Mascara - Olivier Vetter - E-Book

Mascara E-Book

Olivier Vetter

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Beschreibung

Charlotte et Carole, un couple de femmes transgenres, ont invité des amies à venir passer le week-end chez elle, dans leur gîte. Ces trois journées mouvementées seront l'occasion de revenir sur le parcours chaotique de chacune: Partagée entre ses fantasmes et son besoin de conformisme, Angelina se cherche. Joëlle, quant à elle, ne parvient pas à concilier sa vie de famille avec sa dysphorie. De son côté, Erika croque la vie à pleines dents, multipliant les rencontres. Isabelle, enfin, qui est en cours de transition, attend son opération avec impatience.

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Seitenzahl: 217

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Un grand merci à Annie pour son aide et pour son soutien.

Et bien sûr, une mention spéciale pour Alain, mon premier lecteur. Sans lui Mascara n‘aurait jamais été écrit.

Table des matières

Vendredi

Angelina

Samedi matin

Joëlle

Samedi après-midi

Erika

Samedi soir

Isabelle

Dimanche matin

Carole

Dimanche après-midi

Charlotte

Dimanche soir

Vendredi

– Putain, mon mascara est sec !...

C’était toujours pareil. Lorsque tout était enfin prêt, un petit détail venait tout gâcher. Le grain de sable dans l'engrenage. L'insupportable imprévu.

Charlotte enrageait. Les invitées n'allaient pas tarder. La maison était rangée. Le frigo rempli, tout comme le bar.

Le maquillage n'avait jamais été son point fort. Nulle sœur, nulle mère ne lui avait enseigné ces petits gestes que les femmes connaissent par cœur. En principe. Un trait de crayon au ras des cils. Un peu de blush sur les joues. Parfois, une couche de rouge sur les lèvres, du bleu sur les paupières, du rose sur les ongles, et voilà le travail. La femme est parée.

Les quelques spécimens qu'elle avait croisés ne lui avaient pas été d'un grand secours. La plupart traînaient leur féminité comme un boulet. Elles faisaient avec. Tout au plus. Trop occupées qu'elles étaient à se fondre dans le paysage.

Charlotte avait donc appris toute seule. Comme toujours. Elle avait commencé par acheter des produits bon marché, au hasard des rayons de grandes surfaces. Ses premières tentatives avaient été catastrophiques, pour ne pas dire clownesques. Des yeux trop noirs. Des joues trop rouges. Des lèvres barbouillées. Sans parler du calamiteux fond de teint qui dégoulinait de partout sans parvenir à cacher les défauts de la peau. Les fards, à peine entamés, s'étaient directement retrouvés à la poubelle parmi les épluchures et autres détritus.

Avec le temps, Charlotte avait appris les rudiments du maquillage. Désormais, elle savait, à peu près, choisir ses produits. Elle savait aussi se passer de ceux qu'elle ne maitrisait pas. Le khôl, par exemple. Elle avait rêvé de ces yeux de biche qu'on voit dans les magazines. Mais le résultat des produits testés s'était avéré désastreux. Quand il ne débordait pas de l'œil, le khôl s'étalait sur la paupière. Cela se terminait toujours par des yeux irrités en raison d'un lait démaquillant inadapté, et le khôl allait rejoindre les épluchures. Le lait aussi, par la même occasion.

Donc, désormais, Charlotte savait s'apprêter. Même si le résultat ne la satisfaisait jamais. Il faut reconnaître que l'épilation lui facilitait la tâche. Un simple fond de teint parvenait à cacher les quelques poils qui résistaient toujours au laser. Plus besoin de cache-barbe. La peau pouvait respirer. A la limite, plus besoin de make-up non plus.

Encore deux séances et elle pourrait s'attaquer au torse, au dos, aux jambes et aux orteils... Au prix de la séance, cela constituait un investissement sur le long terme.

– Tiens, essaie le mien.

À la différence de Charlotte, Carole était rapidement devenue une experte.

Elle connaissait toutes les marques, tous les produits. En trois coups de pinceau et un coup de crayon, elle était présentable.

Un moteur se fit entendre dans la cour. Charlotte se précipita sur une fenêtre.

– C'est Angelina !

Tout se passa comme prévu. La porte d'entrée entrebâillée, les maîtresses de maison s'isolèrent dans la cuisine, le temps pour Angelina de gagner la salle de bain de l'étage. L'arrivée de la première invitée avait nécessité de longues tractations. Par essence indécise, elle n'avait confirmé sa venue que le matin même en posant d'innombrables conditions... Arriver avant les autres, ne pas être vue, disposer d'une chambre individuelle pour elle et du garage pour sa chère voiture. Une organisation digne d'une princesse.

Pour la centième fois, Charlotte vérifia que tout était en ordre, qu'il ne manquait rien tandis que Carole parcourait, à haute voix, l'une de ses nombreuses listes :

– Assiettes en carton, verres, serviettes, fromage, fruits, olives, capotes...

À l'instar de Fort Alamo, la maison pouvait supporter un siège.

Des pas résonnèrent à l'étage. Angelina venait de gagner son refuge. La voie était libre. Charlotte pouvait enfin achever son camouflage avant l'arrivée des autres invitées.

Le mascara de Carole était parfait. Il allongeait bien les cils qui pouvaient ainsi papillonner d'aise.

Le weekend s'était avéré beaucoup plus difficile à organiser que prévu. À plusieurs reprises, elles avaient failli tout annuler. Réunir de telles individualités relevait de la gageüre. Chacune avait posé des conditions, respectables, certes, mais difficilement conciliables. L'une devait attendre que sa femme daigne partir. L'autre était débordée. La troisième ne parvenait pas à se décider... Il avait fallu passer des heures, accrochées au téléphone pour convaincre les moins motivées tout en calmant les ardeurs des autres. Finalement, une date avait été arrêtée, une liste d'invitées fixée et le compte à rebours enclenché.

Jour J. Heure H. Minute M.

Charlotte passa le rouge sur ses lèvres. Au tube, elle préférait le pinceau dont elle appréciait la précision. En fait de rouge, elle avait, depuis peu, opté pour le rose, beaucoup plus discret.

Elle trouvait ses lèvres trop fines, pas assez pulpeuses. En tout cas pas comme elle les aurait souhaitées. Elle essayait de les épaissir, avec modération, afin d'éviter la vulgarité.

L'une des invitées s'était désistée une heure plus tôt par l'intermédiaire d'un simple texto. Un problème familial la retenait ailleurs. Rien de bien original. Charlotte qui s'y connaissait bien en excuses fallacieuses ne fut pas étonnée.

Nouveau bruit de moteur. Joëlle, facilement reconnaissable au crissement de ses pneus sur le gravier, arrivait. Pour elle, pas besoin de se cacher.

– Kikou les filles ! lança-t-elle en filant dans la salle de bain du rez-de-chaussée, un énorme sac derrière elle.

– On sera au moins quatre, murmura Carole, soulagée.

– Comme les mousquetaires.

Fardée, chaussée, eau de toilettée, Charlotte se mira dans le psyché de la chambre. Finalement, elle ne se trouvait pas trop moche malgré l’absence de perruque pour cause de chaleur. Un foulard bariolé lui entourait le crane. Certes, il restait du travail pour ressembler à un top model, mais de loin, elle pouvait passer pour une femme biologique.

Elle avait choisi une tenue simple, de saison : pantacourt blanc, tee-shirt rose près du corps, sandales rouges. Parfaite pour le barbecue.

Le pantacourt lui moulait bien l'arrière train, ce qui n'était pas sans lui procurer un certain plaisir.

Carole, quant à elle, portait une jupe courte, un chemisier et des ballerines. Tenue classique, mais pratique quand on reçoit du monde. Cinquante fois, elles avaient vérifié la météo qui affichait toujours la même chose ; le weekend serait ensoleillé. Pas trop de chaleur. Juste ce qu'il fallait pour en profiter.

De la cuisine, Charlotte passa sur la terrasse. À sa droite, l'eau chlorée ondulait. Une idée de Carole, cette piscine. Elle en avait rêvé depuis ce premier jour où elle était venue visiter la ferme. Elle avait dessiné le contour dans la terre, de la pointe du pied avant de prendre la décision qui allait changer sa vie.

Au début, Charlotte ne comprenait pas l'intérêt d'un bassin qui ne servirait que deux ou trois fois par an, les meilleures années. Mais elle s'était peu à peu laissé convaincre. Et ne le regrettait pas.

La piscine surplombait le jardin qui descendait en pente douce. Quand on était dans l'eau, il suffisait de lever les yeux vers le versant opposé de la vallée pour se sentir happé par le paysage.

Un peu plus bas, sur la gauche, Charlotte avait établi son potager expérimental à l'endroit le moins pentu. En vraie citadine, elle appréciait le contact de la terre, sauf sous les ongles fraichement manucurés. Pour sa première année de maraichage, elle avait choisi de limiter les risques : tomates, courgettes et salades. Mais aussi des cucurbitacées. Ce mot lui ayant toujours plu, elle en avait semé quelques variétés, par curiosité. Il y avait aussi des aromates, ainsi que des œillets d'Inde et des capucines. Pas de chimie dans ce jardin. Rien que du naturel et de l'huile de coude. Il ne lui restait plus qu'à attendre, en arrosant.

Sur la droite, une balançoire, suspendue à son chêne centenaire oscillait au grès des courants d'air. Un peu plus loin, le chat noir se prélassait à l'ombre du chalet dans lequel Charlotte entreposait son matériel.

Les premiers touristes n'allaient pas tarder à débarquer. Leur gîte les attendait, séparé des voisins par une haie. Ils pourraient disposer de la piscine, et du potager pour agrémenter leurs repas.

La plupart venaient de loin, du nord, de l'est pour goûter aux plaisirs d'un terroir qui avait peut-être disparu dans leur pays. La barrière de la langue n'était pas un problème. Il est parfois plus facile de comprendre des étrangers que des proches.

Alice, la pharmacienne n'était pas encore rentrée. Elle était arrivée en plein hiver, sous la neige, avec son baluchon et louait depuis un gîte à l'année. Son travail l'accaparait trop pour lui permettre de trouver un autre hébergement. Et puis, elle appréciait l'endroit. Alors, à quoi bon chercher ailleurs ?

– Salut les pétasses !... lança Erika, la troisième invitée en prenant pied sur la terrasse, suivie d'Isabelle qu'elle avait dû amener.

Perchée sur ses bottines, Erika arborait une robe noire et longue, en dentelle, serrée à la taille qui tranchait avec la blondeur d'Isabelle dont la simplicité mettait en valeur la féminité comme une évidence.

– Vous ne devinerez jamais ce qui nous est arrivé, s'esclaffa Erika, avant de s'écrouler sur une chaise. On a failli se faire embarquer par les flics.

– Tu y es allée un peu fort, tança Isabelle.

– Il manquait quand même d'humour.

Isabelle longeait négligemment le bord de la piscine en faisant virevolter le bas de sa robe blanche sur ses jambes hâlées.

– T'étais pas obligée de le draguer, releva-t-elle.

– Faut dire qu'il était trop craquant dans son uniforme.

– Je te conseille pas de le recroiser...

– Pourquoi ? J'ai toujours rêvé de me faire sauter dans un commissariat...

– Pas moi.

Carole profita du silence qui s'ensuivit pour apporter des verres, sur un plateau.

– Qui veut du thé glacé ?

– T'aurais pas plutôt une bière ? s'enquit Erika. Le thé, c'est pour les gonzesses...

L'air vibra sous l'effet de son rire tonitruant. Des vibrations aussitôt interrompues par l'apparition de Joëlle, en pantalon noir et top blanc. Maquillée, apprêtée, elle semblait revivre.

– Ouf... Enfin... Ça fait du bien, souffla-t-elle.

– Tu es superbe, commenta Carole.

Bises. Re-bises. Re-re-bises.

Carole versa le thé pendant que chacune prenait place autour de la table.

– Et ma bière ? réclama Erika.

– Dans le frigo...

– Vous êtes vraiment bien ici, constata Isabelle.

– On se plaint pas, admit Charlotte.

Pourquoi se plaindre en effet. Et de quoi se plaindre ? Du soleil ? Du chant des oiseaux ? C'est vrai que parfois le chant des oiseaux pouvait devenir stressant pour celles qui avaient toujours vécu en ville. Quant au soleil, il ne brillait pas assez souvent pour qu'on puisse vraiment se lasser de lui.

Erika revenait déjà avec sa bière, satisfaite, flanquée d'une Angelina hésitante, en latex rouge, du blouson à la jupe, en passant par le corset et les cuissardes. Les yeux cernés de noir et les lèvres écarlates faisaient ressortir son teint blafard. Ses talons claquaient sur la terrasse, malgré la démarche mal assurée.

– Tu vas cuire, souligna Isabelle.

– Et tu ferais mieux de t'asseoir, conseilla Carole. La terrasse est glissante. Un accident est si vite arrivé.

Angelina obtempéra, crispée, ne sachant pas quoi faire de ses longues jambes enveloppées de résille. Devait-elle les étendre devant elle ? Ou au contraire, fallait-il les croiser ? Elle tenta la seconde solution.

Angelina

Angelina avait toujours eu du mal avec les femmes. Elle ne savait pas s'y prendre. Dès qu'un rapport de séduction s'installait, elle perdait ses moyens. Souvent, elle prenait la fuite. Parfois, elle devenait maladroite, voire, trop entreprenante, ce qui lui avait parfois joué des tours.

Pourtant Angelina aimait les femmes. Elle les vénérait, les plaçait sur un piédestal inaccessible. Elle les observait, étudiait leur démarche, se laissait charmer par leur silhouette. Mais de loin, toujours de loin...

Sa première relation charnelle avait viré à la déroute. Une prostituée choisie pour sa tenue : mini-jupe en imitation cuir, bas résille, blouson, cuissardes... Une fois dans la chambre, Angelina n'avait rien pu faire, malgré les louables efforts de la professionnelle. Elle n'avait rien ressenti. Pas la moindre excitation. Pas de désir. Le néant...

Si elle avait du mal avec les femmes, Angelina n'en était pas pour autant attirée par les hommes. La question ne se posait même pas. En tout cas, pas dans les premiers temps.

Ingénieur informatique, Angelina travaillait beaucoup, la plupart du temps, sans quitter l'appartement qui faisait office de bureau, de logement, de réfectoire... Elle intervenait sur des projets en perdition. Ses clients la payaient une fortune pour rétablir des situations désastreuses. Et les désastres ne manquaient pas. En échange d'une somme rondelette, elle pouvait aussi tenir le rôle du bouc émissaire. Encaisser les coups. Absorber les reproches. Écouter les récriminations. Sauver la mise aux véritables responsables.

Quand elle ne pouvait pas faire autrement, Angelina s'absentait quelques jours. Elle partait éteindre de virtuels incendies. Pas besoin de casques ni de lances, encore moins de grande échelle, mais seulement d'un minimum de technique et d'un maximum de clairvoyance. Elle détestait ces déplacements qui l'obligeaient à quitter son antre.

Angelina prenait peu de vacances. Une semaine par an pendant la période creuse, deux, tout au plus. Elle réservait une chambre quelque part sur la côte, histoire de changer d'air ou de faire comme tout le monde, pour se rassurer.

Le dimanche Angelina déjeunait en famille. Elle retrouvait sa mère, sa sœur. La cellule se recomposait, le temps d'un repas, et parfois davantage lorsque l'après-midi donnait lieu à une promenade.

De son géniteur, Angelina ne gardait aucun souvenir. D'ailleurs, elle ne savait que peu de choses de cet individu qui les avait abandonnées ; un prénom, un âge approximatif et une ville où il était censé vivre. Rien de plus. De toute façon, elle ne ressentait pas le besoin d'en savoir davantage.

Pour rien au monde, Angelina n’aurait raté l'un de ces dimanches qui la propulsaient dans son enfance protégée. Les souvenirs remontaient en surface. Toujours troublants. Souvent perturbants. Il suffisait d'une photo, d'un objet ou d'une anecdote, et tout remontait à la surface.

Une voiture miniature, par exemple, l'interpelait particulièrement. Pour une raison mystérieuse, sa mère la conservait dans une vitrine, parmi d'autres vestiges. Un jouet tout simple, en métal, à la peinture rouge écaillée. A priori, rien ne la distinguait des autres miniatures. Et pourtant, Angelina se souvenait très bien de ce matin de Noël, de la voiture et du jouet qui l'accompagnait. Un garage sur trois niveaux qui aurait dû la faire rêver. Avec un ascenseur et une rampe.

Mais surtout, Angelina se souvenait du cadeau de sa sœur. Une robe rose, en satin, serrée à la taille, avec des manches ballon et un jupon qui lui donnait du volume. Une vraie robe de princesse qui virevoltait.

À partir de ce jour, elle ressentit le besoin de goûter aux plaisirs de l'interdit. Car malgré son jeune âge, elle sentait bien que cette robe ne lui était pas destinée.

Elle commença par s'enrouler dans un dessus de lit dont la texture avoisinait celle de la robe. Enfermée dans sa chambre, souvent dans l'obscurité, elle s'imaginait en princesse, la taille corsetée, les jambes enfouies sous les jupes, les épaules nues... Le contact de l'étoffe lui apportait un plaisir inexpliqué, mais à chaque fois plus puissant. D'étranges phénomènes se produisaient. Son cœur battait la chamade. Sa peau devenait de plus en plus sensible. Et son esprit s'ouvrait à quelque chose d'inédit.

Mais au plaisir, succédait toujours la culpabilité et la promesse de ne plus jamais recommencer.

Ainsi Angelina passait d'un état à l'autre sans comprendre ce qui lui arrivait. Perturbée, elle ne partageait son secret avec personne. Surtout pas avec sa sœur qui n'aurait pas manqué de se moquer.

Un après-midi de solitude, Angelina s'enferma dans la chambre de son ainée. Le cœur battant, elle se déshabilla entièrement et enfila la robe rose. Elle tourna sur elle-même, regretta que la taille ne la serrait suffisamment, frissonna d'aise au contact de l'étoffe sur ses mollets. Elle fit quelques pas dans la chambre, ravie. Elle s'assit sur le lit, puis s'allongea, incapable de définir ce qu'elle ressentait. C'était encore plus fort que ce qu'elle avait imaginé. Chaque mouvement déclenchait une irruption d'émotions. Et surtout, elle aurait voulu que cela dure éternellement.

Le plus compliqué fut de ranger la robe dans la penderie par peur d’éveiller les soupçons. Personne ne devait découvrir ce qu'elle avait fait. Et, curieusement, personne ne se rendit compte de rien. En tout cas, personne n'en parla jamais.

À partir de ce jour, Angelina n'eut de cesse de renouveler l'expérience dès que l'occasion se présentait, partagée entre plaisir et culpabilité. Elle prit bientôt l'habitude d'errer, ainsi vêtue, dans l'appartement déserté, passant d'une pièce à l'autre, telle une princesse dans son château.

Même si plusieurs semaines pouvaient s'écouler entre deux séances, l'intensité du plaisir ne diminuait pas. Plus elle attendait, et plus l'envie revenait, irrésistible, suivie d'une culpabilité qui tournait parfois au dégoût.

Avec le temps, la robe devint trop petite. Les coutures menaçaient de craquer. Le satin perdait de sa douceur. Les manches s'usèrent. Le jupon s'effilochait.

Angelina grandissait. Elle avait déjà dépassé sa sœur lorsque la robe se volatilisa, purement et simplement. Elle fouilla l'appartement de fond en comble. Elle passa les placards au crible, vida les cartons, retourna les tiroirs. En vain...

Le premier moment de stupeur passé, Angelina se crut débarrassée de ses démons. Mais très vite, elle jeta son dévolu sur les tenues de sa mère. Et cela s'avéra beaucoup plus facile qu'avec la robe. Il lui suffisait de s'enfermer dans la salle de bain pour essayer ce qui séchait : nuisettes, culottes, soutiensgorge et surtout, ces fabuleux collants, un peu grands certes, qui lui gainaient voluptueusement les jambes, procurant ainsi des émotions inédites.

Toujours en quête de nouvelles sensations, elle prit l'habitude de se promener dans la rue, un collant sous son pantalon en rêvant à d'autres attributs.

Plus rarement, elle testait les produits de beauté qui traînaient ça et là dans l'appartement. Elle se barbouillait les lèvres de rouge, les joues de rose et les paupières de mauve. Évidemment le résultat n'était pas concluant.

De temps à autre, elle se vernissait les ongles, le plus compliqué étant de les nettoyer.

Plusieurs fois, elle faillit se faire surprendre. Mais elle parvenait toujours à s'en sortir de justesse. Et si quelqu'un avait des doutes, elle n'en perçut jamais le moindre signe.

Malgré tout le plaisir qu'elle tirait de ses activités clandestines, Angelina ne pouvait pas s'empêcher de ressentir de la culpabilité. Le fait de ne pas pouvoir maîtriser ses pulsions la minait. Chaque séance se terminait inexorablement par un rejet total, voire, par un profond dégoût d'elle-même et une promesse de ne plus jamais recommencer.

Angelina pensait que son coupable penchant allait passer. Un peu comme une maladie dont on guérit. Un jour ou l'autre, tout finirait bien par rentrer dans l'ordre. Il suffisait d'attendre. De toute façon, que pouvait-elle faire d'autre, n'ayant personne à qui se confier ? Ni sa mère, ni sa sœur n'avaient rien remarqué.

Les années s'écoulèrent ainsi, dans l'attente d'un miracle. Des années de questionnements, pendant lesquelles Angelina chassa ses démons. De bien agréables démons qui lui apportaient des plaisirs infinis, non seulement renouvelés, mais d'une intensité de plus en plus élevée.

Elle suivit des études, les acheva, se frotta à la vie de salarié, créa sa petite entreprise.

Elle se passionna pour les voitures. Toujours plus rapides. Toujours plus grosses. Des engins capables de la propulser au loin lorsque le besoin s'en faisait ressentir. Elle pouvait ainsi rouler des heures durant, sans véritable objectif, si ce n'est pour le plaisir de conduire. Arrivée à destination, elle choisissait une terrasse pour un verre, observait le ballet des anonymes, parfois passait une nuit à l'hôtel et reprenait la route, dans l'autre sens.

Mais quelque chose continuait à la perturber. Comme une envie de normalité. Un besoin de faire comme les autres, de rentrer dans le rang. Tous ces gens qu'elle croisait. Comment leur ressembler ? Comment mener une vie normale ?

Peu à peu, une solution s'esquissa. Une solution, ou plutôt une évidence. Il lui suffisait de rencontrer l'âme sœur, de fonder une famille, de construire une maison. Imiter ses semblables. Il n'y avait rien de bien extraordinaire là-dedans.

La simple notion d'« âme sœur » la perturbait. Angelina ne savait pas comment dénicher la fameuse personne qui la guiderait sur le chemin de la conformité. Pourtant les candidates ne manquaient pas. Elles parcouraient les rues, juchées sur leurs talons, les cheveux dans le vent. La jupe ondulante. Angelina les croisait dans son quartier, sans jamais oser les aborder.

Mais comment harponner l'heureuse élue ? Et surtout, comment l'attirer dans ses filets ?

Il existe plusieurs façons de rencontrer sa dulcinée : le hasard, la religion, le travail, les boîtes de nuit, les amies des amis...

Au hasard, Angelina ne croyait plus beaucoup. Elle avait trop compté dessus. Trop de temps passé à attendre une solution. À force de flâner dans les rues... La probabilité de tomber sur la bonne personne, au bon endroit et au bon moment tendait vers le zéro. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin.

Pas plus qu'au hasard Angelina ne croyait à une quelconque divinité, la seconde n'étant qu'une tentative d'explication du premier. Dieu de miséricorde. Dieu sanguinaire. Dieu du néant. Tant pis pour Dieu et ses sbires. Pousser des fauteuils roulants dans l'espoir d'attirer l'attention d'une infirmière. Fréquenter les églises afin de détourner les filles de bonne famille du droit chemin. Réciter de vaines prières parmi le troupeau de brebis égarées. Brûler des cierges. Tout cela ne lui ressemblait guère.

Dans son travail, Angelina ne côtoyait que très peu de monde et les femmes qu'elle croisait se comportaient comme des hommes. Elles leur avaient volé leurs défauts : carriérisme, cupidité, autoritarisme, hypocrisie, lâcheté... Rien de bien réjouissant, ni de bien séduisant. De toute façon, elle ne restait jamais assez longtemps chez le client pour entamer un semblant de relation. Au mieux, elle pouvait espérer l'aventure d'un soir, ce qui ne réglait pas son problème. Et comme elle avait toujours eu du mal avec les femmes, elle finissait ses journées dans sa chambre d'hôtel en compagnie de ses dossiers. Et de son ordinateur.

Angelina comptait le nombre de ses sorties en boîte de nuit sur les doigts d'une main. Trop de bruit. Trop de monde. Une impression d'étouffer, de perdre pieds. Sa dernière expérience en la matière restait mémorable. Elle s'était fait dévaliser ; papiers, téléphone, carte de crédit et billets. Pas de chance, elle s'était également fait voler une hypothétique « âme sœur » par le client du jour. Comme on dit, une de perdue, dix de trouvées. Au demeurant, elle avait tout perdu, y compris le client.

Angelina ne se connaissait pas d'amis. Quelques relations, tout au plus, qui finissaient toujours par se relâcher au fil du temps. Mais pas d'amis.

Restait donc le sport, cette activité inventée pour empêcher le quidam de ruminer. On court. On saute. On lance. On frappe. Mais surtout, on ne réfléchit pas. Et quand on ne réfléchit pas, on ne se rebelle pas. On accepte son sort sans broncher en attendant la prochaine compétition. On apprend la vie en société. Courber l'échine. Accepter son triste sort. Faire semblant.

Quand elle en avait le courage, Angelina allait soulever de la fonte dans un club de remise en forme. Il lui arrivait également de courir ou de pédaler sur place. Au moins, elle ne risquait pas de se perdre. Ni de se faire agresser par une tribu d'apaches sur le sentier de la guerre.

Elle s'épuisait sur ces appareils de torture, l'œil rivé à un compteur et les oreilles abreuvées de musiques syncopées. Comment séduire une compagne dans ces conditions, malgré les spécimens qui transpiraient joyeusement tout autour ? Des femmes en quête de muscles à palper et non pas de cerveaux à réconforter. Des femmes qui l'ignoraient. Leur regard la traversait de part en part.

Faute de mieux, Angelina surfait donc sur la Toile, à ses moments perdus. Par ce biais, elle décrocha quelques rencontres. Un premier rendez-vous fut pris dans un bar réputé pour son ambiance. Des groupes venaient s'y produire dans des styles divers.

Sa partenaire commença par râler contre ce serveur qui refusait de servir une boisson chaude, puis contre ces musiciens qui jouaient de la musique tzigane au lieu du blues prévu, mais déprogrammé. Elle détestait la musique tzigane. Puis elle ronchonna contre la lumière, contre la pluie et contre les embouteillages. Contre les fonctionnaires qui se tournent les pouces. Contre les chômeurs qui profitent du système. Contre les vieux qui font leurs courses aux heures de pointe. Le genre de fille à chouiner contre tout et n'importe quoi. Le genre de fille à supprimer du carnet d'adresses.

Angelina rencontra ensuite une esthéticienne, trop blonde, trop manucurée, trop maquillée, qui ne parlait que de ses nombreux amis. Pourquoi fréquentait-elle alors des sites de rencontres ? Elle ne répondit pas à la question. Il ne restait plus qu'à payer l'addition.

La suivante lui donna rendez-vous dans un fastfood. L'un de ses endroits où il faut faire la queue pour avoir le droit de manger des mets à l'origine incertaine. Le temps de choisir une formule et Angelina se retrouva face à une personne plutôt bien faite qui parlait toute seule dans le vide, un smart phone posé sur la table. Ongles vernis. Paupières surlignées de noir. Boucles d'oreilles discrètes. Mais une conversation limitée : Chiffre d'affaires, marges bénéficiaires, stock, étude de marché... Autant de termes incongrus dans une aussi jolie bouche... Et surtout cet appareil qu'elle ne cessait de tripoter, tout en parlant. Une vraie plaie. Hasta pronto mi corazón !...

En fait, le processus ne variait pas sur la Toile. Une photo qui attirait l'attention. Un descriptif intéressant. Un premier message, suivi par d'autres. Une conversation téléphonique. Et, dans le meilleur des cas, une rencontre unique, décourageante, qui se terminait par un « on s'appelle » sans illusion.