Mes sens, dessus dessous - Véronique Morazé - E-Book

Mes sens, dessus dessous E-Book

Véronique Morazé

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Beschreibung

Lou, à la lisière de la quarantaine, s’égare dans les souvenirs des jours heureux, avant que Benoît, son époux adoré, ne commette l’irréparable : la quitter De retour de voyage, Lola sa fidèle amie, la découvre plongée dans un océan de chagrin.

Inconsolable, Lou se meurt de cette douleur impossible à combler, la perte de l’être aimé.

Alors ensemble, elles entament un périple où Lou affronte les tumultes du passé, balayant les frontières de sa douleur, cheminant vers le chemin de sa renaissance. A la conquête du bonheur. A la reconquête de l’amour.

Mes sens, dessus dessous est un carnaval de vie déjanté, aviné, acidulé. Une danse effrénée entre passé et présent dans laquelle Lou et Lola se dévoilent sans retenue au gré des mots, se racontent sans pudeur au goulot de peurs apéros. Il est une célébration de l’amitié, un éloge à l’amour, une symphonie à la maternité, une ode à la rédemption, un hymne à la volupté. Une comédie musicale de rires éclatants.

Une virée initiatique où ces deux filles pas comme les autres toucheront, dans un tourbillon de folles aventures, la joie du bout des doigts.

Et si le bonheur était à portée de main ?


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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Ähnliche


Couverture

Page de titre

 

 

 

 

Mes sens, dessus dessous

 

 

 

de Véronique Moraze

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le temps d’un roman

« Editeur »

Collection « Roman »

 

 

I-Vol au-dessus d’un nid d’horloge

 

 

 

Je suis seule dans mon salon et je regarde par la fenêtre le paysage magnifique qui se dessine devant moi. Je traîne langoureusement dans mon canapé stressless, une tasse de café fumante me réchauffe les paumes et le cœur. Je sais que bientôt, cette bulle de contemplation va être anéantie par l’arrivée tonitruante de mon fils qui s’amusera, machiavélique, à descendre les marches en bois ancien avec ses chaussures cloutées, s’acharnant sur les plus fragiles. Je connais sa danse macabre, elle se répète jour après jour depuis une année. Il se réveille de mauvaise humeur, débarque la mine défaite sans un bonjour. Il s’incarne en batteur fou et exécute des mouvements agressifs sur les portes du placard. Je suis étonnée qu’il n’ait pas d’ampoules aux doigts ni de tendinites aux poignets, tellement ses gesticulations sont rapides et martiales. 

Il trouve un bout de pain qu’il enduit de Nutella, laisse la moitié de la pâte à tartiner sur la cuillère qu’il balance dans l’évier. Logique, le lave-vaisselle est vide. Il mange debout, au milieu des miettes éparpillées sur notre îlot central. Je n’ai pas le temps de lui souhaiter une bonne matinée qu’il termine inlassablement son solo en claquant la porte de notre maison.

Enfin. Son départ sonne une délivrance éphémère dans ma vie terne.

Je m’allonge libérée quand il quitte notre domicile, avec l’espoir illusoire que peut être demain sera différent, que peut être demain il me dira : « Je t’aime, passe une bonne journée. » Et chaque matin est égal aux autres et à l’égal des autres, je me drape d’un plaid blanc moelleux et laisse mon histoire m'assaillir, des bleus à l’âme.

J’écoute le temps défiler en sens inverse, j’entrevois les photographies de notre vie de famille qui se juxtaposent devant mes yeux mi-clos. J’essaie de me souvenir du moment où tout a basculé, de l’instant où il est devenu pareil à un lendemain de cuite où la seule pensée de tes connexions neuronales malades est : « Plus jamais ça de toute ma putain de vie. » 

Je m’étonne qu’il ne soit pas encore levé jusqu’à ce que je réalise que, le dimanche matin, une semaine sur deux, il n’y a pas de bruit dans la maison jusque presque quatorze heures. Auguste récupère de sa semaine fatigante et sa petite sœur est chez son père, elle rentre vers dix-sept heures trente.Je jubile quand je comprends qu’aujourd’hui est un dimanche impair et qu’il n’est que sept heures trente-huit. Il me reste six heures et vingt-deux minutes, une vie, afin de profiter de cet instant magique. Alors je lézarde sur mon sofa et bois ma tisane de citronnelle, cocktail idéal contre ma tension artérielle.

Tout est calme autour de moi. Seul le tic-tac de la pendule murale trouble cette plénitude. Elle est d’une laideur qui ne dit pas son nom. Je l’ai toléré par amour pour Benoît qui, lors de son déménagement, l’avait posée au fond de l’un de ses cartons, protégée de papier bulle, enroulée à l’intérieur d’une couverture misérable. Il l’avait calée entre ses pulls miteux et ses vinyles d’adolescent.

J’ai souvent tenté de m’en débarrasser, la dissimulant dans de nombreuses pièces. Elle a navigué du grenier à la cave, du débarras à la chambre d’amis inoccupée jusqu’à ce que, désespérée, je la cache au fond de l’arrière chambre froide cadenassée d’une porte blindée.Peine perdue. Il ne lui a jamais fallu plus d’une demi-journée pour la dénicher et la raccrocher au mur, en face de la table à manger de notre cuisine américaine. Tablette qui ne sert aujourd’hui qu’à y déposer mes clés et mon courrier que j’ouvre à peine.

Je ne m'attarde jamais plus que nécessaire à cette loge, pourtant le lieu jadis de nos rendez-vous familiaux. J’y sens encore l’odeur des rires des enfants, de nos fous rires à l'unisson et le bruit de la casserole de lait fumante qui déborde sur la plaque de cuisson. J’entends l’entrechoquement des assiettes creuses que Lili peine à soulever de ses petits bras dodus. Je revois le regard gourmand de Benoît porté sur mes épaules au moment de s’attabler, prémisse d’une soirée de baise hors norme. Notre vie sexuelle était épanouissante, notre appétit de l’autre insatiable. 

Les yeux embrumés de nostalgie, je me lève d’un bond furieux et pars à la cave chercher une masse. Elle va devenir, le temps de quelques coups, l’alliée de ma volonté destructrice. Je prends le risque de réveiller Auguste mais je m’en contrefous. J’ai besoin de laisser ma rage exploser, ma peine se déverser, et Titine est ma victime expiatoire.

Benoît l’avait ainsi nommée en hommage à sa grand-mère Christine qui la lui avait léguée à sa mort. 

Ridicule.

Armée de la massue en fer cachée derrière mon dos, j’avance à pas de loup, persuadée que Titine ne remarquera pas mon manège. J’ai les mains moites de l’acte odieusement jouissif que je vais commettre, une légère pulsation de mon cœur qui s'accélère me ramène à la raison. J'hésite brièvement, et me décide : « Non je ne vais pas faiblir, non je ne vais pas faillir. Non je ne vais pas attendre son hypothétique retour. » 

Presque certaine que je fais le bon choix, je tape envahie de colères et défonce une planche du placo. Elle s’effrite en lambeaux. Je sue abondamment alors que j’essaie de déloger l’outil coincé au dos d’une latte, ne réalisant même pas que je viens de décorer une partie de la paroi en mode grunge-punk à chiens. Titine sourit de me voir penaude, elle me met au défi et se réjouit de ma maladresse. 

Elle ne me connaît pas cette salope, je vais l’éventrer. 

La colère décuplée par mon chagrin que j’ai caché ces dernières semaines, je prends mon ticket pour la Fury Room et deviens incontrôlable. J’aperçois vaguement des bouts de boulons s’affaler au sol, un gros bloc de métal se détache de « Madame je sais tout. Madame j’ai une place particulière au cœur de ton homme que tu n’auras jamais. Madame je me rappelle à vous toutes les cinq minutes en roucoulant tel un vieux pigeon malingre et dégueulasse ballonné d’ordures ménagères. » 

Je perds le contrôle, je ris hystérique.Mon peignoir s’ouvre, dévoilant au passage mon sein gauche mais je ne m’en soucie pas, car je sens que je gagne la partie pièce après pièce, une aiguille après l’autre. Il ne reste rien de Madame la Superbe, je l’ai tuée.

 

-  Non mais ça va pas, t’es totalement tarée ou quoi ? 
-  Ahhhh.

 

Je me retourne en poussant un léger cri de terreur et je vois Auguste qui n’ose pas s’approcher de moi. Il a le regard hagard et la mine déconfite et, pour une fois, il ne la ramène pas. Il a presque l’air inquiet pour sa maman.Je réajuste mon peignoir, il est pudique, et je passe devant lui tranquillement. Je ne veux pas l’effrayer plus qu’il ne l’est déjà :

 

-  Va te coucher mon chéri, il est tôt. Maman va nettoyer. Ça faisait longtemps que je voulais faire des travaux, la météo est idéale aujourd’hui.

 

Mon excuse n’est pas appropriée, je m’en rends compte, mais je suis exténuée et incapable d’aborder de longues et difficiles explications. Je file à la salle de bain, lui à sa chambre. Je me déshabille à la hâte afin de laver mon infamie et laisse l’eau chaude, quasi bouillante, couler le long de mon dos endolori.

Et je cède au chagrin, il m’envahit enfin. Il s’exprime au creux de mes pleurs étouffés, je ne veux pas embarrasser mon fils d’une crise de larmes sonore. J’écume de souffrance, de frustration, de regrets.

J’avais pourtant enfoui cette merde aux tréfonds de mon âme, continuant à vivre normalement après que Benoît m’ait dit un matin au réveil, le sexe gonflé de notre dernière étreinte, un très laid :

 

-  Je pars.  

 

Je lui avais répondu d’une voix hypertrophiée d’endorphines et d’ocytocine, pas connectée à son ton et à ses mots graves :

 

-   Hum c’était trop bon !!! Le pied total. Je crois que je ne m’en lasserais jamais. Ben au fait, n’oublie pas ce soir de récupérer Lili. J'ai une réunion qui risque de finir tard et je vais boire un verre avec Lola après au ... 

 

Benoît, plutôt loquace d’ordinaire après l’amour, n’avait rien dit. Il me laissait débiter ma tonne de conneries sur Lola, ma meilleure amie. Celle qui s’était entichée d’un mec bientôt marié, père de deux petites filles blondes. Celle qui, comme à ses habitudes, n’en avait rien à foutre qu’il soit chargé de famille sous prétexte qu’il avait une queue énorme et la baisait à l’instar d’un Dieu. 

Benoît ne m’écoutait pas, il me laissait aller et venir, dévêtue et dévergondée, mes cheveux longs descendant en cascade dans le sillage de mes reins. Je le sentais au revers de mon dos, admiratif de mes courbes généreuses, son attention tournée vers moi, son silence aussi embarrassant que réconfortant. Je respirai son souffle sur mon cou lorsqu’il s’approcha de moi, son membre dur contre mes reins, il m’avait attrapé les doigts, les mêlant aux siens. Tiens, il se sent l’esprit charnel ce matin, m’étais-je dit, prête à me relancer dans une bataille de draps et de soupirs orgastiques. Tant pis, ils comprendraient mon retard au boulot à mon visage épanoui. Ils apprendraient aussi que Benoît n’a pas qu’une belle figure, il assure assurément quoiqu’il entreprenne.

 

-  Lou je pars, je ne rentrerai pas ce soir, m’avait-il craché sur les cheveux.

 

Je n’eus pas besoin d’autres mots. Un regard sur ses yeux baissés, sur ses lèvres tremblantes et sur les larmes le long de ses joues, il me quittait. 

Je me sentis nue face à lui, aphone. Je découvrais ce sentiment embarrassant, la confusion de la nudité maritale. Mon corps déchiré et frigorifié, je devins veuve. 

Sept mois que je porte cette désertion, que je me couvre de ce linceul. Je refuse d’en parler même à Lola qui se pointe tous les jours vérifier que je n'ai pas mis fin à mes jours. Quasiment deux cent quinze jours que, chaque matin, je revis cette scène irréelle, décortique les instants : nos souffles, ses soupirs, mes sourires. Que je revois les légers frissons couvrir sa peau au moment où il a joui en moi. Que j’entends sa respiration s’accélérer et mon prénom qu’il chuchote dans la ride de mon oreille lors de l’abandon. 

Que tout cela me torture l’esprit. 

Je vis de pourquoi hypocrites laissés sans réponse, ils tournent telle une toupie à l’intérieur de mon esprit et me déchirent les tripes.

Je n’ai que des pourquoi vains, des pourquoi orphelins. Je les conjugue à tous les temps de mon présent merdique et de mon futur assombri par son départ soudain.

Pourquoi ? Pourquoi ?? Pourquoi ???

Pourquoi m'a-t-il fait l’amour si ardemment cette dernière fois s’il voulait me quitter ?

Éventuellement parce que j’avais pris le soin de fermer son alarme sur son portable pour le ranimer en douceur. Ma bouche sur sa bite, il n’a pas eu le loisir de me dire non. Comment résister lorsque l’on dort un peu, la bouche pâteuse, les lèvres collées l’une à l’autre par la bave de la nuit et qu’on se fait sucer.Putains d’hormones. 

Pourquoi a t’il choisit de nous quitter en ne laissant sur son sillage que désolation et consternation, les enfants apatrides, moi endeuillée ?

Pourquoi n’ai-je pas senti la bise de ses atermoiements avant qu’il ne nous fausse compagnie ? On le flaire normalement lorsqu’une personne s’apprête à partir ?

Pourquoi ? Pourquoi ?? Pourquoi ???

Ces enflures de pourquoi. Ils me poursuivent, me malmènent, ils sont une torture quotidienne insupportable.

Je pourrai probablement comprendre si je lui laissais le loisir de m’expliquer. Il a tenté de m’appeler, m’a laissé des textos que j’ai effacés sans les lire. Il a inondé ma boîte mail de courriels, je l’ai basculé en indésirable. Je ne suis pas prête à le voir, pas disposée à l’écouter. Je me persuade qu’il n'y a pas de raison valable à ce départ subi. Je suis blessée, trop amoureuse encore. Je sens, en pensant à lui, la chaleur qui envahit mon bas ventre. Il me poursuit lors de mes songes, accompagne mes pensées. Je veux le tenir éloigné parce que je souhaite guérir, ne plus éprouver sa perte. 

 

-  Qu'il aille se faire enculer, me dit souvent ma pote poète, Lola.

 

Lola a le pouvoir de synthétiser les situations. Elle est à l'opposé de moi. Je suis discrète, un poil timide sauf quand je bosse, sauf quand j’étais adolescente. Cette dualité intrigante d’aisance et de doutes séduisait Ben lors de notre union. Il me le répétait durant nos intimités.      

Lola est différente. Elle ne s’ennuie pas de discrétions effarouchées, de minauderies virginales. Elle est tonitruante, extravagante, incisive, un poil trash. Elle m’émerveille parce qu’elle ose ce que je ne suis pas.

Elle est devenue mon autre car elle était moi lorsque nous étions petites, seules et traînant nos carcasses d’un point à un autre de la cour de récréation, elle ne donnait jamais l’air de l’être. Elle me filait la pétoche au début. Elle chantait des airs de Madonna en tournoyant des heures, ses chaussettes dépareillées et sa jupe relevée dansaient en rythme. Elle semblait ne pas voir les enfants autour d’elle, apeurés par cette fille mi humaine, mi terroriste. Sa seule compagnie était celle de son père présent devant le portail de l’école tous les après quatre heures. Il venait la chercher à la fin de la classe et ils partaient bras dessus, bras dessous, sillonner les rues. Ils fredonnaient ensemble des airs de Piaf. Il était vieux son papa. 

Elle ne m’avait jamais regardé jusqu’à cette première véritable rencontre, pas un sourire, pas une parole. Elle passait indifférente aux autres dans la cour de récréation, la tête haute, la prunelle acérée. Elle est d’une intelligence supérieure. 

Nous nous sommes rencontrées au CP, dans l'institution scolaire privée du village. C’était un jour pluvieux où je refusais de m’abîmer les cheveux sous la pluie et que je tentais d’éviter les gouttes en faisant de pathétiques bonds de sauterelle. J’espérais garder mes longues boucles rousses intactes. Je courrai rejoindre le préau au moment où elle se jeta sur moi, habillée de sa coupe à la garçonne et de son look hippie. 

Elle ne m’a jamais expliqué ce qui l’avait conduit, ce lundi de la rentrée des vacances de février, à bondir et à me déverser un seau débordant d’eau sur le visage. Outrée, je me mis à pleurer très fort alors qu’elle rigolait à s’en décoffrer la mâchoire. Son rire cristallin m’arrêta net dans ma crise de larmes tant il était aigu et strident. Je crois que j’avais flippé plus que d’habitude en sa présence. Autant dire que j’étais mal.

Trempée de la tête aux pieds, mes bouclettes aplaties au-dessus de mon crane luisant malgré mes efforts du matin, je ne bougeai pas d’un pouce. Lola, que cette inertie agaçait, m’attrapa soudainement la main, m’entraînant de force loin du regard de la maîtresse, à l’abri du platane qui pleurait de lourdes perles de pluie. Le sol sentait la terre mouillée et la verdure. Je m’étais précipitée sur mon aérosol, mon allié flash à l’encontre de ma stupeur et de mon épouvante. 

Lola ne réalisait pas qu’elle m’intimidait. La langue tirée, elle profitait des lourds filets d’eau qui s’écoulaient des feuilles épaisses à présent que les éléments se déchaînaient.

Elle m’infligeait, sans se soucier de ma tête ahurie, une salve de questions étranges pour une enfant de son âge :

 

-  Tu préfères les monuments en pierres ou en bois ? Tu es plutôt de gauche ou de droite ? Si tous les oiseaux disparaissaient du monde, tu crois que les forêts seraient différentes ? Est-ce que t’as déjà fait pipi dans ta douche ? Tu crois qu’on serait bizarres si notre nez et notre bouche étaient inversés ? et d’autres inepties absurdes et inquiétantes.

 

Difficile à comprendre, elle débitait ses extravagances à une allure folle. Je ne captais rien à ce qu’elle me racontait, et n’avais qu’une envie : fuir cette terre de désolation humide. Mais je ne bougeais pas, mes membres étaient tétanisés et mon corps immobile.

Les enseignantes nous cherchèrent de longues minutes, criant nos noms aux souffles du vent. Nous ne les avions pas entendues. À l’équerre, je me battais à l’opposé des rafales hurlantes. Elle, elle ne frémissait pas. Son corps planté au fond du terrain boueux, un sourire épanoui lui dévorait les yeux parce qu’elle était heureuse. Lola perd son regard lorsqu’elle est joyeuse. Il se fond sous ses joues moelleuses et ses fossettes marquées.

Lola est ronde, d’une plénitude subjuguante et harmonieuse et elle s’en fiche d’avoir une grosse poitrine. Elle me le répétait à notre adolescence. C’était sa façon de se rassurer :

 

-  Tu sais que les mecs adorent les filles telles que moi. Mon popotin et mes nichons généreux sont ma marque de fabrique Lou. Je suis une usine à fantasmes, me disait-elle les fois où elle échouait ses régimes.

 

Je lui souriais, captivée par son visage d’ange et son audace culottée, sans lui dire que les mecs aimaient aussi les filles fines, filiformes. Elle aurait douté d’elle.

Elle a abandonné l’idée de perdre du poids. Lorsqu’elle s’affame et se prive de nourriture, elle grossit et pèse plus à l’arrivée qu’au départ. Elle appelle cette injustice « L’effet boomerang des diètes ». Dépitée, elle s’est mise au sport intensif et le résultat est splendide.Je confesse être envieuse de sa peau naturellement belle. Deux grossesses ont tracé sur mon corps des stigmates dont je sors couverte de gloire mais que j’aimerai quelquefois laisser aux vestiaires lorsque je vais à la piscine. Lola n’a pas d’enfants. Elle n’a connu que deux IVG, balayées d’un coup de cuite et de quatre Dolipranes. Son épiderme est parfait. Sa chair fraîche.

Elle est ainsi constituée Lola, forte malgré quelques faiblesses quand il s’agit des hommes. Elle les préfère mariés ou alcooliques. Elle ne veut pas s’attacher ni s’attarder, elle le prétexte lorsque je lui demande si ça lui convient.

Lola dirait n’importe quoi pour justifier sa soif de célibat. Elle refuse de s’imaginer assujettie, de s’obliger à se réveiller cinq nuits d’affilée aux côtés d’un garçon. L’engagement amoureux est une crainte phobique chez elle.

Un mec vaillant a tenté, il y a dix ans, de pousser sa brosse à dents et d’y installer la sienne. Elle l’a viré au bout de cinq mois de relation tumultueuse, après qu’il ait laissé traîner un caleçon sale au milieu de sa salle de bain. Elle était attirée donc angoissée. Il était le premier à qui elle ouvrait les portes de ses placards, elle avait fait une entorse majeure à sa soif de célibat. La vision d’un linge crotté au pied de son bac à culottes sale la transporta dans ce qu’elle détestait, redoutait le plus : Devenir une Femme au Foyer.

 

-  Non mais il est malade ce mec, il s'imagine quoi ? Que je vais lui rincer l'œil, le gosier et le calcif pendant qu’il pose ses pantoufles sur ma table basse ? Il m’a pris pour sa mère ou quoi ? S’il m’avait regardée Lou, il aurait vu que je suis la Katharine Hepburn des années 2000 et il les aurait lavés lui-même ses sous-vêtements. Je m’en fiche de toute façon, il a un prénom de merde qui fait vieux, m’avait-elle dit, rugissante et laide de chagrin.

 

Lola s’était cherché des excuses bidon, des motivations saugrenues. Cet échec, qu’elle assimilait à une revendication féministe, renforça son exigence d’indépendance même si elle masqua son accablement dans des coucheries torrides, en compagnie de garçons nettement plus trash et picoleurs qu’auparavant. 

Je ne suis pas celle qui lui donne des leçons de vie, je ne suis que sa meilleure amie. Celle présente si elle débarque tard le soir. Celle prête à lui préparer un chocolat chaud rempli de whisky et d’un soupçon de chantilly dégoulinant lorsqu’elle va mal. 

De toute façon, sa mère endosse à la perfection ce rôle, elle excelle dans l’idée de ramener sa fille sur le chemin de Dieu et la sortir des immondes vicissitudes et du passage tortueux qu’elle a emprunté. Lola voit rarement sa mère, c’est trop de peine et d’affliction concentrée cette femme, pense-t-elle. Elle n’a pas tout à fait tort. Louise a perdu son éclat de vie le jour où son mari bien aimé a cassé sa cigarette à la suite d’une crise cardiaque inopinée. Lola est un peu morte ce jour-là, moins que sa mère qui a trouvé refuge dans la bible et sa foi. 

Elle me voit, ça lui suffit à être heureuse. Lola ne passe pas une journée sans me passer vingt à vingt-cinq coups de fils rapides si elle va bien, cinq à sept si elle déprime. Lola déprise rarement, elle a des périodes sombres mais elle se relève vite. Parfois, j’entends un écho au bout de mon salon, ou une voix off à côté de moi. C’est elle. Elle me téléphone de sa voiture et poursuit sa conversation écroulée sur mon sofa couleur fraise des bois, un must de toute beauté acheté à un prix dérisoire. Elle ne raccroche pas, oubliant que je suis face à elle. Trop de choses à me dire.

Lola passe me voir aussi souvent que son boulot trépidant le lui permet. Elle adore s’asseoir impudique par-dessus la cuvette de mes toilettes pendant que je prends ma douche. Elle me raconte sa vie de débauche de l’autre côté du rideau, je n’entends qu’un mot sur deux à cause du bruit de l’eau.Ben a appris à conjuguer avec sa présence constante, sauf la journée ou elle l’a surpris déboulant telle une folle déracinée dans la salle de bain. Elle pensait que j’y étais. Je n’y étais pas, Benoît oui qui venait de terminer sa douche. Elle vécut mal qu’il soit indécent au point de se présenter dénudé face à elle. Elle eut le toupet de lui lancer un hypocrite : 

 

-  Si ça doit encore arriver, mets au moins un maillot de bain. Limite un string si t’as besoin de t’exhiber mais évite s’il te plaît de te présenter à poil si je suis là. En plus ça fait un mois que je n’ai pas baisé, je ne t’explique même pas.

Don’t act.

Elle peut être de mauvaise foi des fois. 

 

Ben a installé des verrous sur chacune des serrures et a appris à fermer les portes à clé. Il voulait éviter un nouveau drame. Et nous sommes restés un trouple, le cul en moins entre eux, jusqu’à ce qu’il nous délaisse. Lola envahissante, Ben obscur se marient à la perfection.Je devrai dire « Se mariaient » puisqu’aujourd’hui, elle passe son temps à l’insulter au cas où elle doit l’évoquer. Elle le fait par dépit, elle le fait parce qu’elle est agitée de ce gâchis. Elle le fait par fidélité car elle pense que ça me fait du bien de l’entendre l’injurier. Si j’avais assez de force, je lui demanderai d’arrêter ses salades. Je lui intimerai l’ordre de ne pas abîmer leur relation, en lui confirmant qu’elle a développé, au fil des années, un lexique riche et intriguant. Le nombre de mots qu’elle connait pour défendre une seule idée est hallucinant, d’une qualité prodigieuse.

Mais je n’ai pas encore suffisamment de vigueur. Je le lui dirai sans nul doute un jour. Un seul combat à la fois. Pour le moment, c’est mon mur. 

Il a pas mal souffert, je ne savais pas que j’avais autant de force. Je m'imaginais souffreteuse et à l’article de la mort, je m’aperçois que je suis vivante bien que mi-figue-mi raison en contemplant mon œuvre. Fière de ma bravoure, piteuse du résultat.  Auguste passe près de moi alors que je suis face à mon désastreux coup d'éclat et ne m’épargne aucun soupir entendu en partant chez son copain Max. J’aurai apprécié quelques phrases, me serai contentée d’une parole. Il ne moufte pas, se transforme en Travis Barker et disparaît.

Je reste longtemps assise, intriguée. J’admire mon tableau déplorable qui me fait penser au Radeau de la Méduse. Les bras ballants le long de mon corps, je bouffe inutilement des minutes de retraite, Lili va bientôt rentrer. Il ne me reste que trois heures et trente-huit minutes jusqu’à son retour, que treize mil quatre-vingt secondes si je veux effacer les dégâts.

Tic-Tac, Tic-Tac, Tchi que Ti. Bordel ! Je pensais m’être débarrassée de l’autre coucou mais il couine autour de mon cerveau, identique à un mantra diabolique ressuscité des morts. Il attaque sournoisement mes synapses et fous le bordel au-dedans de mon crâne. 

Je me sens faible. Mon corps tangue à droite, prémisse d’un AVC j’en suis convaincue. Je fais un début de crise d’angoisse, des spasmes bilieux remontent le long de mon œsophage. Je crois que je vais mourir ici et maintenant, sans personne prêt à me tenir la main. Je suis hypocondriaque depuis que j’ai appris ce mot, à mes six ans.

Tremblante de la pointe de mes pieds à la base de mes racines, je ressemble à une fana de techno victime d’une vilaine redescente, à cause d’un abus de produits stupéfiants coupés à l'éther. Reprenant peu à peu pied, je me prends un coup de massue derrière les oreilles lorsque je réalise les conséquences de mon outrageux coup de nerf. Je sais que je dois réparer très vite cette paroi, elle gît effrontée sous mon regard de Llorona.Il n’y a qu’une issue à cette désolation, agir.

Mes enfants, déjà perturbées par notre turbulence matrimoniale, seront confus s’ils assistent à un tel désastre. J’ai déjà oublié qu’Auguste a été témoin de ce désordre domestique, il est sorti.

Incapable de me calmer, je m’enfonce et délire sur un futur sombre. J’imagine mon fils en junkie transgenre, exigeant de récupérer son membre viril malgré son opération réussie. J’entrevois Lili en adolescente rebelle, percée sur la narine et le mamelon droit, ses cheveux blonds orangés rasés la moitié de la tête.

Oui il n’y a qu’une issue à cette désolation : réagir puisque je refuse d’être la cause de leurs traumas et l’origine de leurs déboires imminents. Je leur ai fait porter assez en les mettant au monde.

Débordée de l’étendue de ma désastreuse idée mais maintenant prête à en réparer les conséquences, je me ressaisis brièvement, quasi elliptiquement, et m’écroule par terre au milieu des boulons qui m’écorchent les mains. 

Le chemin de la reconstruction va être long, mais je suis bêtement soulagée car pour la seconde fois de ma demi-journée, je larmoie, je me vide de ma peine sur le parquet. Moi qui avais gardé enterré mon chagrin depuis la fuite de Benoît, je gerbe des flots de pâtes chinoises que j’ai pourtant mangées deux jours avant. Je me souviens que c’est le seul repas solide englouti en cinq nuits, l’unique fantaisie que je me suis permis après que Lola se soit envolée vers San Francisco. Elle revient prochainement. J’attends son retour fébrile. Elle me fera des plats cocoonings, j’en rêve depuis son départ. Lola est une cuisinière hors pair, une férue des goûts qu’elle encense d’épices et de saveurs ensorcelantes. J’adore sa cuisine.

Mais elle n’est pas rentrée. Alors il n’y a que moi et mon balai brosse capables de nettoyer ce fatras. Convaincue que je dois me secouer, je prends appui sur le manche, me vient une image étrange que je préfère taire et je pose un genou à terre. Ma main se soulève d’un mouvement imperceptible, elle se redresse en haut du mat. La tête baissée, je ressemble à un vassal prêt à prêter serment de fidélité à son seigneur et maître : Le mur défait. 

Je veux lui prouver et lui promettre que je ne referai jamais de telles bêtises, qu’il ne percevra plus aucune agressivité de ma part. Il ne doit pas s’émouvoir chaque fois que je passerai près de lui, notre cohabitation serait compromise s’il a peur de moi. Je marmonne en reprenant mon souffle, je crois que j’ai du vomi en bas de ma chemise blanche et au bout de mes cheveux. L’odeur est désagréable. Trop chargée de gin, de vin blanc, de carolan? Je ne me rappelle pas ce que j’ai bu hier soir, certainement un mélange savant de tout cela. C’est redoutable les mélanges.

Dég.

Je suis persuadée d’avoir assez ouvert les vannes aujourd’hui. Pas tout à fait parce que, lorsque Lola débarque, qu’elle me regarde stupéfaite de ce qui s’étale devant moi, près d’elle, en face de nous, j’ai un dernier sanglot que je hurle dans ses bras.

Elle ne parle pas, elle me berce, me caresse ma joue d’enfant et les cheveux, uniquement le haut de ma tête, il y a trop de résidus en bas. Je me laisse aller contre la douce chaleur de ses seins. Apaisée, je sais que je vais survivre, au moins ce soir, parce qu’elle est là. 

 

-  Bordel de merde, c’est fou comme ça pue ici. T’as cuisiné de la soupe puante ou quoi ? On dirait l'odeur de Satan sur son trône d’oignons pourris.

 

Une phrase à la Lola.

J’éclate de rire. Je suis vivante.

 

 

II-Les désastreuses aventures de l’orphelin Auguste

 

 

 

Auguste rentre peu de temps avant le retour de Lili, nous avons fait place nette durant son absence. Il ne reste qu’un infime bout de l’énorme trou que j’ai délibérément creusé toujours visible. Lola a couru où elle a pu me dégoter une affreuse tapisserie fleurie qu’on a clouée jusqu’à ce que demain, je fasse appel à une vague connaissance qui fait des merveilles de ses mains. Je ne dis pas cela parce qu’un jour, il a habilement mis sa patoche dans ma culotte. Je l’affirme parce qu’il a construit mon escalier. Mes copines me l’envient, il est de toute beauté.

Nous avons débarrassé les débris, jeté les bouts de Titine dans l’auto, aspiré les résidus, lavé à grande eau le parquet et mes cheveux, fait une lessive. J’ai même eu le temps d’enfiler des vêtements propres.

Il nous trouve assises sur un tabouret à papoter, je rie des exploits de Lola aux USA. Il ne se doute pas qu’il y a trente minutes, nous étions à quatre pattes, essayant de sauver mon collier coincé dans les rainures du parquet. Je le vois qui brille, le bijou, pas Auguste. On a abandonné l’idée de le récupérer après que Lola se soit cassé un ongle fraîchement manucuré et qu’elle se mette à pester d’un tel carnage.

 

-  Merde, c’était du vernis Américain.
- C’est quoi la différence entre l’Américain et le Français ?
- Heu. Il vient de l’Amérique. Pas de la France.
- Ah d’accord. Et ça change quoi ?
- Ça change de continent. Donc tout.
- Je vois. 

 

Je ne vois rien mais à quoi bon la contrarier. Elle est là, c’est le principal.

De retour de chez son copain, Auguste s’apprête à rejoindre sa chambre sans se soucier de moi, il est encore sous le choc de mon étonnante attitude. Il entend sa marraine rigoler aux éclats au moment où il s’engouffre dans les escaliers et fait alors crisser ses semelles sur le lino. Ça laisse une vilaine trace noire au sol, je me retiens de lui faire remarquer qu’il abuse. Il déboule près de nous, un large sourire de contentement illumine son visage. Il est beau quand il est rieur. 

Mon fils admire Lola, heureusement que je ne suis pas jalouse sinon je pourrai mal le vivre.

 

-  Salut.
- Oh hello mon Lapinou, tu vas bien ?
- Super et toi ? Alors les États-Unis ? C’était frais ?
- Surfait Auguste, on en fait tout un plat, je me demande bien pourquoi. Plutôt frais en effet, ce n’est pas l’endroit le plus chaud de la terre. La brume m’a plombé le moral, il fallait que je parte. 

 

Elle était revenue dans la précipitation, son instinct lui avait commandé de prendre un billet et de venir me voir. Son anxiété intuitive s'était transformée en besoin irrépressible de rentrer, elle avait pressenti une urgence vitale d’être à mes côtés. Elle n’était pas déçue de cette décision prise sur un coup de carte bleue. Même si elle avait dû payer de sa poche une partie du billet, celle qui coûte cher quand on change sa date de réservation, elle s’en fichait. Elle ne s’inquiétait pas davantage de la réaction de son boss qu’elle avait bazardé sur place, au milieu d’une négociation de contrat juteuse. 

Lola bosse dans le show-biz. Je n’ai toujours pas compris ce qu’elle y fait. Je sais qu’elle gagne beaucoup d’argent et que des requins essaient de la harponner, ils veulent la débaucher. S’ils savaient. Elle refuse de quitter son patron, elle lui est fidèle.

C’est sûrement le seul produit masculin qui a réussi cet exploit. Je la comprends, Marc est un véritable ravissement. J’ai longtemps espéré qu’elle tombe sous son charme, il serait son mec parfait. Je lui en ai parlé un jour, elle m’a regardé d’un air de dégoût manifeste et de désapprobation majeure :

 

- T’es malade ou quoi, c’est vraiment une idée pourrie. Purée je ne berce pas dans l’incestueux. Je suis barge mais pas à ce point-là, m’avait-elle alors déclaré, vexée, franchement écœurée.

 

C’était alors.

Auguste ne me regarde pas, il me contourne excessif, aussi loin qu’il peut, et se dirige jusqu’à notre Liebherr chercher du lait et se servir deux grands verres qu’il boit d’une traite. Il ne sent pas le liquide blanc couler le long de sa barbe naissante. Par honnêteté, je devrai dire le long du duvet disséminé sur son menton mais je crois que j’ai hâte qu’il grandisse. La vertu attendra.

Il ose enfin un croisement de cils, son regard est fugace et haineux. Je le vois fielleux, mais peut-être est-ce le fruit de mon imagination torturée ? Envahie par l’étrange sentiment que mon fils est devenu un étranger belliqueux au sein de notre domicile, un ennemi au cœur d’une guerre des tranchées dont je ne maîtrise aucune position, je me protège de son fiel et me déconnecte de leur conversation. Ils ne se soucient pas de ne plus m’entendre, emportés dans leur complicité fraternelle.

Je m’éloigne d’eux en rampant, ma crise a laissé quelques abattements. J’ai la chance qu’ils n’aient pas suivis mon manège, ma démarche est instable. Assise en posture de yoga restaurateur dos au canapé, je laisse mes pensées divaguer, le fil sillonner les années à contre-courant. Les souvenirs m’assaillent, s’imposent à moi sans que je parvienne à freiner leur course folle. Je m’affale sur le tapis au bout de trois minutes, cette position est intenable un lendemain de cuite.

Les causeries mondaines de Lola et Auguste me bercent. J’entrevois des bribes de « T’es sérieuse, t’as vraiment fait ça ? », de « A bien y réfléchir je ne devrai pas te raconter cela mais bon…Tu n’es plus un enfant alors je t’explique comment c’est arrivé » et d’autres jobarderies salaces. 

Leurs paroles me charment même si je sens que Lola dérive quand elle lui raconte son dernier exploit sexuel auprès d’un cow-boy rencontré à une soirée country de seconde zone. Elle a craqué sur les santiags du bouvier. Il les a gardées à sa demande pendant qu’elle le chevauchait.

Je sais qu’en mère responsable, je devrai intervenir, lui imposer de ne pas évoquer ces détails intimes qui ne regardent pas Auguste. Je pourrai la sommer d'épargner à mon fiston ces scènes érotiques torrides et tordues mais il est si détendu, si plaisantin et j’aime le voir ainsi. Alors je la laisse faire. 

L’écouter s’esclaffer m’apaise. Peu importe finalement ce qui crée cette excitation, ses joues couleur coquille d'œuf sont le signe physique qu’il est en vie, ce dont je doutais ces temps derniers. Et surtout sa mine joviale me donne l’espoir qu’un jour c’est avec moi qu’il se posera, décontracté et apaisé, nous deux buvant un verre de vin et picorant des cacahuètes au wasabi pendant que la soupe que l’on va partager grésille sur la plaque de cuisson. Je nous imagine bavasser et nous rappeler ces distances qu’il nous a imposées lorsqu’il avait seize ans, comblés d’une forme de mélancolie à retardement.

      Mon visage sourira, strié de ridules, témoignage tenace du temps passé, moi vieille et lui désormais adulte. Il se moquera de lui, de celui qu’il était. Nous nous amuserons ensemble de ses humeurs adolescentes à géométrie capricieusement variable qui nous ont éloignés le temps d’un battement de mois. Nous nous raconterons assurément nos belles histoires de vie, parlerons du premier livre que nous avons tant aimé, du dernier film que nous avons tellement détesté, du temps qu’il fait et de la météo en berne. Nos causeries seront frivoles, empreintes de courtoisie familière, de compréhension respective. Nous serons heureux.

Je sais qu’il n’est pas l’heure de jouer ces rôles ni d'endosser le costume mère-fils bénis d’une relation garnie de compréhension et de respect mutuel. Nous ne le pouvons pas encore, ce n’est pas le moment.Auguste est au segment de son enfance et du grand qu’il deviendra et je ne fais pas partie de l’équation. Il a besoin de me rejeter, seul moyen de s’affirmer. De me mettre à l’écart, seule façon d’avancer. De me torpiller, seul biais pour devenir.

Et ce n’est pas parce que je le sais, j’ai lu la totalité des magazines psychologie qui traitent des relations parents ados, que ça ne me donne pas envie de lui décoller une baffe monumentale chaque fois qu’il m’envoie bouler au fond du but. Il me fait sentir vieille bouse, je déteste ce sentiment. Autant qu’il me toise du haut de son mètre quatre-vingts avec l’envie de vomir.

Entre nous tout est sujet à disputes, à discussions enflammées ou silences mortifères et il en est l’unique responsable. J’en suis convaincue.

Parce que moi, je n’ai pas changé. 

Hormis des kilos superflus et des hanches arrondies, un infime affaissement des joues, une chevelure davantage clairsemée, je suis restée la même.

J’ai certes détaché mes doubles couettes que j’ai remisées à l’intérieur d’un chignon strict et dit adieu à mes vieux pantalons patte d'eph en velours rêche, troqués contre des vêtements académiques.Oui, j’ai débarrassé mes placards de mes anciens verres de cantine, remplacés par de magnifiques hanaps et des flûtes rosées que je sors lorsque nous recevons. Ils se fondent à merveille dans la décoration de ma table et ravivent l’éclat des bougies qui se reflètent sur le visage de mes convives. Oui j’ai basculé du mode bringue-teuf-cannabis et vomi systématique au modèle doigt levé lorsque je glorifie la nouvelle année en compagnie de mes amis. Mais je le fais uniquement afin de suivre les recommandations de mon ostéopathe qui m’a vivement conseillé de faire des mouvements doux. Ça m’aide à soulager mon instabilité articulaire. Je fais un début d’arthrose.

Oui, je peux concéder que j’ai peut-être moins de patience, que je souris et ris laborieusement. Qui pourrait me blâmer ? Je croule sous le poids des responsabilités, ce n’est pas ma faute.D’accord, je m'aperçois si je dois y songer, que je raisonne en termes d’optimisation et d’efficacité où chacun a une fonction spécifique au sein de notre foyer. J’étais peut-être spontanée auparavant. 

Et alors ?

Auguste ne me reprochait rien tant qu’il était petit. Il allait là où je lui demandais de se poser et mangeait d’un appétit d’ogre ce que je lui préparais. Il s’émerveillait de petites choses : une balade à la montagne au timbre d’un cours d’eau déchaîné, une bataille à l’encontre des vaguelettes à la plage, ses petits pieds et ses lèvres bleus de froid. Comment pouvais-je être si immature d’ailleurs, il aurait pu mourir d’hydrocution. 

Bébé, il ne faisait pas de caprices, pas de simagrées. Il était un bambin rondouillard habité d’une curiosité de vie insatiable, un être lumineux arrivé sans crier gare dans mon corps, tel un embryon squatteur sans contrat de bail.

Jusqu’à lui, je voyageais léger, privée de surpoids de bagages à l’enregistrement. Ingénue, je vivais l’instant présent et n’avais pour seuls baises en ville que mes langueurs d’adolescente, mes comédies de fille pré pubère, mes caprices d’enfant mal léchée. J’étais loin de me douter que je passerai du statut de fillette à celui de mère en l’espace d’une fête un chouia arrosée et d’une contraception gerbée sur la moquette d’un appart sale et odorant.

J’aurai pourtant pu ne pas céder ce soir de mars quand mon mec de l’époque m’avait bafouillé un bizarre :

 

-  Toi je vais te tordre… et pas qu’un peu.

 

Il m’avait niqué frugalement, pas très longtemps ou alors je ne me souviens pas. Il avait raison lorsqu’il m’avait dit :

 

- Avec ce que je vais te mettre, demain t’as un morveux dans le placard.

 

Je n’étais pas amoureuse d’un gars éveillé, il était très différent du prince charmant de mes contes de fées. Les seuls atouts de ce gentleman étaient la taille impressionnante de son sexe et le fait qu’il avait toujours de l’herbe fraîche qui embaumait son une pièce bordélique.

Julien ne mentait jamais, il était d’une honnêteté enfantine. J’aurai sûrement préféré, à cette époque, qu’il soit moins intègre. Trois mois après cette nuit d’ivresse, j'avais sur le rebord de mon lavabo la preuve que j’avais fait l’amour avec pour seule protection un tee-shirt AC/DC et une paire de chaussettes désassorties et trouées. J’étais morveuse. 

Ce soir, vautrée sur mon sofa, j’ai des souvenirs confus de l’après-midi précédant cette fiesta diaboliquement enchanteresse, celle de la conception de mon enfant. Je me rappelle des bières chaudes et des joints de beuh chargés que l’on s’était échangés tous les deux au réveil. Mon père m’autorisait à dormir chez lui quelques fois, il aurait dû dire non.Je me souviens aussi d’une culbute aux alentours de quinze heures, durée seize minutes préliminaires comprises, suivie d’une micro sieste sous une couverture désagréable d’humeur douteuse. Elle sentait le renfermé.

Je revois un réveil pâteux et une énergie vite retrouvée à l’instant où débarquèrent nos copains en fin d’après-midi. Nous avions organisé une veilléejeux de rôles, sauterie rapidement transformée en fête de débauchés alcoolisés et dépravés. Nous étions graves.Je me remémore enfin les tonnes de verres d'alcool en plastique éparpillés au sol, vides ou à moitié vidés. Il y en avait partout.

Son logement était glauque, la décoration minable. Julien collectionnait les cendriers, il habillait sa maison de Bergers Anisette et d’Aveze liqueur qu’il ne vidait pas. Ils débordaient de cigarettes, de pètes et de papiers de bonbons à la menthe. Nous avions frôlé la catastrophe ce soir-là, à cause d’un début d’incendie dans l’un d’eux. Une fille enrhumée avait eu l’idée idiote de déposer une dizaine de kleenex dégoulinants de morve sur la table, trop proche des cendars. Ces mouchoirs, hautement inflammables, ne mirent que cinq minutes à s’embraser après qu’une clope allumée tombe de la montagne de saletés. 

Personne ne réalisa que ça chauffait jusqu’à ce que la table commence à prendre une vilaine couleur marronne et que l’émanation de fumée devienne étouffante. Nous étions défoncés, notre cerveau embrumé n’intégrait aucune information. Alors certains attribuèrent leur toux au bang trop tassé, d’autres à une blague douteuse de Juju notre hôte, tout à fait capable de déclencher un feu au milieu de son studio.

Il était barré. 

C’est Lola qui, rejouant une scène de notre enfance, prit les choses en main et éteignit les flammes au moyen d’un vieux seau rempli de toiles d’araignées. Je me trouvais sur la trajectoire du brasier. J’avais poussé un hurlement d’effroi, Julien n’avait pas d’eau chaude et c’était l’hiver, les canalisations étaient gelées. J’aurai pu, à quelques degrés près, me prendre un bac à glaçons en pleine face. Lola avait eu un coup de génie sauf qu’elle n’avait pas vérifié la température de la baille. Elle était glaciale. 

Au contraire de l’ambiance folle, tout le monde rigola gras en me voyant désolée et larmoyante, tous sauf Lola, ma sauveuse :

 

- Lou, pas de panique, je gère, m’avait-elle rassurée.
- Mais je panique Lola, je panique. Je gèle.
- Mais non. Attends, je t’arrange ça.
- Fais vite Lola, j’ai froid.
- Attends que je trouve de quoi te sécher. Ah, c’est bon.

 

Elle attrapa ce qu’elle avait sous la main, un des mouchoirs de la fille malade, et me nettoya le visage. La sensation de roupie épaisse sur mes yeux et mes joues me prirent instantanément aux tripes. Je dégueulai immédiatement mon risotto et ma pilule contraceptive, sans m’apercevoir qu’elle se trouvait au milieu de bouts de riz à peine digérés.

 

- T’es toute propre, m’avait-elle dit alors que je me vidais sur le plancher, fière de son forfait.

 

Je ne réalisais pas que je prenais des risques chaque fois que nous nous aimions avec Julien, j’avais d’autres préoccupations. Devenir mère ne faisait pas partie de mes plans de carrière. Je n’envisageais pas de demain à cette époque. Alors m’engager dans un contrat en viager, un mouflet cramponné à mon utérus qui, une fois le bail signé, décida qu’il ne quitterait pas les lieux, ce n'était pas mon rêve. 

Mon cycle menstruel est lunatique, je ne m’étais pas inquiétée sur le moment du retard de mes règles et j’avais continué mon destin, insouciante des changements de mon corps. Je poursuivais les fêtes, les cours, l’amour, les devoirs le soir, les repas en famille et le rangement de ma chambre les dimanches après-midi. Il n’y avait que la fumette que j’avais arrêtée. Elle me rendait malade, la fumée des joints m’indisposait.

Je me sentais entre fatigue intense et plénitude totale. J’allais globalement bien même si mes seins étaient tendus. Ils ressemblaient à deux paupiettes emprisonnées dans une ficelle alimentaire. Mes nichons zébrés de veines bleutées et apparentes étaient douloureux. Mais tout ceci était anecdotique, je profitais de ma vie trépidante de midinette et ne prêtais pas attention aux signes annonciateurs d’un désastre programmé.

J’avais bien sûr mollement flippé en remarquant ces transformations. Pas assez pour consulter un médecin. De toute façon que pouvait-il m’arriver à seize ans à part souffrir d’une dépression légère ou d’une poussée tardive de furoncles sur le front ?

Lola comprit la première je pense. Elle trouvait étrange que je m’endorme continuellement au beau milieu de nos conversations bouillonnantes, que je pleure épisode après épisode devant « Amour, gloire et beauté », que je mange toutes sortes d’aliments mal assortis. Je me régalais de chantilly à la sauce pesto, d’épinards au chocolat noir, de choucroute aux huîtres congelées, de cornichons au coca-cola.

Elle brisa mon doux rêve de normalité en me posant une question anodine un soir d’hiver :

 

- Lou, t’as eu tes règles ce mois-ci ?
- Mes règles ?
- Oui tu sais le truc qu’on a nous les filles. Ce truc qui nous dit que tout va bien.
- Je ne me rappelle pas... Hum... Peut-être... Non en fait, je ne crois pas… Merde. Non !!!
- Habille-toi Lou. On doit aller à la pharmacie.
- A la pharmacie ? Pourquoi ?
- Pour toi.

 

Nous nous étions retrouvées aux portes d’une officine loin de mon domicile, rue des Français. Incarnées en dragon Japonais, nous traînâmes incognito dans le lieu, de rayons en rayons, durant de longues minutes. Lola rangeait au fond de notre panier un tas de produits inutiles : des gels éclatants, efficaces pour la beauté de la peau et du cuir chevelu, des pinces à épiler et des coupes ongles médicinaux. Elle le remplissait d’objets absurdes et chers. Stressées à l’idée de commander un test à la pharmacienne, nous perdions du temps dans les allées, allant et venant d’un bout à l’autre du magasin. Nous parlions en sourdine, concentrées sur notre but :

 

- Lou, tu vois quelque chose ?
- Non, et toi ?
- Non, rien. Et toi ?
- Heu, pas plus qu’il y a deux secondes.
- ls n’en ont peut-être pas. C’est vieux ici, les vieilles ça tombe pas enceinte ?
- Bein avec les progrès de la science, peut-être.
- Ah oui. Pas faux, avait conclu Lola.

 

La laborantine suivait de loin notre manège Nippon, ma tête au-dessus de celle de Lola, nos regards obliques, chacune cherchait l’étagère réservée aux femmes avides d'être rapidement soulagées d’un poids lourd à porter. Malheureusement, nous ne découvrîmes pas les secrets de son alcôve et dûmes nous résoudre à solliciter son aide :

 

-  Bonjour Madame, avait poliment introduit Lola. 

Je me cachais derrière elle, Lola est grande. 

-  Bonjour Mesdemoiselles. Avez-vous fait votre choix ou vous faut-il autre chose ? nous avait-elle interrogé alors que je me ratatinais de plus en plus, perclus de honte.

 

Allez savoir pourquoi, Lola prise d’une crainte irraisonnée, commença à lui demander toutes sortes de marchandises destinées à soulager sa soudaine crise hémorroïdaire et sa mycose tenace. Je pouffais d’appréhension et d’impatience, un poil gênée de l’étalage anatomique que Lola faisait de son arrière train. J’avais le sentiment oppressant que si je ne réagissais pas, nous serions encore là à l’heure du souper. Je pris alors mon courage à une voix :

 

-  Ma copine veut savoir si vous avez des tests de grossesse, c’est pour sa petite sœur.

 

Raclement de gorge de la dame qui se demandait quel âge pouvait avoir la petiote, vu que nous ne faisions pas bien vieilles nous-mêmes. Éclair de lucidité au fond de son regard quand elle m’avait parlé :

 

-  Depuis combien de temps n’as-tu pas eu tes menstruations ma petite ?
- Trois mois Madame. Lola est fille unique.

 

Ce mensonge dévoilé fut une vérité difficile à exprimer même si j’avais ressenti un énorme soulagement à la faveur de son sourire compatissant. Elle m’avait poussée à comprendre qu’il ne sert à rien de mentir, surtout lorsque l’heure est grave. Sûre de mon choix, j’avais alors attendu, angoissée, le retour de mon paternel Mathieu le soir. Je lui devais cette vérité :

 

-  Papa…

J’étais à sec d’idées, je ne savais pas comment lui confier mes déboires récents. Pas Lola, elle a réponse à tout :

-  Elle est enceinte mais ce n’est pas de sa faute. C’est Julien qui n’a pas nettoyé son appartement. Du coup, elle s’est pris de l’eau sur le visage, et a vomi sa pilule. Je te jure, elle l’avait prise à l’heure mais elle a été malade à cause de la morve d’une fille enrhumée. Voilà, tu sais tout.

 

Lola était gonflée d’arrogance d’avoir expliqué ce que je ne parvenais pas à dévoiler. Moi je me disais que sa thèse manquait de reliefs et que mon père devait halluciner.

Il ne s’écroula pas durant sa confession, bien qu’il fut affligé d’apprendre mon sombre état de future mère. Il marmonnait des mots incompréhensibles, serrant fort entre ses mains humides la photographie de ma mère décédée. Il avait besoin d’elle, sans cela, il n’aurait pu affronter cette autre épreuve que la vie lui imposait.Je n’aurai pas du mais je m’étais fendu d’une crise de fou rire en regardant la tête catastrophée de mon père, avachi sur une chaise. Me revenait en flash, la réaction de Lola l’après-midi même, après que nous soyons rentrées. Mon attitude était inadaptée devant mes parents, on ne rigole pas face à la détresse de son père et mère mais il n’y avait rien à faire. Je ne parvenais pas à me contrôler.

Ce n’était pas la première fois que j’agissais ainsi, cela m’est arrivé toute ma vie. Je vis d’images inopportunes qui débarquent sans crier gare, elles me submergent la tête et me poussent à rire décalé dès que les situations sont graves. Je sais que c’est déstabilisant, surtout si on ne me connaît pas. Pourtant il n’y a rien à changer, je ne parviens pas à me maîtriser. J’ai perdu un boulot par le passé à cause de cela. S’esclaffer à l’annonce du décès tragique d’un collègue est mal perçu dans le privé.

J’étais pliée en deux, Mathieu et Lola me regardaient bonhommes, inquiets que je fasse une crise de nerf. J’ai la matrice fragile, elle flanche régulièrement. J’essayais pourtant de me ressaisir, de respirer par à-coups et plus je me concentrais, plus je m’écroulais. Surtout que j’avais face à moi leurs deux visages graves. Ils réagissaient à l’unisson, leurs épaules collées l’une à l’autre, leurs mains entremêlées. Mieux que leurs visages, c’était le souvenir de Lola hystérique qui me faisait marrer. Il me revenait sans cesse en boucle.

Lola s’était transformée en foldingue à peine les portes de la pharmacie franchies. Nous avions couru aussi vite que l’admettait le sac lourd de nos nombreux achats. Une fois passée la porte de ma maison, nous fonçâmes aux toilettes. Je n’avais pas envie de faire pipi, Lola courut alors piquer des bouteilles de bières dans le frigo. Elle les déboucha et me colla d’autorité deux goulots au fin fond de la gorge. Un haut le cœur plus tard, je pissais sur un tube damné, il ne mit pas deux minutes à sceller ma fatalité. Auguste. 

Lola, encore sceptique, m'écarta alors brutalement de la cuve que je ne parvenais pas à quitter, déroutée par cette annonce. Je m’étais retrouvée les fesses allongées sur le sol froid, les jambes ouvertes sans aucune autre protection qu’un gant de toilette attrapé à la hâte. Je n’avais que ce moyen de dissimuler mon sexe mis à nu. Il ne couvrait pas la totalité de mon intimité. Lola ne me regardait pas, occupée à introduire un second test au bord des latrines, nouvelle preuve que j’attendais un enfant.

 

-  On n’est pas dans la merde, fut la seule sentence échangée.

 

On savait qu’on paierait cher cette partie de jambes bourrées, condamnées à une peine d’emprisonnement ferme sans libération conditionnelle à la clé. J’étais définitivement enceinte.

Julien réagit bien. Il s’engagea, dès le lendemain, à une mission humanitaire au fin fond de la Libye. Il avait soif d’aventures et ne se sentait pas prêt à passer son BAFA. J’avais accepté son départ puisqu’il ne m’avait pas demandé mon avis même si j’avais discrètement attendu six mois un courrier ou une carte postale, un signe qu’il était vivant et qu’il s’intéressait à mon sort. Je n’étais plus amoureuse mais je pensais naïvement qu’en qualité de père, il avait un rôle à jouer. De mois de silence en semaines d’absence, il bascula de la mission d’amant à celle de connaissance lointaine, et de géniteur, avant de devenir le procréateur. Il n’exista finalement que par son diminutif intimiste. On l’appelait petite bite Lola et moi.

Mon paternel, que cette naissance prochaine avait ébranlé, exigeait des réponses de ma mère le soir caché dans sa chambre. Elle lui répondait aimante et pragmatique, il devait être là, un point c’est tout. Ce qu’il avait fait. 

Il avait été là à me tenir la tête le matin parce qu’après des premières semaines sereines, j'affrontais maintenant des nausées dégoûtantes et des dégueulis manifestes. Là à me conduire à mes examens médicaux et mes échographies. Je ne l’avais pas vu pleurer depuis le départ de maman, il chouina sur sa chemise jaune pâle en découvrant Auguste par automate interposé. Là à ranger ma chambre et à m’aider à apprendre mes leçons, sans lui j’aurai arrêté l’école. 

Continuer à y aller fut difficile. Je détestais la curiosité malsaine de mes camarades. J’étais devenue, aux yeux de chacun, un rat de laboratoire ambulant en l’espace de plusieurs semaines. Même la prof de bio prenait mon exemple en classe afin d’illustrer ses cours d’éducation sexuelle. J’étais l’inspiration qui lui permettait de détailler les méthodes de contraception à utiliser si on souhaitait éviter une grossesse non désirée.Devenue une capote sur pattes, un calendrier vivant, un stérilet hormonal, une pilule du lendemain, je me mettais en retrait des assauts des indiscrets.

Auguste grossissait, mon corps se transformait, je ne pouvais arrêter le temps. Mon papa, d’abord démuni, était davantage présent. Il me poussait hors du lit et m’accompagnait aux portes de mon lycée les matins. Je détestais ce lieu. Affronter la foule des filles partisanes, subjuguées par mon état de femme procréatrice et des garçons curieusement attirés par mes nichons énormes, était une torture. Je le vivais mal.

Lola me rendait la vie douce. Elle épaulait Mathieu, et pour la première fois, elle me parlait délicatement. Je paraissais une fillette leucémique en phase terminale lorsqu’elle s’adressait à moi. Elle sacrifiait ses samedis soirs et venait me couvrir d’attentions amicales. Lovées toutes deux sur mon matelas, sa main accrochée à mon ventre rebondi, elle palpait les mouvements vivaces de mon abdomen.

 

-  Oh Lou, c’est ça ?
- Oui Lola c’est lui.
- C’est normal qu’il bouge autant ?
- Je sais pas. J’ai jamais eu ça dans le ventre avant. J’imagine que oui.
- Si tu le dis, ça doit être vrai. C’est flippant quand même tu ne trouves pas ?
- Un peu.
- Bizarre. J’ai l’impression de palper de l’houmous mou.

 

On était admiratives et confuses du pouvoir de mon anatomie à accepter cet invité qui n’était pas sur la liste de mariage. Lola m’aspergeait de crèmes anti-vergetures afin que je ne souffre pas plus du regard des autres. Elle m’étouffait dans mon lit une place, alors mon père nous acheta une double paillasse confortable sur mesure. Je me sentais à mon aise au bord de cette grande couchette.

Cette épreuve dura six mois encore. Six mois à attendre qu’il nous rejoigne, moi ballottée d’incertitudes sur ma capacité à avoir un rejeton, j’étais une jouvencelle, mais plus en droit de rembobiner la pellicule ni de rejouer les scènes. Six mois, mon père gauche et secrètement béat de devenir grand-père. Six mois, ma Lola investie de toutes les missions et surtout de celles qu’on ne lui a pas demandées. Six mois, ma petite sœur largement oubliée au milieu de ce barouf.

Tout ce temps à manger des pâtes au jambon beurre et à grignoter des chips, allongée sur notre canapé. J’avais terminé ma crise gustative des premières semaines. Au plus grand plaisir de mon père, il en avait assez de remplir notre frigidaire d’aliments luxueux.

Les dernières semaines, j’observais mon corps à la loupe, ahurie et inquiète de ses changements morphologiques. Je flashais mes seins sensibles et lourds et mon ventre gras en guise de souvenirs. Je rangeais les photographies dans un album posthume, puisque je n’avais aucun doute sur le fait que j’allais perdre la vie lors de l’accouchement. 

Je regardais les kilos me dévorer les fesses, ressentant le poids de cette vie en moi. Radieuse de fatigue, de marbrures, de maux de dos et de tête étourdissants, de crampes et de brulures à l’estomac, mon sommeil perturbé et léger, j’étais de moins en moins autonome à cause de ma vessie fantasque et exigeante. Je le supportais difficilement. 

Six mois grisants à angoisser perpétuellement, gonflée d’émotions contradictoires et d’envies discordantes. J’avais un besoin maso de consommer des feuilletons abominables et glauques, ils m’aidaient à éprouver mes inquiétudes et ma tristesse.

J’étais pathétique.

Six mois de complétude totale.Six mois et enfin. Déjà ?

La délivrance.

Un mot magiquement féerique, le cri de vie de mon enfant nouveau-né et le début de ma nouvelle profession. Maman.

 

 

III- Game of Ludi

 

 

 

J’en suis là de mes souvenances et je ne m’aperçois pas que le soleil a décliné et que Lola et Auguste me regardent. Ils sont insistants. Leur brouhaha a fait place à un silence pesant, ils sont inquiets. 

 

- Lou ça fait cinq minutes que je t’appelle, tu ne nous entends pas ou quoi ? T’es sûre que tout va bien ?
- Évidemment, pourquoi veux-tu que ça n’aille pas ? 

 

D’ailleurs qu’est ce qui irait mal ? 

L’idée que mon aîné me déteste, que mon mec se soit barré, que ma fille refuse de dormir seule depuis et que ma meilleure amie me retrouve accablée suite à une espèce de bouffée délirante de détresse. Celle que mon boss m’a convoqué demain matin, il veut remettre mes pendules à l’heure de la productivité parce que je suis, selon lui, moins compétitive en ce moment.