubérant, il ensorcela Marie, lui dévoilant un univers inconnu (elle n’était jamais allée à l’opéra), les chanteurs, les décors, surtout les changements de décor, le public ignore tout de l’ingénierie déployée derrière le rideau pendant l’interlude du premier acte de la Bohème de Puccini quand la mansarde du peintre Marcello se métamorphose en ruelles du Quartier latin, une prouesse technique ; et la mise en scène, les éclairages, la musique. Marie était fascinée, déportée sur le plateau de la Scala. Passionné, Francesco amplifiait sa verve de gestes exaltés, tu viendras, je te camouflerai dans une petite loge juste au-dessus de l’orchestre, tu entendras les chanteurs respirer. Sous le charme, deux heures plus tard, elle se déshabillait dans la chambre trois cent vingt qui n’était pas la sienne, elle y passa la nuit, et toutes les nuits suivantes, elle tomba follement amoureuse de son bel Italien. Le dernier jour, elle lui demanda quel était son vrai nom, « Francesco, je n’ai pas pris de pseudo, Francesco Acocella ». Moi, c’est Marie, un joli nom Marie, plus joli que Juliette, il riait. Ils échangèrent leurs numéros, Genève, à quatre heures de Milan, on se retrouvera très vite.

À peine rentrée, en transe, Marie se rua chez sa mère, maman, maman, j’ai rencontré quelqu’un, l’homme de ma vie, maman, jamais je n’ai été aussi heureuse. On se calme, ma fille, raconte-moi.

 

 

Le lendemain, elle l’a appelé. Pronto ! Une voix de femme. Voglio parlare a Francesco. Non c’è un Francesco qui, hai il numero sbagliato. Mince, je me suis trompée. Elle réessaya. Même voix, même réponse un peu agacée. Il ne lui aura pas donné le bon numéro, une erreur, ça arrive. Elle a épluché l’annuaire, Francesco Acocella à Milan. Rien. Elle a étendu sa recherche sur toute l’Italie. Elle finit par dénicher un Luciano Acocella à Bologne. Mais pas de Francesco Acocella à Milan. Elle crut mourir. La honte vis-à-vis de sa mère (elle l’a caché à son père). Elle a tout raconté à Annette : sa déception, son écœurement. Annette s’est fichue d’elle. Tu gobes n’importe quoi, qu’est-ce que tu imagines ? Les mecs seuls, ils viennent dans ce genre de club pour draguer, et puis salut, tu les revois jamais, t’es d’une naïveté.

L’affaire s’aggrava. Quelques semaines plus tard, elle avait du retard. Elle aurait dû avoir ses règles depuis plus de quinze jours. Elle a consulté. Enceinte, Mademoiselle, vous êtes enceinte. Elle s’est écroulée. Elle a sonné en larmes chez sa mère. Ma fille, ma fille, c’est pas dramatique, une IVG et on n’en parle plus. Mais Marie s’est accrochée. Elle s’est remise à chercher Francesco. Elle a assailli l’agence de la rue Verdaine. On ne peut pas retrouver l’identité des participants ? Vous n’y pensez pas, on emprunte un pseudo justement pour garantir l’anonymat des vacanciers. Elle prit le train pour Milan. Elle est allée au municipio, à la polizia, à la prefettura, et surtout à la Scala. Pas de Francesco. Elle n’y a pas cru, il lui aura donné un faux nom, elle a poireauté des heures devant l’entrée des artistes de l’opéra. En vain.

Les jours passèrent. Elle refusa de se résigner, d’admettre qu’on l’avait grugée. De guerre lasse, elle a demandé à son gynéco de procéder à l’IVG. Mais Marie, je dois prouver que vous êtes dans un état de détresse profonde, obtenir l’aval d’un psychologue, je ne vois pas quel autre argument invoquer, vous aurez dépassé le délai légal des douze semaines, impossible d’intervenir.

Marie perdit pied. Elle ne dormait plus. Elle divaguait. Elle errait dans la ville. Sa mère appela son médecin. Seule solution, l’interner à Belle-Idée, l’hôpital psychiatrique, le temps qu’elle reprenne ses esprits.

Après de nombreuses consultations avec les psychiatres, une bonne cure de médicaments, elle se calma, mais ne cessait de rabâcher ses mêmes mots, Francesco, le bébé, Francesco, le bébé, en boucle, haletante.

Au huitième mois de grossesse, on la transféra dans un service obstétrique adapté. Elle accoucha sans être rétablie. Elle demeura encore une quinzaine de jours dans cette institution. Puis, la présence de cet enfant sans doute, elle se récupéra, sortie autorisée, à condition de loger chez sa mère.

Un séjour épique. La mère de Marie avait un ami. Un homme marié. Leurs « moments » étaient discrets, souvent décidés à la dernière minute. Marie devait laisser le champ libre, quitter les lieux avec son petit. Elle poussait son landau dans les allées du Jardin botanique à quelques encablures du domicile de la mère, dans le quartier de Sécheron. Heureusement c’était l’été. Mais la situation n’était pas tenable. Elle empira. Une violente dispute éclata. Marie claqua la porte une bonne fois pour toutes, elle regagna son appartement sur les nerfs.

Elle continuait d’avaler des anxiolytiques sous surveillance médicale.

 

Après sa déconvenue cannoise, Marie mit deux ans pour se rétablir. Et encore. Des séquelles lui empoisonnaient l’existence, des migraines, des insomnies, parfois des vertiges. Sur le buffet de sa cuisine s’entassait toute une panoplie de cachets. Elle détestait cette dépendance.

 

Puis, une expérience inopinée la fit basculer dans un brusque mieux-être.

Un matin elle buvait un café avec Annette quand soudain son amie lui lança :

— T’oublies pas samedi prochain notre réunion.
— Notre réunion ?
— T’as pas reçu le carton de Corinne ?
— Ah oui, oui oui, mais je n’ai jamais mis les pieds à ces réunions de volée,1 trop tard pour m’y pointer.
— Les copines elles sont venues, elles sont pas venues, on a pas tenu de comptes, tu imagines, se revoir, s’observer changer, notre dixième retrouvaille, tu peux pas manquer ça.
— Je ne sais pas, je n’ai pas eu que des amitiés dans cette classe de matu.2
— Moi non plus, Marie, quelle importance ! Les brouilles, on les oublie à force. Allez, amène-toi, on va s’amuser.

Marie y a repensé. Retomber sur ces pimbêches. Elle n’a pas été heureuse à Voltaire (son École secondaire). Elle n’eut qu’une vraie alliée, une complice, Vivianne, l’âme gaie, expansive, en même temps très intérieure. Vivianne lui plaisait, le contraire d’elle si réservée, introvertie. Marie enviait l’impertinente liberté de Vivianne. Mais Vivianne n’était plus de ce monde. Elle a succombé à sa passion. L’escalade. Vivianne et un coéquipier avaient emprunté une voie casse-cou (du cinq sup) sur une face de calcaire très exposée du Miroir d’Argentine dans les Préalpes vaudoises. Ils n’étaient pas seuls. Une cordée démarra plus tôt en suivant un itinéraire parallèle, les précédant de deux ou trois longueurs. Soudain cette cordée bifurqua, se plaçant au-dessus de Vivianne et son partenaire. À un moment l’un des grimpeurs de cette cordée s’arrima à un piton planté dans une fissure, un piton fixe dans cette paroi bien équipée. Mais, un sale coup, et rare, le bloc dans lequel ce piton était fiché craqua, puis se fêla. Le piton se descella. L’alpiniste plongea, par chance, le piton d’en dessous a tenu, l’homme resta suspendu au bout de sa corde. Une sacrée chute. Deux côtes cassées. Quant au rocher fendu, il se détacha, se fractura, les éclats se précipitèrent dans le vide en dessus de Vivianne. Réflexe, elle se colla contre la paroi. Mais elle ne put esquiver un des gros blocs qui se fracassa sur son crâne, un choc d’une violence (dans ces années on ne portait pas de casque) la tête de Vivianne éclata, elle hurla, en une fraction de seconde la pierre la tua. Son camarade, lui, en réchappa. Marie apprit la nouvelle le jour même. Elle hurla elle aussi. Elle adorait Vivianne. À l’enterrement, toutes les filles de l’école étaient là, blotties les unes contre les autres, terrassées. Annette s’assit à côté de Marie. Annette et elle n’étaient pas proches. Mais Annette ressentit la détresse de Marie. Elle la serra dans ses bras, essuya ses larmes. Puis elle la raccompagna. Ensuite Annette ne l’a pas lâchée. Tous les jours, elle lui apportait des tartelettes ou des truffes noires de chez Sprüngli, ses préférées. Elles sont restées amies. Il y avait sûrement de la fierté à devenir l’intime de Marie, Annette intégrait « le clan des mandarines »comme on appelait, et sans ironie, Vivianne, Marie, Odile et Fanny, les intelligences de la classe.

La disparition de Vivianne était bien entendu la raison qui retenait Marie de participer à ces réunions de volée. Mais bon, elle n’allait pas se cloîtrer éternellement ; il faut voir du monde, lui avait recommandé son psychiatre.

 

Marie c’était le sempiternel sweat-jean. Le vendredi soir elle ouvrit son armoire pour choisir une tenue plus habillée. Mon Dieu, pas une robe à me mettre, impossible de sortir avec ces vieilleries.

Le samedi matin, elle courut au Bongénie. Au rez-de-chaussée, elle se faufila entre les stands de parfumerie, produits de beauté, accessoires et cosmétiques. Un mini-salon de démonstration trônait au centre. Devant son miroir et son assortiment d’onguents, une esthéticienne, tenue blanche très moulante, attendait une cliente à maquiller. Elle sourit à Marie, un signe de main, mais Marie continua son chemin vers la boutique femme. L’esthéticienne la rattrapa, elle insista :

— Voyons, Madame, venez, j’ai du temps, je pourrais relooker votre visage.

Marie céda.

— Eh bien d’accord.
— Suivez-moi, Madame.

Elle prit Marie par le bras, la guida à travers les comptoirs de grandes marques et l’installa devant le miroir. L’esthéticienne lui passa une cape de protection et commença.

— Madame, si je peux me permettre, vous pourriez mieux mettre en valeur vos traits.
— J’ai un nez trop long, une trop grosse bouche, des joues plates,
— un…
— Stop, Madame, stop, vous vous dépréciez à tort, je vais vous dire, moi, ce que je vois : des yeux sublimes de couleur mordorée qui trahissent à la fois une belle âme et un brin de mélancolie.

Marie s’étonna.

— Ensuite, Madame, euh… Madame ?…
— Marie, je m’appelle Marie.
— Moi, c’est Sandrine, eh bien si vous m’autorisez, Marie (Marie acquiesça d’un hochement de tête), votre nez est long, oui, mais droit, noble, échappant aux stéréotypes classiques ; si vous apprenez à l’assumer, mieux, à l’aimer, vous allez affermir votre personnalité, et de plus, je vous le montre de suite, magnifier votre charme. Votre bouche, plus d’une femme payerait cher un chirurgien pour acquérir ces lèvres pulpeuses et sensuelles qu’on ne doit pas manquer de vous envier. Et vos joues, non seulement plates mais un peu creusées, des joues romantiques, fin dix-neuvième ; une crinoline, une ombrelle, un large chapeau de paille avec des rubans roses qui palpitent au vent, et bonjour Madame aux camélias. Quant à vos cheveux, ce châtain foncé qui chatoie de reflets roux-fauve, encore une fois plus d’une femme prierait son coiffeur de les lui teindre de cette couleur. Marie vous êtes belle et vous semblez l’ignorer.

Marie était stupéfaite.

— Nous allons effacer votre maquillage trop fade ; un lait et du coton, laissez-vous faire.

Sandrine étala délicatement le produit sur le visage de Marie.

— Commençons : pas de fond de teint sur une si jolie peau ; pas de poudre non plus, vous êtes bien trop jeune pour ça ; mettre en valeur vos yeux, détecter un fard qui s’accorde avec votre iris cuivré, un bistre sombre mâtiné d’une touche de violet profond sera parfait ; d’abord je pose une base qui empêchera le fard de migrer pendant la journée.

L’esthéticienne passa doucement le baume sur les yeux de Marie.

— Voilà. Maintenant, le fard ; intensifier votre regard, je dégrade la teinte du plus clair à l’intérieur de l’œil au plus foncé vers l’extérieur ; voyez, comme ça.

Sandrine travaillait avec minutie, un plaisir pour Marie, une découverte, une mutation, une révélation.

— Au tour de mon eye-liner, souligner le contour de vos yeux ; et le mascara, allonger subtilement vos cils ; je termine par les sourcils.

Elle prit du temps pour lisser chaque cil.

— Quant à vos joues, j’ombre ce creusement romantique d’un blush très pâle ; votre bouche, un rouge léger, vos lèvres moelleuses n’ont besoin d’aucun ajout, un peu de gloss suffira.

Marie était gênée.

— Ça ne vous plaît pas, Marie ?
— Si, si, c’est très beau, trop beau même, je crains de vous décevoir mais je n’oserai jamais me montrer avec un tel maquillage.
— Attendez, j’atténue mon make-up, patience.

Sandrine adoucit les couleurs, les traits, les dégradés.

— Voilà, qu’en pensez-vous ?
— C’est mieux, beaucoup mieux, là je peux aller dans le monde !…

Elle prit du temps pour se regarder.

— Maintenant je dois choisir des vêtements, une robe, des chaussures, je n’ai plus rien à me mettre.
— Puis-je être franche, Marie ?
— Je me sape comme un sac, c’est ce que vous voulez dire ?
— Vous pourriez améliorer votre tenue. Marie, vous êtes concentrée, intelligente, sûrement cultivée, je me trompe ?
— Sandrine, vous m’épatez.
— À force, j’ai appris à connaître les femmes, à les pressentir. Vous n’allez pas le croire, j’ai entamé des études de psycho à la fac, ça ne m’a pas plu, trop abstrait, peu effectif en fin de compte, j’avais besoin d’un contact physique ; j’ai pensé à la physio, trop brutal, trop intrusif ; à l’ostéopathie, l’idée de faire craquer une vertèbre m’effrayait ; j’ai fini par réaliser que ce n’était pas soigner que j’aimais, mais dégager la vérité d’un être, délivrer ses sentiments profonds souvent enfouis sous un épais blindage, j’ai bifurqué sur l’esthétique, en me focalisant sur le visage, favoriser l’irradiation de ce miroir de l’âme. Je me livre, je m’abandonne, c’est tout moi, ça, mais bon, j’ai confiance, et en plus j’ai un petit talent de divination, je tire les cartes, je pratique la radiesthésie, dans ma famille on m’appelle la sorcière blanche (elle pouffa), vous, je peux l’affirmer, vous n’avez pas beaucoup pensé à vous, vous ne vous êtes jamais souciée de votre look, du regard des gens, ou plutôt vous mettez tout en œuvre pour qu’on ne vous remarque pas, pour vous fondre dans la masse, n’est-ce pas ?
— Exact, Sandrine, plus qu’exact, je ne me suis jamais préoccupée de ce que je suis, mais uniquement de ce que je fais…
— Mais, coupa Sandrine, votre image physique doit refléter votre intériorité, et je ne parle pas seulement de votre visage mais aussi de la manière de vous habiller ; pardon mais je me permets, actuellement votre apparence contredit votre intériorité, et, pardon encore, mais cela doit vous nuire, non seulement vous disparaissez dans la foule, mais vous n’attirez personne et si ça se trouve parfois vous repoussez même les gens.

Sandrine voyait juste. Les relations de Marie, avec les hommes surtout, n’ont jamais été simples, fluides, franches, elle a souvent ressenti un malaise, une distance, un manque de spontanéité, sans jamais en percer la cause.

— Sandrine, vous êtes incroyable, c’est vrai ce que vous dites, pourtant je comprends mal le rôle de mes vêtements dans tout ça ?
— L’habit ne fait pas le moine, mais l’on ne reconnaît pas le moine sans son habit ; en négligeant la manière de vous habiller, vous incitez les gens à vous méjuger. Et puisqu’on parle de vêtements et que vous êtes venue pour ça, montons à la boutique femme, je vais vous confier à une conseillère hors pair.
— C’est adorable, j’apprécie.

Sandrine appela l’ascenseur.

Au troisième, elle héla une vendeuse :

— Virginie je te présente Marie, une amie, elle cherche une robe, prend soin d’elle, d’accord !

Marie la regarda d’un sourire ému.

— À nous, chère Marie, qu’est-ce qu’il nous faut ?

Virginie lui proposa de s’asseoir dans un club tout ramolli, elle s’installa en face de sa cliente. Marie lui énuméra les vêtements qui lui manquaient. Virginie lui posa mille questions, à quelle fin, pour quelle sorte de sorties, d’événements, quels étaient ses goûts de formes, de couleurs. Cette conversation dura un bon quart d’heure. Et on passa aux essayages. Marie eut l’impression que Virginie comme Sandrine savaient d’instinct ce qui lui convenait.

Marie repartit avec deux robes, un pantalon de flanelle, un jean, deux chemisiers, noir à pois et blanc cassé, un blaser sport, une paire de mocassins laqués bordeaux. Marie riait, longtemps qu’elle ne s’était pas sentie si épanouie.

Au rez-de-chaussée, Sandrine soignait une autre cliente. Elle aperçut Marie.

— Une seconde chuchota-t-elle à sa cliente, je reviens tout de suite.

Elle a rejoint Marie.

— Votre amie m’a habillée de pied en cap, je suis très très heureuse, et puis elle a adoré mon maquillage, j’espère qu’il tiendra jusqu’à ma soirée.
— Votre soirée ?
— La réunion annuelle de ma classe de matu.
— Écoutez Marie, où et quand a lieu cette réunion ?
— À l’hôtel des Armures, dans la vieille ville, dix-huit heures.
— Passez avant, on ferme à cinq heures, quatre heures et demie, ça vous convient ?
— Je ne dis pas non, et aussi, préparez-moi les produits que vous avez utilisés, je veux les acheter.
— Avec plaisir, Marie (évidemment, l’esthéticienne était là avant tout pour faire vendre) pardonnez-moi, j’ai pris l’initiative de téléphoner à Ferenc, Ferenc Bolzano, le meilleur coiffeur de Genève, 4 rue François Bonivard, vous traversez le pont des Bergues, vous continuez tout droit puis vous tournez à droite, dix minutes et vous y êtes, il s’occupera de vous à onze heures trente, pas grave si vous refusez, c’est un magicien vous verrez.
— Décidément, Sandrine, vous êtes plus qu’une amie pour moi, comment vous remercier !
— À tout à l’heure, Marie.

À onze heures trente tapantes, Marie entra dans le salon de Ferenc.

— Marie ?
— Oui.
— Prenez place, je suis à vous dans une minute.

Il examina ses cheveux.

— Très secs, pour ne pas dire trop secs.

Son assistante les a lavés. Shampoing orange amer et amande douce, une fraternité de fragrances suave, incantatoire.

Ferenc arriva.

— De si beaux cheveux, et cette coiffure sans forme, qui ne souligne pas le galbe de votre visage, ma chère Marie, je vais vous transfigurer, mettre en valeur vos yeux, vos traits, faites-moi confiance.

Il avait un léger cheveu sur la langue (le cas de le dire), des gestes de chef d’orchestre, pleins de grâce, du plat de la main, il s’empara élégamment d’une mèche, la dégagea lentement de la tête et la soumit à une mitraille de très brefs et très rapides coups de ciseaux, cela frappa Marie, il élaguait irrégulièrement, chaque mini-mèche d’une longueur différente. Cette taille dura et dura, il s’attachait à chaque cheveu en particulier, Marie ne comprenait pas le travail de Ferenc, impossible d’imaginer la forme qui allait surgir. Après une bonne demi-heure, le coiffeur avait tout bouleversé. Raccourcie, tombant inégalement, dissymétrique, déstructurée, la coupe était surprenante, superbe. Marie ne se reconnaissait pas.

— Vous êtes un artiste, Ferenc.
— Le Michel-Ange de la coiffure, Marie, pour vous servir, comblé si ma sculpture vous plaît.

 

Comme convenu, Marie repassa au Bongénie en fin d’après-midi. Sandrine rafraîchit son maquillage.

— Vous êtes magnifique Marie, votre âme rayonne, je le perçois.
— Vous avez raison, jamais je ne me suis sentie aussi bien, je respire, transmutée, Sandrine vous êtes une fée.

Elles sont restées longtemps après l’heure de fermeture. Les dames du nettoyage arpentaient les lieux avec leurs grosses machines. Marie n’a jamais oublié cette conversation. Sa « sorcière blanche » transforma sa vie, un papillon émergé de sa chrysalide.

 

Remontant la rue du Perron sur le chemin des Armures, Marie se dit qu’elle avait grevé son budget, et avec joie ! Elle puiserait dans ses économies.

Rendez-vous au café des Antiquaires avec Annette, elles iraient ensemble à leur soirée. Annette fut surprise. « Mais mais, on s’est pomponnée, pas de doute, mon amie a changé, ce visage, cette coiffure, cette robe, tu feras des ravages, quoiqu’à notre resto y’aura pas un mec pour profiter de cette beauté… »

 

***

 

Marie travaillait à la Société de banque suisse. Son oncle André, le frère de sa mère, décédé depuis, connaissait le directeur, Pierre-Yves Dunant ; il l’a recommandée ; les temps étaient durs, il y avait du chômage, Marie lui en fut reconnaissante, surtout pour son bébé, même si avec une licence de lettres ce travail ne correspondait ni à ses aspirations encore moins à son érudition.

 

 

Trois ans plus tard, le chef du bureau atteignit l’âge de la retraite. Pendant le pot de départ le fondé de pouvoir se rapprocha de Marie et lui glissa à l’oreille « elle vous intéresse cette place », « oui, naturellement », « elle est pour vous, attendez-moi ». Elle l’attendit. Quand tout le monde fut parti, le fondé de pouvoir l’a rejointe.

— Marie, j’ai pensé à vous, vous êtes ici bien en dessous de votre niveau de compétence, donc apte à assumer cette responsabilité.
— C’est gentil de penser à moi, Monsieur.
— Il y a longtemps que je pense à toi (il la tutoya soudain) et pas seulement pour une promotion.
— Ah bon, et vous…
— Dis-moi tu, toi aussi.

Il passa sa main autour de son cou, elle ne sut pas comment réagir, il l’attira contre lui, l’embrassa fiévreusement. Désorientée, elle n’esquiva pas le baiser ; ce type bedonnant l’écœurait mais elle avait cette place de cheffe en tête et puis il n’allait pas s’y mettre dans ce bureau, mais il ne s’est pas gêné, il empoigna l’un de ses seins dans sa lourde main.

— Tu me plais, tu me plais tellement, des semaines que je t’observe, tu serais la femme idéale, je n’ai jamais eu l’occasion de te le dire, l’occasion est trop belle, je ne vais pas la manquer.

Ce vicieux, il lui attrapa sa main et la posa sur sa braguette, allez applique-toi, surtout ne sois pas timide ; perdue, elle ne put faire autrement. Elle commença à la caresser, elle sentait son sexe se cabrer sous le tissu. Attends, tu seras plus à l’aise, il abaissa ses bretelles, se déboutonna, descendit son pantalon, puis son caleçon, mais Marie n’a pas supporté, elle se dégagea et s’enfuit à toutes jambes, sortit du bâtiment, se jeta sur son vélo et pédala farouchement jusque chez elle. Même pour cette place de cheffe, elle n’aurait pas assouvi ce gros connard.

 

 

Le lendemain matin, elle entra au bureau tétanisée. Le fondé de pouvoir était derrière sa paroi de vitre fumée. À peine assise, d’un signe, il l’invita à le rejoindre. Morte de peur, elle pénétra dans son espace isolé.

— Fermez la porte, j’ai à vous parler.

Drôle de type, comme si rien ne s’était passé, il lui annonça qu’il lui offrait cette position de responsable, il communiquerait la nouvelle à tous vers dix heures.

— Vous allez faire des jaloux, comptez sur moi, j’interviendrai à la moindre incartade. Voilà, Marie, vous pouvez retourner à votre place.

Elle n’a pas compris et elle n’a pas cherché à comprendre, après tout ce type l’aimait bien, peut-être l’aimait-il tout court en secret, ou plus simplement il n’avait qu’elle pour ce poste à responsabilité, ou encore a-t-il craint que Marie le dénonce, dépose plainte, encore faudrait-il prouver l’agression sexuelle (du coup Marie préféra ne rien dire), bref, dès ce jour elle fut chargée de superviser le secteur des coupons.

 

Le fondé de pouvoir n’a pas eu à intervenir, Marie s’imposa sans effort, tranquille, efficace. Ses collègues l’ont immédiatement adoptée.

Sa paie augmenta. L’existence s’adoucit. Quand elle se confia à Annette, son amie ne l’a pas crue.

— Allez, allez, à moi pas besoin de le cacher, tu lui as taillé une petite pipe à ton fondé de pouvoir.
— Mais non, je t’assure que non.

Ça lui était insupportable de ne pas convaincre Annette.

— Que tu mentes, c’est ton problème, tu as obtenu cette place, tant mieux pour toi, ma chérie.

Son père aussi avec qui elle s’était rabibochée fut épaté par cet avancement.

— Bravo, ma fille, je te reconnais bien là, j’oublie pas, tu as terminé première de ta promotion à l’université.
— Il n’y avait pas de classement, papa.
— Mais tu fus nommée la première à la distribution des diplômes.
— Parce qu’ils nous ont appelés dans l’ordre alphabétique des thèses, papa, la mienne portait sur les Anathèmes prononcés contre les écrivains hérétiques du seizième siècle.
— Bon, bon, peu importe, je fus fier de toi, même si j’ai rien pigé à ton travail de recherche ; c’est quoi un anathème ?

 

 

 

 

 

2

 

 

 

Le lendemain, Guillaume se sentait mieux. Il quitta très tôt la maison pour son école. Sa mère le regarda par la fenêtre s’éloigner dans la rue, ce petit bonhomme, trottinant, dodelinant, gai. Elle se prépara à son tour, descendit, enfourcha sa bicyclette.

 

Marie était maintenant cheffe de bureau. Pour autant, seule. Les prétendants se bousculaient, mais aucun ne cochait toutes les cases, comme, en riant, elle répondait à Annette qui lui tannait le cuir pour qu’elle se fixe :

— T’es en train de nous coiffer sainte Catherine à vie. Moi, Gilbert, par exemple, je l’aimais bien, pourquoi, c’est tes mots, tu l’as « débarqué de ta vie vite fait » ?

Une manie récurrente qui exaspérait Marie, Annette évaluait les passades contingentes de son amie en insistant sur leurs qualités et sans comprendre son obstination à ne pas vouloir s’engager. Marie avait emprunté ce mot contingent à Simone de Beauvoir qui évoquait ses amours contingentes dans La Force de l’âge publié quelques années plus tôt et que Marie qui l’a adoré avait choisi comme sujet de mémoire pour sa maturité. Elle a repris à son compte la posture de Sartre qui expliquait à Simone dans ce livre autobiographique que si tous deux vivaient un lien indéfectible, un amour nécessaire, ils ne devaient pas se priver d’autres rencontres toutes prometteuses de nouvelles richesses ; il convient, disait-il, que nous connaissions des amours contingentes. Marie n’a jamais regretté d’avoir écouté Sartre, et encore moins renié ses passades contingentes autant que fugitives. Ses amants avaient beau s’accrocher, jusqu’ici aucun n’a trouvé grâce à son cœur et Marie les débarquait de sa vie vite fait.

Annette désapprouvait :

— Je peux pas cautionner ton attitude plus qu’immorale.

Marie rétorquait que depuis sa révélation du Bongénie (elle en y revenait souvent sur sa révélation du Bongénie), elle a compris beaucoup de choses, elle s’est métamorphosée, ce qui se remarqua immédiatement dès cette réunion aux Armures où les filles n’ont pas reconnu « leur » Marie, à l’époque c’était l’indifférence, parfois le rejet, ce soir-là elles l’ont admirée, enviée, vénérée. Marie resplendissait. Il faut exaucer ses aspirations, claironnait-elle grisée de champagne, et envoyer paître les principes à papa qu’on nous a engouffrés dans la cervelle.

Après le traitement de sa sorcière blanche – qu’elle a cherché à revoir, elle aurait rêvé de devenir son amie ; la semaine suivante, au Bongénie, une autre esthéticienne occupait sa place, « Sandrine n’est pas là ? » s’enquit Marie, « non Madame, nous sommes itinérantes, rattachées à une marque et non au magasin où nous présentons nos collections, Sandrine est française, elle a été envoyée à Lyon je crois, ou à Valence, enfin dans ce coin-là. » « Vous auriez son numéro ? » « Malheureusement pas, Madame… » Marie n’a jamais retrouvé Sandrine – Marie prit soin de son visage, de sa coiffure, en douceur, avec discrétion, elle sélectionnait une tenue appropriée chaque matin, en lien avec son ressentir, son humeur, son planning, les gens qu’elle allait voir.

Bizarrement, cette mutation la rapprocha de Vivianne, une impression troublante, son amie défunte aurait-elle provoqué cette rencontre au Bongénie ? Comme si l’esprit de Vivianne avait incorporé Marie, l’avait envahie de son impertinente liberté. Un instant elle s’effraya, peur d’une hallucination cauchemardesque identique à celles vécues jadis en HP. Une rechute ? Elle chassa cette idée mais jamais elle n’oublia…

 

 

 

 

 

3

 

 

 

Une année passa.

 

Un vendredi matin Marie arriva en retard à la banque. Elle courut vers l’ascenseur. La double porte s’ouvrit. Elle se propulsa à l’intérieur, pressa le bouton du deuxième, les battants se refermaient quand le bras d’un homme s’interposa, la porte se rouvrit, l’homme entra, il la regarda en souriant, pressa à son tour le bouton du cinquième, le dernier étage, l’ascenseur se mit en branle, Marie reconnut Monsieur Dunant, le directeur.

— Je ne me trompe pas, vous êtes la nièce de mon vieil ami André ?
— En effet. C’est moi, Marie.
— Quelle coïncidence, il y a plusieurs jours j’ai inscrit votre nom sur mon agenda, je dois vous convoquer, puisque nous y sommes venez ce matin, disons, onze heures ça vous convient ?
— Euh… oui, naturellement.

 

À onze heures Marie, pleine de crainte, frappa à la porte du secrétariat de direction.

— Monsieur Dunant vous attend, allez-y, je vous en prie.

Marie ouvrit la porte, timide, elle pénétra dans la grande pièce, coin salon sur la gauche, sofa fauteuils et table basse ; de l’autre côté, un bureau en palissandre, deux chaises devant, Monsieur le Directeur derrière.

— Asseyez-vous, Marie. Un café ?
— Euh… volontiers.

Il appuya sur la console.

— Deux expressos, s’il vous plaît.

Il la fixait.

— Marie, il y a un moment que je désirais vous rencontrer. Votre fondé de pouvoir m’a souvent parlé de vous, en bien, savez-vous ? Elle mérite de l’avancement, cette jeune femme, m’a-t-il répété.
— Aujourd’hui, j’ai une proposition susceptible de vous intéresser.

Un frisson mêlé d’angoisse transperça le corps de Marie.

On frappa, la secrétaire entra, elle déposa un plateau sur le bureau, deux petites tasses à l’italienne.

— Merci, Béatrice.

Elle ressortit.

— Je disais, une proposition, oui, Marie, vous permettez que je vous appelle Marie…
— Bien sûr, Monsieur le Directeur.
— Marie, vous êtes licenciée ès lettres, c’est bien ça ?
— Oui, Monsieur.
— Une thèse étrange, je me suis renseigné, Les anathèmes prononcés contre les écrivains hérétiques du seizième siècle, avouez, pas banal, pourquoi ce choix ?
— J’aurais préféré Flaubert, en particulier sa langue, analyser son verbe, ses tournures de phrases, son vocabulaire, une prose unique, Monsieur, poétique, inimitable, et inimitée du reste, mais le sujet est éculé, les exégèses sur Flaubert prolifèrent, à commencer par Sartre qui s’est esquinté la santé sur son Idiot de la famille, j’ai potassé ce pensum.
— Intéressant, peu de collègues dans cette maison passent leur temps sur ce genre de texte.
— Si je peux me permettre, Monsieur, il y a un jeune homme dans notre salle des coupons, il a dévoré Péguy !
— Votre section est une mine de lettrés ! À vrai dire, ma proposition n’est pas directement liée à votre connaissance de la littérature. Quoique. Je suis en train de créer une nouvelle cellule de communication. La banque a mauvaise réputation. L’argent a mauvaise réputation. On aime en gagner, mais personne ne doit s’en apercevoir, honteux de faire croître son capital, on se cache. Notre SBS, le lieu de cette basse activité, quand on veut y placer son argent, on s’y glisse en catimini par les portes dérobées. Nos clients rencontrent nos collaborateurs dans des bureaux feutrés à l’abri des regards. Vous me suivez ?
— Parfaitement, Monsieur.
—