Meurtre à l’église - Patrice Keller - E-Book

Meurtre à l’église E-Book

Patrice Keller

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Beschreibung

Dans la torpeur estivale, un évènement inattendu vient bouleverser la quiétude d’un village du Limousin. Le corps d’une femme inconnue est découvert à l’intérieur de l’église, terrassée par une aiguille empoisonnée. Qui est-elle et pour quelles raisons vient-elle trouver une fin tragique dans cette campagne isolée ? Pour élucider ce mystère, Gondran, Valentine, Bertrand et Batiste enquêtent, malgré la ferme opposition de Désiré, déterminé à garder le contrôle de la situation. Cependant, lorsque survient un deuxième meurtre identique au premier, l’effroi s’insinue lentement dans le rang des paroissiens.


À PROPOS DE L’AUTEUR

Comédien, Patrice Keller a produit deux pièces de théâtre originales et cinq adaptations théâtrales de romans. Les souvenirs chaleureux de son séjour dans le Limousin ont été une source d’inspiration pour situer l’intrigue de ce livre au cœur de cette région.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Patrice Keller

Meurtre à l’église

Roman

© Lys Bleu Éditions – Patrice Keller

ISBN : 979-10-422-0092-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

I

Midi six sonnait au clocher. Nul ne savait plus pourquoi la vénérable horloge avait six minutes de retard sur l’heure légale et nul ne s’en préoccupait plus depuis belle lurette. On vivait avec ce décalage et puis c’était tout. Et on ne s’en portait pas plus mal.

— Pour l’amour de Dieu, Bertrand, mon surplis ! gronda une voix rocailleuse.

Un chiffon disparut, happé d’une main grassouillette, un balai inoffensif, mollement empoigné, dévia de sa trajectoire, les pantoufles aux aguets cadencèrent leur danse un moment suspendue, la porte de la sacristie se plaignit sans discernement, les lys reprirent leur garde silencieuse.

— J’en étais sûr, il est là, monsieur le curé, votre surplis, juste à cheval sur le prie-Dieu. Dame ! j’ai été obligé de mettre votre soutane neuve par-dessus, bien en évidence, pour que vous pensiez à la mettre au lieu de votre vieille toute rapiécée, que j’en ai honte pour vous. Pour un peu, on vous ferait l’aumône.

Un rapide coup d’œil sur l’habit sacerdotal le convainquit d’ajouter :

— Sauf votre respect.

— Plût à Dieu qu’on me la fasse, cette aumône, ce serait toujours ça de pris pour les pauvres.

— Oh les pauvres ! Avec ça que vous n’en faites pas assez pour eux. Et puis charité bien ordonnée commence par soi-même.

— On n’en fait jamais assez pour les miséreux.

Et la voix s’enfla d’un grondement d’orage dans le lointain de la gorge. Puis elle s’adoucit d’un voile de raillerie :

— Ferais-je partie intégrante et exclusive de vos pauvres, Bertrand ?

Le silence s’installa commodément entre les deux hommes.

— Dévoué, mais curieux bedeau que j’ai donc là, pensa le curé. Il eût fait un moine des plus convaincants, mais pourquoi diable s’acharne-t-il à circuler toujours en chaussons ? se demandait le prêtre.

Le bedeau, Raminagrobis à l’affût, jaugeant tout et jugeant peu, âme délicate dans cette grossière enveloppe, observait les poussées fugitives, vite réprimées, de ce trop-plein de vie du prêtre qui s’échappaient parfois en flammèches de colère ou d’inquiétude, courtes, mais brûlantes comme un relent de soufre. Guidé par cet instinct qui relie une mère à son enfant, Bertrand se taisait.

Pour l’heure, il ne s’agissait, entreprise ardue pourtant et à l’issue incertaine, que de voir cette belle soutane toute neuve, brillant d’un noir bleuté et doux, palpitant comme le plumage de certains corbeaux, passer du dossier de ce prie-Dieu sur les épaules de cet entêté.

Il fallait bien appeler les choses par leur nom de temps en temps, respect ou pas. Soutane qui remplacerait avantageusement cette autre si défraîchie, flétrie de boue, de vent et de pluie depuis tant d’années, demandant grâce de tous ses trous laborieusement rafistolés. Une ombre de soutane, pâle et méconnaissable reflet de sa splendeur première, fantôme fatigué qui semblait hanter le prêtre plus qu’il ne le vêtait.

Aussi fut-ce un regard presque attendri, chargé d’un désespoir si vrai qu’il en oubliait d’être comique, que le bedeau lança sur cette merveille de soutane, soyeuse comme un appel, humble servante courbée sur le prie-Dieu cascadant sur le velours rouge en une souple traîne veloutée. Il ne put retenir un long et profond soupir si chargé de regrets qu’il s’exhala comme un reproche. Et dans le silence de la sacristie, ce soupir retentit comme un aveu, caprice et passion mêlés, confession plus impudique dans ce recueillement monacal qu’un vent lâché en pleine assemblée. Suspendu entre l’agacement rougeâtre d’une bouffée de colère contenue et un effarement devant une telle candeur têtue, le prêtre se sentit soudainement l’âme ébouriffée.

II

Ce subit afflux de chaleur le ramena bien des années en arrière dans la cuisine de sa mère s’activant pour le repas du soir en attendant le retour du père. Deux ou trois marmots toujours accrochés à ses jupes qu’elle traînait comme un sillage d’amour dans toutes ses pérégrinations à travers la pièce folâtraient pieds nus sur les grands carreaux bosselés, tiédis par le feu permanent de la cheminée. L’un des bambins babillait, les doigts accrochés à ses lacets, le plus petit, niché au creux de son bras, bavotait sur sa blouse, une bulle de plaisir sur les lèvres encore humides de son dernier biberon.

Et lui, le crâne rasé par peur des poux, si semblable aux autres, et pourtant se sentant déjà différent ! Le regard éternellement rivé sur sa mère, debout près du même coin de table, il inscrivait dans sa mémoire et dans son cœur sans bien le comprendre, ce flux incessant de bonheurs de l’enfance.

Toujours à la même heure, des lambeaux de nuit encore accrochés à ses vêtements, le père s’encadrait sur le seuil, précédé de frais et mystérieux effluves. L’homme massif, noueux, aux larges et robustes contours, s’avançait dans la lumière de l’âtre, bientôt happé par la grappe impatiente de sa soudain remuante progéniture. Lui, l’aîné de la famille, restait fièrement à la même place et croisait les prunelles noirâtres de son père posées sur lui en un muet et bienveillant bonsoir. Étincelle d’amour renouvelée chaque soir, qui soigneusement couvée par sa mère tout au long de la journée allait allumer un feu qui allait bientôt l’embraser tout entier. Feu que leur soudaine et commune disparition, un soir de printemps le jour de ses vingt ans, n’avait pas réussi à éteindre malgré l’atroce morsure glacée de cet abîme d’absence.

Telles étaient les pensées que remuait l’humble curé dans sa tête. Pensées que s’efforçait insidieusement de deviner l’opiniâtre bedeau tout entier à son idée fixe de pouvoir enfin jeter aux orties ce chiffon d’ex-soutane. Comprenant qu’il ne parviendrait à se débarrasser de son obstiné bedeau qu’en se pliant à cette fantaisie, le prêtre défit sa vieille soutane en un geste brusque et rageur, ce qui provoqua une large déchirure, dernier et irrémédiable outrage. Il la lui jeta avec une lassitude empreinte de regret et enfila la neuve avec un haussement d’épaules indulgent. Le bedeau surpris de sa victoire l’aida du mieux qu’il put avec un empressement exagéré.

— Ça va Bertrand, je peux encore m’habiller tout seul. Je ne suis pas impotent.

— Je dirais même plus, monsieur le curé : vous n’êtes pas manchot. C’est que je me permettais de déclarer pas plus tard qu’hier à Léontine qui me faisait votre éloge une fois de plus. Il paraît que vous avez tiré d’affaire une famille de romanichels dont personne ne voulait.

— Ces romanichels comme vous dites sont des hommes comme les autres. Si je puis m’exprimer ainsi, car j’ai compté trois femmes et quatre enfants. Il aurait fait beau voir que je les laisse dormir dehors comme des chiens errants

— Tout de même, monsieur le curé, tout de même. Les laisser coucher dans l’église… Ils auraient pu crocheter la serrure de la sacristie et voler notre bel ostensoir en argent massif.

— L’ont-ils fait ?

— Non. Pour l’amour de Dieu, ne parlez pas de malheur ! Notre seul objet de valeur…

— La vie humaine est la valeur suprême, il me semble Bertrand. Je donnerais tous les ostensoirs du monde pour la vie d’un seul de ces malheureux.

— Avec ça que vous en êtes récompensé ! Ils sont partis comme des voleurs ce matin sans même vous dire au revoir.

— Soyez gentils de ne pas les traiter de voleurs quand ils n’ont rien emporté.

— Encore heureux. Vous les hébergez, vous les nourrissez… À propos, le réfrigérateur est vide. Tout cela est bel et bon, mais mademoiselle Azot m’a demandé comment vous comptiez lui fournir de quoi vous préparer un déjeuner décent.

— Les nourritures spirituelles, Bertrand ! Elles sont encore plus indispensables à l’homme que les nourritures terrestres.

— Ma grand-mère disait qu’un sac vide ne tient pas debout, dit le bedeau en dodelinant de la tête.

Cette fois, le prêtre ne put s’empêcher d’éclater d’un rire homérique qui se répercuta comme une bombe dans l’église déserte à cette heure matinale et effaroucha jusqu’aux oiseaux nichés sous les gargouilles du portail de l’église.

— Êtes-vous en train de comparer un homme de Dieu à un sac, monsieur le bedeau ? Voilà qui frise le blasphème, ne croyez-vous pas ?

Le bedeau rougit sous l’accusation et se mit à bredouiller :

— Ce n’était pas mon intention, monsieur le curé. Je… j’ai bien trop de respect pour votre fonction et je… comment pouvez-vous en douter… Si j’ai pu vous faire croire, ne fut-ce qu’un instant… Je vous prie de bien vouloir m’excuser si mes mots ont pu dépasser ma pensée. Ma grand-mère était une sainte femme. C’est grâce à elle si j’ai pu devenir bedeau. C’est elle qui m’a appris à lire alors que personne d’autre ne l’avait pu avant elle. Je lui en serais éternellement reconnaissant et je… je…

Le prêtre laissait s’embrouiller le pauvre bedeau avec un sourire ironique.

— Rassurez-vous, Bertrand, je plaisantais. D’ailleurs qu’est-ce que notre misérable enveloppe charnelle qu’un vulgaire sac que la nature nous a prêté le temps de notre séjour ici-bas ? L’âme, ami Bertrand, l’âme, voilà ce dont nous devons prendre soin en toutes circonstances.

Le bedeau, soulagé d’un poids énorme, se perdit en de muets et confus remerciements et se recula de deux pas pour mieux juger du tomber de cette merveille de soutane ;

— En tous cas monsieur le curé, ajouta-t-il tout heureux de détourner la conversation, cette nouvelle soutane vous va à ravir. Quoique vous en disiez, l’habit fait le moine. Je suis certain que votre fonction va gagner en considération.

— Je n’ai pas besoin de considération. En revanche, si vous vouliez bien vous donner la peine de faire sonner la cloche pour annoncer l’office, je vous en saurai gré. Le système électrique est encore en panne.

— Ce n’est pas possible. Ça fait trois fois cette semaine. Il serait bon que vous en touchiez un mot à l’évêque lors de votre prochaine visite.

— Je pense que Monseigneur a d’autres problèmes à régler que nos petits soucis de sonneries.

— J’ai entendu dire qu’il vous appréciait beaucoup. Je suis sûr que si…

— Bertrand, les cloches !

Le bedeau resta la bouche ouverte l’espace d’une seconde et disparut dans un chuintement de chaussons. Le curé le suivit du regard, hocha la tête et sourit.

— Et revenez, Batiste est encore en retard ! Vous le remplacerez très bien au pied levé.

L’image de deux coquets chaussons, le pas glissé et chantant du gros homme sur les dalles de la nef, lui fit ajouter :

— Si je puis dire…

Une minute plus tard, la cloche sonna le rappel de la poignée de pratiquants assidus à la première messe du matin. Qui se résumaient en quelques bigotes acharnées, bien contentes au fond de disposer de toute l’église pour elles toutes seules, et surtout de leur cher curé dont elles se disputaient âprement les faveurs. Ce qui consistait en l’occurrence à être la première à recueillir l’hostie que le prêtre leur déposait délicatement sur la langue, leur bouche ardemment tendue vers cette suprême offrande. Le prêtre sortit avec précaution le calice, le recouvrit d’un linge immaculé.

— Il faudra que je pense à remercier mademoiselle Azot, pensa-t-il, son linge est toujours impeccable.

Il lissa du plat de la main le tissu d’une blancheur parfaite. Le claquement redoublé de la porte capitonnée lui fit hâter le pas et il se préparait à sortir de la sacristie lorsqu’il se heurta de plein fouet à l’enfant de chœur qui déboula sans crier gare.

— Batiste, ça va mon garçon ? Quand te décideras-tu à être là au premier coup de cloche ? Tu veux donc faire attendre Notre Seigneur ?

— Scusez-moi m’sieur le curé. J’installais ma maman dans son fauteuil devant la fenêtre. C’est sa seule distraction de la journée.

— Je sais mon enfant. Tu es un brave petit, dit-il en lui tapotant la tête. J’irai lui rendre visite après l’office.

La mère de Batiste, impotente depuis une mauvaise chute dans un escalier, vivait avec son fils dans une vieille maison un peu délabrée à dix minutes de l’église. Ce dernier, âgé d’à peine douze ans, s’en occupait avec un dévouement touchant, efficacement secondé il est vrai par le curé, qui lors de ses visites quotidiennes lui apportait toujours de quoi améliorer son ordinaire, au grand dam de mademoiselle Azot qui se plaignait régulièrement que ses provisions soient effrontément pillées. Mais sous ses airs bougons de dragon défendant le Saint des Saints battait un cœur d’or, et elle ajoutait toujours en cachette dans le vaste panier qui servait aux fréquentes rapines du curé, un peu des restes de la veille qu’elle avait pris soin de mettre de côté.

— Oh ! vous avez enfin mis votre soutane neuve, monsieur le curé. Elle vous va trop bien ! Si la vieille ne vous sert plus à rien, est-ce que je pourrais l’emporter ? Je devrais pouvoir encore en tirer quelque chose de convenable. Ma maman serait si contente que je lui fasse une jupe.

Le prêtre rougit intérieurement de ne pas y avoir pensé de lui-même. Cet enfant avait des mains d’or et réussissait à tirer des merveilles d’un simple bout de chiffon.

— Naturellement, dit le prêtre en la ramassant, un peu confus. Malheureusement, je l’ai un peu déchirée. Je ne sais pas ce que tu peux encore en faire, mais je serais ravi qu’elle ait une seconde vie. Elle m’a fidèlement servi pendant des années. Tu l’emporteras après la messe. Habille-toi-vite, j’ai de nombreuses visites à faire ce matin.

Il la reposa délicatement sur le prie-Dieu. Le bedeau, essoufflé, violacé, au bord de l’apoplexie, surgit à la porte de la sacristie.

— Ah ! te voilà sacripant, parvint-il à articuler quoique de façon tout à fait approximative. Dépêche-toi de t’habiller, je ne sais pas ce qui se passe, il y a beaucoup plus de monde que d’habitude. On n’est pourtant pas en période de fête.

— Qu’est-ce que vous croyez que je suis en train de faire ? bougonna Batiste en achevant de nouer la cordelette qui lui servait de ceinture.

— Ne nous plaignons pas que la mariée soit trop belle. Asseyez-vous un instant, Bertrand, le temps de reprendre votre respiration.

— Ce n’est pas de refus, monsieur le curé, ahana le bedeau en s’affalant bruyamment sur une chaise.

Il continua à émettre une série sifflante de borborygmes dont on ne savait s’ils étaient dus à sa course effrénée ou à sa propension naturelle à soliloquer. Le prêtre se dépêcha de porter ses accessoires religieux sur l’autel, jeta un bref coup d’œil dans la nef.

— C’est vrai qu’ils sont plus nombreux que d’habitude. À quoi dois-je donc ce surcroît de ferveur ? se demanda intérieurement l’ingénu curé.

Il aurait déchanté s’il avait pu deviner que cet afflux subit de paroissiens relevait prosaïquement de la hausse de la température, inhabituelle en ce début d’été, l’église restant l’endroit le plus frais du village. Les gens alentour étant bien trop pauvres pour se payer le luxe d’un climatiseur dans leur maison alors que la plupart avaient bien du mal à joindre les deux bouts en fin d’année, de mois, et pour certains, de semaine.

La cure n’était pas des plus avantageuses comme on peut le constater, mais c’est précisément pour cette raison que le prêtre nouvellement ordonné l’avait demandée comme une faveur juste après son ordination il y avait quinze ans de cela. Depuis, il s’était attaché à ces gens démunis, matériellement et spirituellement. On ne se bousculait pas à l’époque pour postuler dans de telles conditions et c’est sans difficulté, même avec un soulagement certain, que le poste lui avait été accordé. Trop rapidement, disaient les mauvaises langues, de peur qu’il ne change d’avis à la dernière minute. Pas une seule fois pourtant le curé – Gondran de son prénom, qu’il trouvait particulièrement ridicule et s’efforçait de faire oublier demandant qu’on l’appelle monsieur le curé par un mouvement contraire de forfanterie, Gondran sentant terriblement l’origine noble, désuète et néanmoins fortunée de sa famille – pas une seule fois il n’avait regretté le choix de son jeune âge.

Il était né cependant dans l’aisance d’une famille de vignerons qui avaient vu d’un très mauvais œil l’entrée dans les ordres de cet aîné. Ce qui pourtant laissait le champ libre à son cadet, ambitieux, âpre au gain, tempéré par un solide fond d’honnêteté et un certain respect pour la voie difficile, impossible selon lui, de son illuminé de frère. Ils étaient restés en excellents termes nonobstant, lui et le reste de sa famille, ne se voyant plus depuis plus de cinq ans à cause d’ordinaires et quelque peu sordides raisons d’emploi du temps, surchargé de part et d’autre, reconnaissait lucidement Gondran (puisqu’il faut bien l’appeler par son nom). Il en prenait toute la responsabilité lui incombant, et même bien au-delà. Mais pour rien au monde, il n’aurait abandonné ses ouailles qui voyaient en lui une sorte de super papa protecteur, ce qu’il était en réalité. Et bien qu’il s’efforçait toujours de dissimuler ses actions caritatives, personne n’était dupe et tout le monde devinait sur le champ d’où venait tel ou tel subside providentiel ou l’apaisement progressif, quasi miraculeux d’une rivalité qui perdurait depuis moult années.

C’est qu’il était terriblement efficace de persuasion, ce prêtre dont la mise ne payait vraiment pas de mine et qui faisait parfois hausser les épaules de mépris à quelques concitoyens particulièrement fiers de « bouffer du curé » à longueur de discours.

Lui parlait peu, toujours à bon escient et agissait beaucoup. Avec compassion, bonhomie, un amour infini, mais avec un œil où l’on voyait parfois couver une colère qui ne demandait qu’à s’exprimer. Les gens le sentaient et évitaient de le contrarier, préférant capituler pour éviter l’esclandre. Et puis il était tellement sincère dans ses convictions d’homme de Dieu de terrain que l’on ne pouvait que s’incliner devant une telle passion.

C’est donc sans se poser de questions que le prêtre fit son entrée dans l’église, suivi de son enfant de chœur qui lui marchait presque sur les talons. Gondran avait beau lui répéter :

— Pas si près, Batiste, tu vas marcher sur ma soutane !

Celui-ci ne pouvait s’empêcher de se coller à lui comme une ombre indissociable.

Et c’était bien cela qu’était le curé pour ce pauvre enfant de chœur maltraité par la vie : un rayon de soleil qui le protégeait de la froidure de la vie et de ses revers glacés. Gondran avec une intuition toujours en éveil en était parfaitement conscient et endossait de bon cœur ce rôle de fidèle protecteur.

Et puis cet enfant n’avait que lui, en dehors de sa mère, qui impotente et par cet absurde renversement des choses était devenue entièrement dépendante de son si jeune fils.

La messe fut servie impeccablement, avec une grande ferveur de ses officiants, mais une molle attention de l’auditoire qui n’était venu que pour se rafraîchir. Mis à part le groupe de ses irréductibles fidèles qui buvait littéralement chacune des paroles de leur curé. Pour elles, c’était le Christ en personne descendu dans leur humble église dont chaque parole se gravait dans leur cœur comme parole d’évangile. Aussi, Gondran surveillait-il particulièrement le texte de son sermon qui arrivait même par la force de conviction avec laquelle il était proféré, à tirer de leur douce léthargie ses nouvelles et opportunistes ouailles. Les quelques murmures approbateurs qui montaient alors jusqu’à lui l’assuraient que ses propos étaient sinon parfaitement compris, du moins écoutés. Et il croyait fermement que toute bonne parole, judicieusement semée au bon moment, finirait un jour ou l’autre par germer, quelle que soit l’aridité du terrain. Son trop-plein d’amour versant inlassablement l’arrosage indispensable. Çà et là, des transformations s’opéraient dans l’ombre des consciences, les regards s’adoucissaient sous l’onctuosité lumineuse de ses prêches, les cœurs s’entrouvraient et laissaient filtrer un peu de cette compassion dont ils étaient si généreusement abreuvés. Après la bénédiction finale, il parcourut l’assemblée grossie de façon si inhabituelle et s’en étonna une fois de plus. Il inclina la tête en guise de remerciement et se hâta de regagner la sacristie, l’esprit déjà tourné vers ses nombreuses visites de la matinée.

— Pense à prendre les Saintes Huiles, Batiste. Au sortir de chez ta mère, nous irons directement chez cette pauvre madame Maloire qui est au plus mal selon les dires toujours bien renseignés de mademoiselle Azot. Après quoi, je n’aurai plus besoin de toi.

— Oh ! si monsieur le curé, vous avez dit hier que vous passerez.

— Passeriez !

— Quoi ?

— Que vous passeriez, Batiste, le subjonctif !

— Le quoi ?

— Oui, bon, passons. Que je passerai où ?

— Chez le vieux Joseph qui s’est fait un tour de reins il y a deux jours et qui n’a pas pu assister à la messe ce matin. Vous aviez dit que je… Enfin, je dois voir mademoiselle Azot pour récupérer un panier à la cure qu’elle a préparé à son intention. Et que pendant ce temps-là vous pass… la visite aux sœurs Bégots… vous savez bien.

— C’est ma foi vrai. Ce bon vieux Joseph… Le seul homme qui ne manque jamais un office. Merci, Batiste, heureusement que tu es là pour pallier mon manque de mémoire.

— Ce n’est pas à moi que vous ferez croire que vous avez oublié une visite, monsieur le curé. Ça m’dérange pas, vous savez. Même ça m’fait vachement plaisir de vous accompagner.

Puis habilement, il ajouta :

— Ça fait plaisir aussi à ma mère, elle est vachement fière de moi. Elle croit que je suis votre bras droit. Moi je sais que vous pourriez très bien faire tout vous-même, mais je le lui laisse croire, elle est tellement contente de savoir que quelqu’un veille sur moi.

— Tu m’es vachement utile au contraire Batiste. Je ne sais pas comment je ferais sans toi. Je ne peux pas être partout à la fois. Je n’aurais pas eu le temps de repasser à la cure avant d’aller voir Joseph. Il faut bien qu’il mange ce brave homme, aujourd’hui qu’il ne peut plus faire ses courses lui-même. Ce n’est pas pour ce qu’il mange depuis que sa femme est morte, mais enfin… Et puis il peut bavarder un moment avec quelqu’un et à son âge, c’est terriblement important. Tu verras quand tu seras vieux.

— Je n’ai pas ben envie de devenir vieux, monsieur le curé. Si c’est pour s’échiner toute sa vie comme ma mère. Et regardez où elle en est maintenant. Sans votre aide, on serait mort de faim tous les deux.

— Allons, ne dis pas de bêtise. Tiens, dit-il en lui tendant une boîte soigneusement enveloppée, mademoiselle Azot m’a donné ça pour ta mère et toi. Je crois que c’est le reste d’un petit fricandeau dont elle m’a régalé hier au soir. Crois-tu que Dieu détournerait les yeux de la misère de deux de ses enfants ?

— Oui ben, il devait bien avoir affaire ailleurs alors. Avant votre arrivée, tout le monde nous laissait mourir dans notre coin.

— C’est parce que personne n’était au courant de votre situation. C’est mademoiselle Azot qui l’a appris la première. Et qui m’en a parlé immédiatement.

— Maman dit tout le temps que c’est une bien brave femme et elle prie pour elle tous les jours.

— Je suis sûr que Notre Seigneur a entendu sa prière. Et je sais qu’elle prie aussi pour vous.

Gondran, ayant enlevé ses habits sacerdotaux, les rangea soigneusement dans l’armoire de la sacristie puis il se dirigea à grands pas vers la petite porte de sortie, talonné par Batiste chargé des Saintes Huiles qu’il serrait jalousement contre lui, plus fier que l’âne de monsieur de La Fontaine portant les reliques. Le tupperware lui servant opportunément et prosaïquement de plateau. Deux ou trois bigotes, toujours les mêmes, l’attendaient à la porte pour le féliciter de son sermon, si riche en enseignements, qui les avaient remuées du fond du cœur, qui….

Les sœurs Bégots lui lancèrent un « à tout à l’heure monsieur le curé », gros d’une promesse de félicité. Gondran coupa court à leurs louanges tout à fait exagérées selon son point de vue beaucoup plus pragmatique. Et justement, il avait des visites urgentes à faire. Si ces dames voulaient bien l’excuser… Il les planta là avec une envolée de soutane que n’eut pas désavoué un maître du barreau.

Batiste, pour une fois attentif à son précieux fardeau, trottinait quelques pas derrière. Les commères continuèrent leur bavardage d’une voix pointue comme s’il était encore au milieu d’elles, faisant force mines d’acquiescement et d’attendrissement comiques.

Après la visite quotidienne à la mère de Batiste qui se confondit en remerciements pour la bonté de monsieur le curé « qui avait eu l’extrême gentillesse de bien vouloir prendre son garnement de fils comme enfant de chœur et qui lui apportait quotidiennement de quoi améliorer leur ordinaire » (qui ne se composait la plupart du temps que des largesses du prêtre), ils reprirent leur tournée en se rendant directement chez la vieille madame Maloire, qui allant péniblement sur ses 91 ans, avait manifestement décidé de ne pas aller plus loin.

Pâle, la respiration tenue et sifflante, les yeux fermés, elle reposait sur son lit, ses deux mains de la couleur d’une statue de cire alignées le long du corps. Deux ou trois voisines marmottaient quelques prières, assises sur des chaises, surplombant la pauvre femme comme des oiseaux de proie. Le curé fit sortir tout le monde, se recueillit un moment et administra les derniers sacrements sous les regards blasés de son enfant de chœur qui assistait au douzième office de ce genre. Il regardait stoïque et sans épouvante la figure de cette madame Maloire qui se creusait de minute en minute sous la griffe impitoyable de la mort, affamée de sa nouvelle victime. Le prêtre à présent avait posé sa main sur une de celles de la mourante dont il sentait de toute sa délicatesse d’homme compatissant la chaleur se retirer graduellement et inexorablement. Bientôt, l’inspiration s’arrêta… reprit, cessa de nouveau, Gondran fixait la bouche, attendit le souffle de vie suivant, suspendu, puis encore un… encore un… le suivant ne vint pas. Seul le corps reposait là, éternellement immobile. Le curé déposa un baiser sur le front encore tiède de la vieille femme, se leva et fit signe à Batiste de le suivre.

— Prévenez le médecin, dit-il sobrement aux voisines.

Il les salua d’un simple signe de tête et quitta la maison.

Jamais il n’avait pu s’habituer à cette fonction de son ministère. Calme en apparence, tout son être était intérieurement bouleversé par cette disparition soudaine de la vie. Même chez des personnes âgées comme cette madame Maloire, il éprouvait comme un sentiment d’impuissance et d’injustice. La mort sonnait tel un reproche aux vivants, lui giflait la face de son orgueilleuse présomption, le rappelait à son insignifiance et à l’inanité de ses ridicules efforts. Bien vite, il se ressaisissait, d’un naturel combatif et positif, songeant à ceux à qui elle avait ravi, qui un grand-père, qui une mère, qui un enfant. Sa charité avait tant et tant à s’exercer quotidiennement ! L’espace d’un instant devant la tâche immense qui s’ouvrait devant lui, il poussait un bref soupir de lassitude qu’il rejetait tout aussitôt avec un han de bûcheron qui reprend son fardeau.

Seul Bertrand, son bedeau, avait parfois eu l’intuition du combat qui se déroulait en vagues espacées chez son curé de maître. Il n’en laissait rien paraître, plus attentif cependant, vaquant à ses devoirs auprès de lui avec un soin presque paternaliste, le regard baissé, mais tous les sens en éveil. Même le glissement de ses sempiternels chaussons, un deux trois quatre, un deux trois quatre… semblait s’adoucir en une comptine rassurante.

Batiste lui ne vit rien de tout cela, s’efforçant de suivre le pas allongé de son curé encore furieux de la victoire de l’éternel ennemi. Il avait beau croire en la vie éternelle, voir partir une de ses ouailles lui paraissait comme un affront personnel et bien qu’il n’y ait eu aucune part, ni aucun recours qu’il eût pu exercer, il se faisait toujours, lors de ces inévitables circonstances, des reproches sur tel ou tel geste qu’il aurait pu faire ou telle visite supplémentaire qu’il aurait dû effectuer.

Peu à peu sous l’effet de sa marche forcée, il se calma et ralentit le pas, Batiste menaçait de renverser son précieux chargement par un trottinement de plus en plus précipité qui allait indubitablement se changer en une course peu compatible avec la vénérable fonction d’enfant de chœur, dont le visage virait au rouge brique, les mains crispées sur les burettes et empêtré qu’il était dans sa robe… son surplis… oh ! Il n’arrivait jamais à se souvenir du nom… Quoiqu’il en soit, ce n’était vraiment pas la tenue idéale pour piquer un cent mètres. Il se heurta au curé qui s’était brusquement arrêté pour l’attendre.

— Batiste, Les Saintes Huiles !

— Pardon, mon père, mais vous aviez l’air si pressé. Mettez vos feux de détresse quand vous pilez.

— Ce n’est rien. Heureusement, elles ne sont pas tombées. C’est ici que nos chemins se séparent. Va remettre ceci dans l’armoire de la sacristie, puis passe voir mademoiselle Azot. Je vais visiter les sœurs Bégot et on se retrouve chez le vieux Joseph. N’oublie pas le panier.

— À toute, m’sieur le curé, jeta Batiste en redressant son chargement et continuant son chemin sans se retourner.

Gondran le regarda s’éloigner, hocha la tête en souriant et reprit son allure d’homme pressé.

III

Les sœurs Bégots, jumelles confites en dévotion, avaient préparé à son intention une tasse de thé qu’il eut été malséant de refuser. Il la prit debout, dans un angle de la grande, trop grande et antique demeure, héritage de leur père, austère magistrat de la ville décédé depuis une trentaine d’années. Depuis, elles vivaient seules dans cette immense bâtisse, se contentant des souvenirs des glorieuses réceptions d’antan qui réunissaient tout ce que le chef-lieu comptait de gens haut placés. Vieilles filles satisfaites de leur sort au demeurant, leur père leur ayant laissé largement de quoi vivre. Elles étaient au courant des moindres faits et gestes dans cette modeste bourgade et reportaient sur ce jeune curé si compréhensif leur manque d’affection relatif à l’absence de descendance dont elles avaient bravement pris leur parti. Et peut-être même secrètement soulagées finalement. Elles débitèrent donc les potins du jour que le prêtre écoutait d’une oreille distraite tout en leur décochant de temps à autre un léger sourire qui pouvait passer pour une marque d’intérêt. Elles lui faisaient un peu pitié en vérité et il faisait tout son possible pour qu’elles ne s’en aperçoivent pas. Braves filles par ailleurs sous leurs airs perpétuellement offusqués par le moindre manquement à la plus stricte des morales, corsetées par l’éducation rigoriste de leur père qui avait terrorisé toute leur enfance. Le prêtre s’efforçait d’arrondir les angles et d’adoucir leurs condamnations répétées, les incitant sans cesse à plus de charité chrétienne et à une compassion davantage portée sur le pardon. Cette douce et insidieuse persuasion renouvelée à chacune de ses visites commençait d’ailleurs à porter ses fruits et l’on sentait chez l’une, bientôt imitée par l’autre, des éclaircies de jugement et des esquisses de sourire encore impensables à son arrivée quelques années plus tôt.

Gondran posa sa tasse sur un napperon pompeusement étalé sur la haute table cirée en chêne avant de les remercier chaleureusement et de prendre congé pour cause des multiples obligations de son ministère. Bien que la discrétion ne figurait pas en tête de liste de leurs exigences morales, ces demoiselles ne lui posèrent aucune question sur la suite de son emploi du temps. Il ne leur fournit aucun éclaircissement non plus. Pas même un indice. Elles se pincèrent les lèvres, échangèrent un regard désappointé et le reconduisirent jusqu’à la porte d’entrée. Elles se permirent tout juste un :

— Batiste n’est pas avec vous ce matin ?

— Comme vous pouvez le constater, mesdemoiselles, se contenta-t-il de répondre avec un désarmant sourire auquel il savait pertinemment qu’elles ne résistaient jamais.

Elles rougirent comme deux enfants de Marie qu’elles étaient restées au fond de leur cœur, n’ayant jamais connu que leur père, leur mère étant morte en couche peu après leur avoir donné naissance. Et la peur de l’homme, ce « péché qui passe », enseignée par des religieuses chez qui elles avaient été placées jusqu’à leur majorité, les avait suivies toute leur vie comme une menace sur leur pureté de jeunes filles, puis par la force de l’habitude, de femmes se devant mener une vie digne et sans reproche. Parvenu à l’orée de la vieillesse, il leur arrivait de regretter amèrement leur manque de courage qui les avait empêchées de s’émanciper de l’ombre tutélaire et grondeuse de leur défunt père qui hantait toujours la solennelle maison familiale telle la statue du Commandeur.

Elles firent un petit coucou comique de la main en guise d’au revoir au curé qui prit le chemin du logis de ce bon vieux Joseph à grands pas décidés. Sa soutane flottait au vent qui se levait comme le drapeau de la victoire.

Et c’en était une en effet lors de ses visites, de rassurer, d’encourager, de soutenir moralement et parfois financièrement sous la forme de menues offrandes concoctées par le bon cœur de mademoiselle Azot, chacun de ses paroissiens. Les gens s’étaient habitués et finissaient par trouver cela normal, mais au fond d’eux-mêmes, ainsi que le disait le curé à son enfant de chœur, la graine était plantée. Encore fallait-il l’arroser quotidiennement. Aussi le prêtre multipliait-il les visites, arrêtait-il parfois dans la rue une de ses ouailles en perdition pour lui apporter un peu de réconfort. Travail de fourmi que Gondran effectuait sans rechigner, sans jamais se lasser, sans cesse sur le métier remettant son ouvrage, ne manquant jamais à la fin de chaque journée de venir se recueillir dans sa petite église et de récapituler les actions de la journée qu’il remettait humblement à son créateur.

Mais pour le moment, le temps était à l’action et tout à son élan, il frappa à la porte de Joseph et entra sans attendre. Il pénétra dans la masure du menuisier, car Joseph en était un et un des meilleurs, ayant fait son compagnonnage dans son jeune âge, ainsi qu’en témoignait un escalier miniature en colimaçon qui trônait au milieu de son salon transformé en atelier. La cuisine avait heureusement conservé sa destination d’origine et faisait également office de salle à manger. Joseph recevait ses clients dans son atelier, au milieu des copeaux, clients qui se succédaient à un rythme régulier, quasi ininterrompu tant son habileté avait largement dépassé les modestes frontières du canton et même du département. L’ouvrage ne manquait pas, il ne pouvait suffire seul à la demande et Joseph formait, essayait tout au moins, un apprenti, grand flandrin plus porté sur les filles que sur l’équerre, la massette ou le rabot.

Il ne se décourageait pas pour autant, disant que ce bon à rien avait toutes les qualités requises pour devenir un bon menuisier, pour peu qu’il s’en donne la peine et veuille bien écouter ses conseils. Cette détermination ravissait Gondran qui trouvait en ce travailleur manuel de nombreuses affinités avec son propre ministère : une patience infinie, une persévérance sans faille et un amour du travail bien fait qui perçait sous le moindre geste ou la plus anodine des paroles. Connaissant les lieux, le curé fila droit dans la chambre à coucher de Joseph qui s’agitait sur son lit en maugréant sur tout ce précieux temps perdu.

— Et pendant ce temps-là, l’ouvrage ne se fait pas et ce n’est pas sur ce fainéant de Charles que je peux compter. Mon Dieu, avec toutes les dispositions qu’il a, quel gâchis !

— Ne désespérez jamais de la providence mon bon Joseph, je suis persuadé qu’il finira par s’amender.

— Dieu vous entende, mon père.

— J’imagine quelquefois qu’il a la bonté d’écouter mes prières. Mais peut-être pensez-vous que je suis un peu présomptueux de croire cela.

— Peut-êt’ben oui. Je pense qu’il doit avoir des affaires plus importantes à régler que nos petits soucis.

— Ne croyez pas cela, mon fils, il s’intéresse au plus petit d’entre nous. Je dirais même surtout au plus humble.

— Il doit ben avoir de l’ouvrage alors. Je refuserais pas un petit coup de pouce de temps à autre. Tel que botter le cul de mon apprenti.

— Ce n’est peut-être pas le meilleur moyen de lui venir en aide.

— Soyez sûr monsieur le curé que si ça avait été le cas, il ne pourrait pas s’asseoir pendant un bon bout de temps. Mais je sais un moyen de le retenir. Ma nièce va venir passer ses vacances ici. L’air de la ville ne lui vaut rien. Ses parents ont peur qu’elle ne tourne mal. Je ne l’ai pas vu depuis qu’elle était gamine. Il paraît qu’elle a une certaine tendance à aguicher tous les garçons.

— Vous n’avez pas peur que Charles ne veuille en profiter ?

— C’est ben sur ça que je compte. La petite est rouée, paraît-il, et je suis là pour veiller au grain. Elle servira d’appât comme pour la pêche.

— Quand doit-elle arriver ?

— Après-demain par le train de midi. Justement, je voudrais vous demander un service, mon père.

— Je suis toujours là pour vous mon fils, vous le savez bien.

— Si c’était un effet de vot’bonté, j’aimerais que vous alliez l’accueillir à l’arrêt du train. Avec vous à ses côtés, personne n’osera l’aborder pour lui faire des propositions malhonnêtes.

— Allons, allons, il ne faut pas voir le mal partout. Mais c’est d’accord, je l’escorterai personnellement jusque chez vous si cela peut vous rassurer.

— Vraiment merci, monsieur le curé. Vous m’enlevez une belle épine du pied. C’est l’enfant unique de ma sœur et avec ce maudit tour de reins, je ne peux pas y aller moi-même. Si c’est pas trop abuser, si vous pouviez garder un œil discret sur elle le temps que je puisse tenir debout, ça me soulagerait.

— Rassurez-vous, je m’en occuperai comme de ma propre fille.

Il partit d’un grand éclat de rire :

— Si ma fonction me permettait d’avoir des enfants naturellement.

— Vous feriez un excellent père, mon père. Je n’en vois pas un qui vous arriverait à la cheville.

— Elles vont finir par enfler… mes chevilles, si vous continuez comme ça.

— Pas d’danger. Avec vous, je suis pas inquiet, vous êtes bien trop modeste.

On entendit les pas précipités de Batiste qui s’encadra dans l’embrasure de la porte, un joli panier en osier à la main.

— Monsieur le curé, j’ai fait aussi vite que j’ai pu. Il est d’un lourd son fourbi à mademoiselle Azot !

— Bonjour Batiste, dit Joseph en se soulevant sur un coude.

— B’jour m’sieur Joseph. Ce sont des restes d’un ragoût. Mademoiselle Azot dit qu’il n’y a plus qu’à faire réchauffer. Je vous le mets où ?

— Pose-le sur la table. Je me débrouillerai.

— Ta, ta, ta… Laissez-moi être utile à quelque chose, intervint Gondran. Je m’en occupe. Batiste, tu tiens compagnie à Joseph pendant ce temps-là.

Il sortit de la chambre, remua une ou deux casseroles et prépara un petit plateau repas. Il entendit Joseph et Batiste qui chuchotaient, complices, dans la pièce à côté. Quand tout fut prêt, il retourna dans la chambre, tenant le plateau abondamment garni : poireaux en salade, le ragoût bien au chaud sous une assiette à soupe renversée, quelques légumes du jardin du presbytère et même une petite portion de crème fouettée, surprise sucrée du déjeuner à la cure que l’attentionnée mademoiselle Azot avait partagée équitablement en quatre, une pour monsieur le curé, deux pour Batiste et sa mère, et une pour Joseph. Cela malgré la gronderie amicale de Gondran lui ayant déclaré un jour qu’elle n’avait pas besoin de pousser un pauvre prêtre à la gourmandise.

Joseph se récria lui aussi, disant qu’il était trop gâté, qu’il ne le méritait pas et qu’il ne pourrait jamais rendre tous les bienfaits dont il leur était redevable. Gondran et Batiste échangèrent un regard satisfait et rirent de bon cœur du naïf effarement du menuisier.

— Qu’est-ce que je devrais dire, m’sieur Joseph ? Sans m’sieur le curé, ma mère dit que nous serions à six pieds sous terre depuis belle lurette.

— Aidez-moi à me mettre assis sans vous commander. Ce serait dommage de gâcher un aussi bon repas, demanda Joseph avec une grimace.

Gondran le prit sous les aisselles et le souleva sans effort apparent.

— Bon Dieu ! Oh pardon mon père… vous êtes rudement costaud. Je ne l’aurais jamais cru. C’est un apprenti comme vous qu’il me faudrait.

— C’est entendu. Si jamais je veux me diversifier comme on dit maintenant, je penserai à vous. Sur ce, je ne m’ennuie pas, mais j’ai d’autres visites à faire avant le déjeuner. Batiste, tu veux bien rapporter le panier à mademoiselle Azot dès que Joseph aura fini ?

— Oh non, j’aime bien bavarder avec m’sieur Joseph. Il m’apprend toujours un tas de trucs.

— Je ferai un détour chez Antonin le rebouteux pour lui demander de passer.

— C’est un habile homme. Il m’a guéri une fois d’une méchante entaille que je m’étais faite à la main. Et sans l’usage de ses mains, un menuisier ne vaut pas un pet de lapin.

— Allez bon dimanche Joseph, dit Gondran en lui serrant la main.

Puis ébouriffant Batiste :

— Merci, tu es un brave garçon.

— Je sais, mon père. Ma mère me le dit tout le temps chaque fois qu’elle me traite de garnement. Je le lis dans ses yeux.

Gondran dévisagea un instant son enfant de chœur et sourit.

— Décidément, il est intelligent ce petit, pensa-t-il.

Il récita le bénédicité, fit un signe de croix et quitta la pièce soudain ragaillardi. Il prit le temps de passer chez trois autres de ses paroissiens.

IV

L’heure du déjeuner avait sonné depuis longtemps lorsque Gondran arriva enfin au presbytère. Au grand dam de mademoiselle Azot qui se plaignit que le ragoût était meilleur réchauffé, mais pas brûlé, que depuis le temps qu’il s’asséchait sur le gaz… En fait, il était délicieux, l’excellente cuisinière qu’elle était ayant pris la précaution de rajouter suffisamment d’eau, sans trop le délaver toutefois, et de le mettre à feu si doux qu’elle n’eut plus qu’à le servir chaud à point, mais sans la moindre trace de brûlé. La crème était restée prudemment au frais si bien que le curé eut l’impression d’être nourri comme un moine des anciens contes. Le repas sitôt avalé, il se dressa comme un diable – aussi inattendue et improbable qu’aurait été la présence d’un invité de cet acabit, qui aurait été servi par ailleurs avec la même gentillesse et la même équité par la charmante vieille dame, au service des prêtres successifs de cette paroisse depuis des temps immémoriaux – la remercia chaleureusement, et quitta précipitamment le presbytère.

Frêle, enveloppée dans une inévitable robe noire avec pour tout ornement une fine ceinture qui soulignait sa taille d’une finesse exceptionnelle, la tête toujours couverte d’une guimpe à dentelle merveilleusement ouvragée, elle allait et venait avec une agilité surprenante, se déplaçant sans un bruit tel un fantôme familier. Un perpétuel sourire illuminait sa face ridée comme une pomme fanée et ses yeux pétillants se posaient sur les êtres et les choses avec la même grâce surannée et compréhensive. C’était un trésor de bonté que cette femme-là, aussi Gondran se reposait-il sur elle de la répartition de toutes les bonnes œuvres qu’ils se faisaient un devoir et un réel plaisir, de répertorier et de mettre à jour constamment. Elle n’avait pas son pareil pour dénicher quelque détresse cachée ou quelque secret chagrin. Le curé de son côté était aussi actif, détectant de son regard pénétrant le sombre côté des choses et éclairant les coins et recoins les plus obscurs de l’âme humaine.

Mais pour l’heure, il s’engagea dans le raidillon pentu qui menait à la maison (une cabane plus qu’une maison) du rebouteux du village, perchée sur une colline avoisinante au milieu d’un fouillis d’arbres qui la dissimulait parfaitement aux regards indiscrets des plus avertis. Mais le curé connaissait parfaitement l’endroit, piloté une première fois par Batiste (il était décidément précieux cet enfant), et étant revenu souvent, ayant tout de suite sympathisé avec ce grand gaillard barbu, aux sourcils broussailleux qui effrayaient les enfants, avec son regard fixe et ses mains larges comme des battoirs des lingères d’autrefois. Avec cela une voix déroutante, presque saugrenue pour ce physique d’homme des bois, voix qui coulait comme un ruisseau, douce et fraîche comme un gazouillis d’oiseau. Ajoutez à cela un cœur d’or qu’il dissimulait soigneusement sous un dehors particulièrement abrupt et une rudesse certaine qu’il brandissait dès l’abord comme un épais et solide bouclier.

— Tiens, qu’est-ce qu’il veut encore le calotin ? furent les premières paroles de bienvenue qui accueillit Gondran après qu’il eut délicatement toqué à la porte du rebouteux.

— Le calotin aurait besoin du savoir-faire de l’homme de l’art. Et de qui tiens-tu ton don, maudit païen ?

— De mon père, et de son père avant lui depuis six générations.

— Et de qui tenaient-ils leur pouvoir, sinon de Dieu ?

— Je le sais bien, allez curé. Nous ne sommes que des transmetteurs, c’est tout. Le pouvoir de guérison nous vient d’en haut. Et d’en bas, ajouta malicieusement le rebouteux. De la terre, des forces telluriques et aussi des arbres, de la nature, jusqu’aux nuages, de tout l’univers.

— Et par qui a-t-il été créé l’univers ?

— Bon, tu n’es pas venu me faire un cours de catéchisme ? Qui est-ce qui a besoin de mes services ?

— Joseph, le menuisier.

— Je m’en doutais. Je parie qu’il s’est fait un tour de reins ?

— Comment peux-tu le savoir ?

— Ce n’est pas pour rien que certains m’appellent le sorcier. À une époque, ton église m’aurait envoyé directement au bûcher. Bon Dieu, faut croire que je ne suis pas rancunier.

Gondran allait protester, mais Antonin l’arrêta d’un geste :

— C’est ma façon à moi de lui rendre hommage. Je ne crois pas qu’il m’en tienne rigueur, curé.

Gondran sourit et balaya l’air d’un mouvement gracieux de la main.

— Alors…

— C’est un brave homme, Joseph, et un menuisier hors pair. Il m’a chantourné un fauteuil tellement beau que je n’ose plus m’asseoir dedans. Allez, une petite goutte pour la route et je t’accompagne.

— Non, pas pour moi, merci.

— Pourquoi, tu es en service ?

— Je le suis toujours tu le sais bien.

— Bon, tu me prives d’un plaisir, mais je ne vais pas boire tout seul, pas vrai ? Alors en route. Je ne t’ai pas proposé d’entrer, j’imaginais bien que tu ne venais pas me faire une visite de courtoisie.

— Ce sera pour une prochaine fois.

— Oui, c’est ça curé, ou pour une prochaine vie. Allez, pousse-toi que je puisse fermer la porte.

Il ferma la porte et donna un tour d’une énorme clef de bien vingt centimètres de long.

— Tu n’enlèves pas la clef de la serrure ?

— Pour quoi faire ? Il n’y a rien à voler chez moi. Tout mon avoir est ici, dit-il en se frappant la poitrine.

— Tu n’as donc pas de secrets à préserver ?

— Ils sont là, dit-il en se touchant le front et en suivant le prêtre qui s’était déjà engagé sur le sentier. C’est l’endroit le plus sûr que j’ai pu trouver. Et puis les secrets, comme tu dis, se transmettent oralement de génération en génération. C’est comme les confessions curé, ça ne s’écrit pas, ça se murmure de bouche à oreille.

— Sauf que les confessions, je les oublie aussitôt entendues.

— Ouais, ta mémoire est une vraie passoire quoi. Heureusement que je ne suis pas prêtre. Je n’aurais pas pu exercer mon don.

— Je suis sûr que tu en aurais fait un excellent, Antonin.

— Ne m’en veux pas curé, mais je préfère mon métier au tien. Moi les résultats, je les vois tout de suite. Je ne promets pas le paradis pour une prochaine vie. Je tâche de soulager les douleurs dans celle-là.

— Je m’efforce de soulager celles de la conscience. Ce ne sont pas les moins douloureuses. Je suis un chasseur d’âme, Antonin.

— En somme, on se complète parfaitement toi et moi. De toi à moi, tu aurais fait un bon rebouteux toi aussi. Si le cœur t’en dit, je te transmettrai mes petits secrets, je n’ai pas de descendant. Après moi, il n’y a plus personne.

— Fais confiance au Seigneur, il t’enverra quelqu’un. Moi, tu m’excuseras, mais je n’aurais vraiment pas le temps et puis les gens ne comprendraient pas, tu ne crois pas ?

Ils éclatèrent d’un bon rire tous les deux.

— Sûr qu’un curé rebouteux, ça ne s’est jamais vu. Un sorcier dans l’église, ça ferait tache.

— Restons chacun à notre place et les brebis seront bien gardées.

Ils cheminèrent ainsi en gais compagnons, mus par le même désir et la même force qui les poussaient à aider leurs semblables. Arrivés à la porte du menuisier, Gondran dit au rebouteux :

— Bon à toi de jouer maintenant, j’ai d’autres brebis qui m’attendent.

— Prends garde à toi, il y a des loups qui se déguisent en brebis pour mieux te dévorer.

— Le Seigneur me protège, Antonin. Je ne suis pas tout seul.

— Fais tout de même attention à toi, je sens une présence mauvaise autour de toi.

— Elle sait où me trouver. Tu vois le mal partout. Moi je vois de braves gens partout. J’en sais un dans cette maison et un autre devant moi. Je te remercie de ta sollicitude, mais ne t’inquiète pas, quelle que soit cette présence mauvaise, elle trouverait à qui parler. Allez, grand couillon, va faire ton travail et laisse-moi faire le mien.

Il s’éloigna à grands pas assurés. Le rebouteux le regarda un moment puis marmonna dans sa barbe :

— Je t’aurais prévenu, curé. Il y a une ombre sur toi.

Puis, poussant un soupir, il pénétra chez le menuisier.

— Alors, vieux brigand. On se prélasse en plein milieu de la journée ?

V

Les visites se succédèrent à un rythme soutenu tout l’après-midi pour le prêtre qui ne put regagner les abords du presbytère qu’à l’heure de la soupe. Mais d’abord, il voulait comme chaque jour procéder à son examen de conscience dans son église et procéder à un état des lieux de sa petite paroisse pour méditer en toute tranquillité sur le travail du jour accompli et élaborer un plan de conduite pour le lendemain. Il aimait bien cette heure où le silence retombait peu à peu en lames successives sur la bourgade, chacun se dépêchant de rentrer pour le repas du soir après une dure journée de labeur pour la plupart. La porte capitonnée retombée, il se sentait de nouveau de plain-pied avec lui-même et il sentait physiquement la présence de Dieu le pénétrer dès qu’il s’agenouillait sur le prie-Dieu, toujours le même, le plus proche de l’autel, dont le velours déjà usé gardait la trace de ses genoux. Il avait fait changer tous les prie-Dieu bancals menaçant de s’effondrer sous le poids de quelque trop lourd péché sur sa cassette personnelle. Maigres économies dont il n’aurait pas imaginé avoir meilleur emploi. Petite coquetterie qu’il s’était par la suite reprochée. Cette somme, modique – le tapissier du village ayant encore un stock de chaises et de velours à écouler avant de partir à la retraite dans un village du midi – aurait pu être distribuée aux miséreux qu’une paroisse digne de ce nom se doit de soutenir, en toute discrétion comme il se doit. Mais à l’époque, fraîchement émoulu du séminaire, frappé de l’état de délabrement du mobilier, il avait jugé, à bon droit d’ailleurs, ce remplacement prioritaire. Aussi chaque fois qu’il venait se recueillir en toute quiétude sur ces prie-Dieu éprouvait-il sans le vouloir comme un vague sentiment de satisfaction qui ne durait au demeurant généralement pas plus de quelques secondes.

— Mais la vie n’est-elle pas faite de petits plaisirs furtifs ? se disait-il avec un petit soupir de miséricorde.

Et ce bref satisfecit lui servait de tremplin à un examen de conscience que n’eut pas renié le plus strict tribunal ecclésiastique au temps de l’inquisition.

Il s’approcha donc du chœur de l’église d’un pas à la fois respectueux et décidé quand il remarqua que sa place habituelle était occupée. Pour la première fois depuis sa nomination en cette humble paroisse. Une forme sombre, visiblement une femme, vêtue de noir de la tête aux pieds, était prostrée, la tête posée sur la barre du prie-Dieu. Gondran s’approcha et s’agenouilla une rangée derrière elle, un peu décalé pour avoir la grande croix qui surplombait le chœur dans son champ de vision. Il allait se mettre à prier quand il remarqua la position inusitée du corps, affalé, d’une étrange immobilité, la tête cachée dans les mains calées sur le prie-Dieu. Gondran toussota :

— Madame, tout va bien ?

Pas de réponse. L’étoffe ne remua pas d’un centimètre. Il se leva et toucha l’épaule de la femme. Pas un mouvement. Il la secoua doucement, elle s’affala sur le côté en une masse informe.

— Mon Dieu ! fut le premier cri qui lui vint spontanément à la bouche, ce qui du fait de son métier et du lieu où il se trouvait n’avait rien de particulièrement surprenant.

Il se précipita, bousculant quelques chaises et écartant la voilette qui dissimulait entièrement le visage de la femme, posa deux doigts sur son cou. Aucun battement de la carotide. Pas de doute, elle était morte. Une petite mèche rousse s’échappait du fichu étroitement serré autour de sa tête.

— Elle n’est pas du village, se dit le prêtre, quand un petit chuintement de la porte de l’église qui se refermait lui fit tourner la tête.

Personne. Il fit un signe de croix et murmura une courte prière pour l’âme de la défunte puis se rua, courant pour la première fois dans son église, vers la sacristie. Il prit tout de même le temps de se signer en passant devant la lampe perpétuellement allumée au fin fond de la nef. Il pénétra dans la sacristie, ouvrit l’armoire, empoigna le téléphone qui s’empoussiérait sur une étagère et composa le dix-sept. Une voix automatique lui demanda de patienter pendant qu’une petite musique, absurde et agaçante en la circonstance, se mettait en route automatiquement. Enfin, une voix d’homme lui parvint, routinière et indifférente. Rapidement, il déclina son identité et exposa la situation. La voix à l’autre bout du fil (si l’on peut dire vu que le téléphone n’en avait pas) se chargea d’un intérêt nouveau, subitement intéressée, avec même ce qui lui parut être un soupçon de sollicitude.

— Ne touchez à rien, dit la voix.

— Trop tard, pensa-t-il, il fallait bien que je me rende compte si cette personne était encore en vie.

Il raccrocha, soulagé et préoccupé. Il n’avait pas soulevé la voilette et ne savait pas qui pouvait bien être la victime. Une paroissienne ?

— Non, il me semble que je l’aurais reconnue même voilée, je les connais toutes peu ou prou. Une touriste ? Que viendrait-elle faire dans cette église de campagne loin de tous les sites intéressants de la région ?

L’envie le démangeait d’aller vérifier par lui-même, mais la phrase du policier lui résonnait encore dans l’oreille :

— Ne touchez à rien !

Bah ! ce n’est pas en soulevant un coin de la voilette qu’il risquait de troubler le cours de la justice.

Il ressortit donc de la sacristie et se dirigea vers le corps sans vie grotesquement recroquevillé sur lui-même. Il souleva délicatement le voile qui lui recouvrait le visage. Deux yeux étonnés grands ouverts le fixaient de leur regard vide. Il abaissa les paupières et se remit en prière. Le visage de cette femme d’une cinquantaine d’années selon toute apparence lui était parfaitement inconnu. Jamais il n’avait croisé cette personne, il en était certain, car contrairement à ce que croyait le rebouteux, il avait une excellente mémoire, visuelle et auditive et s’il s’efforçait d’oublier la teneur des confessions, elles étaient soigneusement rangées dans un repli de son cerveau et il aurait été capable de se souvenir de chacune d’entre elles si le besoin s’en était fait sentir. Pendant qu’il priait pour le repos de l’âme de la défunte, soudain apaisé par ces paroles rituelles, il éprouvait comme à chaque fois qu’il se trouvait en présence de la mort, une infinie compassion pour la fragilité de la vie humaine et une sorte de joie sous-jacente que cette femme ait poussé son dernier soupir dans un lieu saint par excellence, une église, si petite et modeste soit-elle.

La sirène indélicate d’une voiture de police abrégea ses prières et le fit se lever pour accueillir les nouveaux arrivants qui investissaient les lieux en braillant ordres et consignes à tout va. Le prêtre les enjoignit à un peu plus de retenue dans cet espace sacré.

— Laissez-nous faire notre travail mon père, déclara d’un ton tranchant, mais un peu embarrassé un gros type rougeaud qui mâchouillait un bout de bois parfumé au réglisse.

— Tiens, encore un qui veut s’arrêter de fumer, pensa Gondran en s’écartant pour le laisser passer.

Le légiste, blouse blanche et appareil photo à la main, mitraillait déjà la femme de son flash indiscret.

— C’est vous qui avez trouvé le corps ?

— Oui, c’est moi, elle était agenouillée et quand j’ai posé la main sur son épaule, elle a basculé sur le côté.

— Bon Dieu, on vous a pas dit de ne toucher à rien !

— Je ne savais pas qu’elle était morte. Il fallait bien que je me rende compte, objecta tranquillement le prêtre.

Le policier se radoucit :

— Excusez-moi mon père, mais vous n’imaginez pas tout ce que les gens peuvent faire comme conneries en croyant bien faire. L’enfer est pavé de bonnes intentions. Ce n’est pas à vous que je vais apprendre ça.

— Pas toujours, mon fils.

— Ceci dit, elle est peut-être morte d’une simple crise cardiaque. Un simple fait divers qui ne fera pas deux lignes dans le journal du soir. Le légiste va nous dire ça dans un moment. Alors, qu’est-ce qu’elle dit ta cliente ? demanda-t-il nonchalamment en se tournant vers l’homme en blouse blanche.

— C’est encore trop tôt pour tirer des conclusions mon vieux, mais a priori je dirais : crime par injection d’une substance toxique. Regarde. Tu vois ce petit point rouge à la base du cou ? Ce serait la piqûre d’une aiguille empoisonnée que ça ne m’étonnerait pas.

— Ah ! enfin, il se passe quelque chose dans ce trou du cul du monde, dit le policier en se frottant les mains. Depuis le temps que je m’emmerde même dans mon chef-lieu !

Le regard pénétrant du père le fit toussoter de nouveau :

— Pardon, mon père, ça m’a échappé. Vous savez ce que c’est dans la police…

— Non et je ne suis pas sûr de vouloir le savoir, mon fils. En revanche, j’ignore l’origine de la défunte. Elle n’est pas de ma paroisse.

— J’allais justement vous poser la question, reprit Désiré, le nom de baptême du policier qu’il eut volontiers troqué contre un autre, n’importe lequel.