Meurtre sur le bassin - Tome 1 - Bertrand Dumeste - E-Book

Meurtre sur le bassin - Tome 1 E-Book

Bertrand Dumeste

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Beschreibung

Un incendie criminel sème la pagaille dans le port ostréicole de Teste-de-Buch !

Deux cabanes partent en fumée sur le port ostréicole de La Teste-de-Buch. Un cadavre calciné est découvert dans les décombres. Sans doute s’agit-il de l’ostréiculteur qui en possédait la concession : un homme autant respecté que redouté sur le port. La victime idéale d’un règlement de comptes ? Pour Pio Wojceikowski, lieutenant du SRPJ de Bordeaux et ancienne gloire du rugby testerin, l’affaire ne paraît pas si simple. Entre témoins trop intrusifs, ostréiculteurs peu bavards, industriels peu soucieux de l’environnement, notables intouchables et personnages surgis d’un passé que l’on voudrait oublier, le policier (re)découvrira que le Bassin d’Arcachon est un microcosme qui obéit à ses propres règles.

Ce roman policier vous emmènera dans le Bassin d'Arcachon pour une enquête qui mêlera une série de personnages sans foi ni loi !

EXTRAIT

Pio jeta un œil vers la jeune femme. Elle écoutait attentivement en ouvrant de grands yeux.
— Vous n’y comprenez pas grand-chose, hein ? Persifla Rageot.
— Non, pas vraiment, admit Denis. L’important, c’est qu’il ne méritait pas de crever comme ça. Faut être un beau dégueulasse pour faire cramer un mec.
— Vous connaissez quelqu’un qui en serait capable ? Demanda Pio.
— Pff ! Allez savoir !
Denis regarda autour de lui, au loin, vers le Bassin. Pio se demanda s’il soupçonnait un ostréiculteur. Il se tourna alors vers la jeune femme.
— Et vous, mademoiselle ? Vous auriez des choses à nous dire ?
— Euh…moi ? Oui, non, je veux dire…
— Qui êtes-vous, déjà ?
Elle ouvrit la bouche pour répondre. Le téléphone de Pio sonna. Le procureur. Pio n’en crut pas ses oreilles.
— J’ai le rapport d’autopsie sous les yeux, assura Bruneau. La victime retrouvée dans les décombres n’est pas Jean Cameleyre dit « Le Sénateur ». Le médecin légiste qui a travaillé grâce au dossier dentaire est formel. Il avait un implant sur une dent. La vingt-sept, si ça vous parle. L’implant n’y est pas. Aucune trace de chirurgie à cet endroit-là.
— Mais alors, si ce n’est pas le Sénateur, qui est-ce ?
— Ça, lieutenant Wojceikowski, j’attends que vous le découvriez. Vous n’avez pas une petite idée ?
Pio faillit répondre : « Que voulez-vous que j’en sache ? », mais soudain, dans sa tête, de minuscules pièces se mirent à bouger, à s’emboîter les unes aux autres. Au bout du compte, cet amas de pièces ressembla à quelque chose, une image apparaissait. Le puzzle était en place.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Les personnages, policiers, témoins, coupables potentiels,ont du corps (littéraire) et du caractère, avec leurs failles ou leurs travers. Ils forment un ensemble bien adapté à l'histoire. Le style est simple et facile à lire. Au final, un bon moment de lecture. - Blog Michel Giraud

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après des études de lettres modernes, Bertrand Dumeste a longtemps été tiraillé entre les livres et les bancs de l’école. D’abord professeur puis libraire, il est aujourd’hui en passe de retourner vers l’enseignement. L’écriture, il la pratique depuis qu’il a eu un stylo entre les mains. Ouvert à tout, il a écrit de nombreuses nouvelles, dont certaines ont été primées lors de concours, mais aussi des contes pour enfants et des scenarii de courts-métrages.  Meurtre sur le Bassin est son premier roman.

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Meurtre sur le bassin

Collection dirigée par Thierry Lucas

© 2018 – – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

Bertrand Dumeste

meurtre sur le bassin

À Luc Turlan, créateur de rencontres.

– 1 –

Camille Sauvageau n’était pas une fille très intéressante. Elle causait peu, râlait encore moins. Ce n’était pas le genre à faire des histoires ni à t’en raconter. Pas le genre à faire des esclandres, à se faire remarquer. Ce n’était surtout pas le genre à être là où on ne l’attendait pas. Avec Camille, on n’avait jamais de surprises. On naviguait dans un étang clapotant de routine rassurante.

Pourtant, ce soir, Camille Sauvageau y était bien, pile poil là où on ne l’attendait pas. Parce que parfois, même pour quelqu’un qui a toujours tendance à se la compliquer, la vie, c’était simple comme claquer une portière. Les prés salés, plongés dans l’obscurité, tenaient leur rôle de no man’s land et elle marchait en regardant ses pieds. Non, elle ne marchait pas, elle errait. Elle déambulait. Et si elle fixait ses pieds, c’était pour aller là où ils allaient.

Elle n’était pas vache, Camille, de leur laisser le contrôle parce que ses pieds la faisaient drôlement souffrir. La faute à ses nouvelles chaussures. Légères, à talons, pour les escapades coquines sous les tables, pas pour les balades qui s’éternisent. Sur un pas qui lui tira un rictus de douleur, Camille, d’un geste, ôta les criminelles et s’apprêta à les balancer à la baille. Mais, comme la belle image de l’enfant sage qu’elle était, elle se ravisa puis tomba sur les fesses.

— T’es qu’une gourde ma pauvre Camille, dit-elle à haute voix. Les canards n’en veulent pas de tes godasses.

Camille était en colère mais pas assez. C’était une colère qui se contenait, qui attendait de voir. Dans sa jolie petite tête, il y avait plein de sentiments qui se bousculaient. Elle était déçue, triste, surprise, effondrée mais surtout, elle était agacée. Elle était agacée contre elle-même parce qu’elle ne pouvait pas s’empêcher de se demander si elle avait le droit de se mettre en colère. Face aux crises, Camille, elle faisait comme la République : elle fermait sa gueule pendant une minute. Alors que ce qu’il faudrait face à l’indicible, c’est un siècle de hurlements.

Ce soir, Camille s’était faite jolie. Elle avait mis sa robe légère, la rouge, et les chaussures qu’il aimait bien, même si elles lui donnaient mal aux pieds. De la lingerie, rouge aussi, qu’elle s’était achetée pour l’occasion. Un ensemble un poil trop sage peut-être mais qu’elle trouvait très mignon. Ce soir, elle était comme une arme de destruction massive qui aurait reçu à la dernière minute une visite impromptue de Amnesty International. Son bel explosif avait fait long feu.

Camille n’avait jamais aimé se fringuer ainsi. Cela lui donnait l’impression d’être déguisée, elle qui préférait les vêtements discrets et les couleurs sobres. Mais elle avait envie de lui faire plaisir, elle voulait que la soirée soit spéciale.

— Ah, ça pour être spéciale ! Pesta-t-elle.

Elle avait envie de pleurer, que les larmes coulent le long de ses joues à flots ininterrompus comme dans les animés japonais mais les larmes ne vinrent pas. Elle se trouva stupide de ne pas pleurer quand tout l’exigeait. Elle se sentait fautive, s’en voulait terriblement. Et elle s’en voulait de s’en vouloir.

Elle regarda autour d’elle, parut surprise, comme si elle réalisait seulement où elle se trouvait. Il y a une heure, Camille avait un endroit où rentrer. Qui diable pouvait savoir désormais où elle allait passer la nuit ?

Bizarrement, comme ça, d’un coup, elle pensa à Camille Sauvageau, l’autre, le vrai. Elle n’en savait pas grand-chose, à part ce qu’elle en avait lu sur Wikipedia et qu’il avait une rue à lui dans Bordeaux. Un botaniste, spécialiste des algues. Voilà qui lui allait bien. Une heure plus tôt, quand Maxence lui avait annoncé ce que les hommes annoncent toujours dans ces cas-là, elle avait regardé vers la mer, au bout de la terrasse du restaurant et elle avait eu cette vision que dans ce paysage, elle n’était ni la plage de sable de fin, ni les cabanes tchanquées, ni même l’écume ou les corps-morts mais ces algues qu’on ne voit pas et dont personne ne veut.

— J’en ai assez d’être une algue, dit-elle à un canard qui la dévisageait.

Ce soir, elle s’était sentie boutée hors de son royaume, délocalisée dans un bled d’Europe centrale au nom imprononçable. Maxence avait continué à parler, de sa voix douce, expliquant tout, comme à son habitude. Sans doute avait-elle hoché la tête une ou deux fois, mécaniquement. À chaque seconde, la faille s’élargissait et son continent s’éloignait du sien à la faveur de la tectonique des plaques. Camille n’allait pas tarder à devenir une île perdue.

Puis, sans trop savoir comment, elle s’était retrouvée en voiture. Il les ramenait dans leur appartement, dans son ex-appartement, dans son appartement. Il avait proposé par affection qu’elle puisse y séjourner quelques semaines, juste le temps de se retourner. Elle trembla à l’idée d’avoir pu accepter cela, même l’espace d’un instant. Camille, ce qu’elle regrettait surtout, c’était de ne pas lui avoir envoyé son verre de flotte à la gueule (Faut pas gâcher le bon vin). Maxence n’avait pas choisi de lui annoncer dans un lieu public pour être sûr qu’il n’y aurait pas d’esclandre. Il savait pertinemment qu’il n’y en aurait pas. Il avait choisi un bon restaurant, par une belle nuit d’été pour lui faire un beau souvenir. Une sorte de bouquet final à feu leur amour d’artifice. Camille n’arrivait pas à le détester, il était là le problème. Il avait de solides arguments et elle était plutôt d’accord avec lui. Camille était le genre de personne qui remercie son employeur de la licencier car c’est une bonne décision pour la santé de l’entreprise.

Cependant, il se passa autre chose. Tandis qu’ils s’éloignaient d’Arcachon, Camille eut un élan de sauvagerie mal contrôlé. Un brin de folie. Un pur moment de rock’n’roll. Elle hurla de toutes ses forces. Elle hurla à s’en décrocher la mâchoire, à s’en briser les cordes vocales. Maxence sursauta, faillit se viander dans le décor, protesta, la traita de cinglée. Elle n’écouta pas, elle hurla, hurla et lui somma de la laisser descendre. Quelques vagues protestations plus tard, elle était dehors et la voiture repartait en crissant des pneus d’orgueil.

Elle s’était calmée. Elle ne comprenait pas ce qui venait de se passer. Tout était trop chamboulé dans sa tête. Et son cœur, quand elle posait la main dessus, semblait être sorti boire un coup.

Boire. Tiens, ce n’était pas une mauvaise idée. Elle s’était rapprochée machinalement de la civilisation, attirée comme un moustique par un néon. Quelques basses échappées de leurs caissons, d’en face au Waimea, parvinrent à ses oreilles. Elle se dit qu’elle avait bien besoin d’un verre. Peut-être même de deux. À bien y réfléchir, la vocation d’alcoolique la tentait bien.

Elle s’apprêtait à traverser la route lorsqu’elle remarqua comme une épaisse fumée grise s’élevant au-dessus des cabanes ostréicoles. Ce coin-là était plutôt mal éclairé et Camille n’était pas sûre de ce qu’elle croyait apercevoir. Personne ne semblait s’agiter. C’était pourtant bien de la fumée : elle la voyait se détacher sur le ciel noir. Était-elle la seule à l’avoir remarquée ? Elle tourna la tête, chercha aux alentours le moindre petit signe de panique. Il y avait bien deux-trois passants, un cycliste, un ou deux automobilistes mais ils agissaient normalement. Elle se mit à douter de ce qu’elle voyait et surtout à douter d’elle-même. La nuit était bien avancée, sans lune, cela ne pouvait être que quelques nuages. Elle plissa les yeux, fit un effort de concentration. Quelques minutes plus tard, le doute n’était plus permis. Des flammes jaillirent comme folles, la gueule ouverte. Camille se figea.

Elle se dit qu’elle devrait faire quelque chose, décrocher son téléphone, appeler les pompiers…mais son corps était incapable de bouger. Ce n’était pourtant pas la peur qui la clouait sur place. C’était une absolue fascination.

Jamais Camille n’avait vu de feu plus important que celui d’une cheminée. Celui-ci paraissait un monstre vivant plein de fureur. Ce feu-là n’était pas comme ceux que l’on schématise par des flammes bien droites, ordonnées, symétriques. Ce feu-là était sauvage. Ses flammes étaient longues, grimpant sur la charpente et le toit, courtes en désordre s’en prenant à tout ce qui était à leur portée. Il était affamé et étendait ses tentacules partout où il trouvait de quoi se nourrir.

Et comme n’importe quelle bête sauvage, il semblait lancer un appel, appel que seul Camille pouvait entendre. Un appel qui trouva écho au plus profond d’elle-même. Son cœur se mit à battre à tout rompre. Le feu attaqua la cabane voisine. On entendit des cris, on vit de petites flammes danser dans le ciel et, faute de nourriture, disparaître soudainement. Et plus le feu s’étendait, plus Camille était fascinée. Elle n’entendait rien d’autre que les battements de son cœur. Et ça résonnait en elle, sa cage thoracique servant de caisse de résonance. La nuit, le feu…Camille était un tam-tam. Elle aurait voulu danser au cœur des flammes, chanter, hurler. Son corps entier était parcouru de picotements, de tressaillements. Son corps entier était devenu mouvement. Le feu respirait dans son dos, lui caressait le cou, lui parcourait l’échine. Elle voulait s’abandonner à lui, voulait l’accueillir en elle, lui susurrer un tout petit et magnifique « viens ». Et le feu lui répondait, le feu la dévorait. Camille était au comble du plaisir.

D’autres passants, des automobilistes, des cyclistes s’arrêtaient, se rapprochaient d’elle, comme s’il fallait dans ces moments-là faire bloc, pareil à certains animaux renvoyés à leur petitesse par un prédateur beaucoup plus gros. Ou peut-être que c’était juste pour échanger quelques mots parce qu’ils brûlent les lèvres autant que les flammes. Camille ne les remarqua pas tout de suite. C’était à peine si elle avait remarqué les badauds pressés autour d’elle qui filmaient ou qui téléphonaient, à peine si elle entendait cet homme derrière elle qui répétait frénétiquement : « Y’a des morts ? Y’a des morts ? », à peine si les sirènes des pompiers la tirèrent de sa transe.

Devant le plus grand feu de sa vie, Camille Sauvageau s’endormit, Camille la Sauvageonne s’éveilla.

– 2 –

Devant lui, quatre lourdes panières remplies d’huîtres. La petite table en bois, bien que bancale, en avait vu d’autres. Denis Delfino, torse nu, essayait de tenir debout, appuyé contre, pour ne pas tomber.

La journée avait été longue et chaude. D’abord, il y avait eu ce moteur pour lequel, à chaque tour d’écrou, Denis se demandait s’il le réparait ou s’il l’endommageait encore plus. Puis il avait passé l’après-midi sur ses parcs à retourner des poches d’huîtres. Il n’était rentré qu’avec le soleil couchant. De la journée, il n’avait parlé à personne et quand bien même en aurait-il eu l’occasion qu’il n’en aurait pas eu le temps. S’il voulait rester dans les délais d’exploitation qu’il s’était fixés, il devait finir ce calibrage ce soir. Avant-hier aurait été mieux, c’est sûr, mais à lui tout seul, malgré une puissante volonté et des efforts harassants, il n’accomplissait jamais de miracle. Il n’avait surtout pas pu compter sur l’aide du vieux qui avait été curieusement absent toute la journée. Il savait qu’il ne devait pas trop exiger de lui. Il avait ses propres parcs, ses propres problèmes. Mais parfois, Denis se sentait un peu désemparé face à la montagne qu’il devait gravir presque chaque jour. Quand il a débarqué, inexpérimenté, à l’aise comme une moule sur un pignot, le vieux fut le premier – le seul – à lui tendre la main. Denis était de ceux pour qui cela comptait. Mais il n’était pas dupe : le vieux lui rappelait son père et, au vu de la situation, il était normal qu’il se sente…

— Faiche ! Pesta-t-il.

Il venait de se tromper de panière en classant une huître. Tout à ses pensées, il s’était laissé déconcentrer et la fatigue n’aidait pas. Denis prit quelques instants pour souffler et se remotiver. Il avait toujours été comme ça : incapable de se disperser, de traquer deux lièvres à la fois. Il devait faire beaucoup d’efforts pour entreprendre une tache et la mener à son terme. Sans cela, il papillonnait, commençait autre chose et ne finissait aucune des deux.

Son téléphone vibra. Un sms de Frédo.

— On go au matamore. T’en es??

LeMatamore. Le nom de ce bar, pourtant familier, sonna comme lointain, presque étranger. Depuis quand n’était-il pas sorti le soir avec ses potes ? Trois mois ? Quatre mois ? Une éternité.

Il refusa l’invitation et sourit. Parfois, il ne se reconnaissait plus. Avant, il était de toutes les fêtes, de tous les délires, ne couchant presque jamais chez lui ou alors seulement pendant la journée. Aujourd’hui, c’était à peine s’il arrivait à se dégager du temps pour lui et ses nuits, il les passait à la cabane. Et c’était le mois d’août dehors ! Avec ses mardinades, ses fêtes du port, ses bars ouverts tard. Résister à la tentation, pour quelqu’un comme lui, c’était un combat de chaque instant.

Pourtant, il s’était fait une promesse. Il devait tenir. Dans quelques semaines, si tout allait bien, il pourrait prendre un appart ou investir dans du meilleur matériel, dans une grue par exemple et faire de l’élevage en eaux profondes, au large de la dune, puis un jour embaucher quelqu’un, un de ses anciens camarades du lycée, ou se mettre en association avec un autre ostréiculteur, avec le vieux tiens pourquoi pas.

Pour la deuxième fois en peu de temps, il pensa au vieux. Il lui était reconnaissant, il lui avait beaucoup appris, mais surtout, c’est grâce à lui si Denis avait tenu, s’il s’était cantonné au triptyque bateau – boulot – dodo. Avoir un modèle, c’était important.

Il s’inquiétait. Devait-il s’inquiéter ? Il n’était pas sûr de ce qu’il avait entendu. Il pouvait l’appeler, en avoir le cœur net mais il hésitait. C’était se mêler des affaires des autres et ici, on ne se mêlait pas des affaires des autres. Une leçon qu’il avait apprise très rapidement. Le vieux, malgré sa modernité – son engagement politique par exemple – ne dérogeait pas aux vieilles traditions. Denis avait donc appris à ne pas être là. Fermer sa gueule et garder les yeux ouverts.

Le calibrage fini, il poussa un long soupir de soulagement, pour la forme. Il était tard, il devait se lever tôt. Il décida d’aller se coucher sans prendre le temps de fumer une cigarette ou de jouer un peu en ligne. Il s’essuya les mains sur un torchon, éteignit la lumière et, se dirigeant à la lueur de son téléphone mobile, alla s’asseoir sur son lit de fortune. Depuis que c’était sa cabane, il passait à peu près toutes ses nuits ici. Il ne savait pas s’il en avait le droit, il n’avait jamais posé la question, pas même au vieux, et personne ne lui avait jamais rien dit. Par prudence, il restait quand même discret là-dessus et il déplaçait sa voiture tous les jours, se contraignant parfois à juste faire le tour du quartier, pour donner le change. Mais pas ce soir, il était éreinté. C’était la saison des tuiles et il devait passer l’après-midi du lendemain à les chauler. Pas sa partie du boulot préférée.

Il s’était installé un petit coin nuit contre le mur de gauche, derrière deux caisses en bois empilées l’une sur l’autre. Ce n’était pas le Grand Hôtel mais il avait dormi dans des endroits pires que celui-là. Il s’allongea sans enlever son pantalon, prenant juste le soin d’ôter ses chaussures et de poser son portable par terre à côté de lui. Il s’endormit dans les minutes qui suivirent.

Il fut réveillé par les cris. Il ne comprit pas immédiatement ce qu’il se passait. Quelqu’un avait-il crié au feu ? Il se leva, voulant s’aider du mur pour se guider dans l’obscurité. Il retira sa main aussitôt. Le mur était brûlant. Il bondit hors de son lit, cédant rapidement à la panique. Il enfila ses chaussures, les laça avec fébrilité, chercha un t-shirt, une veste, pour ne pas sortir torse nu, agita la tête dans tous les sens, ne trouvant rien, chaque seconde le mettant dans une angoisse folle, finit par trouver un pull sur une chaise et un instant plus tard, il fut sorti.

Denis n’avait jamais vu tableau plus terrible que celui qui vint se peindre sur ses rétines. La cabane voisine, la cabane du vieux, était la proie des flammes. Et celles-ci loin d’être rassasiées menaçaient de s’attaquer à la sienne. Il avait déjà vu des feux de cette taille, peut-être même plus grands lors de la Saint-Jean. Il avait même vu des fous tenter de sauter par-dessus après quelques verres de trop. Mais celui-là n’était pas encadré, contrôlé, ce feu-là était sauvage et s’en prenait à tout ce que Denis possédait au monde. Alors, ce qui était depuis toujours sa plus grande ennemie commença à s’emparer de lui. Ses jambes tremblèrent. Il savait que bientôt il ne serait même plus capable d’agir. Toute sa vie, il en avait été handicapé. Il n’arrivait pas à réfléchir en état de stress ou en proie à une forte pression. Que devait-il faire ? Que pouvait-il faire ?

Deux ostréiculteurs passèrent en courant près de lui sans lui adresser ni mot ni regard. Peut-être ne le virent tout simplement pas. Ils fuyaient le port pour aller se réfugier au bord de la départementale. Il les regarda s’éloigner puis reporta à nouveau son attention sur l’incendie. Il prit alors conscience de sa totale impuissance et s’éloigna au pas de course.

Un groupe de badauds s’était réuni spontanément à l’entrée du port. Des automobilistes garés à la-va-vite sur le bas-côté, des cyclistes qui se servaient de leur monture comme d’un fauteuil et plusieurs piétons, riverains alertés, promeneurs surpris, noctambules avinés. Et surtout, surtout, il y avait plusieurs ostréiculteurs, le visage grave, le regard vif. Craignaient-ils eux aussi de tout perdre comme Denis ? À en croire les téléphones levés en mode vidéo, la plupart des curieux présents pensaient plutôt à leur minute de gloire sur YouTube.

Il chercha le vieux dans la foule et ne le trouva pas. Il voulut l’appeler mais réalisa qu’il avait laissé son portable sur le sol de sa cabane.

— M’aura pas fait longtemps, pensa-t-il en esquissant une grimace.

Il comprit également ce que cela induisait de facto. Il devrait attendre la fin de l’incendie et peut-être même de la nuit pour avoir des nouvelles du vieux. Cela promettait d’être un calvaire et Denis en frémissait d’avance. Les lumières qui approchaient à grande vitesse ne suffirent pas à lui redonner espoir.

– 3 –

Sa tête tournait. C’était moins fréquent mais cela lui semblait de plus en plus pénible.

— Est-ce que la qualité va primer sur la quantité ? Ironisa-t-elle pour elle-même.

Elle sortit des toilettes où elle s’était réfugiée depuis quinze minutes et marcha comme une somnambule. Elle avait besoin de calme, elle avait besoin de repos, de longues vacances. Non, elle savait très bien de quoi elle avait besoin.

— T’as besoin de quoi, Maud ?

— Hein ? Demanda-t-elle éberlué qu’on puisse lire dans ses pensées.

— Je te demande de quoi tu as besoin. Ta commande.

Maud réalisa soudain où elle était, courut jusqu’à une table, prit la commande avec autant d’application qu’un ordinateur et revint en quatrième vitesse.

— Un double-cheese, une grande frite et une salade césar, s’il te plaît.

— C’est parti, répondit le cuistot. Ça va, toi ?

— Ouais. Merci.

Maud sourit du quiproquo. Non, personne ne lisait dans ses pensées. Elle observa la salle. Il y avait pas mal de monde pour un soir de semaine. Beaucoup d’habitués, bien sûr, mais aussi quelques nouvelles têtes. Depuis la fin des fêtes du port, le Waimea ne désemplissait pas.

— Le mois d’août est toujours meilleur pour le commerce, pensa-t-elle.

À force d’assister au gâchis de leurs vacances par la faute d’une météo hostile, les touristes étaient devenus prudents. Ils se méfiaient. Juillet était propice à la pluie, août à la canicule. Alors, même si la météorologie n’était pas une science exacte sur le bassin d’Arcachon, il valait mieux parier sur le moins pire des deux. Du point de vue vacances inoubliables, bien sûr. Et ainsi le Waimea ne désemplissait pas.

— Maud, il te reste encore des tables ? Lui demanda Monsieur Marelli, son patron.

Il sortait de son bureau et son annulaire droit était rouge. Il avait encore enlevé son alliance à la-va-vite en descendant les escaliers. Au cas où.

— Une seule. La commande est partie.

— Bon, tu vas la laisser à Tiphaine et tu vas aller filer un coup de main au bar.

Elle accepta avec entrain. Maud n’aimait pas trop servir en salle. Elle n’aimait d’ailleurs pas beaucoup la partie restaurant. Trop de télés qui passaient en boucle les mêmes programmes de sports, trop de bruit, pas assez d’âme. On lui avait raconté qu’au début, à l’ouverture, il y a plus de quinze ans, le restaurant n’existait pas, on ne servait qu’au bar. Elle avait du mal à se le représenter. Elle posa sous le comptoir la sacoche que les serveuses portaient à la taille et qui contenait leur carnet de commande, leur réserve de monnaie, etc.… et s’approcha d’un client.

— Bonsoir. Qu’est-ce que je vous sers ?

— Hé, bonsoir, sourit-il. J’ai de la chance : une seule fille derrière le bar et elle est pour moi.

— Super, pensa Maud. Premier client, premier dragueur.

Il portait une de ces chemises blanches à col intérieur noir. Une petite tache circulaire sur son poignet gauche indiqua à Maud qu’il avait dû asperger sa manche d’un peu de parfum. Roublardise pour le moment où il passerait son bras autour des épaules de sa conquête.

Vu que l’équipe en salle était uniquement composée de filles et celle du bar, uniquement de garçons, elle risquait d’entendre ce genre de choses jusqu’à la fermeture. Elle avait l’habitude et ce n’était pas ça qui allait lui gâcher la soirée. Elle était au bar ! Voilà ce qui comptait. Elle s’y sentait bien, connaissait tout par cœur et ne voyait jamais le temps passer.

— Vous faites des cocktails ?

— Oui.

— Un cosmopolitan, c’est possible ?

Encore un fan de Sex and the City. Ou un type qui voulait coucher avec une fan de Sex and the City. Maud penchait plutôt pour la deuxième option. L’été, ils étaient toujours un peu plus nombreux que le reste de l’année.

— Bien sûr.

— Alors va pour deux.

— Bingo ! Pensa-t-elle.

Maud savait où se trouvait chaque sirop, chaque bouteille. Quinze clones d’elle-même travaillant les unes à côté des autres ne se seraient pas gênées. Elle connaissait aussi par cœur tous les cocktails que l’on demandait régulièrement (le « cosmo » y compris. Celui-là, elle le faisait les yeux fermés) et deux, trois autres que l’on ne demandait jamais… Ses talents lui avaient valu d’être remarquée par son chef qui la considérait désormais comme un renfort pour le bar. Elle espérait de tout son cœur obtenir le poste à plein temps.

Elle tendit les deux cosmopolitan et passa au-dessus de la machine la carte bleue qu’on lui tendait avec une tentative de sourire charmeur.

— Je me demande ce qui va m’enivrer le plus, l’alcool ou vous, continua le client sans remarquer qu’il s’enfonçait.

— Une bonne invention, le paiement sans contact, pensa-t-elle, cela évite de passer trop de temps avec un emmerdeur.

Elle lui tendit sa carte et le ticket de caisse, dit merci, souhaita bonne soirée et alla voir un autre client. Le type aux cosmopolitan sembla déçu mais ce ne serait pas la dernière fois. Les tentatives de séduction, les remarques charmeuses, la drague pure et simple, elle avait l’habitude. Pas parce qu’elle était jolie — bon, ça jouait, faut être honnête — mais parce que ça faisait partie du jeu. Maud avait appris à l’accepter. La règle était simple : il ne fallait pas répondre. Il ne fallait pas montrer que ça lui plaisait ou l’agaçait. Ne jamais les encourager.

À la voir là, de profil, le regard inaccessible, il aurait fallu être fou pour ne pas en tomber amoureux. Ce n’était pas parce qu’elle était belle. Ce n’était pas parce qu’elle avait un corps sculpté pour le péché, des tatouages au-dessus de la poitrine, sur le cou, le bras droit qui semblaient faire d’elle une œuvre d’art. Ce n’était pas parce que ses piercings au nez et sur la langue avaient le pouvoir des aimants. Ce n’était pas parce que tout ce qu’elle portait la mettait en valeur, que sur son épaule dénudée, on apercevait une bretelle rouge pleine de promesses. Ce n’était pas parce que sa crinière blonde flottait dans l’air comme des flammes portées par le vent et laissait apparaître une nuque délicieuse. C’était pour tout ça et pour tout le reste. Maud était une chance. Elle était la réponse à toutes les questions que l’on se posait depuis toujours sans s’en rendre compte. Elle était une évidence.

— Deux verres de Tariquet, s’il vous plaît.

Et tandis qu’elle débouchait une nouvelle bouteille (les vins à la mode s’évaporent toujours plus vite), elle remarqua une agitation soudaine sur la terrasse extérieure. Les clients se levèrent.

— Il se passe quoi ? Demanda Matt, un barman, à côté d’elle.

Dehors, tout le monde était debout indiquant de leurs mains tendues la direction du port. À l’intérieur, certains clients avaient remarqué l’agitation. Il se passait quelque chose. Maud arrêta de servir, plantant là le client avec ses deux verres vides et le tire-bouchon planté dans la bouteille de Tariquet. Elle passa devant le comptoir, essaya de voir par la grande baie vitrée mais il y avait trop de monde debout. Elle se dirigea alors vers la porte et interrogea l’homme en costume bâti comme une armoire normande qui servait de « physionomiste » trois soirs par semaine.

— Tu vois quoi ?

— Il y a le feu au port.

La réponse provoqua en elle un bouleversement qu’elle ne pensa pas à dissimuler mais l’armoire normande ne semblait pas l’avoir remarqué.

— Le feu ? Demanda-t-elle avec un peu plus de retenue.

— Ouais. Sûrement une cabane, je ne sais pas.

Maud pencha la tête. Elle ne voyait toujours rien. Sa taille moyenne l’handicapait. Lorsque plusieurs clients quittèrent la terrasse pour la rue qui leur procurait un meilleur point de vue, Maud leur emboîta naturellement le pas.

Les flammes. Les flammes superbes s’élevaient haut dans le ciel. Elles semblaient danser avec la cime des arbres. Le spectacle était si grandiose que Maud sentit son corps frissonner entièrement. Elle ne pouvait pas détourner son regard de ce feu sauvage qui n’obéissait qu’à lui.

— Ça devait arriver ! C’est une poudrière là-bas ! Dit quelqu’un dans son dos qu’elle entendit à peine.

Elle aurait voulu être plus près, aux premières loges, sentir la chaleur sur son visage, réchauffer son corps, voir les flammes jouer dans ses yeux. Elle voulait assister à leur repas, partager la même violence, la même rage. Elle voulait être la témoin privilégiée de leur folie destructrice. Mais elle était beaucoup trop loin. Elle se figurait un concert où, du dernier rang, elle n’aurait vu les artistes que sur un écran géant. Elle devait s’approcher. Il le fallait.

Elle allait faire un pas en avant lorsque les sirènes des pompiers qui se rapprochaient la renvoyèrent à sa réalité. Une réalité où elle allait devoir rendre des comptes.

— Je suis fichue, pensa-t-elle.

Et elle avait raison.

– 4 –

Lorsque la caserne d’Arcachon fut en vue, le capitaine Éric Lestricat se demanda quelle heure pouvait-il être. L’intervention avait duré longtemps et il était épuisé. Les soirs d’astreinte pouvaient être compliqués. C’était une règle qu’il connaissait et qu’il avait acceptée depuis bien longtemps. Mais quand, comme ce soir, il manquait d’effectifs… On ne savait jamais quand est-ce que l’on rentrait ni quand est-ce que l’on allait repartir. Parce que tant que le soleil ne s’était pas levé, on allait repartir. C’était une évidence.

Il sauta du camion encore en marche lorsque celui-ci ralentit en entrant dans le garage.

— Commencez à ranger le matériel, ordonna-t-il et allez vous reposer. Je monte un moment chez moi.

Éric n’aimait pas trop laisser à ses hommes le soin de ranger et de nettoyer. C’était le boulot de chacun. Mais il ignorait depuis combien de temps il n’avait pas vu sa famille et il avait besoin d’un break. Même de cinq minutes.

Il habitait un des appartements de la caserne auxquels on accédait par un escalier directement depuis le hangar. Après de longues hésitations, Éric s’était rangé du côté de sa nouvelle femme et s’était lancé dans la construction d’une maison individuelle. Cela prenait du temps, coûtait beaucoup d’argent et il avait déjà une pension alimentaire à payer ainsi que les traites d’une maison dans laquelle il ne vivait plus. Alors, en attendant, pour faire des économies, ils logeaient là. Cela dépannait. Ce n’était pas facile pour les enfants ni pour sa femme mais tout le monde faisait des efforts. Lui le premier. Il ne parlait jamais du boulot une fois rentré, n’invitait jamais un collègue à l’apéro. Il y avait l’appartement et la caserne. Et les deux univers ne se croisaient presque jamais.

Ce n’était pas toujours facile. Surtout avec son aînée. La trentaine de marches qui séparaient le hangar de l’appartement, son métier de sa vie, ne suffisaient pas toujours. Pas assez nombreuses.

Ce soir, il avait besoin de ça, d’un moment en famille. Cela ne lui arrivait pas souvent ces derniers temps. Décompresser. Comme toujours, son plan tomba rapidement à l’eau. En ouvrant, il ne trouva ni lumière allumée, ni le moindre bruit de fond à part celui de ce maudit frigo. Il était déjà trop tard. Un coup d’œil rapide sur la box du salon lui confirma : minuit tout juste passé.

Il soupira. Il passa dans la cuisine et s’assit sur une chaise. Pendant un instant, il ne pensa à rien, se contentant de fixer les petits carrés de couleur qui composaient le carrelage. Puis, il se dit qu’un bon café lui ferait du bien. Il donna un coup léger mais sec sur le côté droit du frigo qui obtempéra sur le champ. Le calme revint dans la cuisine.

Il n’aimait pas être seul. Certains étaient faits pour ça. Lui non. Peu de temps auparavant il avait remarqué que depuis l’âge de quinze ans environ, il n’avait été célibataire que trois ou quatre semaines au total. Il y avait une raison à cela, outre son abhorration de la solitude : il ne quittait jamais sa partenaire s’il n’avait pas quelqu’un d’autre en vue. Il ne jouait pas chichement sa relation, lui offrant toutes les chances qu’elle méritait. Non, il la laissait se consumer, s’étouffer. Il ne s’était rendu compte qu’il y a peu à quel point cela pouvait être dur pour sa partenaire, à quel point elle en bavait. Quand ça devenait trop dur, que tout était prétexte à la jalousie, à la colère, il se barrait comme ça, d’un coup, sans sommation et surtout sans espoir de retour.

L’autre, celle qu’il avait en vue depuis un moment, avec qui il jouait déjà un jeu borderline, n’attendait que ça. Elle était là pour consoler, pour écouter, pour offrir tendresse et réconfort. Parce que Éric en avait besoin. Il était triste, il avait le cœur en peine. Sincèrement. Une semaine ou deux après, il se mettait en couple avec celle qui lui avait offert une épaule pour pleurer et ainsi, toute sa vie durant, il n’avait jamais été plaqué.

Il sourit. Ce n’était pas son truc habituellement, les bilans, les petites introspections. Il était plutôt d’un caractère fonceur. Il s’était toujours vu comme un homme d’action. Pas le genre à tergiverser des heures et encore moins à s’asseoir au bord du chemin en exhibant ses plaies. Alors pourquoi cela lui arrivait de plus en plus souvent ? Est-ce que c’était parce qu’il venait d’atteindre les quarante ans ? C’était ça, la crise de la quarantaine ? Faire le bilan et s’apercevoir que les années qui arrivaient allaient être beaucoup moins fun que les quarante qui venaient de passer ?

Il en était à patienter devant la cafetière lorsqu’il entendit des coups très légers sur la porte.

Le caporal Mendez attendait dans le couloir, l’air un peu embêté. Ce n’était pas souvent qu’un pompier venait frapper chez le capitaine.

— Scusez-moi de vous déranger, Capitaine, mais on vient de recevoir un appel. Y’a le feu au port de La Teste. Une ou plusieurs cabanes ostréicoles. Les collègues y sont déjà et nous et Gujan, on est appelé en renfort au cas où.

— Rassemble tout le monde, répondit Éric d’une voix calme sans avoir pris une seconde de réflexion. On part dans deux minutes.

— Bien, Capitaine.

Le caporal descendit l’escalier quatre à quatre. Éric jeta un coup d’œil dans son appartement.

— Toujours là, toujours prêt, pensa-t-il. Comme disent les urgentistes.

Il referma la porte et descendit à son tour, laissant le café refroidir tout seul dans la cafetière.

– 5 –

Il y avait le feu des éclades qui s’embrasait vite et découvrait des moules offertes et de subtiles odeurs. Il y avait le feu qui prenait son temps et demandait du soin, celui du vieux fournil familial où l’on faisait cuire le bon pain, les cochons de lait et parfois les pissaladières lorsque les cousins de Marseille étaient de passage. Il y avait le feu qui fascinait et échauffait les corps, celui que l’on allumait sur la place du village à la Saint-Jean. Il y avait le feu que l’on dissimulait sur la dune du Pilat quand on se prenait pour les premiers hommes. Il y eut une fois ce feu dont la fumée piquait les yeux dans le moteur d’une Opel Astra arrêtée sur le bas-côté de l’autoroute A10 avec la conductrice qui restait là à ne rien faire, paniquée. Et puis, il y avait ce feu là qui le faisait frémir de tout son corps, qui l’emplissait d’une fascination coupable. Il y avait ce feu dont il était responsable.

Il l’admirait. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Et pourtant, il savait ce que cette beauté signifiait. Comment elle était née, ce qu’elle dévorait. Il était magnifique. Il était magnifique parce qu’il était né de la colère. C’était une pure énergie libératoire. Toute cette haine, cette rancœur accumulées s’envolaient au-delà des arbres, se mêlaient à la nuit. Le feu purifiait tout.

Il se sentait étonnement bien. Il aurait dû se sentir coupable, il le savait. C’était ce que la morale ou l’éthique – il ne voyait jamais trop bien la différence entre les deux – aurait voulu. Mais non, la culpabilité ne montait pas. Elle restait à la cave. Son cœur, lui, se réchauffait. Il se sentait bien. Oui, c’est ça, il se sentait bien. Soulagé. Un poids venait de lui être enlevé.

Autour de lui, les gens s’étaient rassemblés. Ils voulaient faire bloc sans doute. Il n’en avait pas besoin. Déjà que la solitude ne lui avait jamais fait peur, alors là, ils étaient carrément de trop. Certains avaient appelé les pompiers, il les avait entendus. Il savait que c’était inutile. Ils arriveraient trop tard.

— Oh, ils contiendront l’incendie, bien entendu, reconnut-il pour lui-même. Mais quelle importance cela pouvait-il avoir désormais ?

Le feu avait fait son œuvre. La sienne. La leur.

Il en reconnaissait certains parmi la foule, sans pour autant savoir leurs noms, des ostréiculteurs pour la plupart. Instinctivement, il fit un pas en arrière.

— Et si eux, me reconnaissaient ? Pensa-t-il. Sûr qu’ils ont déjà compris quelles cabanes sont en train de brûler.

Ce serait bientôt la valse des ragots, des on-dit, des « je te l’avais bien dit ». Puis de là, il ne leur faudrait pas longtemps pour faire le lien avec sa présence ici. Surtout si peu de temps après le début de l’incendie. Il pouvait toujours expliquer qu’il était au Waimea mais si les flics s’en mêlaient… Une petite enquête rapide leur révélerait que personne ne pouvait y confirmer sa présence. Non, c’était beaucoup trop dangereux. Il fit deux autres pas en arrière, essayant de se dissimuler dans l’ombre.

Il n’aimait pas ça. Pas qu’il voulait crier sur tous les toits qu’il était responsable de ce qui arrivait mais il voulait en profiter. C’était important. C’était nécessaire. Il ne savait pas comment l’expliquer ni même si c’était seulement compréhensible. Mais il savait qu’il devait être là, ne pas en rater une miette. C’était vital. Il était exactement à la place que le destin avait choisie. Il n’en bougerait pas jusqu’à ce qu’il prenne la décision d’en partir.

Être caché comme ça, à faire attention à ne pas être vu, à avoir peur de sa propre ombre, non, ce n’était pas ce qu’il voulait. Ce n’était pas ce qui lui fallait.

S’enfuir. Voilà qu’elle était la meilleure solution. Quelque chose pourtant, le poussait à rester. Il avait envie de savoir ce qui allait se passer ensuite. Il voulait attendre l’arrivée des pompiers, assister à leur lutte contre l’incendie, voir toute cette énergie déployée juste à cause de lui, voir ce feu s’éteindre petit à petit, le voir succomber devant ses yeux, lui qui l’avait fait naître. Il voulait voir les recherches, les policiers mobilisés et il voulait avoir la réponse qu’il connaissait déjà. Il voulait voir son crime en flagrant délit.

Puis soudain, il s’imagina reconnu, montré du doigt, conspué. Il vit la police l’attraper comme s’il n’était plus rien, plus un citoyen ordinaire, et le jeter en prison. Il se vit à son procès, accusé de tous les maux, dévisagé par des regards sévères, par des amis qui se sentaient trahis. Il se rappela l’angoisse qu’il avait toujours eu d’être rejeté, d’être jugé par les autres. Alors, pour la première fois depuis longtemps, pour la première fois de sa vie peut-être, il eut peur, réellement peur.

S’enfuir ? Rentrer chez lui ? Se dénoncer avant que ça n’empire ? Il sentit les clefs de l’Audi dans sa poche. Un instant plus tard, il était résolu. Tandis que le feu dévorait tout, même les preuves, et que les sirènes des pompiers se rapprochaient, il disparut dans la nuit.

– 6 –

Camille errait. À nouveau, encore. Pourtant, le rythme avait changé. Elle ne se laissait plus entraîner par ses pieds. Ses enjambées étaient grandes, comme pour avaler du kilomètre. Camille était pressée et pourtant, elle n’avait aucun endroit où aller.

Elle était partie parmi les dernières. La foule des badauds s’était dispersée peu à peu dès l’incendie maîtrisé. Lorsqu’il ne resta dans l’air que d’épaisses fumées et une odeur de feu de bois, seuls quelques patients s’attardaient. La police fit circuler. Il n’y avait plus rien à voir.

Alors elle avait repris sa route, ce qui n’avait pas beaucoup de sens. Quelque chose en elle avait changé. Elle n’entendait plus battre son cœur à tout rompre mais elle semblait guidée par une force nouvelle. Bien que la plupart de ceux qui avaient assisté à l’incendie, en rentrant chez eux, se demandaient sans doute si c’était criminel ou pas, l’esprit de Camille était tourmenté par tout à fait autre chose. Elle n’arrivait pas à comprendre et Camille n’aimait pas ne pas comprendre.

Lorsqu’elle ouvrait un magazine et découvrait un casse-tête, il ne la quittait plus jusqu’à ce qu’elle le résolve. Entre temps, elle pouvait se comporter comme la plus grande asociale au monde, préférant ses pensées au reste de l’humanité. Une fois, lors d’un repas, elle n’avait adressé la parole à personne, avait mangé par réflexe reptilien, simplement parce qu’elle avait vu Mulholland Drive une heure avant de venir et qu’elle essayait de démêler les fils de l’histoire. Mais, l’énigme résolue, elle s’était couchée avec une totale satisfaction et avait dormi du sommeil le plus tranquille qui soit.

Cette fois, il ne s’agissait pas d’un casse-tête chinois ou d’une énigme policière. Ce qu’elle ne comprenait pas, c’était elle-même. Pourquoi cette réaction ? Pourquoi un simple feu de cabane – allez, ça devait arriver régulièrement, non ? Après tout, c’est juste du bois – provoquait en elle de tels chambardements ?

Ses idées ne suivaient pas une route droite. Elles prenaient des chemins de traverse, coupaient à travers la forêt, à travers champs, chutaient, se relevaient, se perdaient, tournaient en rond, recommençaient, recommençaient. Elle avait la caboche en ébullition, la cocotte-minute prête à servir, le ciboulot à deux doigts d’éclore.

— Camille ! S’invectivant elle-même. Te voilà sens dessus dessous pour quelques flammes et un peu de bois qui brûle. Faut te ressaisir, ma fille !

Elle s’arrêta. Elle était sur le parking d’une poissonnerie. Fermée, forcément. À vue de nez, elle avait parcouru un bon petit kilomètre.

— Félicitations, Camille. Il t’a fallu au moins une heure pour sortir du port. Mais ressaisis-toi, ma fille ! Ressaisis-toi ! À ce rythme-là, tu y es encore demain !

Elle traversa la départementale, essaya de mettre un peu de distance juste par principe, mais au bout de quelques dizaines de mètres, sa raison s’échappa une nouvelle fois, ses idées firent demi-tour et elle aussi. Elle se tracassait.

— Camille ?

Le flot de ses pensées s’arrêta net. Une voiture s’était approchée. Au volant, une jeune femme souriait.

— Camille ! C’est dingue ! Qu’est-ce que tu fais là ?

Il était temps ! Enfin, il se passait quelque chose. Deux minutes de plus et elle finissait par admettre qu’elle ne se connaissait pas autant qu’elle le croyait.

— Sophie ? Demanda Camille, un peu pour elle.

— T’es à pied ? Monte !

Camille accepta. Les retrouvailles furent chaleureuses.

— C’est fou de se retrouver comme ça ! Où allais-tu ?

— Nulle part, répondit Camille avec honnêteté. Je ne vais nulle part.

— Ah. Et tu viens d’où ?

— De l’incendie.

— Ah, les cabanes. Oui, j’ai vu ça en passant. C’est vraiment un truc de dingue. T’as été prise dedans ?

— On peut dire ça.

Camille et Sophie ne s’étaient pas vues depuis des années, le lycée sans doute. Ou l’été d’après peut-être, en passant, un soir sur Arcachon, au hasard d’une rue. La vie les avait éloignées et puis, finalement, elles n’avaient jamais été si proches que ça.

Pendant un petit moment, elles ne surent pas quoi se dire, elles se contentèrent de sourire bêtement de toutes leurs dents. Camille, avec ses yeux rougis de larmes et tournés vers l’ailleurs, et puis surtout avec son visage, ses expressions, son attitude, laissait penser qu’elle était totalement déconnectée. Aux regards un peu inquiets que lui adressait Sophie, pas de doute qu’elle supposait Camille sous l’emprise de stupéfiants. À vrai dire, elle n’était pas si loin de la vérité. Camille avait encore besoin de quelques temps pour sortir de sa transe.

— T’as un endroit pour dormir au moins ? S’inquiéta Sophie.

— Non, répondit Camille avec un sourire.

— Je vois… Bon, tu sais quoi ? Je t’emmène chez moi. On va s’ouvrir une bonne bouteille, peut-être même se faire des pâtes. Je peux même t’offrir un lit, si tu veux. Et surtout, on va papoter. J’ai des milliards de choses à te raconter. Et quelque chose me dit que toi aussi.

La voiture démarra. Ce genre de rencontres inopinées arrivait sur le Bassin d’Arcachon. C’était une de ces petites choses qui en faisait son charme. Et Camille s’en réjouissait tant qu’elle ne remarqua pas que dans la voiture flottait une curieuse odeur d’essence.

– 7 –

Jamais fermeture ne fut autant désirée. Elle compta les heures, les minutes. Elle eut tout le loisir d’échafauder plusieurs plans. Lorsqu’enfin, les portes du Waimea se refermèrent derrière elle, sa décision était prise. Elle savait qu’elle ne rentrerait pas chez elle. Pas immédiatement en tout cas. Un petit détour s’imposait.

Dès qu’elle pénétra dans la nuit, elle se sentit mieux. Elle était chez elle. Elle savait profiter de chaque bruissement des branches dans le vent, chaque cri de chien lointain, chaque regard félin. Elle aimait par-dessus tout observer la danse des ombres.

Ça avait commencé comme ça, par la tentation adolescente de la nuit. Par cette part de mystère de son coin familier, par cet espace de liberté suspendu entre deux journées à l’horreur banale. Tout ce qu’elle avait pu faire après, tout ce qui avait suivi, le bon comme le très mauvais, découlait de ce seul désir d’échapper à sa famille. Finalement, c’était la nuit la coupable.

Pourquoi pensait-elle à ça maintenant ? Il ne fallait pas qu’elle se déconcentre. Elle ne devait se préoccuper que d’une chose : sa survie. Et, arpentant des rues qu’elle avait perdues de vue, se dirigeant vers un endroit où elle s’était jurée de ne plus jamais mettre les pieds, Maud se força à ignorer tout ce que ça impliquait. Elle se demanda juste ce qu’elle allait pouvoir monnayer en échange du service qu’elle demandait.

Hub n’aimait pas répondre à la porte. Il n’aimait même pas l’ouvrir. Ce qu’il lui aurait fallu, c’était une porte automatique, comme dans les banques, où il suffisait d’appuyer sur un bouton pour déclencher l’ouverture. Pas sûr que Hub apprécierait d’appuyer sur un bouton. Son style, c’était plutôt scanner rétinien et lecteur d’empreinte digitale. Il n’en avait pas les moyens. Alors, en attendant, Hub répondait à la porte avec la tête réprobatrice d’un ours qu’on a dérangé dans son hibernation. Il fixa Maud quelques secondes et sans lui adresser la parole, fit demi-tour, en laissant la porte ouverte. Lorsque Maud le rejoignit dans la pièce principale, il était assis devant un ordinateur, lui tournant le dos. Il tapait des lignes de code sur un clavier comme un métronome.

Elle regarda autour d’elle. La pièce croulait littéralement sous le matériel informatique. Des câbles, des composants, des claviers et surtout, des ordinateurs. Il y en avait partout et dans tous les états : ouverts, démontés, remontés, complets, en fonctionnement, en panne. Malgré la proximité de la départementale, on n’entendait qu’un seul bruit, celui caractéristique des souffleries. Elle ne savait pas vraiment à quoi servait chacun de ces ordinateurs ni même si Hub en avait l’utilité. Elle s’imaginait les hackers comme des passionnés de livres qui les entasse dans toutes les pièces de la maison, cave et grenier y compris, alors qu’ils ne reliront par la quasi-totalité d’entre eux.

Certains de ces ordinateurs étaient pourtant utiles. Les uns étaient réservés au stockage des données et possédaient plusieurs disques durs, d’autres disposaient chacun d’un système d’exploitation différent : Windows, macOS, Linux… d’autres enfin, ceux qui n’étaient pas allumés, n’étaient que des réserves de pièces détachées.

Cependant, elle savait qu’il y avait également un autre ordinateur parmi ceux-là. Il se faisait discret, se fondait dans la masse. Il avait été sans doute construit de toute pièce, n’était connecté à aucun réseau, n’avait aucune identité propre, absolument indétectable, inidentifiable. Il contenait tout ce que le hacker possédait au monde. Elle savait qu’il était là quelque part, caché. Elle savait aussi que si Hub devait quitter précipitamment son appartement pour une raison ou pour une autre, cet ordinateur serait la chose qu’il emporterait.

— Tu veux quoi ?

Il ne s’était pas retourné. Il ne s’était même pas arrêté de taper.

— Une clef d’entrée pour le Dark web.

L’espace d’un instant, une fraction de seconde, Maud crut percevoir une variation dans le rythme de frappe sur le clavier.

— T’as pas assez de thunes.

Tandis que certains hackers se battaient pour une libre circulation des informations ou pour une totale liberté, Hub était de ceux qui pensaient que les choses les plus intéressantes devaient être réservées à une élite. Il adorait Star Wars tout en haïssant son succès planétaire.

L’information que Maud demandait aurait été gratuite chez la plupart des hackers. Hub craignait que n’importe qui se promène dans le Dark web. Il ne voulait pas de touristes. Alors, il monnayait le droit d’entrée à prix d’or. Bien évidemment, personne ne payait. Maud aurait pu aller voir quelqu’un d’autre – elle avait plusieurs contacts sur Bordeaux –  ou elle aurait très bien pu essayer de le faire toute seule mais le temps était compté. Il lui fallait de l’aide ce soir.

— J’en ai assez pour que tu trouves quelqu’un à ma place.

— Qui cherches-tu si profond ? Cthulhu ?

— Non, répondit-elle sans relever la plaisanterie. Un alibi.

Finalement, Hub se retourna. Il laissa même ce qu’il faisait. Pourtant, Maud en était sûre, il pouvait taper sans regarder ni l’écran, ni le clavier. Il la fixa un moment. Elle savait exactement ce qu’il était en train de penser. « Quelle connerie a-t-elle pu faire ? ».

Elle n’avait jamais eu l’occasion de le regarder aussi longuement. Il n’était pas très beau. Il s’entretenait mal. L’abus de pizzas froides et de cocas tièdes, pensa-t-elle. Et puis, ce temps passé devant l’ordinateur avait courbé son dos, l’absence de soleil avait abîmé sa peau.

— Je veux bien t’aider, dit-il enfin. Mais je veux tout savoir.

— Je ne te paye pas pour causer mais pour trouver ce que je te demande.

— Si tu ne veux rien me dire, ma porte est ouverte.

Maud comprenait ce qu’il essayait de faire. Une pierre, deux coups. Être rémunéré de ses services tout en obtenant une information secrète dont il pourrait se servir plus tard. Maud n’était pas en position de négocier. Il le savait.

— OK. Mais je veux une réduction, bluffa-t-elle.

— Marché conclu.

Dix minutes plus tard, Maud était allongée sur le canapé de Hub. Elle lui avait tout raconté et il s’était mis immédiatement à la tâche. Ça allait demander du temps et elle avait donc exigé d’attendre ici. Hub n’était pas enthousiasmé par l’idée mais lorsque Maud l’informa du service qu’elle lui rendrait en échange, il accepta sans sourciller.

Elle profita de ce moment de calme pour consulter ses réseaux sociaux. Plusieurs de ses contacts commentaient l’incendie du port. Ce fut ainsi qu’elle apprit que les pompiers avaient retiré un cadavre des décombres. Curieusement, ce coup du sort ne la tracassa pas. Enfin, pas encore. Car Maud savait qu’elle ne pouvait rien y faire pour le moment. Sa stratégie de survie était enclenchée, elle n’avait plus qu’à attendre, être patiente.

Elle se laissa aller, lâcha un peu les rênes et son corps reprit le contrôle. Elle n’était pas en sécurité, elle le savait – on ne pouvait pas faire entièrement confiance à Hub – mais il était tard et elle allait avoir besoin de toutes ses forces dans les prochains jours. Un instant après, elle dormait.

– 8 –

Il avait connu des nuits plus confortables. Celle-ci avait été originale, c’était déjà ça de pris. Pour la première fois de sa vie, il avait goûté aux charmes des bancs des gares SNCF.

La police lui avait interdit de retourner sur le port. Il aurait pu se faufiler de l’autre côté, par les prés salés, mais c’était courir un risque inutile. Après tout, ce n’était pas la première fois qu’il dormait dehors.

Il traversa les voies et passa le portillon vers la rue André Lesca. Il remonta la rue du Passant vers le port et aperçut la boulangerie. Il fouilla les poches de son pantalon. Même pas de quoi se payer une chocolatine.

— Il doit me rester du pain dans la cabane, pensa-t-il. Peut-être même un peu de jambon.

Soudain, il réalisa que sa cabane n’existait peut-être plus. La veille, malgré la situation, il s’était endormi sitôt allongé sur le banc de la gare. Apparemment, ce matin, il n’avait pas encore émergé. L’angoisse le prit alors. Il se posa le poing sur la poitrine comme à son habitude.