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"je m'appelle Aïcha mais j'aurais dû m'appeler Samia." Des prénoms et des femmes. Une Saga où se mêlent et s'entremêlent le rôle de la mère, l'influence de la soeur, l'importance de la grand-mère, l'effacement de l'épouse, la détermination de la tante et ce, en traversant quelques décennies d'une société algérienne en perpétuelle effervescence. Roman à fiction polyphonique, il dessine une chromatographie du sentiment féminin surfant entre le rêve qui engendre l'espoir, les amours étouffées par l'interdit, les joies éphémères laissant place à l'abdication, parfois au renoncement. Loin du cliché de la femme-mère, la saga dresse une galerie féminine beaucoup plus personnelle qui permet de découvrir l'intimité cachée, enfouie, préservée du regard d'autrui. Un plongeon dans un univers psychologique méconnu, souvent occulté ... à découvrir.
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Seitenzahl: 258
Veröffentlichungsjahr: 2024
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A ma mère Nassima et ma grand-mère,
deux femmes aux parcours extraordinaires,
qui ont éclairé mon chemin de femme.
A toutes celles qui ont un rêve
et continuent d’y croire.
« Votre sexe n’est là que pour la dépendance
Du côté de la barbe est la toute-puissance.
Bien qu’on soit deux moitiés de la société,
Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité
L’une est moitié suprême, et l’autre subalterne
L’une en tout est soumise à l’autre, qui gouverne. »
Les Femmes savantes
(Arnolphe, Agnès - Scène 2. Molière)
Table des matières
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Epilogue
Je m’appelle Aïcha, mais j’aurais dû m’appeler Samia.
Mon histoire est celle de beaucoup de femmes. Elle n’a rien d’exceptionnel, mais je voulais quand même la raconter.
Ma mère a choisi ce prénom qui a le vent en poupe. Cette année-là, il est à la mode. Elle l’a retenu dès le début de sa grossesse et l’a apprivoisé au fil des mois.
Samia.
Un prénom harmonieux, musical qui portait tant de promesses.
Elle rêvait d’avoir une fille, car jusque-là, elle n’avait que deux garçons. Certes, elle en était très fière, mais une fille était devenue sa nouvelle obsession, une projection.
Mon père ne donnait aucune espèce d’importance au prénom. Pour lui, seul le nom patronymique et le nombre de garçons pouvaient faire le prestige d’une famille.
Il ne comprenait pas l’insistance de son épouse. Traditionnellement, c’est toujours le prénom d’une aïeule que l’on donne aux premiers enfants. Comme je suis la troisième, il a cédé pour faire plaisir à ma mère qui exprime rarement ses souhaits ; et puis cette demande lui semblait si futile !
Choisir un prénom, non mais elle était sérieuse ? C’était donc cela la fantaisie des femmes enceintes ?
Certaines demandaient des fraises ou des jujubes, mais la sienne avait envie d’un prénom.
Et puis quoi encore ?
Sa fréquentation des voisines lui tournait la tête et lui donnait de drôles d’idées ! Mais bon, comme elle ne sortait déjà pas ou rarement, il n’allait pas la couper du monde, enfin pas complètement !
Aziza avait insisté encore, et encore. Comme si cette histoire avait une importance capitale. Pour les deux grossesses précédentes, elle s’était montrée raisonnable et n’avait émis aucune requête… Alors, oui, cette fois, Kaddour avait cédé : si c’est une fille, elle s’appellerait Samia.
Les premiers mois de grossesse se sont bien déroulés, mais, ces derniers jours, Aziza ressentait une grande fatigue, épuisée par les préparatifs du retour de sa belle-mère de La Mecque. Son quotidien était chamboulé par les nombreuses tâches qui venaient s’ajouter, comme laver les tapis ou nettoyer la cour.
Avec les autres femmes de la famille, elle préparait le couscous, les gâteaux et plusieurs repas par jour pour les visiteurs impromptus et très nombreux.
Il fallait aussi stocker les provisions, les ranger dans les réserves et s’occuper des moutons au fond de la cour. Achetés pour l’occasion, ils broutaient paisiblement du foin sans se soucier des allées et venues et des cris des enfants. Ils seront bientôt sacrifiés pour fêter le retour de pèlerinage de Lalla.1
Ajouté à cela, le ménage quotidien et l’éducation de ses deux fils en bas âge. Sans aucune aide, Aziza n’en pouvait plus. Elle éprouvait chaque soir de fortes douleurs dorsales, des étirements dès qu’elle s’allongeait et elle peinait à trouver le sommeil malgré la fatigue.
Le grand jour était enfin arrivé. Quelques hommes allèrent chercher la sainte femme à l’aéroport. Elle était apparue drapée de ses habits blancs immaculés. Telle une Madone distribuant sourires et bénédictions. Elle s’avançait d’un pas lent qui fut accompagné d’une salve de youyous lui souhaitant la bienvenue, un bon retour. Tout ce qu’il fallait pour lui plaire. Elle qui aimait tant être le centre de toutes les attentions.
S’en est suivi un ballet incessant de services : café, thé, boissons gazeuses, citronnades, pâtisseries orientales… Les visiteurs étaient nombreux et la maison ne désemplissait pas.
Le soir, de grandes tablées étaient dressées dans la cour de cette magnifique maison mauresque, une des plus vieilles du quartier et une des rares, luxe suprême, à posséder une vaste cour intérieure. Il fallait dresser à la chaîne, se dépêcher de nettoyer pour encore servir de nouveaux convives. Chaque membre de la famille jouait un rôle bien défini et d’aucuns ne penseraient à s’y soustraire.
Tard ce jour-là, Aziza ressentit des contractions inhabituelles. Elle appela discrètement Kaddour, attablé avec des proches ; contrarié d’être dérangé, il est arrivé en vociférant, si c’était pour des broutilles, elle le payerait plus tard, se promit-il. Personne n’avait le droit de le déranger !
Une fois dans leur chambre, il trouva sa femme accroupie, se tordant de douleurs. Elle était toute pâle, d’une blancheur macabre, la sueur perlait sur son front, son état anormalement détérioré l’inquiéta. Il la rassura rapidement, puis se dirigea vers le séjour bondé d’invitées pour prévenir sa mère qu’il emmenait Aziza à l’hôpital.
Pour seule réponse, de sa voix grave, El Hadja2 lui répondit devant toute l’assemblée :
« Ma bru s’arrange toujours pour faire l’intéressante. Je suis sûre qu’elle simule un malaise soit pour gâcher la fête de mon retour, soit pour se soustraire au travail domestique. Mais heureusement, j’ai encore d’autres belles-filles sur lesquelles je peux compter, pas comme cette fainéante. »
Estomaqué par l’attitude de sa mère qu’il aimait pourtant plus que quiconque, Kaddour fait fi de ses remarques désobligeantes et quitta la maison non sans inquiétude en direction des urgences.
Bien lui en prit. A l’hôpital, la prise en charge fut immédiate. Les contractions étant rapprochées, le travail avait commencé. Aziza fut transférée au service gynécologie pour un accouchement imminent.
Kaddour ne se posait pas trop de questions et faisait confiance à l’équipe médicale, et puis Aziza n’était pas une primipare, c’était sa troisième fois. Il la laissa donc entre les mains expertes des sages-femmes et s’en retourna chez lui pour continuer la soirée en famille. Il repasserait plus tard avec la valise et le trousseau du bébé.
C’est presque à l’aube qu’il arriva à la maternité avec la layette et un sac de vêtements féminins de rechange. Le calme était revenu dans le service, et rare était le personnel dans les couloirs silencieux.
Accueilli par la mine joyeuse des infirmières, il avait compris que l’accouchement s’était bien passé et qu’il était l’heureux papa d’une petite fille en bonne santé.
Dans la chambre, à côté du grand lit, se trouvait un berceau. Il s’en approcha sans bruit, il pouvait enfin faire la connaissance du bébé qu’il rechignait à prendre dans ses bras. Malgré la fatigue d’un travail long et pénible, sa femme radieuse lui souriait, ses yeux brillaient d’une nouvelle lueur. Elle finit par lui dire : « Prends-la dans tes bras et regarde comme elle est belle, ma Samia. »
Il le lui confirma d’un hochement de tête. Kaddour n’était pas un expansif et n’aimait pas parler pour rien. Il répondit qu’il était content que l’enfant se porte bien et qu’il reviendrait les chercher demain, car à la maison, on avait besoin de bras supplémentaires ces jours-ci ; et que cela ne servait à rien de s’attarder à l’hôpital.
Et il disparut.
1. Lalla : Ce n’est pas un prénom. C’est un mot équivalent à “maîtresse”. Il traduit le respect et la déférence.
2. El hadja : Femme ayant accompli le pèlerinage à La Mecque, se dit aussi en marque de respect pour une personne âgée.
Aziza
Dix heures trente du matin, nous sommes déjà de retour à la maison familiale.
C’est une belle journée ensoleillée, le ciel est bleu, les oiseaux au loin chantent une mélodie joyeuse. J’ai comme l’impression que la nature se pare de ses plus beaux atours pour souhaiter la bienvenue à ma fille.
Quelques femmes parentes et voisines viennent me féliciter. Elles prennent ou embrassent le bébé qui somnole. Ma mère me garde un long moment dans ses bras. Elle m’invite à me reposer et à dormir un peu avant l’arrivée massive des invités, car j’ai besoin de reprendre des forces pour allaiter.
« Va dans ta chambre. Je t’y accompagne », me dit-elle.
J’accueille sa proposition avec plaisir, un peu de repos après ce bref séjour à l’hôpital me ferait le plus grand bien.
Dès que la porte de la chambre est fermée, elle sort de sa poitrine un mouchoir blanc à carreaux bleus contenant un objet. Elle me le tend. Je le saisis étonnée et ressens encore la chaleur du aboune3 de ma mère au moment de l’ouvrir.
– Yemma4, c’est ton khayt er-rouh5, pourquoi tu me le donnes ?
– Je l’ai moi-même reçu de ma mère au moment de ta naissance et maintenant que tu as une fille, il te revient de droit. C’est mon cadeau pour vous deux.
Je me saisis du magnifique bijou serti de pierres précieuses. Je suis émue et reconnaissante de le recevoir. Un jour il appartiendra à ma Samia.
Je la remercie plusieurs fois et l’embrasse tendrement. Il me semble percevoir la bénédiction de mes aïeules à travers ce don et un sentiment de paix m’envahit.
Je m’allonge dans mon lit et commence à m’assoupir, rassurée de laisser Samia dans les bras affectueux de ma mère.
A mon réveil, l’après-midi est déjà bien entamé. Je rejoins la famille dans le séjour où certains finissent de déjeuner pendant que d’autres sirotent un café. Samia est dans les bras de sa grand-mère. Dès qu’elle entend ma voix, elle commence à gigoter et à bouger ses petites mains potelées. Je crois qu’elle a faim parce que quelques gouttes de lait s’écoulent de mon sein par anticipation et commencent à mouiller mon soutiengorge. Je demande gentiment à la reprendre pour la nourrir.
Ma belle-mère me la remet délicatement en s’adressant à l’assistance, une lueur de fierté dans les yeux :
– Aïcha tient de son papa, je me souviens de Kaddour bébé. Il avait tout le temps faim, jamais rassasié.
Certaines tantes âgées confirment ses dires et ajoutent quelques anecdotes sur leurs propres enfants.
Je reprends la petite avec le sourire :
– Lalla, ma fille s’appelle Samia, pas Aïcha…
– Ah non, elle s’appelle bien Aïcha, comme ma mère, assigne-t-elle.
Je suis étonnée mais j’insiste :
– Je crois que c’est un malentendu. Nous avons décidé de l’appeler Samia et son père est d’accord. D’ailleurs, le prénom était choisi depuis longtemps déjà.
A ce moment précis, mon mari entre dans la pièce, légèrement essoufflé. Le silence se fait autour de nous et tous les convives commencent à quitter le lieu discrètement un à un ayant senti comme un malaise qui plane, même ma mère sort à reculons pour nous laisser un peu d’intimité.
Je suis en colère contre ma belle-mère qui veut encore nous imposer jusqu’au prénom de notre fille, mais aussi rassurée, son fils va lui expliquer que nous avons choisi et que, pour une fois dans notre couple, nous allons faire selon nos vœux et non selon ses ordres à elle.
Il regarde El Hadja, la salue et dit :
– Je reviens de la mairie, j’ai enfin pu déclarer l’enfant. Il y avait un monde fou… ça m’a pris beaucoup de temps, mais c’est réglé.
Je saute sur l’occasion et lui dit d’une voix que je voulais douce et aimante :
– Lalla pense que la petite s’appelle Aïcha…
– Eh bien, c’est comme ça que je l’ai prénommée après la suggestion judicieuse de Yemma, me répond-il stoïque.
Je n’y comprends plus rien… Alors, je répète :
– Mais notre fille s’appelle Samia, tu étais d’accord, depuis le début, bien avant sa naissance !
Il me regarde, un peu gêné, puis s’adresse à moi en regardant sa mère avec une lueur de dévotion et de reconnaissance et proclame :
– El Hadja préfère Aïcha, comme ma grand-mère maternelle. C’est un prénom aimé et apprécié dans notre religion, porté par l’épouse de notre Prophète et par mon aïeule respectée. Et ça me fait plaisir de faire plaisir à ma mère. C’est un honneur que El Hadja nous fait en donnant ce beau prénom à ma fille et, de toute façon, Aïcha ou Samia, ça ne change rien pour la petite !
Pour la première fois depuis notre mariage, je ne suis pas d’accord et je le fais savoir. Je pique une crise de nerfs. Mon audace est peut-être due à une possession de djinns qui rôdent toujours autour des accouchées et des nouveau-nés, qu’Allah nous protège ! Fatigue et mélancolie habituelle à la suite de l’accouchement, peu importe la cause, je crie et gesticule comme je ne l’ai jamais fait.
Je suis prise à la gorge par une espèce d’angoisse irrationnelle. J’ai comme l’impression que, si c’est Lalla qui choisit le prénom, ma fille aurait une part de sa noirceur, de sa méchanceté, un côté sombre propre à sa grand-mère qui me terrorise… Même si je ne veux pas l’admettre, sans être foncièrement superstitieuse mais quand même un peu, je suis terrifiée par l’intrusion de cette femme et son rôle dans le destin de mon enfant.
En résistant, je veux protéger mon ange, la mettre à l’abri d’un sortilège vrai ou imaginaire véhiculé par sa propre grand-mère.
Aïcha « la vivante », comme si elle avait miraculeusement échappé à la mort, comme s’il fallait encore et encore confirmer son existence.
Ce prénom me donne froid dans le dos et transforme mon cœur en un morceau de glace. J’en ai la chair de poule.
Je le refuse, je le refuse, je le refuse !
Je prends mon courage à deux mains et je leur dis :
– Si, pour moi ça change tout. C’est ma fille et c’est moi qui décide du prénom. Elle s’appelle Samia et elle le restera!
Kaddour se lève, s’approche de moi, les yeux grands ouverts, exorbités lançant des éclairs, le visage rouge. Il tremble de colère. C’est la première fois que je le vois dans cet état. Il est probablement étonné par ma réaction, je ne lui ai jamais tenu tête, jamais désobéi depuis le premier jour dans sa maison. Et au moment où je m’y attends le moins, il m’assène une gifle monumentale qui me fait vaciller. Je prends mon appui sur une chaise, à proximité, pour rester debout.
« Tant que je suis le chef de cette famille crie-t-il, toi et ta fille, vous ne comptez pas ! Ma mère est un diadème sacré posé sur ma tête et sur la tienne ! Quand vas-tu enfin le comprendre et la respecter ? Tu pourras faire et dire ce que tu veux, c’est moi seul qui prends les décisions, mets-toi bien ça dans le crâne, Ya mra6 ! »
Ses mots sont d’une telle violence que je reste sonnée. Son attitude et sa gifle sont douloureuses. Je me sens déchirée, fissurée, je baisse la tête révoltée et honteuse. Que puis-je faire? Que puis-je ajouter ?
De l’autre côté de la pièce, le regard triomphant de Lalla m’achève. Son demi-sourire sournois est le sel posé sur ma plaie.
Elle a encore gagné.
Et moi, encore une fois, je suis humiliée par mon propre mari.
A partir de ce jour, ma fille a porté le prénom de Aïcha, à mon corps défendant.
3. Aboune : Poitrine de femmes où elles rangeaient souvent des objets de valeur ou leur argent durant la journée.
4. Yemma : Ma mère, maman.
5. Khayt er-rouh : Textuellement “fil de l’âme”. Bijou traditionnel algérien en or serti de diamants, de pierres précieuses ou semi-précieuses. Il se porte autour du cou ou en diadème.
6. Ya mra : Eh, femme !
Aziza
Aïcha a maintenant huit ans. Allah m’a fait la grâce de me donner encore deux autres enfants après elle ; Fella qui a cinq ans et mon petit dernier Salah d’à peine deux ans.
Je suis une mère comblée et reconnaissante. Que notre Seigneur dans Sa bonté me les garde en bonne santé.
A dire vrai, je ne me suis jamais habituée à son prénom. Kaddour m’avait proposé de nommer ma deuxième fille Samia, mais j’ai refusé. C’était catégorique. Elle s’appellera Fella.
Samia est un prénom à part qui restera toujours dans mon cœur.
C’est bizarre, parfois au fond de moi, je ressens comme la perte d’un enfant qui n’a jamais existé, un vide qui refuse d’être comblé. Bien sûr, je n’en parle à personne, j’ai du mal à me comprendre moi-même.
Aïcha est une fille gentille et obéissante. Elle essaie toujours de m’aider malgré son jeune âge et elle est très débrouillarde.
Tout le monde l’aime dans la maisonnée, surtout ma bellesVur Zahra. A chaque fois qu’elle vient en vacances de Paris, elle la gâte. Elles sont très complices et ça me fait vraiment plaisir.
Zahra ne tarit pas d’éloges sur ma fille. Elle la trouve très intelligente et elle est impressionnée par ses bonnes notes à l’école et les observations élogieuses de ses instituteurs. Elle me dit souvent : « Tu verras Aziza, ta fille ira loin, elle est brillante. »
Quelle maman ne serait pas fière ? Elle est un peu chétive mais plutôt grande pour son âge avec une bonne constitution physique. Elle a des cheveux noirs de jais magnifiques qui rendent jalouses toutes ses cousines. Et sa peau laiteuse rajoute à sa grâce naturelle. Elle sera une jolie jeune fille inch’Allah7. Une vraie gazelle.
Lalla est toujours aussi aigrie. Elle ne s’adoucit pas avec le temps. C’est de mal en pis depuis qu’elle a perdu son mari. Nos relations ne se sont jamais améliorées. Je lui garde une rancune tenace depuis l’incident du prénom, et elle ne m’a jamais pardonné l’audace que j’ai mise à la défier.
Elle monopolise l’attention de Kaddour en prétextant la gestion des affaires financières de la famille et en profite pour m’en éloigner le plus possible. Elle croit que je suis dupe de ses manigances, mais comme je n’ai aucun pouvoir, ni le soutien de mon mari, je me fais discrète et essaie de l’éviter dès que je le peux.
L’ambiance est parfois exécrable. Heureusement que je trouve des moments de répit et de complicité avec mes autres belles-sœurs, puisque nous partageons le même espace et subissons la même oppression.
Ma famille me manque terriblement. Les rares fois où je parle à Kaddour de mon envie d’aller voir mes parents, il dit toujours que c’est trop loin et qu’il y a tellement de tâches à faire chez nous pour que je puisse aller les voir et m’absenter quelques jours. C’est dur à accepter, mais je ne vais pas encore me disputer avec lui. Je prends mon mal en patience et j’attends la visite de mes proches pour l’Aïd ou bien d’autres fêtes.
Parfois, à l’heure de la sieste, quand son petit frère dort sur le matelas, Aïcha vient se blottir contre moi et pose sa tête dans mon cou. Nous voilà allongées sur mon lit, je la serre très fort. Elle sent les fruits mûrs de l’été et je puise en elle ma force et mon réconfort.
Pour nous amuser, je me mets à la chatouiller. Alors, elle part dans un fou rire et gesticule pour fuir mes assauts. Ce sont des moments rares, hélas, mais ce sont aussi des moments qu’une mère n’oublie jamais.
Je l’aime tant ma fille, je lui souhaite tout le bonheur que je n’ai pas eu, qu’elle puisse devenir une femme respectée et admirée ; il m’arrive aussi de craindre pour elle, elle est si vive et si déterminée qu’elle s’attire parfois les foudres de son père ou de sa grand-mère. Lalla lui a attribué le sobriquet d’« insolente » alors que la petite ne supporte pas ses injustices et ses punitions répétées et abusives. Et elle le fait savoir.
Plus jeune, déjà, elle ne voulait pas lui obéir. Elle se cachait de notre côté de la maison, séparé du reste par une treille et un petit muret. Quand celle-ci l’appelait pour une énième corvée dans la journée, elle l’évitait et se cloîtrait dans ma chambre sans sortir, même quand il faisait beau et chaud. Ce qui énervait beaucoup El Hadja qui s’en prenait alors à moi en me pointant d’un index accusateur et en insistant sur le fait que je l’élevais mal, et que ma mauvaise éducation allait mener notre famille à la ruine.
Personne n’était dupe de cette persécution, et Aïcha, les yeux baissés pour ne pas dévoiler ses émotions, en bon petit soldat, sortait alors affronter la tyrannie de son aïeule pour me protéger, moi… sa mère.
7. Inch’Allah : Si Dieu le veut.
Aïcha 13 ans
L’école est le seul endroit sur Terre où je me sens bien. J’y suis à ma place. J’aime apprendre et assimiler les explications de ma maîtresse. Elle connaît tellement de choses, elle est géniale.
Je la respecte beaucoup, et je l’admire beaucoup. Bon… même si mes résultats ne sont pas toujours aussi bons par rapport à tout ce que je peux donner. A la maison, l’ambiance ne m’aide pas, je fais de mon mieux. En classe, je me concentre et j’écoute religieusement ma maîtresse.
Elle s’en rend compte parfois et elle me dit souvent : « Aïcha, accroche-toi, j’ai confiance en toi, tu as beaucoup de potentiel. »
Ses encouragements sont magiques. Personne dans ma famille ne me parle comme ça, à part peut-être ma tante Zahra mais hélas, je ne la vois pas souvent et ses visites en Algérie restent chargées pour profiter longtemps de sa présence. Mais l’intérêt de mon enseignante me redonne l’énergie nécessaire pour fournir des efforts supplémentaires et rester parmi ses meilleurs élèves.
A chaque fois qu’elle nous explique un texte, je me laisse porter par ses mots, par sa voix qui chante. Je ferme les yeux pour partir en voyage, loin de ma classe.
Rêver à ces montagnes et prairies qu’elle nous décrit si bien est mon passe-temps favori. Elle nous a dit que notre pays est tellement fertile qu’il a été le grenier à grains des Romains… Même si je ne vois pas pourquoi les Romains venaient ranger leurs graines dans nos greniers ! Il suffit que je l’écoute pour avoir l’impression de partir loin dans le monde ou dans d’autres époques. Avec les Romains, je vais dans l’Antiquité, et, dans ma tête, je vois toutes les couleurs de leurs habits luxueux et plein de bons trucs à manger, surtout quand elle nous parle des agapes, ce mot me fait rire et me donne faim en même temps. Je vogue dans l’Antiquité dans un périple des sens où les couleurs sont profusion et les fruits abondance.
Le cours de géographie est une récréation, une évasion pour moi qui ne voyage jamais, découvrir combien mon pays est grand et beau me remplit d’une audace indescriptible et me donne très envie d’aller le découvrir. Peut-être que je serai exploratrice, quand je serai plus grande. J’aimerais bien.
Quelquefois, je m’imagine en aventurière. Je dors dans ma tente sous un ciel étoilé dans plein d’endroits, et même sur des montagnes aux noms ensorceleurs comme l’Edough et les Aurès, mais aussi le Djurdjura, la Hodna, la Mitidja et les Babors, le Tassili... Tous ces noms merveilleux sont comme des formules magiques pour me transporter dans des univers fantastiques. Quand je regarde des cartes, je m’imagine survolant et passant au-dessus des villes et des villages, pardessus les dunes du Sahara, du Hoggar et tous les paysages incroyables de l’Algérie.
Et finalement, tous ces voyages imaginaires me mènent à la découverte d’autres Algériens comme moi. J’ai envie de connaître leurs coutumes et leurs traditions et pourquoi pas leurs langues que la maîtresse appelle des dialectes. Ils sont nombreux et variés, selon elle. Ça serait pour moi la plus belle des explorations. Quelles extraordinaires rencontres je ferais !
Je rêve de marcher pieds nus dans les rivières et les oueds, me baigner sous les cascades ou bien humer les effluves iodés de la mer Méditerranée.
Mon pays est tellement grand, presque un continent, je crois que je ne pourrais jamais faire le tour même quand je serai adulte. Je suis très contente d’être algérienne, parce que j’habite dans le plus extraordinaire pays du monde. D’ailleurs, mon père et la maîtresse, ils sont d’accord : les Algériens, nous sommes un super peuple, peut-être même nous sommes plus forts que les Romains. Et je les crois car même si je suis encore jeune, je ressens cette fierté immense d’appartenir à cette population résiliente. J’ai appris ce mot dans les manuels et qui veut dire « qui se relève toujours ».
Vraiment, j’adore l’école. Tous les jours, je cours presque pour aller en classe. Et je vais encore plus vite quand je rentre à la maison, surtout quand j’ai des bonnes notes à montrer à mes parents.
Outre la maîtresse, ma mère est sans doute la personne que j’aime le plus au monde. Elle est souvent triste, elle pleure en cachette. Elle pense que personne ne le sait.
Les grands, ils oublient souvent qu’on est là, nous, les enfants. Je crois même que des fois, ils pensent que nous sommes invisibles. Les adultes sont compliqués !
Son problème, je crois, c’est qu’elle ne s’entend pas trop avec la Vieille. C’est comme ça qu’on appelle ma grand-mère en son absence. Elle fait pleurer toutes les femmes de la maison.
Lalla est très sévère avec nous tous, même ses petits-enfants, personne n’échappe à sa malveillance. Elle nous surveille, nous punit parfois juste parce que nous avons joué ou ri dans la cour et qu’elle a envie de silence ou juste pour nous contrarier, nous brimer et nous montrer que c’est elle qui « commande ».
En vrai, je crois qu’elle est tellement triste depuis que Jeddi, mon grand-père est mort, qu’elle veut rendre triste tout le monde.
Une seule personne trouve grâce à ses yeux, Beba mon père, son fils aîné.
Avec lui, c’est une autre histoire. Elle l’aime et lui accorde toute sa confiance, il est son roc, celui qui a toutes ses faveurs.
Avec lui, elle change complètement. Elle est différente, elle lui fait ses yeux gentils, sa voix douce et même des caresses, quelquefois, sur la joue ou dans les cheveux. Je trouve que c’est bizarre, parce que j’ai l’impression que mon père est comme un enfant, quand elle fait ça. Peut-être que je suis jalouse ? Je sais pas. Je crois pas que j’aimerais que Lalla me fasse des caresses...
Je craindrais trop qu’elle me pince ou me tire l’oreille, comme elle fait, quand elle se fâche !
Mon père est comme sa mère, très colérique et très exigeant avec nous. Il faut être constamment à sa disposition afin d’éviter ses remarques désobligeantes ou sa mauvaise humeur qui font souvent pleurer ma mère.
Toutes les raisons sont bonnes pour s’en prendre à elle ; s’il a besoin de quelque chose, il appelle Aziza ; des soucis avec ses affaires, il crie sur Aziza ; les voisins l’empêchent de faire sa sieste et c’est encore Aziza qui doit fermer portes et volets.
Et Yemma, tout ce qu’elle souhaite, c’est une ambiance sereine et une quiétude au sein de notre foyer.
Elle veut que mon père sourie davantage comme il le fait avec Lalla et les autres femmes qui vivent dans la maisonnée, parce qu’il sait se montrer agréable et même taquin avec elles, mais son comportement est injuste et incompréhensible envers nous, sa femme et ses propres enfants… Alors si nous ne sommes pas obéissants ou que nous avons de mauvaises notes, il lui arrive même de nous frapper, ce qui rend encore plus triste ma mère.
Elle aimerait tellement avoir plus de liberté, pouvoir sortir et rendre visite à ses parents ou même avoir des amies avec lesquelles elle pourrait rire et s’amuser, mais il me semble que c’est difficile, alors elle se cache pour pleurer en silence.
Moi, j’essaye de l’aider avec mes frères et ma sœur surtout les deux derniers, Fella qui a 10 ans et Salah, sept ans. Je les emmène à l’école avec moi et quand je rentre, je participe au ménage, je lave la vaisselle après chaque repas et il m’arrive aussi de faire les sols de la maison, la terrasse et la grande cour.
Je me débrouille bien, même si je n’aime pas trop ça.
A la fin de la journée, je suis éreintée. Je suis tellement exténuée que je m’endors dès que je pose la tête sur l’oreiller, parfois sans manger. Je n’ai plus le temps de revoir mes leçons correctement ni de faire mes devoirs en m’appliquant, mais j’ai beaucoup de volonté et je m’accroche.
Quand je n’arrive pas à trouver le sommeil, je réfléchis et je pense que Yemma est un peu comme moi : elle aimerait voyager. Sauf que les rivières, les oueds et les cascades, c’est pas dans sa tête qu’elle s’y baigne : ils coulent de ses yeux sur ses joues, et ça doit être tout sec dans ses rêves.
Un jour, quand je serai grande, je l’emmènerai en voyage, et ça ne sera pas dans mes rêves ! Ce sera pour de vrai, et on prendra un chameau, une voiture, un train et même un avion. Et alors, elle sourira.
Aïcha 14 ans
La Vieille est morte depuis quelques mois maintenant, je ne suis pas triste. Je suis presque soulagée, je crains de le dire aux autres, mais c’est la vérité. Nous sommes plusieurs à être heureuses, mais nous ne le montrons pas parce que ça ne se fait pas.
Ma grand-mère aimait de tout son cœur ses petits-fils, mais nous les filles, elle nous tolérait à peine.
Rien de ce que nous faisions mes cousines ou moi-même ne trouvait grâce à ses yeux. Parfois, elle me faisait nettoyer le sol de toute la cour de la maison plusieurs fois à la suite juste parce que je n’avais pas de corvée et que je voulais m’amuser. Et c’est vraiment quelque chose qu’elle ne supportait pas. Pour elle, « une fille a toujours des choses à faire si elle veut un jour tenir une maison mais surtout si elle veut donner envie à quelqu’un de l’épouser ».
Voilà en quoi se résumait toute sa philosophie.