Mémoires d'un artiste - Charles Gounod - E-Book

Mémoires d'un artiste E-Book

Charles Gounod

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RÉSUMÉ : Dans "Mémoires d'un artiste", Charles Gounod nous invite à plonger au coeur de sa vie et de son oeuvre, offrant un récit captivant qui s'étend bien au-delà de la simple biographie. Ce livre est une exploration intime de l'esprit créatif de l'un des compositeurs les plus influents du XIXe siècle. Gounod, connu pour son célèbre opéra "Faust", partage ses réflexions profondes sur la musique, l'art et la société de son temps. Il nous guide à travers les étapes marquantes de sa carrière, depuis ses débuts prometteurs jusqu'à sa consécration sur la scène internationale. Le lecteur découvre ses rencontres avec des figures emblématiques de l'époque, telles que Hector Berlioz et Franz Liszt, qui ont façonné son parcours artistique. Gounod dévoile également les défis personnels et professionnels qu'il a dû surmonter, offrant un regard sincère et personnel sur les coulisses de sa vie. Ce livre est non seulement un témoignage précieux pour les amateurs de musique classique, mais aussi une source d'inspiration pour quiconque s'intéresse à la créativité et à la persévérance. En intégrant des anecdotes personnelles et des réflexions philosophiques, Gounod parvient à capturer l'essence de son époque tout en explorant des thèmes universels qui résonnent encore aujourd'hui. "Mémoires d'un artiste" est une oeuvre incontournable pour comprendre la richesse et la complexité du parcours d'un compositeur qui a marqué l'histoire de la musique. __________________________________________ BIOGRAPHIE DE L'AUTEUR : Charles Gounod, né le 17 juin 1818 à Paris, est une figure majeure de la musique romantique française. Fils d'un peintre et d'une pianiste, il est immergé dès son plus jeune âge dans un environnement artistique qui nourrit sa passion pour la musique. Gounod étudie au Conservatoire de Paris, où il se distingue par son talent exceptionnel. En 1839, il remporte le prestigieux Prix de Rome, qui lui permet de séjourner à la Villa Médicis, une expérience qui enrichit sa formation musicale. Son oeuvre la plus célèbre, l'opéra "Faust", créé en 1859, connaît un succès retentissant et demeure un pilier du répertoire lyrique. Gounod est également reconnu pour ses compositions sacrées, telles que sa "Messe solennelle de Sainte-Cécile". Au-delà de ses créations, il est apprécié pour son engagement dans le renouveau de la musique religieuse en France.

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Seitenzahl: 242

Veröffentlichungsjahr: 2021

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AVERTISSEMENT

Les pages qu'on va lire sont un récit des événements qui ont le plus intéressé ma vie d'artiste, des impressions que j'en ai ressenties, de l'influence qu'ils ont pu exercer sur ma carrière, et des réflexions qu'ils m'ont suggérées. Sans m'abuser sur le degré d'intérêt qui peut s'attacher à mon individu, je crois que le récit exact et simple d'une existence d'artiste offre des enseignements utiles, qui, parfois, se cachent sous un fait ou sous un mot sans importance apparente, mais qui se rencontrent avec la disposition d'esprit ou le besoin du moment. Le fait le plus indifférent, le mot le moins prémédité est souvent une opportunité; j'en ai fait l'expérience, et ce qui m'a été utile ou salutaire peut l'être à d'autres.

Dans des «Mémoires», on a beaucoup, on a même à chaque instant à parler de soi. J'ai tâché de le faire avec impartialité dans mes jugements; je l'ai fait avec exactitude et véracité dans le récit des événements, ou lorsqu'il s'agit de rapporter les paroles d'autrui à mon sujet. J'ai dit avec sincérité ce que je pense de mes ouvrages; mais le hibou se trompait dans son jugement sur ses petits, et je ne suis pas plus que lui à l'abri de l'illusion. Le temps, s'il s'occupe de moi, donnera la mesure de mes appréciations; c'est à lui que je m'en rapporte pour me mettre à ma place, comme il fait de toute chose, ou pour m'y remettre si j'en suis sorti.

Ce récit est un témoignage de vénération et d'amour envers l'être qui nous donne le plus d'amour en ce monde, une mère. La mère est, ici-bas, la plus parfaite image, le rayon le plus pur et le plus chaud de la Providence; son intarissable sollicitude est l'émanation la plus directe de l'éternelle sollicitude de Dieu.

Si j'ai pu être, ou dire, ou faire quelque peu que ce soit de bon pendant ma vie, c'est à ma mère que je l'aurai dû; c'est à elle que je veux en restituer le mérite. C'est elle qui m'a nourri, qui m'a élevé, qui m'a formé: non pas à son image, hélas! c'eût été trop beau; et ce qui en a manqué n'a pas été de sa faute, mais de la mienne.

Elle repose sous une pierre simple comme l'a été sa vie.

Puisse ce souvenir d'un fils bien-aimé laisser sur sa tombe une couronne plus durable que nos immortelles d'un jour, et assurer à sa mémoire, au delà de ma vie, un respect que j'aurais voulu pouvoir rendre éternel!

Sommaire

CHAPITRE I : L'ENFANCE

CHAPITRE II : L'ITALIE

CHAPITRE III : L'ALLEMAGNE

CHAPITRE IV : LE RETOUR

LETTRES

CHAPITRE I : À MONSIEUR H. LEFUEL, ARCHITECTE,

CHAPITRE II : À MONSIEUR HECTOR LEFUEL

CHAPITRE III : À MONSIEUR LEFUEL, ARTISTE

CHAPITRE IV : À MONSIEUR H. LEFUEL,

CHAPITRE V : MONSIEUR CHARLES GOUNOD,

CHAPITRE VI : À MONSIEUR HECTOR LEFUEL,

CHAPITRE VII : À MONSIEUR PIGNY,

CHAPITRE VIII

CHAPITRE IX

CHAPITRE X

CHAPITRE XI

CHAPITRE XII

CHAPITRE XIII

CHAPITRE XIV

CHAPITRE XV

CHAPITRE XVI

CHAPITRE XVII

CHAPITRE XVIII : À. S. A. I. LA PRINCESSE MATHILDE

DE L'ARTISTE DANS LA SOCIÉTÉ MODERNE

L’ACADÉMIE DE FRANCE A ROME

LA NATURE ET L’ART

PRÉFACE A LA CORRESPONDANCE D’HECTOR BERLIOZ

M. CAMILLE SAINT-SAENS

I

L'ENFANCE

Ma mère naquit à Rouen, sous le nom de Victoire Lemachois, le 4 juin 1780. Son père appartenait à la magistrature. Sa mère, une demoiselle Heuzey, était douée d'une intelligence remarquable et de merveilleuses aptitudes pour les arts. Elle était poète, musicienne; elle composait, chantait, jouait de la harpe, et j'ai souvent ouï dire à ma mère qu'elle jouait la tragédie comme mademoiselle Duchesnois et la comédie comme mademoiselle Mars.

Un ensemble aussi rare de dons naturels et exceptionnels la faisait rechercher par les personnes les plus distinguées de la haute société, les d'Houdetot, les de Mortemart, les Saint-Lambert, les d'Herbouville, dont elle était, littéralement, l'enfant gâtée.

Mais, hélas! les facultés qui font le charme et la séduction de la vie n'en assurent pas toujours le bonheur. La paix du foyer s'accommode difficilement d'une disparité totale de goûts, de tendances, d'instincts, et c'est un rêve dangereux que de vouloir assujettir les réalités de l'existence au règne de l'idéal. Aussi l'harmonie ne tarda-t-elle guère à déserter un intérieur d'où tant de dissemblances conspiraient à la bannir. L'enfance de ma mère en reçut le douloureux contre-coup, et sa vie devint sérieuse à l'âge qui devait encore ignorer le souci.

Mais Dieu l'avait douée d'une âme robuste, d'une haute raison et d'un courage à toute épreuve. Privée des premiers soins de la vigilance maternelle, réduite à apprendre seule la lecture et l'écriture, c'est par elle seule encore qu'elle acquit les premières notions du dessin et de la musique, dont elle allait être bientôt obligée de se faire un moyen d'existence.

La Révolution venait de faire perdre à mon grand-père sa position à la cour de Rouen. Ma mère ne songea plus qu'à travailler pour se rendre utile. Elle chercha à donner des leçons de piano; elle en trouva et commença ainsi, dès l'âge de onze ans, cette vie laborieuse à laquelle elle devait plus tard, devenue veuve, demander le moyen d'élever ses enfants.

Stimulée par un désir de faire toujours mieux, et par une conscience du devoir qui dirigea et domina son existence tout entière, elle comprit que, voulant enseigner, il fallait apprendre ce qui constitue l'autorité de l'enseignement. Elle résolut donc de chercher, auprès de quelque maître en renom, des conseils qui pussent à la fois affermir son crédit et rassurer sa conscience. Pour atteindre son but, elle mit de côté, petit à petit,—sou par sou, peut-être,—une part du pauvre argent que lui rapportait sa modeste clientèle, et, quand elle eut économisé la somme nécessaire, elle prit le coche,—qui mettait alors trois jours pour aller de Rouen à Paris,—et courut tout droit chez Adam, professeur de piano au Conservatoire, et qui fut le père d'Adolphe Adam, l'auteur du Chalet et de tant d'autres charmants ouvrages. Adam la reçut avec bienveillance; il l'écouta avec attention et distingua de suite, chez elle, les qualités qui maintiennent et consolident l'intérêt accordé d'abord à d'heureuses aptitudes. Ma mère ne pouvant, en raison de son jeune âge, s'installer à Paris pour y recevoir, d'une façon régulière et suivie, les conseils d'Adam, il fut convenu qu'elle ferait, tous les trois mois, le voyage de Rouen à Paris, pour venir prendre une leçon.

Une leçon tous les trois mois! C'était, on en conviendra, une pauvre ration, en apparence du moins, pour penser qu'elle pût être profitable. Mais il y a des âmes qui sont une démonstration vivante de la multiplication des pains dans le désert, et l'on verra, par bien d'autres exemples, au cours de ce récit, que ma mère était une de ces âmes-là.

Cette femme, qui devait se faire, plus tard, un si solide et si légitime renom dans le professorat, n'était pas, ne pouvait pas être une élève à rien laisser perdre des rares et précieuses instructions de son maître. Aussi Adam fut-il émerveillé des progrès qu'il constatait d'une leçon à l'autre; et, plus sensible encore au courage de sa jeune élève qu'à ses capacités musicales, il obtint pour elle la livraison gratuite d'un piano qui pût lui permettre d'étudier assidûment sans avoir le souci ni porter le fardeau d'une location, qui, si peu coûteuse qu'elle fût, représentait encore un gros impôt pour un si mince budget.

À quelque temps de là, survint, dans l'existence de ma mère, un événement qui eut sur son avenir une influence décisive.

Les maîtres en vogue, à cette époque, pour la musique de piano, étaient les Clementi, les Steibelt, les Dussek, etc. Je ne parle pas de Mozart qui déjà, à la suite de Haydn, rayonnait sur le monde musical, ni du grand Sébastien Bach qui, depuis un siècle, était devenu, par son immortel recueil de Préludes et Fugues connu sous le nom de Clavecin bien tempéré, le code insurpassable de l'étude du clavier et comme le bréviaire de la composition musicale. Beethoven, jeune encore, n'avait pas atteint la célébrité que devait lui conquérir son œuvre de géant.

Ce fut alors qu'un musicien allemand, violoniste de mérite, Hullmandel, contemporain et ami de Beethoven, vint se fixer en France, dans le dessein de s'y créer une clientèle de leçons d'accompagnement. Hullmandel fit un séjour à Rouen, et voulut y entendre plusieurs des jeunes personnes qui passaient pour être le mieux organisées au point de vue musical. Une sorte de concours s'ouvrit: ma mère y prit part et eut l'honneur d'être tout particulièrement distinguée et félicitée par Hullmandel, qui la désigna de suite comme capable de recevoir ses leçons et de se faire entendre avec lui dans les maisons où l'on cultivait passionnément et sérieusement la musique.

Ici s'arrêtent, pour moi, les renseignements que je tiens de ma mère sur son enfance et sa jeunesse. Je ne sais plus rien de sa vie jusqu'à l'époque de son mariage, qui eut lieu en 1806. Elle avait alors vingt-six ans et demi.

Mon père, François-Louis Gounod, né en 1758, avait, au moment de son mariage, un peu plus de quarante-sept ans. C'était un peintre distingué, et ma mère m'a dit souvent qu'il était considéré comme le premier dessinateur de son temps par les grands artistes ses contemporains, Gérard, Girodet, Guérin, Joseph Vernet, Gros et autres. Je me rappelle un mot de Gérard que ma mère racontait avec un bien légitime orgueil. Gérard, entouré de gloire et d'honneurs, baron de l'Empire, possesseur d'une grande fortune, avait de fort beaux équipages. Sortant, un jour, en voiture, il rencontra, dans les rues de Paris, mon père qui était à pied. Aussitôt il s'écria:

—Gounod! à pied! quand moi je roule carrosse! Ah! c'est une honte!

Mon père avait été élève de Lépicié, en même temps que Carle Vernet (le fils de Joseph et le père d'Horace). Il avait concouru, à deux reprises différentes, pour le grand prix de Rome. Un trait de sa jeunesse montrera combien étaient scrupuleuses sa conscience et sa modestie d'artiste et de condisciple. Le sujet du concours était la Femme adultère. Parmi les concurrents dont mon père faisait partie, se trouvait le peintre Drouais, dont tout le monde connaît le remarquable tableau qui lui valut le grand prix. Mon père avait été admis par Drouais à voir son œuvre de concours: il déclara sincèrement à son camarade qu'il n'y avait pas de comparaison possible entre leurs deux tableaux, et, de retour dans sa loge, il creva sa toile, la jugeant indigne de figurer à côté de celle de Drouais. Cela donne la mesure de cette probité artistique qui ne balançait pas un instant entre la voix de la justice et celle de l'intérêt personnel.

Homme instruit, esprit délicat et cultivé, mon père eut, toute sa vie, une sorte d'effroi à la pensée d'entreprendre une grande œuvre. Doué comme il l'était, peut-être est-ce dans une santé assez frêle qu'il faut chercher l'explication de cette répugnance; peut-être aussi faut-il tenir compte d'un extrême besoin d'indépendance qui lui faisait redouter de s'engager dans un travail de longue haleine. L'anecdote suivante en fournira un exemple.

M. Denon, alors conservateur du Musée du Louvre, et en même temps, je crois, surintendant des musées royaux de France, avait pour mon père beaucoup de sympathie et faisait grand cas de son talent comme dessinateur et comme graveur à l'eau-forte. Il proposa un jour à mon père l'exécution d'un recueil de gravures à l'eau-forte destiné à reproduire la collection composant le Cabinet des médailles, et lui assurait, en retour, et jusqu'à l'achèvement de ce travail, un revenu annuel de dix mille francs. Pour un ménage qui n'avait rien, c'était, dans ce temps-là surtout, une fortune; et il y avait à faire vivre un mari, une femme et deux enfants. Mon père refusa net, se bornant à quelques portraits et à des lithographies qu'on lui commandait, et dont plusieurs sont des œuvres de premier ordre, conservées encore aujourd'hui dans les familles pour lesquelles elles avaient été exécutées.

Au reste, dans ces portraits même qui révélaient un sentiment si fin, un talent si sûr, la vaillante énergie de ma mère était souvent indispensable pour que la tâche fût menée jusqu'au bout. Combien d'entre eux seraient restés en route, si elle n'y avait pas mis la main! Que de fois elle a dû charger et nettoyer elle-même la palette! Et ce n'était pas tout. Tant qu'il ne s'agissait que du côté humain du portrait, de l'attitude, de la physionomie, des éléments d'expression du visage, les yeux, le regard, l'être intérieur en un mot, c'était tout plaisir, tout bonheur! Mais, quand il fallait en venir au détail des accessoires, manchettes, ornements, galons, insignes, etc., oh! alors, la défaillance arrivait; l'intérêt n'y était plus; il fallait de la patience; c'est là que la pauvre épouse prenait la brosse et endossait la partie ingrate de la besogne, achevant, par l'intelligence et le courage, l'œuvre commencée par le talent et abandonnée par la crainte de l'ennui.

Mon père, outre son travail de peintre, avait heureusement consenti à ouvrir chez lui un cours de dessin, qui, non seulement amenait à la maison un peu du nécessaire pour vivre, mais qui devint, comme on le verra plus loin, le point de départ de la carrière de ma mère comme professeur de piano.

Tel fut le train plus que modeste de notre pauvre maison, jusqu'à la mort de mon père, qui eut lieu le 4 mai 1823, à la suite d'une fluxion de poitrine. Il était âgé de soixante-quatre ans. Ma mère restait veuve avec deux enfants, mon frère aîné, âgé de quinze ans et demi, et moi, qui allais avoir cinq ans le 17 juin.

En mourant, mon père emportait avec lui le gagne-pain de la famille. Je dirai maintenant comment ma mère, par son énergie virile et son incomparable tendresse, nous rendit, et au delà, la protection et l'appui du père qui nous était enlevé.

Il y avait, à cette époque, quai Voltaire, un lithographe nommé Delpech,—dont le nom se voyait encore longtemps après sur la façade de la maison qu'il avait habitée.

À peine devenue veuve, ma mère courut chez lui.

—Delpech, lui dit-elle, mon mari n'est plus; me voilà seule avec deux enfants à nourrir et à élever; je dois être désormais leur père en même temps que leur mère; je travaillerai pour eux. Je viens vous demander deux choses: comment taille-t-on le crayon lithographique? comment prépare-t-on la pierre à lithographier?... Je me charge du reste, et je vous prie de me procurer du travail.

Le premier soin de ma mère fut d'annoncer qu'elle conserverait et continuerait le cours de dessin de mon père, si les parents des élèves voulaient bien y consentir.

Il n'y eut qu'une voix pour saluer la vaillante initiative de cette noble et généreuse femme qui, au lieu de s'abattre et de s'ensevelir dans sa douleur de veuve, se relevait et se redressait dans son dévouement et dans sa tendresse de mère. Le cours de dessin fut donc maintenu et s'augmenta même rapidement d'un assez grand nombre de nouvelles élèves. Cependant, comme ma mère, tout en dessinant fort bien, était excellente musicienne, les parents de ses jeunes élèves de dessin lui demandèrent si elle consentirait à donner également à leurs filles des leçons de musique.

Devant cette nouvelle ressource pour subvenir aux besoins de la petite famille, ma mère n'hésita pas. Les deux enseignements marchèrent de front pendant quelque temps; mais, comme c'était un mauvais moyen de suffire à la tâche que de succomber à la peine, il fallut bien opter entre les deux professorats, et ce fut la musique qui resta maîtresse du terrain.

Je n'ai pu conserver de mon père, l'ayant si peu connu, qu'un bien petit nombre de souvenirs, trois ou quatre au plus; mais ils sont encore aussi nets que s'ils dataient d'hier. J'éprouve, à les retracer ici, une émotion qu'il est facile de comprendre.

Au nombre des impressions qui me sont restées de lui, je distingue surtout son attitude de lecteur attentif, assis, les jambes croisées, au coin de la cheminée, portant des lunettes, habillé d'un pantalon à pieds en molleton, d'une veste à raies blanches, et coiffé d'un bonnet de coton tel que le portaient, d'habitude, les artistes de son temps, et que je l'ai vu porter encore, bien des années plus tard, par mon illustre et regretté ami et directeur de l'Académie de France à Rome, M. Ingres.

Pendant que mon père était ainsi absorbé dans sa lecture, j'étais, moi, couché à plat ventre au beau milieu de la chambre, et je dessinais, avec un crayon blanc sur une planche noire vernie, des yeux, des nez et des bouches dont mon père avait lui-même tracé le modèle sur ladite planche. Je vois cela comme si j'y étais encore, et j'avais alors quatre ans ou quatre ans et demi tout au plus. Cette occupation avait pour moi, je m'en souviens, un charme si vif que je ne doute nullement que, si j'avais conservé mon père, je fusse devenu peintre plutôt que musicien; mais la profession de ma mère et l'éducation que je reçus d'elle pendant les années de l'enfance firent pencher la balance du côté de la musique.

Peu de temps après la mort de mon père dans la maison qui portait et porte encore aujourd'hui le nº 11, place Saint-André-des-Arts (ou plutôt des Arcs), ma mère alla s'établir dans un autre logement, non loin de là, rue des Grands-Augustins, nº 20. C'est de cette époque que datent les premiers souvenirs précis de mes impressions musicales.

Ma mère, qui avait été ma nourrice, m'avait certainement fait avaler autant de musique que de lait. Jamais elle ne m'allaitait sans chanter, et je peux dire que j'ai pris mes premières leçons sans m'en douter et sans avoir à leur donner cette attention si pénible au premier âge et si difficile à obtenir des enfants. Sans en avoir conscience, j'avais déjà la notion très claire et très précise des intonations et des intervalles qu'elles représentent, des tout premiers éléments qui constituent la modulation, et de la différence caractéristique entre le mode majeur et le mode mineur, avant même de savoir parler, puisqu'un jour, ayant entendu chanter dans la rue (par quelque mendiant, sans doute) une chanson en mode mineur, je m'écriai:

—Maman, pourquoi il chante en do qui plore (pleure)?

J'avais donc l'oreille parfaitement exercée et je pouvais tenir avantageusement déjà ma place d'élève dans un cours de solfège, où j'aurais pu même être professeur.

Toute fière de voir son bambin en remontrer à de grandes jeunes filles en fait de lecture musicale (et cela grâce à elle seule), ma mère ne résista pas au désir de montrer son petit élève à quelque musicien en crédit.

Il y avait à cette époque un musicien nommé Jadin, dont le fils et le petit-fils se sont fait une réputation dans la peinture. Ce Jadin s'était fait connaître par des romances qui avaient eu de la vogue, et remplissait, si je ne me trompe, les fonctions d'accompagnateur dans la célèbre école de musique religieuse de Choron. Ma mère lui écrivit pour le prier de vouloir bien venir la voir et se rendre compte de mes dispositions musicales. Jadin vint à la maison, me fit mettre, le visage tourné, dans un coin que je vois encore, se mit au piano et improvisa une suite d'accords et de modulations, me demandant à chaque modulation nouvelle:

—Dans quel ton suis-je?

Je ne me trompai pas une seule fois. Jadin fut émerveillé. Ma mère triomphait.

Pauvre chère mère, elle ne se doutait pas, alors, qu'elle développait elle-même dans son enfant les germes d'une détermination qui devait, bien peu d'années plus tard, causer sa grande préoccupation au sujet de mon avenir, et sur laquelle eut déjà, probablement, une grande influence l'audition de Robin des bois au théâtre de l'Odéon, où elle m'avait emmené quand j'avais six ans.

Ceux qui liront ce récit seront sans doute surpris que je n'aie rien dit encore de mon frère. Cela tient à ce que son souvenir ne se rattache à aucun de ceux de ma première enfance. Ce n'est guère qu'à partir de l'âge de six ans que je lui vois prendre place dans ma vie et dans ma mémoire.

Mon frère, Louis-Urbain Gounod, était né le 13 décembre 1807. Il avait donc dix ans et demi de plus que moi.

Vers l'âge de douze ans, mon frère était entré au lycée de Versailles, où il resta jusque vers dix-huit ans. C'est de Versailles que date le premier souvenir que j'aie gardé de ce frère excellent, qui devait m'être enlevé au moment où je pouvais apprécier la valeur d'un tel ami.

Mon père avait été appelé par le roi Louis XVIII aux fonctions de professeur de dessin des Pages. Le roi, qui aimait beaucoup mon père, l'avait autorisé à occuper, pendant le temps que nous passions à Versailles, un logement situé dans les vastes bâtiments du nº 6 de la rue de la Surintendance, laquelle s'étend de la place du Château à la rue de l'Orangerie.

Notre appartement, que je vois encore, et où l'on montait par une quantité d'escaliers d'une disposition bizarre, donnait sur la pièce d'eau des Suisses et sur les grands bois de Satory. Tout le long de l'appartement, régnait un corridor qui me semblait à perte de vue et qui allait rejoindre le logement occupé par la famille Beaumont, dans laquelle je rencontrai l'un de mes premiers compagnons d'enfance, Édouard Beaumont, qui devait se faire, plus tard, un nom distingué comme peintre. Le père d'Édouard était sculpteur, et restaurateur des statues du château et du parc de Versailles; c'est en cette qualité qu'il occupait le logement faisant suite au nôtre.

À la mort de mon père, en 1823, on avait conservé à ma mère le droit de séjourner, aux vacances de chaque année, dans les bâtiments de la Surintendance. Cette faveur continua de lui être accordée sous le règne du roi Charles X, c'est-à-dire jusqu'en 1830, et fut retirée à l'avènement de Louis-Philippe. Mon frère qui était, comme je l'ai dit, au lycée de Versailles, passait au milieu de nous tout le temps de ses vacances.

Il y avait un vieux musicien nommé Rousseau qui était maître de chapelle du château de Versailles. Rousseau jouait du violoncelle (de la basse, comme on disait alors), et ma mère avait fait donner par lui des leçons de violoncelle à mon frère, qui était doué d'une voix charmante et chantait souvent aux offices de la chapelle du château.

Je ne saurais dire si ce vieux père Rousseau jouait bien ou mal de la basse; mais ce que je me rappelle, c'est que mon frère me faisait l'effet d'être assez peu habile sur la sienne; et, comme je ne pouvais me rendre compte de ce que c'était qu'un commençant, je me figurais, instinctivement, que, dès qu'on jouait d'un instrument, on ne devait pas pouvoir faire autrement que d'en jouer juste. L'idée qu'on pût jouer faux n'entrait même pas dans ma petite tête.

Un jour, j'entendis, de ma chambre, mon frère qui était en train d'étudier sa basse dans la pièce voisine. Frappé de la quantité de passages plus que douteux dont mon oreille avait eu à souffrir, je demandai à ma mère:

—Maman, pourquoi donc la basse d'Urbain est-elle si fausse?

Je ne me rappelle pas quelle fut sa réponse, mais, à coup sûr, elle a dû s'égayer de la naïveté de ma question.

J'ai dit que mon frère avait une très jolie voix: outre que j'ai pu en juger plus tard par moi-même, je l'ai entendu dire à Wartel, qui avait souvent chanté avec lui à la chapelle royale de Versailles, et qui, après avoir été à l'école de musique de Choron, fit partie de la troupe de l'Opéra du temps de Nourrit, et acquit ensuite, dans le professorat, une grande et légitime réputation.

En 1825, ma mère tomba malade. J'avais, à cette époque, près de sept ans. Son médecin, depuis plusieurs années, était le docteur Baffos, qui m'avait vu naître, et qui était devenu le médecin de notre famille après le docteur Hallé, et à sa recommandation. Baffos, voyant dans ma présence à la maison un surcroît de fatigue pour ma mère, dont la journée se passait à donner des leçons chez elle, suggéra l'idée de me faire conduire, chaque matin, dans une pension, où l'on venait me reprendre avant le dîner.

La pension choisie fut celle d'un certain M. Boniface, rue de Touraine, près l'École de médecine, et non loin de la rue des Grands-Augustins où nous demeurions. Cette pension fut transférée, peu de temps après, rue de Condé, presque en face du théâtre de l'Odéon. C'est là que je vis pour la première fois Duprez, qui devait être, un jour, le grand ténor que chacun sait et qui brilla d'un éclat si vif sur la scène de l'Opéra. Duprez, qui a environ neuf ans de plus que moi, pouvait donc avoir alors seize ou dix-sept ans. Il était élève de Choron, et venait dans la pension Boniface comme maître de solfège. Duprez, s'étant aperçu que je lisais la musique aussi aisément qu'on lit un livre, et même beaucoup plus couramment que je ne la lirais sans doute aujourd'hui, m'avait pris en affection toute particulière. Il me prenait sur ses genoux, et, quand mes petits camarades se trompaient, il me disait:

—Allons, petit, montre-leur comment il faut faire.

Lorsque, bien des années plus tard, je lui rappelai ces souvenirs, si lointains pour lui comme pour moi, il en fut frappé et me dit:

—Comment! c'était vous, ce petit gamin qui solfiait si bien!...

Cependant, j'approchais de l'âge où il allait falloir songer à me faire aborder le travail dans des conditions un peu plus sérieuses que dans une maison qui ressemblait plutôt à un asile qu'à une école. On me fit donc entrer comme interne dans l'institution de M. Letellier, rue de Vaugirard, au coin de la rue Férou. À M. Letellier succéda bientôt M. de Reusse, dont je quittai la maison au bout d'un an pour entrer dans la pension Hallays-Dabot, place de l'Estrapade, près du Panthéon.

Je me rappelle M. Hallays-Dabot et sa femme aussi clairement, aussi distinctement que si je les avais devant les yeux. Il est difficile d'imaginer un accueil plus affectueux, plus bienveillant, plus tendre que celui que je reçus d'eux; j'en fus tellement touché que cette impression suffit pour dissiper instantanément toutes mes craintes, et pour me faire accepter avec confiance cette nouvelle épreuve d'un régime pour lequel je m'étais senti une répugnance insurmontable. Il me sembla que je retrouvais presque un père et qu'auprès de lui je n'avais rien à craindre.

En effet, des deux années que j'ai passées dans sa maison, je n'ai gardé aucun souvenir pénible. Son affection pour moi ne s'est jamais démentie; j'ai constamment trouvé en lui autant d'équité que de bonté; et, lorsqu'à l'âge de onze ans, il fut décidé que j'entrerais au lycée Saint-Louis, M. Hallays-Dabot me donna un certificat si flatteur que je m'abstiendrai de le reproduire. J'ai regardé comme un devoir de faire ici acte de reconnaissance envers ce qu'il a été pour moi.

Les bons renseignements sous la protection desquels je quittais l'institution Hallays-Dabot avaient contribué à me faire obtenir un «quart de bourse» au lycée Saint-Louis. J'y entrai dans ces conditions, à la rentrée des vacances, c'est-à-dire au mois d'octobre 1829. Je venais d'avoir onze ans.

Le proviseur du lycée était alors un ecclésiastique, l'abbé Ganser, homme doux, grave, recueilli, paternel avec ses élèves. Je fus admis de suite dans la classe désignée sous le nom de sixième. J'eus le bonheur d'avoir, dès le début, pour professeur, l'homme que j'ai sans contredit le plus aimé pendant la durée de mes études, mon chez et vénéré maître et ami, Adolphe Régnier, membre de l'Institut, qui fut le précepteur et est resté l'ami de monseigneur le comte de Paris.

Je n'étais pas un mauvais élève, et mes maîtres m'ont généralement aimé; mais j'étais d'une légèreté terrible et je me faisais souvent punir pour ma dissipation, plutôt cependant à l'étude qu'en classe.

J'ai dit que j'étais entré à Saint-Louis avec «quart de bourse», c'est-à-dire un quart de moins à payer du prix de la pension. C'était à moi de parvenir, peu à peu, par mes bonnes notes de conduite et de travail, à dégrever ma mère de ce que lui coûtait le collège, en obtenant graduellement la «demi-bourse», puis les trois quarts, puis enfin la «bourse entière»; et, comme j'adorais ma mère, et que mon plus grand bonheur aurait été de lui venir en aide par mon application, il semble que cette pensée n'eût pas dû m'abandonner un instant. Mais, hélas! le naturel! chassez-le, il revient au galop!... Et le mien galopait fort souvent!... trop souvent.