Melmoth réconcilié - Ligaran - E-Book

Melmoth réconcilié E-Book

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Extrait : "Il est une nature d'hommes que la Civilisation obtient dans le règne social, comme les fleuristes créent dans le Règne végétal par l'éducation de la serre, une espèce hybride qu'ils ne peuvent reproduire ni par semis, ni par bouture. Cet homme est un caissier, véritable produit anthropomorphe, arrosé par les idées religieuses, maintenu par la guillotine, ébranché par le vice, et qui pousse à un troisième étage entre une femme estimables et des enfants ennuyeux."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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À MONSIEUR LE GÉNÉRAL BARON DE POMMEREUL,

En souvenir de la constante amitié qui a lié nos pères et qui subsiste entre les fils.

DE BALZAC.

Il est une nature d’hommes que la Civilisation obtient dans le Règne Social, comme les fleuristes créent dans le Règne végétal par l’éducation de la serre, une espèce hybride qu’ils ne peuvent reproduire ni par semis, ni par bouture. Cet homme est un caissier, véritable produit anthropomorphe, arrosé par les idées religieuses, maintenu par la guillotine, ébranché par le vice, et qui pousse à un troisième étage entre une femme estimable et des enfants ennuyeux. Le nombre des caissiers à Paris sera toujours un problème pour le physiologiste. A-t-on jamais compris les termes de la proposition dont un caissier est l’X connu ? Trouver un homme qui soit sans cesse en présence de la fortune comme un chat devant une souris en cage ? Trouver un homme qui ait la propriété de rester assis sur un fauteuil de canne, dans une loge grillagée, sans avoir plus de pas à y faire que n’en a dans sa cabine un lieutenant de vaisseau, pendant les sept huitièmes de l’année et durant sept à huit heures par jour ? Trouver un homme qui ne s’ankylose à ce métier ni les genoux ni les apophyses du bassin ? Un homme qui ait assez de grandeur pour être petit ? Un homme qui puisse se dégoûter de l’argent à force d’en manier ? Demandez ce produit à quelque Religion, à quelque Morale, à quelque Collège, à quelque Institution que ce soit, et donnez-leur Paris, cette ville aux tentations, cette succursale de l’Enfer, comme le milieu dans lequel sera planté le caissier ! Eh ! bien, les Religions défileront l’une après l’autre, les Collèges, les Institutions, les Morales, toutes les grandes et les petites Lois humaines viendront à vous comme vient un ami intime auquel vous demandez un billet de mille francs. Elles auront un air de deuil, elles se grimeront, elles vous montreront la guillotine, comme votre ami vous indiquera la demeure de l’usurier, l’une des cent portes de l’hôpital. Néanmoins, la nature morale a ses caprices, elle se permet de faire çà et là d’honnêtes gens et des caissiers. Aussi, les corsaires que nous décorons du nom de Banquiers et qui prennent une licence de mille écus comme un forban prend ses lettres de marque, ont-ils une telle vénération pour ces rares produits des incubations de la vertu qu’ils les encagent dans des loges afin de les garder comme les gouvernements gardent les animaux curieux. Si le caissier a de l’imagination, si le caissier a des passions, ou si le caissier le plus parfait aime sa femme, et que cette femme s’ennuie, ait de l’ambition ou simplement de la vanité, le caissier se dissout. Fouillez l’histoire de la caisse ? vous ne citerez pas un seul exemple du caissier parvenant à ce qu’on nomme une position. Ils vont au bagne, ils vont à l’étranger, ou végètent à quelque second étage, rue Saint-Louis au Marais. Quand les caissiers parisiens auront réfléchi à leur valeur intrinsèque, un caissier sera hors de prix. Il est vrai que certaines gens ne peuvent être que caissiers, comme d’autres sont invinciblement fripons. Étrange civilisation ! La Société décerne à la Vertu cent louis de rente pour sa vieillesse, un second étage, du pain à discrétion, quelques foulards neufs, et une vieille femme accompagnée de ses enfants. Quant au Vice, s’il a quelque hardiesse, s’il peut tourner habilement un article du Code comme Turenne tournait Montecuccolli, la Société légitime ses millions volés, lui jette des rubans, le farcit d’honneurs, et l’accable de considération. Le Gouvernement est d’ailleurs en harmonie avec cette Société profondément illogique. Le Gouvernement, lui, lève sur les jeunes intelligences, entre dix-huit et vingt ans, une conscription de talents précoces ; il use par un travail prématuré de grands cerveaux qu’il convoque afin de les trier sur le volet comme les jardiniers font de leurs graines. Il dresse à ce métier des jurés peseurs de talents qui essayent les cervelles comme on essaye l’or à la Monnaie. Puis, sur les cinq cents têtes chauffées à l’espérance que la population la plus avancée lui donne annuellement, il en accepte le tiers, le met dans de grands sacs appelés ses Écoles, et l’y remue pendant trois ans. Quoique chacune de ces greffes représente d’énormes capitaux, il en fait pour ainsi dire des caissiers ; il les nomme ingénieurs ordinaires, il les emploie comme capitaines d’artillerie ; enfin, il leur assure tout ce qu’il y a de plus élevé dans les grades subalternes. Puis, quand ces hommes d’élite, engraissés de mathématiques et bourrés de science, ont atteint l’âge de cinquante ans, il leur procure en récompense de leurs services le troisième étage, la femme accompagnée d’enfants, et toutes les douceurs de la médiocrité. Que de ce Peuple-Dupe il s’en échappe cinq à six hommes de génie qui gravissent les sommités sociales, n’est-ce pas un miracle ?

Ceci est le bilan exact du Talent et de la Vertu, dans leurs rapports avec le Gouvernement et la Société à une époque qui se croit progressive. Sans cette observation préparatoire, une aventure arrivée récemment à Paris paraîtrait invraisemblable, tandis que, dominée par ce sommaire, elle pourra peut-être occuper les esprits assez supérieurs pour avoir deviné les véritables plaies de notre civilisation qui, depuis 1815, a remplacé le principe Honneur par le principe Argent.

Par une sombre journée d’automne, vers cinq heures du soir, le caissier d’une des plus fortes maisons de banque de Paris travaillait encore à la lueur d’une lampe allumée déjà depuis quelque temps. Suivant les us et coutumes du commerce, la caisse était située dans la partie la plus sombre d’un entresol étroit et bas d’étage. Pour y arriver, il fallait traverser un couloir éclairé par des jours de souffrance, et qui longeait les bureaux dont les portes étiquetées ressemblaient à celles d’un établissement de bains. Le concierge avait dit flegmatiquement dès quatre heures, suivant sa consigne : – La Caisse est fermée. En ce moment, les bureaux étaient déserts, les courriers expédiés, les employés partis, les femmes des chefs de la maison attendaient leurs amants, les deux banquiers dînaient chez leurs maîtresses. Tout était en ordre. L’endroit où les coffres-forts avaient été scellés dans le fer se trouvait derrière la loge grillée du caissier, sans doute occupé à faire sa caisse. La devanture ouverte permettait de voir une armoire en fer mouchetée par le marteau, qui, grâce aux découvertes de la serrurerie moderne, était d’un si grand poids, que les voleurs n’auraient pu l’emporter. Cette porte ne s’ouvrait qu’à la volonté de celui qui savait écrire le mot d’ordre dont les lettres de la Serrure gardent le secret sans se laisser corrompre, belle réalisation du Sésame, ouvre-toi ! des Mille et Une Nuits. Ce n’était rien encore. Cette serrure lâchait un coup de tromblon à la figure de celui qui, ayant surpris le mot d’ordre, ignorait le dernier secret, l’ultima ratio du dragon de la Mécanique. La porte de la chambre, les murs de la chambre, les volets des fenêtres de la chambre, toute la chambre était garnie de feuilles en tôle de quatre lignes d’épaisseur, déguisées par une boiserie légère. Ces volets avaient été poussés, cette porte avait été fermée. Si jamais un homme put se croire dans une solitude profonde et loin de tous les regards, cet homme était le caissier de la maison Nucingen et compagnie, rue Saint-Lazare. Aussi, le plus grand silence régnait-il dans cette cave de fer. Le poêle éteint jetait cette chaleur tiède qui produit sur le cerveau les effets pâteux et l’inquiétude nauséabonde que cause une orgie à son lendemain. Le poêle endort, il hébète et contribue singulièrement à crétiniser les portiers et les employés. Une chambre à poêle est un matras où se dissolvent les hommes d’énergie, où s’amincissent leurs ressorts, où s’use leur volonté. Les Bureaux sont la grande fabrique des médiocrités nécessaires aux gouvernements pour maintenir la féodalité de l’argent sur laquelle s’appuie le contrat social actuel. (Voyez les Employés.) La chaleur méphitique qu’y produit une réunion d’hommes n’est pas une des moindres raisons de l’abâtardissement progressif des intelligences, le cerveau d’où se dégage le plus d’azote asphyxie les autres à la longue.

Le caissier était un homme âgé d’environ quarante ans, dont le crâne chauve reluisait sous la lueur d’une lampe-Carcel qui se trouvait sur sa table. Cette lumière faisait briller les cheveux blancs mélangés de cheveux noirs qui accompagnaient les deux côtés de sa tête, à laquelle les formes rondes de sa figure prêtaient l’apparence d’une boule. Son teint était d’un rouge de brique. Quelques rides enchâssaient ses yeux bleus. Il avait la main potelée de l’homme gras. Son habit de drap bleu, légèrement usé sur les endroits saillants, et les plis de son pantalon miroité, présentaient à l’œil cette espèce de flétrissure qu’y imprime l’usage, que combat vainement la brosse, et qui donne aux gens superficiels une haute idée de l’économie, de la probité d’un homme assez philosophe ou assez aristocrate pour porter de vieux habits. Mais il n’est pas rare de voir les gens qui liardent sur des riens se montrer faciles, prodigues ou incapables dans les choses capitales de la vie. La boutonnière du caissier était ornée du ruban de la Légion-d’Honneur, car il avait été chef d’escadron dans les dragons sous l’Empereur. Monsieur de Nucingen, fournisseur avant d’être banquier, ayant été jadis à même de connaître les sentiments de délicatesse de son caissier en le rencontrant dans une position élevée d’où le malheur l’avait fait descendre, y eut égard, en lui donnant cinq cents francs d’appointements par mois. Ce militaire était caissier depuis 1813, époque à laquelle il fut guéri d’une blessure reçue au combat de Studzianka, pendant la déroute de Moscou, mais après avoir langui six mois à Strasbourg où quelques officiers supérieurs avaient été transportés par les ordres de l’Empereur pour y être particulièrement soignés. Cet ancien officier, nommé Castanier, avait le grade honoraire de colonel et deux mille quatre cents francs de retraite.