Métaphore du rapide - Jérôme Parisse - E-Book

Métaphore du rapide E-Book

Jérôme Parisse

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Beschreibung

En Australie du Nord, les membres d’une expédition de rafting sont confrontés à une descente de rapides difficile et dangereuse, transformant une simple aventure en un huis clos étouffant. Se heurtant alors à trois individus armés et menaçants, chacun se retrouve face à ses propres démons et la descente tourne au cauchemar. Luttant pour sauver leur vie, les coéquipiers vont devoir jouer le tout pour le tout. Une surprise de taille les attend. Elle va remettre en cause leurs convictions les plus profondes.

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Jerome Parisse

Métaphore du Rapide

1

Nous faisions face à un ennemi sournois, la gorge serrée, le front dégoulinant et le cœur affolé, serrés les uns contre les autres sur un rocher plat et glissant surplombant le Mur de Berlin.

Nous étionsonze.

Autour de nous, la jungle du Nord de l’Australie, épaisse, sombre et saturée de fougères arborescentes, répandait son odeur sucrée d’humus en décomposition. Nous ne le savions pas encore, mais ce satané destin nous attendait au tournant, et bientôt nous ne serions plus queneuf.

Le Mur de Berlin en Australie ? J’ai toujours pensé que c’est l’incongruité de ce lieu, l’incompatibilité d’essence même entre ces deux noms, diamétralement opposés par leur géographie, leur histoire et leur signification même, qui nous portèrent malheur.

On ne donne pas impunément le nom d’un endroit au passé aussi lourd que celui du Mur de Berlin sans encourir de risques majeurs…

2

Avec James, l’ami de toujours, nous avions immédiatement surnommé notre guide « le Che ».

Sa barbe sombre, ses yeux noirs, son franc sourire et son autorité naturelle nous avaient tout de suite fait penser au Che Guevara, le fameux révolutionnaire marxiste d’Amérique latine, même si notre guide ne nous avait rien caché de ses origines anglaises et irlandaises. Il était né et avait grandi en Australie, à Melbourne, mais sa passion pour le sport et la vie au grand air l’avaient amené dans le Nord tropical, où il travaillait comme instructeur de plongée et guide de rafting. Douce ou de mer, l’eau était son royaume, et pour quelque temps, nous serions ses sujets.

Le Che venait de nous surprendre en nous faisant signe de nous arrêter.

–Tout le monde à terre !

Phil, un brun plutôt petit mais costaud, originaire de Sydney, mâchoire carrée et sourcils épais, pensa faire de l’humour.

–Je croyais qu’on était venu faire du rafting, pas de la marche ! dit-il avec un sourire niais. Je n’ai pas les chaussures adéquates…

Il ne fit rire personne, et surtout pas le Che qui ne lui prêta pas la moindre attention.

–Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je, surpris par le regard sombre qu’avait pris notre guide.

–On est devant le Mur de Berlin.

–Et alors ?

–Et alors, vu que c’est un rapide de degré cinq et qu’il est tombé des trombes d’eau la semaine dernière, il doit frôler le degré six, me répondit-il d’un ton serein. On est donc obligés de s’arrêter pour regarder si on peut passer oupas.

Je me remémorai la leçon qu’il nous avait donnée quelques heures auparavant. Degré cinq : danger extrême, risque de blessure pour celui ou celle qui tombe à l’eau, et limite de la pratique commerciale du rafting. Degré six : danger de mort. Qu’on se le tienne pourdit.

–Et si on ne peut pas passer ? demandai-je en frissonnant.

–On met tout sur le dos et on descend à pied le long de la rivière.

Je regardai les deux rafts orange amarrés à un rocher à l’abri des remous, à quelques mètres de notre perchoir, ainsi que tout l’attirail que nous transportions, et fus pris d’un sentiment religieux aussi inhabituel que pathétique : je priai pour que nous puissions passer en naviguant.

Ce fut James qui bien sûr posa la question qui était sur les lèvres de chacun :

–Pourquoi ce rapide s’appelle-t-il le Mur de Berlin ?

–Tu vas tout de suite comprendre, lui répondit le Che, un léger sourire aux lèvres.

J’aimais cela chez lui : ses répliques laconiques, cette absence de réponse à une question qui allait se résoudre d’elle-même, cette économie de mots qui en disait plus que de longues explications. Il me rappelait un de mes anciens professeurs de mathématiques au collège, un petit sec avec une barbiche grisonnante qui était aussi silencieux et énigmatique que notre guide. Sauf qu’en ce qui me concerne, les mathématiques ne se résolvaient jamais d’elles-mêmes.

Je craignais cependant d’avoir compris ce à quoi notre guide faisait allusion. Je connaissais le Mur de Berlin pour avoir souvent séjourné en Allemagne et m’être rendu dans cette ville à plusieurs reprises avant la chute du Mur en 1989. Infranchissable et dangereux, voire même mortel pour quiconque avait l’audace de s’y attaquer, c’était comme cela que le Mur avait été construit. Je sentis mon estomac faire plusieurs nœuds sur lui-même.

Le Che nous fit monter sur un rocher plat légèrement en retrait pour jauger la situation. C’est une des sacro-saintes règles du rafting : quand on se trouve face à des rapides trop dangereux ou qui n’inspirent pas confiance, ou si le moment est venu de faire le point, tout simplement, on met pied à terre, on essaie de lire la rivière, on regarde par où on peut passer, on scrute, on analyse, on réfléchit, on hésite, puis l’on décide de tenter l’aventure ou pas. Si le cœur n’y est pas, il ne reste plus qu’à porter les embarcations et tout l’attirail à dos d’homme le long de la berge, ce qui est lent et bien sûr extrêmement pénible, et donc à éviter autant que possible. Personne ne vient faire du rafting pour se retrouver à marcher, chargé comme un baudet, le long des berges impraticables d’une rivière trop capricieuse pour être chevauchée.

À en juger par le silence de mort qui régnait au sein du groupe, notre analyse de la situation à tous convergeait.

Dans notre dos, la jungle, humide, fermée, presque hostile. Devant nous, un mur d’eau d’au moins trois mètres de haut et dont je n’osais imaginer l’épaisseur, percé de rochers noirs aux pointes acérées. Le courant qui menait au mur était traître, émaillé d’obstacles qui en rendaient difficile l’abord en ligne droite. Au pied du mur, l’eau écumait tout en tournoyant sur elle-même, prête à emporter dans ses profondeurs quiconque aurait l’audace de survivre à la descente.

J’avais autant envie de remonter sur le raft que de m’enfoncer un couteau dans le cœur – et encore, le couteau signifiait certainement une mort plus rapide. Le fouillis de la jungle venant lécher les bords de la rivière, il était clair qu’il nous faudrait des heures pour écarter la végétation et y tracer un chemin pour transporter canots et matériel, ne serait-ce que quelques mètres plus bas. Sans compter que dans la manœuvre, nous risquions de nous écorcher bras et jambes à certaines plantes basses et acérées que j’avais remarquées et qui foisonnaient à cet endroit.

Je compris alors ce que devaient ressentir les malheureux Allemands de l’Est qui avaient décidé de tenter le tout pour le tout et de franchir le Mur de Berlin dans l’espoir d’une vie meilleure à l’ouest.

Et je mesurai toute la folie de notre entreprise.

–Il faut passer entre ces deux rochers là-bas, dit Phil en désignant le courant d’un geste vague et en nous fixant les uns après les autres. J’ai bien analysé la situation, c’est la seule solution possible.

L’individu m’avait déjà paru insupportable, il me sembla soudain également d’une stupidité incroyable, et j’eus une folle envie de le jeter à l’eau pour voir s’il pourrait nager entre les deux rochers en question sans s’exploser la tête par la même occasion. Il paraît que la peur rend agressif ; j’en avais la preuve, claire et nette.

–C’est évident, continua-t-il en haussant les épaules. À droite, le courant mène directement au tourbillon central et je ne donne pas cher de la peau de celui qui y tomberait. Et à gauche, les rochers sont trop nombreux, ils empêchent de prendre de la vitesse. C’est bien au milieu qu’il faut passer. On est tous d’accord ?

Je n’étais pas entièrement sûr de savoir à qui il se référait par « on ». De toute façon, je n’étais pas d’accord.

–Je croyais que tu n’avais jamais fait de rafting, lui fis-je remarquer.

–J’ai fait du kayak en Tasmanie, le principe est lemême.

–Alors vas-y, montre-nous comment il faut faire, et on se rejoint de l’autre côté, lui dis-je avec un sourire encoin.

Il se raidit et me fixa en plissant les yeux, tel un chat s’apprêtant à bondir sur sa proie.

–Le rafting est un sport d’équipe, mon gars, dit-il. Tu devrais savoir ça. Puis il se tourna vers le rapide et ajouta : il faut absolument qu’on passe entre ces deux rochers, je le répète, c’est la seule solution.

Le Che ne daigna même pas tourner la tête, ce qui me fit sourire intérieurement malgré mon estomac noué. Il s’entretenait avec les deux autres guides, Ralph, un blond très sec et musclé, et Melanie, une rouquine athlétique à la coupe militaire et aux yeux d’un bleu franc. Trois guides pour huit touristes, c’était le ratio qui nous avait été imposé pour cette expédition, et personne ne s’en était plaint. Quand le Che se tourna vers nous, huit poitrines retenaient leur souffle.

–Vous allez tous rester ici, annonça-t-il au groupe. Je vais descendre dans le premier raft et Melanie prendra le second.

Soulagement général.

–Vous n’allez quand même pas affronter le mur seuls ? répliquaPhil.

Irrécupérable.

–C’est trop dangereux pour vous, répondit le Che sans trahir la moindre impatience. Et la forêt est trop épaisse pour descendre avec tout l’équipement. Nous allons franchir le rapide avec les rafts et nous vous attendrons de l’autre côté. Vous nous rejoindrez en vous frayant un passage le long de la berge. C’est compris ?

Huit poitrines reprirent leur souffle – je devrais plutôt dire sept, car il était évident que Phil avait envie de se suicider sous nos yeux. J’étais partant pour lui donner sa chance, et je ne devais pas être le seul, à en juger par les regards noirs que les autres lui lançaient.

Le Che prit place à l’arrière du premier raft, celui qui nous avait été attribué à James et à moi au départ. Il prit sa pagaie en main, donna une impulsion au rafiot et se dirigea vers le centre du rapide comme s’il allait faire quelques courses au supermarché du coin ou boire une bière dans son pub préféré. Je ne pus m’empêcher d’admirer son calme et sa maîtrise de soi. Lui qui allait droit à la mort ne s’était départi ni de son flegme ni de son sourire, alors que moi qui me contentais d’observer les événements depuis la sécurité de mon perchoir à moineaux, étais dans un état proche de l’apoplexie.

Je n’étais d’ailleurs pas le seul : personne ne pipait mot ; nous avions tous les yeux rivés sur notre guide. Peut-être était-ce un effet de mon imagination, mais il me semblait que même les oiseaux s’étaient tus, comme s’ils mesuraient le risque encouru et l’importance de ce qui allait se passer pour la suite de notre expédition. Le seul bruit auquel il était difficile d’échapper était celui du bouillonnement de l’eau autour des rochers à moitié submergés.

Et puis tout alla trèsvite…

3

Le Che donna quelques coups de pagaie vigoureux pour éviter un éperon rocheux dressé dans le courant et se retrouva tout de suite en haut duMur.

Il y resta suspendu dans le vide une demi seconde avant de descendre la chute comme une flèche – je devrais plutôt dire la survoler tant est qu’il la touchât à peine – et l’avant de son raft s’enfonça légèrement dans l’eau pour en ressortir aussitôt. Le Che contourna ensuite adroitement quelques rochers mal placés, s’élança à nouveau pour éviter un tronc qui lui barrait le chemin et menaçait de l’empaler, sortit du rapide pour se diriger vers le contre-courant, ralentit, et fit demi-tour pour nous faire face comme si de rien n’était.

Tonnerre d’applaudissements. Échange de sourires, tapes réciproques dans le dos et embrassades. Rien de tel qu’une trouille monumentale suivie d’un dénouement heureux pour souder un groupe.

–C’est bien ce que je disais, lâcha Phil en bombant le torse, il fallait passer entre ces deux rochers. Il a bien fait de m’écouter !

James me donna un coup de coude discret. L’envie de donner à Phil le coup de pied nécessaire pour survoler le Mur de Berlin la tête la première commençait sérieusement à me démanger, et je me demandai comment nous allions faire pour le supporter pendant les jours qui allaient suivre.

Vint le tour de Melanie.

La guide m’avait tout de suite plu. Elle faisait partie de ces personnes qui arrivent toujours à vous mettre de bonne humeur, même quand vous vous êtes levé du mauvais pied. Elle riait d’un rien, un rire en cascade qui partait de très haut, puis descendait d’un seul coup avant de remonter pour mieux redescendre à la manière d’un yo-yo. Contrairement au Che, elle n’était originaire ni de la ville, ni du Sud du pays. C’était une autochtone, une vraie, une fille des tropiques, née dans le Queensland du Nord, d’une famille australienne depuis de nombreuses générations et dont la vie tournait autour du bush. Elle avait tout fait : serveuse dans un bar, guide touristique, sous-chef dans une station-service, employée des postes, nourrisseuse de crocodiles, cueilleuse de fruits, chômeuse, aide-soignante, et je suis sûr d’en oublier. Le rafting, c’était son petit plaisir, son péché mignon, et elle aimait encadrer de temps à autre des groupes de touristes venus se frotter de près aux rapides de l’Australie tropicale.

Melanie nous adressa un sourire joyeux avant de saisir sa pagaie, puis elle s’installa à l’arrière de son embarcation pour se préparer à franchir le rapide à sontour.

Le groupe s’était relâché, les conversations avaient repris bon train, et le niveau d’énergie était revenu à son état initial.

Melanie commença par vérifier que tout était en place dans son embarcation. Il était amusant de constater à quel point son comportement différait de celui du Che. Alors qu’il s’était élancé dans le courant sans même attendre d’être assis dans son raft, Melanie prenait tout son temps pour faire une inspection générale. Je me demandais bien d’ailleurs ce qu’elle pouvait inspecter, puisque le raft était vide, à part le matériel solidement attaché à l’arrière, mais, de notre perchoir, elle avait l’air très affairée, regardant le fond du raft comme si elle venait d’y découvrir le trésor d’Ali Baba. Elle cherchait peut-être à dissiper une peur quelconque, mais je lui trouvai un air plutôt confiant.

–C’est pour aujourd’hui ou pour demain ? lança Phil à la cantonade avec un riregras.

Il n’obtint que quelques froncements de sourcils. Notre attention était portée sur Melanie et sur son inspection détaillée de l’embarcation, et la meilleure des plaisanteries n’aurait eu guère plus d’effet.

La guide nous fit un signe de la main avant de donner un coup de pagaie magistral et de s’élancer vers le milieu de la rivière.

–Au milieu ! Prends au milieu, nom d’un chien ! lui criaPhil.

Melanie répondit par un hochement de tête et positionna sa godille de façon à faire pivoter légèrement son raft vers la droite.

–C’est bon, continue comme ça, dit Phil, bien qu’elle fût déjà trop loin pour l’entendre.

–Tu aurais dû prendre le raft à sa place, lui dit James d’un ton agacé.

Je tournai la tête vers le rapide. Melanie était en train d’y faire une manœuvre peu ordinaire : son canot était positionné perpendiculairement au courant, et on la voyait donner des coups de pagaie forcenés sur sa gauche, sans grand résultat apparent, il fallait bien l’avouer.

–Elle essaie de se remettre dans le bon sens, nous expliqua Ralph.

Nous vîmes tout de suite qu’elle s’y était mal prise.

Je ne sais pas si c’est l’expression crispée de son visage ou l’angle bizarre que faisait le rafiot avec le courant, mais il n’y avait pas besoin d’être un expert en rafting pour comprendre que les choses ne se déroulaient pas comme prévu. Melanie tenta de redresser la barre pour remettre son raft dans le bon sens, mais elle n’y parvint pas assez vite et heurta une saillie rocheuse qui surgit devant elle sans prévenir. Son embarcation fit un tour complet sur elle-même avant de heurter un second rocher et de se retrouver le nez en arrière.

Les marches arrière sont toujours plus compliquées que les marches avant, c’est clair, et il en va finalement du rafting comme de la voiture. Par contre, si le volant d’une voiture est relativement maniable, la malheureuse petite pagaie qui sert à diriger le raft ne me paraissait pas faire le poids. Surtout quand on fonce vers le Mur de Berlin sans pouvoir regarder où on va… Melanie manœuvrant le courant avec sa pagaie me faisait penser à un dompteur essayant de raisonner un lion avec une plume d’autruche.

–Merde ! s’exclama alors Phil, témoignant d’une présence d’esprit remarquable.

Pour une fois, je ne pouvais pas lui donnertort.

Le Mur se rapprochait à une vitesse vertigineuse.

Le raft de Melanie rebondissait de rocher en rocher comme une balle de flipper, sans but ni direction. La pauvre guide faisait visiblement tout ce qu’elle pouvait pour reprendre le contrôle des opérations, mais même les néophytes que nous étions avaient compris qu’elle n’y arriverait pas. J’imaginais déjà notre rouquine de service décoller du haut de la chute, le cul du canot en arrière, puis être éjectée de son siège et atterrir la tête la première sur un rocher, ou pire encore, s’empaler sur une de ces redoutables branches dont le cours d’eau était hérissé.

J’avais depuis longtemps cessé de respirer. James s’était instinctivement agrippé à moi et me broyait le bras de ses doigts.

Par miracle, une centième de seconde avant d’aborder la chute, l’engin fou de Melanie se retrouva dans le sens du courant et nous reprîmes notre respiration.

Comme l’avait fait l’embarcation du Che quelques minutes auparavant, celle de Melanie se retrouva le nez au-dessus du vide où elle sembla suspendue pendant une éternité. Puis le raft descendit la chute la tête la première, la guide cramponnée à sa pagaie, avant de plonger dans les remous.

Le pneumatique ressortit très vite de l’eau, et pendant un court instant, nous entrevîmes une issue heureuse à la tentative de meurtre préméditée à laquelle nous assistions. Mais hélas, Melanie perdit à nouveau le contrôle du canot qui se mit à tournoyer au bas de la chute, menaçant de s’enfoncer sous la cataracte à chaque instant et d’entraîner la malheureuse dans son sillage.

Nous regardions la scène, tels les spectateurs tétanisés d’une corrida au cours de laquelle le taureau se retourne contre le toréador pour l’embrocher sans façon et le traîner dans le sable avant de l’envoyer valdinguer contre les palissades.

Et puis soudain, alors que nous ne nous y attendions plus, les remous éjectèrent le rafiot de Melanie comme une vulgaire brindille et il se retrouva propulsé en avant à la vitesse d’un bolide. Avant que la guide n’ait le temps de reprendre ses esprits, il s’écrasa contre un éperon rocheux.

Melanie tomba à l’eau et disparut dans les tourbillons.

Les tonneaux insubmersibles dans lesquels nous avions placé notre équipement jaillirent du rafiot tels des diablotins à ressort et filèrent le long de l’eau, sauf l’un d’entre eux qui resta coincé entre deux blocs de roche au cœur même du rapide.

Mon cœur s’était arrêté de battre. J’avais beau scruter le courant de tous les côtés, je n’y voyais pas Melanie refaire surface. Elle devait être coincée sous l’eau entre deux rochers ou retenue prisonnière par des branches mortes ; dans tous les cas de figure, nous ne pourrions venir à son secours à temps. Je me mis à maudire le jour où m’était venue l’idée géniale de participer à cette expédition. Je jetai un coup d’œil à James : il se mordait les lèvres ausang.

Mon cœur ne reprit ses battements que lorsque Melanie réapparut à la surface, luttant contre le courant et donc preuve qu’elle était encore vivante. La chance voulut que le rapide l’emportât en direction du raft du Che, qui se hâta de la hisser àbord.

–Pas très forte, la guide ! lâcha Karen, une des deux seules filles du groupe, une jolie blonde assez fine et un peu maniérée que j’avais été surpris de voir au départ de l’expédition. J’avais du mal à la cerner. Dès le début, elle m’avait semblé mal à l’aise, un peu à l’écart du groupe et parlant peu. Je n’arrivais pas vraiment à comprendre ce qu’elle faisait dans une expédition de rafting, surtout seule.

Pour une fois, le groupe fit bloc, et nous lui lançâmes un regard qui la fit taire immédiatement. J’avais du mal à y croire. Que Melanie s’y soit mal prise, j’étais prêt à le concéder (d’ailleurs, qui aurait pu prétendre le contraire ?), mais qu’elle se fasse descendre par une gourde qui n’avait jamais tenu une pagaie deux heures auparavant, c’étaittrop.

–Tu es bien dure, lui fis-je remarquer. Melanie n’a pas eu de chance, c’esttout.

Karen fit lamoue.

–Tu aurais fait mieux, certainement ? lui lança alors Roxane, l’autre fille du groupe, une brune un peu boulotte coiffée à la Mireille Mathieu et dotée d’une paire de seins dont il était difficile de détacher le regard.

–Je ne sais pas, ce n’est pas moi la guide, répondit Karen en haussant les épaules.

–Alors écrase.

–Toi, tu vas me parler sur un autre ton ! s’insurgea la blonde.

–Commence par te comporter comme une adulte, répliqua Roxane.

La réponse de Karen ne se fit pas attendre :

–Mais pour qui te prends-tu, espèce de gourde ?

–Tu me saoules, répondit Roxane en lui tournant ledos.

L’attitude de cette dernière ne plut pas à Karen, qui répliqua par un coup dédaigneux dans le dos de son adversaire. Sous nos regards effarés, Roxane perdit alors l’équilibre et tomba sur les fesses, se mettant à glisser le long du rocher en direction du rapide. Heureusement, Phil eut la présence d’esprit de la saisir par le bras avant qu’elle ne tombe à l’eau, mettant fin de façon prématurée à son expérience de rafting. Roxane se remit debout en un quart de seconde et se prépara à bondir sur Karen, mais Phil, qui la tenait toujours par le bras, la retint fermement.

–Tu me le paieras ! siffla Roxane à la blonde en lui brandissant le poing.

Karen se contenta de détourner le regard.

Mes sources étaient donc justes, il en était des humains comme des animaux, la peur les rend agressifs. Karen allait faire les frais de la trouille qu’elle venait de faire subir à la pauvre Roxane.

L’altercation fut interrompue par le Che qui nous faisait signe de le rejoindre depuis l’autre rive, où il venait d’accoster avec Melanie.

Nous descendîmes alors prudemment de notre poste d’observation, dans le plus grand silence et sans un regard les uns pour les autres. Je pensais que Roxane allait sauter sur Karen dès que Phil l’aurait lâchée, mais il n’en fut rien. La progression le long de la berge était suffisamment pénible pour faire oublier les désirs de meurtres aux plus agressifs d’entre nous. Nous dérapions sur d’épaisses couches de feuilles mortes, les lianes s’accrochaient à nos vêtements et nous lacéraient les bras – certaines d’entre elles étaient pourvues d’épines de plusieurs centimètres de long – et les rochers, aussi nombreux sur la rive que dans l’eau, étaient difficiles à escalader sans risquer de glisser et de se rompre le cou à chaque instant.

James, en particulier, avait beaucoup de mal à rester debout. Je soupçonnais ses sandales, vieilles et glissantes, d’être à l’origine de son problème, mais je me gardai bien de le lui faire remarquer. Nous avions eu une conversation à ce sujet avant notre départ et il m’avait affirmé qu’il n’était pas utile d’en acheter des neuves. Les jurons qu’il poussait à présent ne laissaient aucun doute sur qui de nous deux avait eu raison.

Il nous fallut plusieurs minutes pour nous frayer un chemin le long du rapide et rejoindre un endroit plus calme, où le courant perdait de sa force et l’eau venait lécher les berges avec douceur.

Ralph, comme tout bon guide qui se respecte, se jeta à l’eau pour récupérer le raft de Melanie qui flottait le ventre en l’air, légèrement en contrebas, et le tira vers la berge. James, Phil et moi-même l’aidâmes à le retourner avant de prendre place à l’intérieur : il était urgent de récupérer les tonneaux éparpillés sur la rivière avant qu’ils ne disparaissent, nous condamnant à nous passer de nourriture pendant quatre jours. On ne risquait pas de mourir de soif : l’eau était omniprésente.

Pendant ce temps, de l’autre côté de la rivière, le Che aidait Melanie à sortir du rafiot.

Ce fut alors que nous l’entendîmes.

Un hurlement à vous glacer le sang, un cri qui vous prend aux tripes, qui vous coupe le souffle et ne vous lâche plus jusqu’à ce que vous vous écrouliez sans vie, vaincu par son inhumanité.

Notre descente aux enfers venait de démarrer.

4

Pour ses trente ans, j’avais décidé d’offrir à James le cadeau que j’aurais aimé qu’on me fasse.

–Ça te dirait quatre jours de rafting en eau vive pour ton anniversaire ? lui avais-je demandé un vendredi soir à la sortie du bureau, alors que nous dégustions une VB, une bière typiquement australienne, le gris de la city dans notre dos et le bleu de la baie de Sydney à nos pieds.

–Ça n’est pas un peu dangereux ? me demanda-t-il en fixant le verre de bière qu’il tenait entre ses mains.

–Pourquoi ? Tu as peur d’attraper des cheveux blancs ? Tu ne risques pas grand-chose… dis-je avec un demi-sourire en posant mon regard sur ses cheveux poivre etsel.

–Tu n’as pas répondu à ma question.

–Je connais une compagnie qui organise des expéditions et qui a excellente réputation. Il n’y a pas de danger, on est très bien encadré.

–Ah ! Et comment s’appelle-t-elle ?

La question que je redoutais.

–« Adrénaline ».

–C’est donc dangereux.

–Mais non ! Qu’est-ce qui te fait direça ?

–Ne me prends pas pour un imbécile. Une compagnie qui s’appelle « Adrénaline » n’organise pas des stages de tricot ou de macramé !

Il n’avait pas tort, mais je me gardai bien de le lui faire savoir.

–Et on dort où ? fit-il en avalant une large gorgée de saVB.

–On campe le long de la rivière. Un vrai bain de nature…

Il faillit recracher sa boisson.

–Tu plaisantes, j’espère ? me dit-il en ouvrant des yeux de merlanfrit.

Je pris un ton dramatique.

–Regarde autour de toi, lui dis-je. Regarde cette eau claire, ce ciel bleu, ce soleil brûlant… C’est cela, l’Australie ; c’est le bush, le désert, la forêt… la nature à l’état pur ! Pas la ville ! Comment peux-tu être né ici et vivre sans connaître tout ça, surtout toi qui voyages constamment dans le monde entier ?

–Du calme, répondit mon ami d’un un air indigné. Crois-tu vraiment que je t’ai attendu pour me balader dans mon propre pays ? Et puis, Sydney, c’est bien l’Australie aussi, non ? L’opéra ? On ne voit que lui sur les brochures du monde entier, c’est la référence australienne par excellence !

–C’est vrai, lui concédai-je en jetant un coup d’œil aux fameuses voiles blanches se découpant sur le ciel azuré. Mais tu n’es jamais allé là où je veux t’emmener.

–Et c’est où, si je peux me permettre ?

–Sur la rivière Johnstone Nord, au sud de Cairns, dans le Parc National de Wooroonooran.

J’ai toujours adoré les noms aborigènes, remplis de voyelles doubles et impossibles à prononcer par quiconque n’a pas grandi en Australie. J’habitai un temps à Kirribilli, ce qui fit la joie de mes amis en France : ils trouvaient le nom de cette banlieue de Sydney très exotique. Quand je troquai les « i » pour des voyelles plus rondes en déménageant à Woolloomooloo, leur joie fut sans limites. James y habitait également, et nous nous amusions souvent à épeler « Woolloomooloo » le plus rapidement possible.

Mais à part un nombre invraisemblable de « o », Woolloomooloo n’avait pas grand-chose à voir avec Wooroonooran. La première était un quartier de Sydney très civilisé, bordé d’un côté par l’eau turquoise de la baie, de l’autre par le vert des jardins botaniques, tout en étant situé à quelques minutes à peine des innombrables cafés et restaurants réputés de la banlieue est. La deuxième localité se trouvait à trois mille kilomètres de là, presque à mi-chemin entre l’Équateur et le tropique du Capricorne, un parc naturel à la beauté sauvage, isolé, et donc encore à l’abri des méfaits du genre humain.

À l’annonce du nom de Wooroonooran, James s’était tu. Je pensais que le tour était joué, mais il revint bientôt à la charge.

–Et on se lave comment ? s’enquit-il en fronçant les sourcils.

Sa manie de la propreté est bien connue de ses amis et de sa famille.

–Heu… je ne sais pas exactement… en fait, je crois qu’on n’a pas besoin de se laver, vu qu’on est tout le temps dans l’eau…

–Et pour aller aux toilettes ?

Sa bête noire. J’aurais dû m’y attendre.

–Il y a toujours la forêt.

–Oui, mais et les bestioles ? Tu y as pensé ? Les serpents, les moustiques, les sangsues ?

–J’ai vérifié, lui répondis-je en mentant sans vergogne. Il n’y a absolument rien à craindre. Aucune bestiole dangereuse, juste des papillons et des oiseaux. Arrête de te faire du mouron, je te jure que ce sera une expérience formidable.

James finit sa bière d’un seul coup et posa son verre sur la table, puis il enfonça ses yeux bleu clair dans les miens. Je me cramponnai à la table, m’attendant aupire.

–Je crois que je préférerais une bonne bouteille de pinard ou un resto, m’annonça-t-il le plus sérieusement du monde.

Je décidai de mettre fin à cette conversation qui allait droit aumur.

–De toute façon, j’ai déjà réservé.

Je connaissais bien James, toujours réticent au départ, mais finissant par s’enthousiasmer pour toutes les expéditions que nous avions entreprises. Et on ne pouvait pas refuser un cadeau, ce que je ne manquai pas de lui faire remarquer.

Si James avait su que notre expédition allait se transformer en un effroyable cauchemar, il m’aurait sans doute étranglé sur-le-champ et je n’aurais guère pu lui en vouloir.

Mais il n’était pas devin, et il poussa un long soupir que j’interprétai comme un accord tacite.

5

Six semaines plus tard, nous nous trouvions au sommet d’une colline vert tendre que nous avions rejointe depuis Cairns en deux heures, dans un minibus dont l’air conditionné nous avait glacés jusqu’auxos.

Le disque orangé du soleil venait d’apparaître à l’horizon et nos paupières asséchées finissaient de se décoller. Le minibus avait fait la tournée des hôtels pour récupérer tout le monde. Vu l’heure indue, les présentations avaient été réduites au strict minimum. J’avais compté huit participants : deux femmes et six hommes (dont James et moi), et trois guides dont une fille au rire communicatif prénommée Melanie.

Le minibus avait fait halte dans un de ces pubs si typiquement australien, perdu au milieu du bush. Quelques murs crasseux surmontés d’une tôle ondulée et de la bière à volonté. Nous nous contentâmes de café, toasts et céréales.

–Mangez bien, nous conseilla le Che. La matinée sera longue.

–Vous n’auriez pas du beurre allégé ? demanda la prénommée Karen en replaçant une de ses mèches blondes.

Je crus qu’elle plaisantait. Il n’en étaitrien.

–Désolé, lui répondit Ralph, le deuxième guide. On est dans le bush, alors le beurre allégé, il n’y en a pas à des kilomètres à la ronde !

–Elle se croit où ? me chuchota James en ricanant.

–Au Club Med, apparemment.

Je croisai le regard incisif de Roxane, une brune un peu boulotte, et compris immédiatement qu’elle pensait comme James etmoi.