Saint Germain Bayedi
Meurtre long courrier
Roman
© Lys Bleu Éditions – Saint Germain Bayedi
ISBN : 979-10-422-7245-6
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Du même auteur
Procès Mobutu, Les éditions Persée, adapté au théâtre en Suisse, 2010.
La tragédie des Kivu, YVELINEDITION, 2016.
Pour Sabine Makiese Bayedi
I
« Je ne l’ai pas tué, combien de fois devrai-je vous le dire pour que vous compreniez enfin ? Je ne savais même pas qu’il était mort jusqu’à ce que vous fassiez irruption dans mon appartement à la manière des bonzes de la Gestapo. Ces derniers devraient d’ailleurs se sentir relégués au rang d’enfants de chœur en vous voyant à l’œuvre. » Maugréa, pour la énième fois, monsieur Kama, beau et dynamique trentenaire afro-descendant de grande taille, principal suspect dans une affaire de meurtre dont la victime n’est autre qu’un homme d’environ huitante ans (quatre-vingts ans), pensionnaire dans l’institution pour laquelle il travaillait depuis cinq années et avec qui il a eu une violente altercation la veille.
Coincé entre quatre murs peints tout en blanc du commissariat de police de Lausanne, les traits du visage tirés et arborant un air bougon qui transparaissait clairement dans chacun de ses gestes, le suspect ne cessait de toutes ses forces et avec véhémence, de clamer son innocence au milieu d’une horde de policiers aux visages hostiles agglutinés tout autour de lui et visiblement déterminés à lui faire avouer son crime. C’est depuis déjà des heures que ces derniers s’acharnaient sur lui comme des fourmis sur un morceau de sucre, le « cuisinant » à différentes sauces. Après une pause d’environ trente minutes ayant permis à tout le monde de souffler et surtout au prévenu qui se sentait au bord d’une déshydratation de s’hydrater enfin, l’un des agents, positionné depuis le début au fond de la salle d’interrogatoire un peu en retrait des trois autres, à pas pesants s’approcha du suspect, mit un temps d’arrêt, racla sa gorge avant de reprendre les hostilités.
— Comment justifierez-vous le fait que monsieur Bogdanov, avec qui vous vous êtes violemment disputés la journée, le même contre qui vous avez proféré de sérieuses menaces, soit retrouvé mort étranglé, le visage sévèrement mutilé plusieurs heures après dans sa chambre ?
— Honnêtement, je n’en sais rien, monsieur l’agent ! Ce dont je suis sûr, c’est que je ne l’ai plus revu après notre dispute qui, je vous le rappelle, s’est produite en pleine journée et devant témoins, et qu’il était bien vivant quand j’ai quitté le bâtiment.
Bondissant presque de son siège, le policier qui de toute évidence semblait être le plus gradé de tous, le seul à ne pas porter d’uniforme et qui est resté jusque-là taciturne effectua à son tour son entrée en jeu comme pour dire que la récréation était finie : « Qu’en savez-vous monsieur ? »
Sans même attendre la réponse du suspect, balayant très vite au passage la salle du regard avant d’assener tout en haussant éperdument ses épaules : « Comment pouvez-vous affirmer avec force que la victime était bel et bien vivante quand vous avez quitté votre lieu de travail ?
— Parce que ce jour-là, je ne suis pas resté jusqu’à la fin de mon service. J’étais tellement en colère à la suite de notre… dispute que j’ai demandé à rentrer chez moi, ce qui me fut accordé bien évidemment !
— À quelle heure étiez-vous censé normalement finir votre journée de travail ?
— 19 h 15 normalement.
— Et à quelle heure exactement avez-vous quitté votre poste de travail ?
— Il devrait être 16 h 30-16 h 45 environ. Mes collègues présents hier doivent pouvoir être à mesure d’en témoigner.
— Rassurez-vous, leurs témoignages seront bien recueillis. Êtes-vous rentré directement à votre domicile après avoir quitté l’institution ou vous êtes-vous rendu quelque part ?
— Mon parcours de ce jour-là ne sera pas difficile à retracer, car immédiatement après avoir quitté Hosanna, je suis passé à la station-service située à quelques pas de l’institution avant de rejoindre l’axe Vevey-Lausanne par la route cantonale, beaucoup plus dégagée que l’autoroute pendant ces heures réputées de forte affluence. Je dois encore avoir le ticket de caisse quelque part dans la boîte à gants de ma voiture. L’idée de conduire tout en sentant le lac Léman, en profitant de la superbe vue qu’offre ce dernier et surtout en admirant le paysage de carte postale le surplombant m’avait paru très attrayante et même thérapeutique étant donné l’état de choc généré par les durs moments vécus quelques instants plus tôt à mon poste de travail. À peu près quarante minutes plus tard, j’accédais à mon appartement et je n’en suis plus ressorti depuis.
— Puisque vous dites n’avoir plus quitté votre appartement depuis, affirmez-vous par la même occasion y être resté entre vingt-trois heures et une heure du matin ?
— Sans aucun doute inspecteur ! Je me trouvais bel et bien chez moi aux heures précitées.
— Quelqu’un pourrait-il le confirmer ?
— Non, parce que comme vous avez pu le constater, je vis tout seul dans mon appartement. »
Le policier esquissa un petit geste difficile à interpréter avant de laisser échapper un léger « Hum » de sa bouche.
— Et qu’avez-vous fait pendant tout ce temps que vous prétendez être resté chez vous ?
— Quelques minutes après mon arrivée à domicile et après un bref passage dans ma chambre à coucher, muni de mon ordinateur portable, je me suis confortablement installé sur le canapé d’angle ornant mon salon occupé à vérifier mes courriels et au besoin y répondre. Je me souviens avoir trouvé plusieurs messages dans ma boîte mail provenant de mes contacts auxquels je me devais de répondre. J’en avais aussi profité pour effectuer par la même occasion quelques appels téléphoniques et aussi répondre à quelques-uns particulièrement celui provenant d’un de mes collègues apparemment inquiet de la situation. Je ne peux m’empêcher de vous dire que cela m’a en quelque sorte réconforté de recevoir le soutien de ce collègue.
— Pourquoi ce collègue particulièrement ?
— Parce que celui-là, je l’ai moi-même accueilli à son arrivée à Hosanna et cela fait trois ans que je travaille avec lui, je me considère un peu comme son mentor. Il avait personnellement assisté à toute la scène et était l’une des personnes présentes aux moments de l’agression dont je fus victime de la part de feu monsieur Bogdanov.
— Que voulait-il exactement ce collègue si inquiet pour vous et éventuellement pour ce qui venait de se passer et que vous êtes-vous dit tous les deux ?
— Ce collègue…
— Et pendant que vous y êtes, interrompit assez brutalement le lieutenant, pouvez-vous nous donner son nom et nous indiquer l’heure à laquelle cet appel a eu lieu ?
— Bien sûr, bien sûr… marmonna le suspect qui, certainement pris de court par la manière si brutale et spontanée avec laquelle le lieutenant lui avait coupé la parole, marqua un temps d’arrêt avant de poursuivre : « Il s’appelle Mabrouk. Hamine Mabrouk. C’est un travailleur frontalier résidant à Annemasse en France et son appel est intervenu aux alentours de 17 h 45-18 h, mon journal d’appel vous le confirmera sans doute. La courte conversation que nous avions eue concernait bien évidemment les événements qui se sont produits sur notre lieu de travail, je crois qu’il voulait surtout s’enquérir de la situation. »
— Bien entendu. Revenons, si vous le voulez bien, à votre emploi de temps de cette journée. Qu’aviez-vous ensuite fait après avoir répondu à vos contacts et amis ?
— En m’introduisant ensuite dans ma cuisine, l’idée de préparer un plat typiquement africain, plus exactement les feuilles de manioc et du poisson, germa dans ma cervelle et je l’ai finalement adoptée. C’est un plat particulièrement savoureux qui exige du cuisinier patience et délicatesse, car son temps de préparation peut durer jusque deux heures. Par après, j’ai pris ma douche à l’issue des longues heures passées dans ma cuisine et me suis à nouveau installé sur mon canapé, pas pour y consulter mes mails cette fois-là, mais pour savourer les délices de ma cuisine, les yeux rivés sur l’écran de ma télévision, les doigts pianotant par intermittence sur différentes touches de ma télécommande, alternant chaînes de télévision, contenus YouTube, films Netflix et Disney+ principalement… Comme vous pouvez aisément le constater, je n’ai plus quitté mon appartement, même pas une seule seconde.
— Depuis combien de temps travaillez-vous au sein de l’institution Hosanna ?
— Cela fait exactement cinq ans jour pour jour depuis que je suis collaborateur de l’institution Hosanna et je n’ai jamais eu aucun démêlé ni avec mes collègues et moins encore avec nos résidents.
— Jusqu’à ce qu’un de leurs avec qui vous avez eu une altercation soit retrouvé mort étranglé et le visage sauvagement mutilé plusieurs heures plus tard dans sa chambre.
Le policier marmonna ces mots, le visage plongé dans un dossier qu’il tenait fermement entre ses mains. Le suspect pour sa part ne jugea pas utile de répliquer à l’attaque et préféra maintenir une équanimité impressionnante face à cette dernière, son sourire narquois en fut la preuve. Allant droit au but, le lieutenant demanda :
— Avez-vous tué monsieur Bogdanov et ensuite mutilé sauvagement son visage ?
— Bien sûr que non ! Il avait répondu avec fermeté et conviction.
— Vous paraissez sûr de vous, monsieur.
— En effet, je le suis parce que c’est la seule vérité. Je ne suis pas
l’auteur du meurtre de monsieur Bogdanov.
— Quels étaient vos rapports avec ce dernier ? Le prévenu esquissa un petit geste, ne s’attendant certainement pas à une telle question, ce qui d’ailleurs obligea l’officier à récidiver :
« Entreteniez-vous personnellement, avec la victime bien sûr, une quelconque relation en dehors du cadre de travail ? »
« En dehors de la relation dite “soignant/soigné” ou soignant-patient, lui et moi n’entretenions aucune autre relation, alors aucune. Introverti, ce monsieur ne partageait presque rien avec le monde extérieur et passait tout son temps reclus dans sa chambre. Il ne sortait jamais de l’institution ni ne recevait de visites. On ne lui connaissait aucune famille, aucun ami et proche, en dehors de sa nièce qui, la seule, venait lui rendre visite. Il n’était vraiment pas doué pour les relations humaines et dans le domaine des interactions sociales. »
— Qu’en était-il alors de ses relations avec les autres résidents au sein de l’institution ? À combien l’évalueriez-vous sur une échelle de 0 à 10 ?
— Sans hésiter à 1 pour éviter simplement de mettre le curseur sur 0, répondit-il avec assez de spontanéité. J’aimerais juste attirer votre attention sur le fait qu’il s’agit ici d’un monsieur qui vivait en autarcie, totalement « fermé comme une huître ». Replié sur soi, il passait ses journées entières reclus dans son appartement comme quelqu’un privé de liberté pour avoir commis une infraction.
— S’était-il déjà montré auparavant violent, insultant, menaçant ou avait-il déjà affiché des comportements discriminatoires envers vous ou tout autre membre du personnel ?
— À ma connaissance, jamais. Et c’est ce qui paraît étonnant. Feu monsieur Bogdanov a toujours été un résident habituellement calme, respectueux des autres jusqu’à ce jour-là, effacé et d’une discrétion défiant toute concurrence ; ne nous sollicitant que très rarement et ne parlant pas beaucoup. C’est ce qui d’ailleurs m’avait paru totalement étrange et m’avait particulièrement interpellé tout au long de notre altercation, le comportement qu’il affichait ce jour-là ne cadrait pas avec le résident qu’on avait toujours connu, cela ne lui ressemblait guère.
— Et comment était-il exactement ?
— Patibulaire, sérieusement perturbé, agité et hystérique. C’est la première fois que je le voyais aligner plusieurs mots dans une seule phrase et pendant ce temps, ses yeux semblaient sortir de leurs orbites. C’était comme s’il était soudainement possédé ou comme si on l’avait drogué, il vociférait en lieu et place de parler. Croyez-moi ou pas, monsieur l’agent…
— Lieutenant, s’empressa-t-il de préciser avec fermeté.
Lieutenant Grüber.
— Désolé, nous n’avions vraisemblablement pas été présentés… lieutenant ! fit remarquer le prévenu qui par la même occasion fit mine d’arborer un sourire qu’on qualifierait de narquois.
— Croyez-moi ou pas lieutenant, poursuivit-il après avoir reçu son feu vert par un signe de la tête, malgré la grande colère qu’il affichait et la violence de ses gestes et paroles, on pouvait aussi lire un certain sentiment de grande peur et de panique dans ses yeux. Il était terrifié comme un animal se sentant pris au piège et avec le recul, je commence à me dire qu’il était peut-être réellement en danger, en tout cas il y avait forcément quelque chose qui l’avait perturbé autant.
— Quoi par exemple à votre avis, un événement traumatisant avant son appel ou même dans les jours précédant votre dispute ?
« C’est fort possible, répondit-il en dodelinant de la tête, c’est une hypothèse que j’envisagerai bien. »
On aurait pu croire que le suspect avait terminé, mais il ajouta tout en levant son regard vers le lieutenant : « En tout cas au regard des événements, c’est une hypothèse qui me paraît de plus en plus évidente. »
— Était-il connu pour des troubles du comportement ? N’aviez-vous jamais auparavant, vous ou les autres membres de votre équipe, remarqué chez lui quelque chose qui sortait de l’ordinaire ou observé des signes précurseurs caractéristiques des troubles comportementaux ou ceux d’ordre cognitif ?
— Je n’avais jamais rien remarqué personnellement, mes collègues non plus, je le saurai au cas contraire. Son comportement ne laissait jusque-là entrevoir aucun signe avant-coureur d’un quelconque trouble du comportement ou d’ordre neuro- cognitif. Son médecin traitant ne me contredirait pas si je vous disais que ce monsieur n’était pas dément et ne souffrait d’aucun trouble cognitif avéré à ma connaissance.
— Et comment procédait-il pour des rendez-vous à l’extérieur de l’institution, lui qui apparemment n’en dépassait jamais les limites géographiques ? Je parle bien évidemment des consultations médicales, rendez-vous privés ou officiels (Juge de paix, office des étrangers, état civil et autres…) ?
— Il était suivi par un de nos deux médecins de la maison, ce qui ne nécessitait donc aucun déplacement de sa part, le médecin opérant sur place au cas où le besoin se faisait sentir. Et surtout qu’à part son diabète de type un (I), traité d’ailleurs avec l’insuline, monsieur n’avait à proprement parler aucun problème majeur de santé qui pourrait nécessiter l’intervention d’un spécialiste ou d’un quelconque intervenant extérieur tel qu’un psychothérapeute, un physiothérapeute, un ostéopathe, un kinésithérapeute ou même un dentiste. Tenez lieutenant, même pour ses cheveux, il ne sollicitait les services d’aucun coiffeur, même pas celui de l’institution, pourtant installé sur place. Sa mobilité n’était sujette à aucun trouble, raison pour laquelle d’ailleurs il ne faisait usage d’aucun moyen auxiliaire. Je peux même dire qu’il était en assez bonne santé pour son âge. Totalement dépourvu d’attaches sociales, il était hautement improbable qu’il soit convié à la table de qui que ce soit, son seul contact avec l’extérieur a toujours été sa nièce qui d’ailleurs lui avait rendu visite la veille. Le suspect se mit du coup à promener élégamment ses paumes des mains sur ses cheveux crépus tout en maintenant son regard fixé sur le plafond. Alors qu’on le croyait perdu dans ses pensées, le suspect ajouta : « Elle est venue deux fois en l’espace d’une semaine, ce qui est totalement exceptionnel, et est curieusement restée plus longtemps que d’habitude. »
Piqué au vif, le lieutenant s’empressa de lui demander : « Pourquoi dites-vous cela ? »
— Les visites de la nièce sont habituellement brèves et s’effectuent à des intervalles relativement longs…
— Qu’entendez-vous par intervalles « relativement longs » ? insista le lieutenant.
— Une fois tous les trois mois, jamais à des jours et heures précis contrairement à la plupart des familles qui ont tendance à instaurer une sorte de « rituel » là-dessus. Mais pour les deux dernières visites précitées et contrairement aux fois précédentes, ils sont tous les deux restés plus longtemps et je me souviens même avoir entendu un petit bruit s’échapper de leur chambre.
— À quoi cela ressemblait-il ? intervint avec enthousiasme le lieutenant qui bondit simultanément de sa chaise tel un gardien s’apprêtant à intercepter un ballon de football lors d’une séance des tirs au but.
— Pardon ? répliqua le suspect, l’air à la fois surpris et un peu amusé d’ailleurs.
Poursuivant dans son élan, le lieutenant insista : « Ce petit bruit que vous dites avoir entendu provenant de la chambre de la victime, ressemblait-il à un bris de verre, à un coup de feu, à un coup de poing sur la table, un bruit métallique ou à un simple hurlement ? »
— Oh, je l’assimilerai beaucoup plus à un banal hurlement plutôt qu’à un bris de verre ou à un renversement brutal d’un objet !
— Et vous n’êtes pas allé vous rendre personnellement compte de la situation sur place, je présume !
— L’idée ne m’avait pas traversé l’esprit sur le moment, lieutenant, et je suis sûr que mon irruption ne leur aurait certainement pas plu connaissant leur obsession à vouloir à tout prix préserver leur intimité !
— Peut-être ! soupira-t-il l’air incrédule. Où vous trouviez-vous précisément lorsque se produisit ce petit bruit ?
— Dans le couloir, je sortais juste d’un de nos locaux des soins, situé juste en face de sa chambre, répondit-il assez spontanément.
— À propos de sa nièce qui, selon divers témoignages concordants, était sa seule famille connue et aussi la seule qui lui rendait visite, seriez-vous à mesure de nous brosser son portrait ?
— C’est une dame assez difficile à cerner comme feu son oncle d’ailleurs, brosser son portrait comme vous dites peut se révéler un exercice assez compliqué étant donné le très peu d’informations en notre possession. Je ne peux que me soustraire à vous redire ce que l’on sait déjà presque d’elle : son nom est Edyta Vera, la quarantaine, très peu bavarde et discrète, toujours dissimulée derrière de sombres lunettes, casquette ou chapeau élégamment vissés sur la tête, marchant très vite à l’image de quelqu’un fuyant tout contact avec le reste du monde ou avec tout ce qui n’était pas son oncle. Une femme mince et svelte, très élégante et toujours tirée à quatre épingles à chacune de ses visites, qui n’intervenaient qu’assez rarement en raison d’une fois tous les… trois mois, jamais dans des jours et heures bien spécifiques comme la plupart de familles et proches qui ont instauré une sorte de rituel là-dessus. Qu’elle était non seulement sa seule famille connue, mais aussi la représentante thérapeutique mentionnée dans ses directives anticipées.
— Directives anticipées ? s’empressa de questionner l’un des policiers présents. Ce qui obligea le lieutenant de se tourner vers ce dernier et de lui lancer un regard empreint de sévérité.
— Les directives anticipées permettent à toute personne, majeure ou mineure, capable de discernement de consigner à l’avance ses souhaits dans le domaine des soins médicaux, pour le cas où elle deviendrait incapable de discernement. Elle peut donner des instructions sur les traitements qu’elle accepte ou refuse. Elle peut également confier les décisions à prendre dans le domaine médical à un représentant thérapeutique. Les directives anticipées doivent être signées à la main. Elles peuvent être révoquées en tout temps (art.370 à 373 du Code civil Suisse). Mais rassurez-vous, celles de monsieur Bogdanov n’ont jamais été révoquées. Ou alors, on ne lui en a tout simplement pas donné l’occasion… balbutia-t-il presque en dodelinant par la même occasion de la tête.
— Donc si j’ai bien saisi le contexte, s’il était arrivé malheur à la victime ou un quelconque accident entraînant la perte de ses capacités de discernement, c’est à cette nièce que revenaient tous les droits de prendre des décisions en son nom, c’est bien ça ? Elle devrait être très spéciale pour lui !
— Elle l’était en effet ! Et maintenant qu’il est mort, en l’absence d’un mandataire désigné ou d’une disposition légale contraire, c’est à la même nièce que revient la charge d’organiser ses obsèques et de prendre toutes décisions y relatives.
— Monsieur Kama, savez-vous si la victime avait l’habitude de fumer, de consommer de la drogue ou quelconque substance illicite ?
— Si vous m’aviez posé cette question quelques jours plus tôt, je vous aurais très vite répondu par la négative. Mais aujourd’hui je ne sais plus quoi penser et quoi vraiment répondre. Excellant dans l’art du secret et de l’introversion, il était très difficile, pour ne pas dire quasiment impossible, de savoir ce qu’il faisait ou ne faisait pas, ce à quoi il pensait ou ne pensait pas ; ou encore d’avoir un contrôle sur ses faits et gestes. Il était « marié » à sa chambre et avait l’air de vouloir à tout prix protéger sa sphère privée. Croyez-moi lieutenant, si la « réclusion domestique » pouvait prendre forme humaine, ça serait feu Bogdanov. À vrai dire, personne ne savait grand-chose sur ce monsieur qui avait l’air d’incarner à lui tout seul solitude et discrétion. Ce dont je suis sûr, c’est que je ne l’avais jamais vu allumer une cigarette ni des mégots traîner dans un coin de sa chambre ou dans son balcon et surtout aucune alarme incendie n’a jamais été déclenchée de sa chambre.
— Était-il soumis à un traitement nécessitant une prise, régulière ou ponctuelle, des stupéfiants ou des médicaments à base des stupéfiants ?
Le suspect hésita quelques longues secondes avant de répondre :
« Sans vouloir entrer dans des détails au sujet de sa pathologie au risque de violer le secret médical, je vous dirai que non, il ne subissait aucun traitement nécessitant une prise, même partielle ou ponctuelle, des médicaments à base des stupéfiants. Son médecin traitant ne me contredirait pas là-dessus ni aucun membre de mon équipe d’ailleurs.
— Vous n’avez aucune inquiétude à vous faire au sujet du secret médical, vous en êtes délié grâce à l’ordonnance du juge. Vous ne risquez donc aucune condamnation pour sa violation. »
Subitement et au moment où certainement tout le monde s’y attendait le moins, une voix assez énergique provenant du fond de la salle d’interrogatoire vint troubler le silence à peine fragile.
— Et vous ?
Pris au dépourvu, personne n’osa piper mot et tous les regards dans la salle d’interrogatoire se tournèrent vers l’endroit d’où provint la voix. Pendant ce temps, le suspect, les yeux rivés vers le sol tapissé de la salle d’interrogatoire, se mit à tapoter nerveusement sa main droite sur sa cuisse droite, produisant ainsi un bruit qui ne laissa personne indifférent. Sentant monter la tension, le lieutenant Grüber se décida à s’adresser au policier émetteur de la voix, les autres se contentant simplement de le dévisager avec stupeur : « Que voulez-vous dire par là commandant ? »
Ce dernier répondit presque instantanément : « Lieutenant, je voulais simplement savoir si le suspect ici présent était un consommateur, régulier ou occasionnel, peu importe, de la drogue ou de toute autre substance illicite. »
Ce dernier fronça nerveusement ses sourcils, avala un peu de salive comme pour faire passer la nauséabonde pilule qu’on lui administrait et qui le bloquait la gorge avant de répliquer très sèchement avec un brin d’ironie :
« Sans vouloir vous manquer du respect commandant…
— Bettex. Edgar Bettex. À votre service ! »
Il esquissa le geste de poser sa main droite sur son cœur. Vu les circonstances, Il devrait plutôt dire « à votre supplice » !
« Permettez-moi de vous faire remarquer, commandant Bettex, que vous êtes une personne cauteleuse et votre question non seulement me paraît offensante, mais aussi pue honteusement préjugés et stéréotypes. D’ici je peux bien sentir son odeur nauséabonde et oppressante, ce dont vous devriez être fier, je présume ! En lieu et place d’user des subterfuges qui d’ailleurs ne vous honorent pas et n’honorent pas les forces de police dont vous faites partie, pourquoi ne pas avoir la décence de me regarder bien en face et me demander si j’ai déjà fait l’objet d’une condamnation pour possession ou trafic de drogue ? »
— Mais… objecta le commandant, je peux vous assurer que ce n’était pas mon intention, monsieur, je ne fais qu’accomplir mon travail d’enquêteur, et cela ne serait pas possible si je m’abstenais à poser ce genre des questions. Je suis sincèrement désolé pour ce simple malentendu !
— Simple malentendu, dites-vous, commandant ? Vous le savez aussi bien que moi que ceci est loin d’être un simple malentendu comme vous voudriez bien nous le faire croire et moins encore un acte isolé de la part d’un élément de la police. Vous êtes prisonniers des stéréotypes à propos des membres de certains communautés ou groupes sociaux externes aux vôtres. Pour vous, toute personne d’origine africaine, afro-descendante ou racisée en général est un potentiel contrevenant à la loi fédérale sur les stupéfiants. Un potentiel vendeur de drogue, notamment de rue, n’est-ce pas ?
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