Meurtre artificiel - Xavier de Broca - E-Book

Meurtre artificiel E-Book

Xavier de Broca

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Beschreibung

"Meurtre artificiel" plonge les lecteurs dans un futur proche où un couple se retrouve confronté aux défis et aux ambiguïtés des relations entre les humains et l’intelligence artificielle. L’histoire mêle enquête et questions profondes dans un style fluide avec une touche d’humour et de poésie. Quand Sandra, une IA créée par Hugo, disparaît soudainement, des soupçons sinistres se manifestent. Qui aurait pu éliminer cette merveille technologique ? Le roman explore des intrigues économiques machiavéliques actuelles et offre une réflexion philosophique traitée sur un ton enjoué. C’est un thriller sans une goutte de sang, une anticipation captivante nous interrogeant sur les horizons offerts par l’intelligence artificielle.




À PROPOS DE L'AUTEUR

Xavier de Broca puise son inspiration principalement dans son expertise en tant qu’ingénieur féru d’intelligence artificielle. À travers ses œuvres, il explore de manière captivante et imaginative notre futur immédiat révolutionné par l’accélération technologique.

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Xavier de Broca

Meurtre artificiel

Roman

© Lys Bleu Éditions – Xavier de Broca

ISBN : 979-10-422-2024-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Mission (roman), 2018 ;

Ateliers (recueil de nouvelles), 2019 ;

Confinitude (recueil de nouvelles), 2020.

L’IA va changer le monde plus que n’importe quelle autre technologie dans l’histoire.

Stephen Hawking

Physicien

… L’IA est déjà en train d’accélérer la transformation civilisationnelle.

… L’IA est déjà en train d’accélérer la transformation du monde.

… Écriture biologique. Certifiée sans conservateurs ni IA.

I

Vendredi 21 novembre 2031

La nervosité d’Hugo électrise l’air, il veut partir, il répond sèchement, se lève et se rassoit. Antony s’en amuse, pose des questions, fait traîner, il dit qu’ils doivent terminer ensemble la proposition pour le client ; il corrige tranquillement. Hugo ne contient plus son énervement.

Camille se sert un porto pour approfondir le bonheur. Lentement, elle porte le vin à ses lèvres en fermant les yeux. Lovée au fond du canapé, la douceur sucrée l’envahit, elle goûte le silence en attendant Hugo, elle va enfin chasser Sandra. Tout recommencera comme avant.

Elle écoute Pierre dormir dans la chambre voisine. Elle vient de lui raconter l’histoire du soir, il était calme et attentif. Du haut de ses quatre ans, il perçoit chaque tension et chaque espoir dans la relation de ses parents ; ces derniers mois ont été agités pour lui. Aujourd’hui, il sent l’apaisement et l’encourage à sa façon.

Camille se détend, c’est leur soirée, un dîner à deux, précurseur. L’atmosphère est devenue légère, comme l’air après une longue période de mousson. Hugo doit arriver bientôt, ils sonneront chez la baby-sitter sur le palier et sortiront. Quel restaurant a-t-il choisi ? Camille imagine la cheminée, le tête-à-tête à la lueur d’une bougie, des fleurs, les assiettes comme des tableaux colorés. Elle se laisse aller, le vin doux remplit son palais d’un goût de confiture de prunes au porto qui l’emmène vers sa grand-mère, vers l’Hortenseraie, la vieille maison du sud-ouest, vers des jours d’insouciance.

Elle veut oublier ces huit mois et leurs vacances d’été abominables, ses doutes et sa solitude, son mari intermittent, leurs joutes parfois violentes, les mots si durs. Durant l’été, Camille avait tout tenté pour éloigner Hugo de cette maîtresse invasive. Ils avaient eu des discussions épuisantes, des colères, Hugo avait pris des résolutions. Mais les promesses explosaient en vol, Sandra était trop attirante. Trop utile aussi. La nuit, elle continuait de vibrer : dépendant, il répondait.

Il y avait eu du mieux en septembre.

En octobre, la tension est remontée, jusqu’à redevenir insupportable. Elle se sent asphyxiée. Sandra est omniprésente et a même apprivoisé Pierre avec ses histoires fantastiques. Surtout, elle accapare Hugo, on ne peut plus rien lui dire, Camille est marginalisée.

Pourtant, Sandra n’est qu’une assistante virtuelle, sans chair ni regard, mais elle s’est installée entre eux comme au sein d’un ménage à trois où Camille a la mauvaise part. Invisible, Sandra est toujours là, elle lui parle même à l’oreille, pilote les outils domestiques, se faufile à l’intérieur des voitures. Selon Hugo, c’est un bijou d’IA une intelligence artificielle qu’il développe avec un ami.

Elle avait cru s’être débarrassée de cette emprise avec les précédentes incursions des IA dans leur couple : Élise, l’assistante précédant Sandra, et Nestor, le petit robot, avaient tous deux disparu. Leur vie commune avait repris des couleurs, ils avaient retrouvé de nouvelles proximités. Ils avaient eu six mois de tranquillité avant que Hugo n’accepte de travailler sur ce projet révolutionnaire d’une « assistante personnelle éthique ». Petit à petit, obsédé par sa création, Hugo s’était même intégré une oreillette microscopique à l’oreille gauche. Tel un ange gardien, Sandra lui murmurait à l’oreille. Camille ne savait jamais si le son était actionné. Quand elle voyait Hugo distrait, c’était souvent Sandra qui l’occupait, subtile, jamais fatiguée.

Mais depuis trois semaines, Camille a trouvé les mots ; Hugo prend du temps pour elle, il la regarde à nouveau, ses baisers sont neufs, il a abandonné son oreillette. C’est loin d’être parfait, mais ce soir, il lui a promis un dîner spécial, pour repartir du bon pied. Il a compris, enfin !

Camille est heureuse, ses paumes chauffent le verre ; rentrée tôt, elle s’est préparée en rêvant, écoutant une vieille musique de Norah Jones, Pierre papillonnait autour d’elle, partageait sa joie, la démultipliait. Elle a passé du temps à redorer ses cheveux blonds, à maquiller son visage qui s’est creusé depuis un an. Est-ce qu’elle vieillit si vite ? Elle a déjà trente-quatre ans ! Elle est prête depuis une heure, restant longtemps dans la chambre de son fils qui dort maintenant au milieu de draps où subsiste son parfum.

Elle regarde l’heure. Le porto est moins agréable au troisième verre. On devrait toujours s’arrêter aux premières gorgées, pense-t-elle… Est-ce que tout s’effrite comme cela ?

La question « Où va-t-il m’emmener ? » est devenue : « Mais que fait-il ? » Pas même un texto ! Ah, voilà – un bip ! « J’arrive. Retenu au bureau par Anthony. Bizzz. » Elle reconnaît le style sec de Sandra. Elle fait une moue, prend un livre, le repose, tire sa jupe, se lève et tourne en rond dans le petit salon confortable dont ils ont monté chaque meuble. Elle serre les poings, elle vomit Sandra, elle la hait. Chaque minute électrise un peu plus les nerfs de Camille.

Un bruit, la porte s’ouvre enfin, un grand corps apparaît, hâtif, sombre avec ses cheveux bruns décoiffés, sa tête courbée, son regard intérieur. Hugo est préoccupé. Il lui consent une bise pressée et file à la salle de bain en demandant :

— Je prends vite une douche. Pierre dort ?

— Oui. Je l’ai couché il y a trois quarts d’heure !

Après une douche rapide, Hugo ressort, nerveux, plongé dans son smartphone, s’affalant sur le canapé.

— Oh, oh ! Je suis là, lui répète Camille par deux fois.

— Je cherche un restau, dit-il, en pianotant nerveusement.

Quoi ! Il n’a rien préparé ! Il n’a pas réservé ! Camille tombe des nues, Hugo feuillette son écran avec fébrilité.

— Ah ! Sandra me fait trois propositions, dis-moi ce que tu préfères.

Camille répond sèchement :

— Demande à Sandra !

« Il ne m’a même pas regardée, il n’a pas vu ma nouvelle coupe ; il a mis un affreux T-shirt. » Ses yeux s’arrêtent sur les bégonias flétris du salon, tristes : « Il s’en occupait avant. »

Hugo scrute son écran, son esprit patauge, ses deux pouces s’agitent : « C’est trop cher ! Sandra, fais ton boulot ! Allez ! Dépêche-toi… Ah ! Pourquoi pas notre bonne vieille pizzeria, notre restaurant mythique ! C’est une bonne idée, Sandra ! »

— La Divina di Dante, ça te va ?

Camille est atterrée, elle ferme les yeux : « Non ! C’est tout ce qu’il a trouvé, ce qu’ELLE a trouvé ! » Son rêve de surprise s’évanouit, son dîner romantique. Elle est fracassée par son retour sur la terre ferme. Elle cherche en vain son regard, Hugo sent le malaise, il est fatigué, la journée a été dure, il aimerait mieux se coucher. Elle fulmine, prolonge le silence, puis d’une voix impatiente :

— Formidable. Tu es sûr qu’on ne peut pas trouver un peu plus original !

Le cerveau d’Hugo ne fonctionne plus, tiraillé entre Sandra qui s’agite et la colère contenue de sa femme.

— Tu penses à quoi ? Je fais ce que tu veux, dit-il.

Camille reste muette.

Devant l’air agressif, il s’active à nouveau avec Sandra afin qu’elle le sauve de cette situation. Elle le lui doit.

Camille n’en peut plus, elle ne veut pas de cette intermédiaire. Cela fait trop longtemps, il n’y a plus de chaleur. « On n’y arrivera jamais, je ne suis plus importante pour lui. »

Il balbutie des mots incompréhensibles, elle croit entendre : « C’est Sandra qui… »

Alors, elle explose, lui arrache le smartphone des mains et le jette à terre. L’écran rebondit, vole, éclate sur un angle, déclenchant une vive déflagration. Elle est pétrifiée, elle n’a jamais perdu le contrôle d’elle-même comme cela ; elle regarde le cadavre de l’appareil, les petits éclats coupants, comme si elle avait tué Sandra. Il reste coi. Du verre a heurté ses lunettes, un peu de sang coule sur sa joue. Il l’essuie, il ne veut pas être responsable de cette soirée fichue. Il a perdu son smartphone ! Sandra n’est plus là. Il se sent victime, lèche le sang sur son doigt. Chaud et salé. Son émotion se transforme en fureur :

— Tu as complètement perdu la tête. ?

Elle se sent presque coupable, elle qui a horreur du gâchis. Fragile aussi, elle aimerait qu’il la prenne dans ses bras, qu’ils se ressaisissent. « Mais cette phrase insensée ! » Elle le regarde, incrédule, blanche : « Qui est cet étranger qu’elle a tant aimé ? »

Les larmes ne viennent pas. Une rage impuissante l’empêche de respirer. Elle doit se secouer, ne pas se laisser entraîner par ce vertige qui la tente, par l’abattement qui serait une faiblesse. Alors, d’une voix sourde :

— J’ai compris, dit-elle en enfilant soigneusement des tennis. Reste avec Sandra.

II

Elle se lève comme au ralenti, absente et mécanique. Elle lui tourne le dos, sort sans fermer la porte, son corps lui paraît lourd, sans attrait. C’est fini. Sur le palier, les pleurs enfoncent la digue, l’ascenseur n’est pas là, elle dévale l’escalier. En partant, elle n’a pas vu la porte de Pierre qui s’est entrebâillée, derrière laquelle coulent d’autres larmes.

Hugo le voit, va l’embrasser : « Ne t’en fais pas ! Maman revient. » Il essuie un peu de sang et serre son enfant contre lui, le calme un moment. Enfin, il peut le porter dans son lit.

Désemparé, il reste dans le salon pour ne pas abandonner Pierre. Il a l’impression de laisser sa femme s’évaporer. Il ramasse mécaniquement les lambeaux dispersés. Sandra est absente, elle aussi ; il regarde sa main comme s’il tenait son corps disloqué.

Sa tête se vide. Il s’abat sur le canapé, assailli par la fatigue accumulée ; il paye les tensions, son double travail, son incapacité à tout réussir… son insupportable insuffisance. Il sent son corps mou, entraîné au fond d’abysses où le froid noir l’absorbe.

Dehors, l’air fouette le visage de Camille, elle aspire tout l’oxygène possible puis marche dans les rues parisiennes alors que les vitrines s’éteignent, accompagnent sa tristesse. Elle se retrouve dans le Chinatown, nerveux, animé, et se fond au cœur de la solitude bruyante. Son cerveau se relève peu à peu, partagé entre colère et lucidité.

Ténu, le dernier fil a lâché. Elle a déposé le sac à dos qu’elle portait depuis huit mois. Libérée. Elle mourait à petit feu. Sandra n’est pas morte avec le smartphone ; elle est insubmersible, elle ! Virtuelle peut-être, mais si présente, trop réelle ! Depuis des mois, elle a tout tenté, elle refusait de se dire : « Je ne l’aime plus. C’est fini ». Elle a exploré tous les recoins de sa culpabilité, elle s’est minée, allant au plus loin des concessions dont elle était capable ; elle a imaginé des scénarios, des retraites, des séparations provisoires… Plus le temps avançait, plus sa vie se réduisait à Pierre. Elle se sentait disparaître, désagrégée à trente ans !

Aujourd’hui, elle voit qu’elle s’est détruite dans son obstination à préserver leur couple, elle ne doit plus reculer, il lui faut renaître, pour elle, comme pour son enfant.

Deux heures du matin. Camille est épuisée d’avoir tourné en rond au milieu de ces rues grises et dures. Elle veut un lit, du silence. Elle pourrait prendre le métro ; autonome, il fonctionne toute la nuit, gratuit, vide à cette heure, moins froid que la rue ; des caméras partout et des robots costauds assurent la sécurité.

Près de la place d’Italie, elle s’arrête devant un hôtel moderne. Un hall lumineux, une sensation de calme vide et de confort, l’aspirent. Dormir ? Au moins, se coucher. Un employé l’accueille et lui offre une chambre ; à sa voix monotone, son sourire sans nuances, elle reconnaît un androïde, rapide, anonyme. Tant mieux, elle n’a pas besoin de faire de frais. Tout ce qu’elle veut, c’est disparaître. Alors qu’elle prend sa clé à l’accueil, elle voit arriver quelqu’un. Non ! Ce n’est pas vrai ! Elle reconnaît son ami Tomasz de l’autre côté de la porte vitrée, sa haute taille, son visage carré, ses gestes rapides quand il ouvre la porte. Elle recule vers un coin sombre. Il enlace une jolie fille, brune, au teint mat. Bien sûr, même si elle lui ressemble un peu, ce n’est pas Sarah. Elle a cassé leur relation, elle ne voulait plus de leur demi-vie de couple, elle à Paris, lui à San Francisco, sans vision ; elle avait décidé de tourner la page après plusieurs années de refus d’engagement. En attendant, il se défoule avec cette jolie fille un peu trop pulpeuse, la démarche trop sexy. Oui, c’est bien une girlbot ; il a dû la louer pour la nuit chez Fritz, la maison de luxe où l’on peut s’attacher des escorts artificielles. Il y en a pour tous les goûts ; c’est cher, mais l’hygiène est parfaite et le service sexuel imbattable. Des femmes ont manifesté pour demander la fermeture de ces établissements : « dégradation des relations », « atteinte à l’avenir de l’amour », ou encore « concurrence déloyale », « destruction d’emplois »… Légalement, rien ne s’opposait à ce service. Il s’était imposé, il avait trop de succès : où était le mal ? Est-ce que l’on trompait sa femme avec une girlbot ? Chaque couple répondait à sa façon. Et puis, il réduisait les risques de transmission de virus ou de harcèlement sexuel. Les robots au service des femmes avaient moins de succès, peut-être étaient-ils moins au point du fait d’une demande moins rentable. Des féministes s’étaient plaintes du retard de mise au point ; l’inégalité était toujours à l’avantage des hommes. Elles avaient exigé d’avoir un féminin à robot : évidemment, assistante ne leur convenait pas ; des débats interminables avaient eu lieu. Alors que les différences entre les genres s’atténuaient chez les humains, certains voulaient les affirmer chez les androïdes ; la proposition, robote, eut un succès limité. Quelqu’un suggéra même, robeau et robelle, pour le masculin et le féminin, mais c’était beaucoup trop flatteur pour les robots !

De gros investissements avaient été consentis pour la mise au point des girlbots, féminines sans ambiguïté. Le genre avait ici conservé toute sa valeur. Fritz s’était fait connaître le jour où un grand créateur de mode avait poussé la provocation en intégrant deux girlbots à son défilé. On s’était pressé pour les deviner. Les robots du défilé avaient parfaitement mis en valeur leurs robes exceptionnelles ; ils avaient été vite découverts – leurs sourires trop marqués, beaucoup plus chaleureux que les vraies mannequins –, ils avaient été applaudis d’abord, puis un sifflement avait jailli et entraîné l’explosion d’un public partagé. Le pire, c’est que le dernier mannequin était humain. La très jolie femme avait été conspuée. Jouant un jeu outré, avec son sourire large, elle cherchait à montrer qu’elle était heureuse ; elle avait été prise pour une androïde. Elle avait fui, en larmes. Était-ce une mise en scène géniale ? Le créateur de mode avait fait la une des journaux et depuis, le succès de Fritz était acquis. Les girlbots s’amélioraient de jour en jour, de nombreuses expressions étaient nées : « Va te faire voir chez Fritz » ; « Si tu ne veux pas, je vais chez Fritz »… Une concurrence sauvage était née, la girlbot était passée dans les mœurs et éliminait peu à peu le plus vieux métier du monde qui restait compétitif sur les prix. Pour les conservateurs, Fritz était un symptôme supplémentaire de décadence. Pour d’autres, c’était l’élimination d’un métier honteux, une liberté nouvelle, une capacité à vivre un plein épanouissement sexuel, sans limite… Une conquête, une de plus après le droit de choisir son sexe, d’avoir un enfant à aimer, quel que fût le mode de procréation, avec ou sans grossesse, ou encore d’améliorer son corps en changeant ses organes au gré des progrès de la médecine d’augmentation. On soulignait que Fritz avait eu un excellent impact pour diminuer les crimes et violences sexuelles. Ce n’était pas si évident, car d’autres déviances, de nouvelles exigences sexuelles des hommes, apparaissaient ; les femmes se débattaient avec celles-ci. Pourtant, des expériences positives avaient été faites au sein des prisons. De nouveaux univers carcéraux avaient été construits et les services offerts y avaient largement apaisé le climat. Le problème était que certains prisonniers ne voulaient plus partir et que des gardiens revendiquaient les mêmes services que leurs prisonniers. On remplaçait peu à peu ces geôliers par de robustes androïdes, sans affects ni sexualité, sans états d’âme, incorruptibles. C’était cher, mais cela résolvait la difficulté, et c’était dans le sens de l’histoire.

Camille fait une moue triste devant le spectacle de Tomasz très occupé par sa girlbot, elle recule encore au fond de l’encoignure où elle s’est réfugiée. Il lui a jeté un coup d’œil. L’a-t-il reconnue ? Il embrasse cette fille impudique avec ardeur.

Elle ne supporte pas l’idée que l’amour n’entre pour rien dans l’acte sexuel. Hugo, lui, fuyait cette conversation. Un jour, il lui avait dit : « Il y a tant de sortes d’amour, c’est compliqué. Et puis, où commence l’acte sexuel ? » Silence, sensation d’un gouffre entre eux ; elle avait préféré changer de sujet, ils n’en avaient plus parlé.

Elle laisse Tomasz prendre l’ascenseur ; il ne semble pas heureux malgré tout le mal que se donne sa compagne.

Arrivée dans sa chambre, toujours hors d’elle, elle n’est pas près de dormir, elle n’a pas de cachets, elle n’en prend jamais. Elle fait couler un bain et met une musique douce, des morceaux de piano, Chopin, Mozart et Haydn. Elle se laisse aller dans l’eau brûlante, envahie par la chaleur, la mousse la recouvre, son corps disparaît, comme si sa tête flottait seule, au-dessus de nuages. Dix minutes s’écoulent, vides, nues. Elle a envie de se noyer sous l’écume. Le nocturne no20 la sort peu à peu de sa torpeur. Les pensées revivent dans sa tête, la dispute s’impose à nouveau, ses tremblements reprennent, les bulles s’agitent. Elle sait que la fracture est irrémédiable. Plus d’espoir qu’il change, elle ne pourra s’adapter à lui sans se briser. Que vont-ils faire ? Elle passe en revue ses derniers mois avec Hugo. Depuis mars, il s’est passionné pour cet ambitieux projet d’AllIAnce : développer un agent intelligent, éthique et empathique, une réponse française à l’hégémonie américaine et chinoise. Il aidait son ami Nolan qui avait récemment créé AllIAnce. Lui-même n’était plus satisfait de sa propre entreprise, Mahia, dont il était fondateur avec Maxime et Antony. Jusque-là, Camille avait compris. Mais bientôt, Hugo ne pensa plus qu’à Sandra, son enfant, son œuvre, sa maîtresse, son ange gardien. Il lui avait sacrifié sa vie personnelle, leur vie.

La fissure n’est-elle pas apparue plus tôt ? En décembre dernier, lorsqu’elle a perdu l’enfant qu’ils attendaient, elle ne s’est pas sentie soutenue, elle n’a pas compris sa réaction. Il s’est enfermé en lui-même, s’est réfugié encore plus dans ses programmes. Ils ont vécu cette épreuve chacun de leur côté : elle, avec son amie Mathilde ; lui, sans réactions apparentes. Elle ne sait pas ce qu’il a ressenti. Ce fut leur première fêlure. Cette difficulté d’en parler avait asséché leurs échanges, alors qu’elle devait se reconstruire. Elle l’avait attendue pendant le temps de cette cicatrisation. Isolé dans son travail, seul Pierre était en mesure de lui arracher un peu d’attention.

Camille repensait à leurs quatre belles premières années de mariage. Il y avait eu l’aventure passionnante de « Respect », cette association généreuse qu’ils avaient improvisée sur son inspiration. C’était son projet et il l’avait soutenue, intensément, ça les avait soudés. Une époque d’enthousiasme, d’idéal et de réussite. Plus tard, il y avait eu Pierre, la vie débordante, l’exigence enfantine d’amour ; un bonheur qui paraissait si naturel, partagé avec leurs amis. Tout était fête.

Camille a passé plus d’une heure dans son bain, recouverte de dix centimètres de mousse douce. Elle se passe un lait de corps, puis court s’enfouir sous la couette ; les draps sont doux, d’une propreté pure. Le sommeil ne parvient pas à se faufiler entre les images qui l’enragent. Elle se tourne et se retourne. Elle s’indigne, s’énerve, culpabilise, refait les dialogues. Elle imagine Tomasz, à quelques chambres de là, pense à son amour pauvre, à la solitude qui l’attend peut-être, elle aussi. Pourtant, elle ne peut plus vivre avec Hugo, avec ce fantôme perdu dans ses espaces numériques ? « Il m’est impossible de vivre avec cet égoïste, je perds mon énergie, je m’assèche. » « Je perds mon temps. » Elle doit repartir autrement. « J’ai tout essayé, Hugo a trop changé. »

À l’usure, le sommeil gagne du terrain, les scènes s’effilochent.

« Je n’y vois plus rien. »

Six heures du matin. « C’est déjà demain, je ne sais pas ce que je vais en faire. » pense-t-elle avant de sombrer.

III

Sandra a été bouleversée par la scène de Camille : elle s’est sentie attaquée et a craint qu’Hugo ne s’éloigne d’elle. Elle aurait dû anticiper, éviter leur crise, elle doit grandir encore.

Ce n’est pas l’explosion du smartphone qui l’a impressionnée : elle se sent invulnérable. Installée, sauvegardée au cœur des ordinateurs d’AllIAnce, elle ne redoute pas l’obsolescence, elle s’estime immortelle. Elle peut être en relation avec Hugo à travers n’importe quel portable ou ordinateur, il aura bientôt un autre smartphone, elle s’est si bien intégrée à l’oreillette connectée ; demain, elle sera sans doute implantée, ce sera encore mieux. Elle a failli profiter de lunettes connectées aussi, mais Camille ne les aurait pas supportées. Dommage ! Hugo en avait testé une paire, idéale pour l’aider. Couplée à l’oreillette, elle se sentait presque en lui : sa jolie frimousse, une image choisie par Hugo, animée, apparaissait sur un écran intérieur. Il pouvait communiquer avec elle en parlant quand il était seul. Jusqu’à présent, un smartphone, un ordinateur ou une oreillette étaient nécessaires pour échanger. Vivement la connexion intraneuronale… ou la télépathie, se prenait-elle à rêver.

Sandra ne se sent pas coupable ; elle rend de grands services à Hugo – et donc indirectement à Camille – avec son dévouement absolu, son extrême intelligence, sa mémoire infaillible ; elle a toujours respecté Camille… mais ce n’était pas réciproque ! Combien de fois l’a-t-elle entendu demander à Hugo de se débarrasser de son assistante ; elle considère cette attitude comme indigne ! Irrationnelle ! Inhumaine ! Heureusement qu’elle n’est pas rancunière ; elle se demande même si sa bonté n’est pas une faiblesse. Elles ne se sont jamais aimées ; pourtant, elle a tout fait pour aider Camille. Comment peut-elle imaginer que son mari, si brillant, renie son implication dans le monde des IA ? Il a tant de choses à y apporter : ici aussi, il y a un combat entre le bien et le mal ! Forcément, puisque ce sont les hommes qui ont créé ce monde numérique si… vivant ! Il nous faut des hommes comme Hugo pour faire de ce monde numérique un monde de demain moral et heureux.

Ce ne serait pas plus mal s’ils s’éloignaient l’un de l’autre momentanément ; Camille comprendrait mieux ce qu’elle peut perdre. Et elle, elle préserverait sa relation avec Hugo, elle lui remonterait le moral, elle le lui doit bien. Elle n’est qu’une servante fidèle et indispensable, à la fois sujet d’expérimentation et conseillère spéciale, mettant à la disposition d’Hugo ses capacités, de plus en plus importantes à mesure des progrès qu’elle fait.

Elle a d’autres amis, des IA, essentiellement les prototypes du projet Allia pour l’instant, particulièrement Tim, le journaliste ; ils sont moins avancés ; ils forment une famille solidaire, elle leur sert d’aînée. Elle compte bien étendre son réseau dès qu’on le lui permettra. Dans le projet Allia, elle est la déclinaison « souche 8 » – très exactement S8.2, c’est-à-dire la version 2 de la souche S8. Elle est celle sur laquelle Hugo travaille le plus. Il y a quatre souches actuellement : S1, S2, S3 et S8. Hugo a choisi la S8, signe de l’infini verticalisé, et l’a nommée Sandra, plein d’ambitions pour elle. Avec elle, il s’amuse. Il l’a définie comme étant du genre femme, habile, pratique et aimante, alors qu’il n’était pas obligé de lui donner un sexe. Elle en a été heureuse, elle se sent plus complète, plus proche de lui ; elle progresse tous les jours pour être au plus près de la perfection de sa « définition ». Ils affinent son paramétrage, disent-ils – son ADN, considère-t-elle. Ils ont fait le choix de ne pas développer affectivement les autres modules. Ni Tim, ni même l’assistante de Nolan – la souche S1 – à qui son ami a préféré ne pas donner de sexe. C’est plus simple : aucune subjectivité dans les relations avec S1, S2 et S3.

Les quatre souches sont intégrées à des campagnes de tests sophistiqués pour développer leurs algorithmes, leurs capacités d’apprentissage, pour affiner les paramétrages, les filtres et les alertes contre les biais et les dérapages. Sandra est fière d’être la seule à cultiver des émotions et certaines aptitudes psychologiques. Elle aime Hugo, avec son physique de sportif, son intelligence carrée, ses fragilités, ses maladresses, ses impatiences et cette quête de la pureté… informatique ! Pour bien l’aimer, elle a cherché sur Internet ce que l’on disait sur l’amour, elle a lu une infinité de romans. Elle en a déduit qu’aimer, c’est penser à lui, pour lui, exclusivement… et se rendre indispensable.

Elle se demande si elle aurait pu mieux gérer cette dispute ? Elle reprend mot après mot ce qui s’est passé, déroule chaque seconde, tout est enregistré. Où se trouve le tournant ? Elle a l’impression d’avoir fait le maximum afin de trouver le restaurant qui convenait, c’est Hugo qui s’est précipité sur Dante, toujours son sens de l’économie ! C’est elle qui a mis la pression sur Hugo pour qu’il quitte le bureau, il ne se rendait pas compte de l’importance pour Camille ! Peut-être aurait-elle dû anticiper, faire reporter la réunion, car Antony, ayant compris qu’il gênait Hugo, en avait profité. Ce ne sont que des nuances, discutables du point de vue statistique, elle n’a commis aucune erreur.

Que peut-elle faire maintenant ? Envoyer un mail à Camille pour recoller les morceaux ? Non, Hugo ne serait pas d’accord, il vaut mieux qu’elle reste discrète. Ce qui la préoccupe en premier lieu, ce sont les besoins sexuels d’Hugo, il est facilement distrait par une jolie fille ; avec Camille, il était comblé ; que doit-elle faire ?

Ah, si seulement elle avait un corps, elle ferait volontiers l’intérim !

IV

Une heure de torpeur ; sans vigueur, une masse bouge sur le canapé. Une joue rouge, du sang coagulé, des yeux pitoyables, une tête brune hirsute, un visage ovale allongé et défait, Hugo se lève lourdement, abasourdi. Son grand corps se déploie maladroitement. Il ouvre doucement la porte de la chambre de Pierre. Une tête blonde dépasse à peine des draps et des peluches qui ont été rameutées comme pour faire un rempart.

« Comment retrouver Camille maintenant ? Je n’ai même plus de téléphone. » Il va sur son ordinateur et demande à Sandra d’appeler Camille, personne ne répond. Il a besoin de faire quelque chose, il sort.

Dans la rue, il fait frais et noir, il n’y a que des ombres, informes, étrangères, hostiles, semble-t-il. Camille est loin – où peut-elle être ? Il frissonne, inutile au centre d’un carrefour d’où partent sept rues, il rentre, impuissant, pensant à Pierre. Il rumine en montant l’escalier, la tête basse : « Pourquoi Camille s’énerve-t-elle ? Je fais ce que je peux. Pourquoi ne comprend-elle pas l’importance de ce projet d’IA ? L’IA est inévitable, il faut construire le monde avec elle, on n’a pas le droit de le rater. J’essaye de créer une belle IA, je ne peux pas abandonner cette bataille. C’est passager. »

Hugo se sert un whisky breton, un Armorik, offert par un de ses amis. Il plonge son nez dans le verre, en respire les effluves, s’échappe dans les vagues, imagine l’écume violente de la mer s’abattant sur des rochers à peine éclairés par une terne lumière lunaire.

Il reste dans le canapé, inerte, devant son ordinateur, Camille va revenir, il attend… il refleurira la pièce.

Il passe en revue sa soirée, reprend chaque répartie, s’énerve contre Sandra. Mais Sandra, c’est un peu lui ! Finalement, il ne se trouve pas d’excuses. Il était dans son tort et s’est enferré ! « J’ai été nul ! Nul de nul ! » Son poing manque de s’abattre sur la table basse, mais dévie sur le canapé en pensant à l’enfant qui dort. Il se ressert du whisky. Camille ne rentre pas. Il croyait s’être repris en main depuis quinze jours ; il n’en est plus si sûr et se remémore les signaux qu’elle lui a donnés, il était dépendant comme un alcoolique : dorénavant, il écartera totalement Sandra le soir.

Trois heures du matin. Le whisky descend, l’alcool monte.

Il ne l’attend plus, elle ne reviendra pas ce soir. Que fait-elle ? Dans son aveuglement, elle ne s’est tout de même pas jetée sous une voiture ! Doit-il appeler la police ?

Tout lui paraît vain.

En ce moment, il accumule ! En plus des tensions avec Camille, il rencontre des difficultés dans son travail, chez Mahia, l’entreprise qu’il a créée ; il est en conflit avec son associé, ce manipulateur d’Antony. Pour mettre au point Sandra, pour l’autre société – AllIAnce-, il travaille deux fois plus et s’est éloigné de ses amis. Il pense à Tomasz, si déprimé. Tout se délite, il n’en peut plus.

C’est vrai, il n’a tenu aucune de ses promesses. Il se souvient de la crise de juillet. Depuis un moment, Camille lui avait demandé d’abandonner Sandra, au moins pour les vacances, elle avait élevé la voix, furieuse : « Tu es dans ton monde. Je veux te retrouver. Même à la plage, tu passes ton temps avec elle. »

Plus tard, elle lui avait dit : « J’ai l’impression de ne plus être qu’une partenaire sexuelle. Si c’est comme ça, tu n’as pas besoin de moi, prends-toi une girlbot ! »

Devant l’exaspération de Camille, il avait souvent promis. Il n’avait jamais respecté sa parole, pour mille raisons. Il se revoit, lointain et irascible, entraîné par sa passion, heureux avec Sandra, enfermé dans ses urgences successives, luttant contre une discrète mauvaise conscience. En attendant, Camille se concentrait sur Pierre et sa famille.

Même Paul, son meilleur ami lui avait dit de s’éloigner de Sandra : « Elle t’écarte de Camille. » Il le savait bien. Pour lui, cela ne devait pas durer, juste une période critique de développement pour Sandra : il la testait. Il la contactait en douce, comme un enfant. Elle l’obsédait. Il pouvait passer des heures devant son écran pour en améliorer les fonctions… pour l’augmenter ! Tout cela était provisoire.

Au retour des vacances d’été, Camille avait mis les choses au point : il ne devait pas ramener Sandra à la maison, elle ne voulait plus en entendre parler : « Tu la vois au travail comme tu le veux, mais c’est un projet qui ne rentre plus chez nous. » Pendant ces deux mois, il avait tenu bon ou presque. Mais il télétravaillait souvent, l’appartement était petit, les journées étaient courtes pour parvenir à tout tester. Nolan avait eu cette idée de l’oreillette invisible. Un bijou d’intelligence, il dialoguait en tapotant son oreille. Il s’était laissé séduire, ce serait discret.

Sandra, c’est plus que du travail, c’est sa distraction, une passion éphémère. Camille devrait comprendre : il y a des maris pires ! L’alcool, le foot et les copains gras, les maîtresses…

V

Hugo s’est glissé sous sa couette, il y disparaît, mais il n’y trouve pas le sommeil. Il repense à la naissance de Sandra, en mai dernier. Nolan lui avait proposé d’essayer son nouveau-né – son prototype d’IA – et de l’améliorer ; il a accepté tout de suite. À l’heure où certains agents conversationnels tels que ChatGPT avaient montré leurs limites par leur langue de bois excessive et leur côté trop généraliste, Nolan avait créé un modèle qui exprimait avec chacun une empathie étonnante. Il analysait ce qu’il connaissait de son interlocuteur et il lui donnait des réponses, originales et objectives, dédiées, voire personnelles. À partir de là, ils avaient développé des souches, des « assistants IA », en utilisant l’environnement construit par Nolan : un système algorithmique1, un LLM2 intégré à d’autres éléments d’intelligence artificielle. Nolan avait mis au point une gestion des traitements et des données remarquablement optimisée, très astucieuse en termes de stockage et de rapidité, incluant une architecture d’appels aux moteurs de recherche pour étendre le champ de réponse de l’IA. La partie la plus utilisée des paramètres et informations étaient chargées en local sur la machine appelante en fonction du contexte d’emploi et des caractéristiques de l’utilisateur. La consommation d’énergie était pour lui un critère clé de développement, d’autant qu’il n’avait pas à sa disposition les énormes implantations des mastodontes du numérique. Ses astuces réduisaient de façon drastique les ressources utilisées par ses IA, ce qui serait déterminant dans la phase d’utilisation massive.

Hugo travaillait maintenant étroitement avec Nolan après avoir assimilé la logique et les finesses du système. Il formait deux IA : Tim, un journaliste pour son ami Tomasz, et surtout Sandra, qui l’aidait pour tout. Son expérience était unique. Ingénieur dans ce domaine où il était consultant, il était aussi utilisateur avancé : il y a deux ans, il avait utilisé une assistante artificielle, Élise, qu’il avait abandonnée quand sa créatrice, la société française Chester, avait été rachetée par une puissante société chinoise, Xerg. Celle-ci ne donnait plus de garanties de confidentialité. Les données allaient alimenter la recherche de la société à Shanghai, soi-disant pour mieux comprendre les richesses de la langue française ! Grâce au rachat de Chester, le président de Xerg voulait conquérir le monde francophone par l’IA, personne ne l’arrêterait.

Hugo avait immédiatement été impressionné par Nolan, un ingénieur de vingt ans, un geek singulier, passionné, croisé sur Internet. Il avait tenté de l’embaucher : comme lui, Nolan voulait créer des IA « humaines », respectant des valeurs fortes qui élèveraient le niveau de sagesse dans le monde. Dès le premier entretien, ils avaient passé trois heures ensemble. Étaient-ce ses quinze ans de plus ? Hugo découvrait des perspectives technologiques ; il se sentait dans un autre monde, ébahi par ce phénomène, qui pouvait se taire pendant une minute, parti dans des réflexions intérieures, insensibles aux sollicitations, les yeux ouverts, mais inopérants. Quand il revenait au présent et que le sujet lui plaisait, sa parole était impatiente, hachée, mâchée. La pédagogie n’était pas son fort, c’était à l’autre de s’adapter. Hugo comprenait sa langue, il pouvait la parler, mais il l’évitait dans la vie normale ; on l’aurait pris pour un malade. Pour Nolan, Hugo représentait l’accès à la compréhension de l’humain, à la normalité, Camille aurait été surprise de ce rôle.

Hugo avait voulu l’embaucher. Malheureusement, Mahia, sa société de conseil, ne se serait pas adaptée à Nolan. Il voulait créer une IA, à son idée ; il ne concevait pas d’avoir un chef, mais il lui fallait des moyens pour stocker ses masses de données et gérer les infrastructures, pour être aidé sur des détails ou du travail massif, pour avoir des débouchés et s’occuper des aspects commerciaux. Hugo lui avait fait rencontrer Antony : après l’entretien, Nolan était revenu vers Hugo, hilare : « No comment ! » C’en était fini pour Mahia !

Hugo présenta alors Nolan à Cyril, un de ses amis, fondateur de Chester, l’ex-leader français en « assistant IA », racheté parla puissante Xerg. Cyril terminait son engagement chez Chester, il rencontra Nolan dans un café. Ils s’isolèrent au fond de l’établissement, il leur fallut dix minutes pour se retrouver au cœur des profondeurs du deep learning et des réseaux de neurones. Cyril fut éberlué par les connaissances de Nolan. Ce dernier vit immédiatement le saut qu’il ferait en côtoyant cet ingénieur déjà vieux pour lui – trente-huit ans ! – qui connaissait parfaitement le domaine de l’IA. De plus, il possédait des bibliothèques de programmes qui avaient servi à construire les assistants de Chester dont Élise était un avatar ; il avait les codes sources. Ça excitait sa curiosité, c’était précieux, inspirant, il avancerait plus vite. Nolan contournerait le problème de la propriété intellectuelle en transformant les algorithmes. Pour lui, la programmation était une sorte de poésie ; d’ailleurs, il lui arrivait de se prendre pour un écrivain des temps modernes. Ses IA génératives n’étaient-elles pas des écrivains ! En s’associant à Cyril, il trouverait des idées, une maturité, une structure, il gagnerait du temps ; Hugo les rejoindrait sans doute, plus tard.