Meurtres à Niort - Frédéric Bodin - E-Book

Meurtres à Niort E-Book

Frédéric Bodin

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Beschreibung

Meurtres à la gare.

Niort, printemps 1936. En cette veille de Pâques, le train de nuit de Paris arrive avec deux passagers de moins qu’il n’en avait embarqués. Quelques heures plus tard, deux corps sont retrouvés sur la voie à Thouars. Le commissaire spécial Bonsergent est chargé de l’enquête, qui prend vite une tournure inattendue, au moment où le ministère de l’Intérieur est en pleine chasse aux espions qui veulent tout connaître du potentiel industriel militaire de la France. Dans le chef-lieu des Deux-Sèvres, une psychose s’installe après plusieurs nouveaux meurtres. Pendant ce temps se déroule la campagne électorale pour les élections législatives qui verront le Front populaire accéder au pouvoir.

Suivez l'enquête du commissaire spécial Bonsergent et découvez une affaire complexe mêlant crimes, espionnage et vie politique !

EXTRAIT

Le commissaire Charles invita l’hôtelier à l’en informer si l’individu rôdait encore dans le quartier. Le dispositif de surveillance mis en place n’avait pas fonctionné. Ce qui voulait dire que notre homme n’était sans doute pas passé par la porte principale pour s’en aller. Quelques minutes plus tard, c’est le commissaire Bonsergent qui entra dans le commissariat.
— Allez, Charles, prends ton manteau et ton chapeau, on y va. Comblet vient de m’appeler. Il y a eu une tentative d’intrusion dans leurs bureaux cette nuit. Faut qu’on aille voir ça.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né à Thouars, Frédéric Bodin est journaliste dans un quotidien régional ( La Nouvelle République du Centre-Ouest) à Niort, où il est arrivé à l’aube de ce XXIe siècle après avoir passé une ving-taine d’années à Nantes. Passionné de tout ce qui touche au chemin de fer depuis que, tout gamin, il voyait évoluer les énormes machines à vapeur en gare de Thouars, il est par ailleurs amateur de plongées dans les archives, il conjugue les deux dans ce premier roman.

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À Éléonore,au moment de se lancer dans la vie

NIORT, AOÛT 2014

Entre deux averses d’un orage d’été, Arthur Comblet chargeait dans sa voiture les derniers cartons d’un déménagement express. Trois jours auparavant avaient été célébrées les obsèques de son père Louis, décédé à l’âge de 80 ans à l’hôpital de Niort. Il lui fallait libérer l’appartement de la résidence seniors du bord de Sèvre où ce dernier vivait. Le logement devait être aussitôt reloué.

Arthur était depuis quelques heures le seul dépositaire de la mémoire familiale. Ce que lui imposait son statut de fils unique. Sa tante Elsa, de deux ans l’aînée de son père, décédée vingt ans plus tôt, n’avait pas eu d’enfants.

Les compagnons d’Emmaüs étaient venus chercher les meubles et les appareils ménagers. Restait à évacuer les livres de la bibliothèque qu’il entendait garder et les « paperasses ». Une valisette métallique, étonnamment fermée avec un petit cadenas, attira son attention.

Arthur avait compris, à la mort de son grand-père Albert en 1988, à l’âge de 82 ans, que la famille Comblet cachait un secret. Il n’avait jamais réussi à le percer. Son père restait muet à chacune de ses sollicitations. Il aurait tant aimé qu’il lui en parle avant de partir. Des recherches dans différentes bases d’archives ne lui avaient pas permis de lever le voile sur ce mystère. Cette petite boîte en fer allait-elle enfin l’y aider ? En arrivant chez lui, d’un coup de pince il fit sauter le cadenas. Sur la table il étala cinq dossiers remplis de papiers divers.

Le premier document qui s’offrit à lui était un acte de décès. Il datait du 9 avril 1936.

PARIS, MARDI 7 AVRIL 1936, APRÈS-MIDI

Le grand appartement au premier étage du 66 rue de Rivoli est en effervescence. Celle des départs en villégiature. Lorsqu’on s’affaire à la préparation des bagages. Dans quelques heures, Mme Comblet, ses deux enfants et la gouvernante prendront le chemin de Niort pour le week-end pascal, rejoignant le chef-lieu des Deux-Sèvres par le train de nuit. M. Comblet, retenu par les affaires, n’arrivera que samedi matin.

Albert et Anna Comblet, une belle histoire d’amour qui dure depuis six ans. Depuis que le militaire, en poste à Mayence (Allemagne) dans le cadre de l’occupation de la Ruhr, a rencontré la belle Anna Friedberg, fille du très connu docteur Friedberg et de Madame. Revenu à la vie civile après que la France a quitté cette région d’Allemagne le 30 juin 1930, le capitaine Comblet a su, et pu, faire venir avec lui celle qu’il avait séduite là-bas. Séduction toute réciproque au demeurant. D’autant plus que les événements locaux lui ont donné un sérieux coup de pouce.

Mariés le 7 août 1931, Albert Comblet, né en 1906 à Niort, et Anna Friedberg, née en 1909 à Mayence, donnèrent naissance à deux enfants, Elsa et Louis. Nés respectivement en septembre 1932 et août 1934. Installés à Paris, ils habitent depuis février 1934 ce bel appartement situé juste en face de l’hôtel de ville. Hasard du calendrier et de l’Histoire, c’est le mardi 6 qu’ils avaient retenu depuis quelques semaines comme date du déménagement : les événements politiques allaient en faire une date de l’Histoire. Ce jour-là se déroula une grande manifestation qui fit 15 morts et plus de 2 000 blessés. Devant la Chambre des députés, des groupes de droite, d’extrême droite et des associations d’anciens combattants manifestèrent pour protester contre le limogeage du préfet de police Chiappe. Peu sympathisant des idées de gauche, le gouvernement Daladier venait de le muter au Maroc, suite à l’affaire Stavisky.

Autant dire que le déménagement fut mouvementé tant il était difficile de se frayer un chemin dans Paris. Les camions qui amenaient meubles et caisses depuis le 7e arrondissement eurent bien du mal à accéder au lieu de déchargement, contournant les barrages de gardes mobiles, installés ici et là, afin d’empêcher les débordements. Peine perdue.

Le couple Comblet réussit cependant à prendre ses quartiers dans ce beau cinq-pièces avec logement pour la domestique sous les toits. Mais cela fut fait en deux jours, et c’est le 7 seulement que furent livrés les tout derniers meubles. Une fois le calme revenu dans la ville.

En cet après-midi d’avril 1936, si tout le petit monde est sur le qui-vive, ce n’est pas non plus le grand chambardement qui précède chaque été le départ pour Royan. Mais cinq jours passés dans la belle-famille nécessitent quand même que l’on fasse une malle. Car là-bas, à Niort, la dynastie Comblet a ses habitudes et ses codes. Et il n’est pas convenable de passer deux fois la même tenue dans un aussi court séjour.

La malle, c’est ce à quoi s’affaire Augustine, la servante qui est aussi gouvernante de la maison.

Augustine est au service de la famille Comblet depuis qu’elle a emménagé ici, faisant un peu partie des meubles. Elle était déjà à celui des Dumoulin, les précédents propriétaires. Ceux-ci, quittant Paris pour le sud de la France et ne pouvant emmener avec eux leur domestique, suggérèrent aux Comblet de l’employer.

Elle n’y perdit pas au change, car elle héritait là d’un emploi de gouvernante plutôt que de simple bonne. Et s’occuper des enfants la changeait de servir deux adultes plutôt proches du soir de leur vie. Sa seule contrariété fut de voir les nouveaux arrivants changer entièrement la décoration de l’appartement dans lequel elle travaillait depuis bientôt vingt ans. Contrariété bien vite ravalée lorsqu’elle sut que sa chambre, située au sixième étage, ferait elle aussi l’objet d’un bon coup de neuf.

Autre nouveauté fort appréciable, Augustine disposait maintenant de toutes ses soirées et de ses dimanches. Ce qui, malgré un salaire modeste, lui permit de goûter aux joies de la vie parisienne. Car bien que native de la capitale, elle n’avait jamais vraiment pu en apprécier les plaisirs du fait de sa modeste condition.

— Augustine, avez-vous vérifié si la liste que je vous ai préparée était complète ?

— Oui, Madame !

— Avez-vous pensé aux jeux des enfants ?

— Bien sûr, Madame !

Il en va ainsi de ces tout petits détails. Augustine ne doit rien oublier. Car Madame, qui tenait à s’occuper elle-même de ses tenues vestimentaires, saura en faire la remarque.

Quelques minutes plus tard :

— Augustine, reste-t-il des achats à faire ? Avez-vous pensé à préparer des en-cas pour la nuit ?

— Les trousses de toilette ne sont pas complètes, Madame. Et, si vous le permettez, il faudrait que j’achète quelques gâteaux pour les enfants.

Les courses, chez les Comblet, ce n’est pas un gros problème. De portefeuille, mais aussi de déplacement. Le 66 rue de Rivoli est situé à 10 mètres du Bazar de l’Hôtel de Ville, le BHV, à l’angle de la rue du Temple qu’il suffit de traverser.

Augustine s’en alla donc chercher dentifrice, eau de toilette, gâteaux secs et quelques produits figurant sur la liste avalisée par Anna.

— Tenez, je pense que 50 francs, ce sera assez, lui dit-elle en lui tendant un billet.

Augustine en profita également pour faire quelques emplettes personnelles et acheter un album à colorier qu’elle offrirait sur ses deniers personnels à Elsa.

19 HEURES

— Bonsoir Albert. Les enfants, allez dire bonsoir à papa.

— Bonsoir à tous, répondit Albert Comblet. Est-ce que tout est prêt pour le voyage ?

— Oui, papa !

Elsa, du haut de 3 trois ans et demi, s’élança dans les bras de son père.

Albert Comblet rentrait du bureau. Depuis trois ans, il était directeur de la Compagnie d’électricité de la Seine, entreprise de distribution du courant électrique qui apporte la lumière dans deux foyers parisiens sur trois. Autant dire une entreprise florissante. L’électricité, chez les Comblet, c’est une vraie affaire de famille. Car, si Albert la distribue, l’entreprise du père à Niort travaille aussi dans ce secteur. Il dirige les Constructions électriques niortaises, plus connues sous le nom de CEN. Et est aussi actionnaire à hauteur de 10 % de l’entreprise dirigée par monsieur fils.

Albert, s’il a reçu une formation d’ingénieur, reconnaît volontiers qu’il a bénéficié du carnet d’adresses et, dans une moindre mesure, de l’argent de papa pour dénicher son poste actuel.

Tout à l’heure, la petite famille prendra la direction de la gare Montparnasse, d’où le train pour Niort partira à 22 h 40.

— Augustine ?

— Oui, Monsieur ?

— Nous partirons à 21 h 30. Assurez-vous, s’il vous plaît, qu’il ne manquera rien.

— C’est déjà fait, Monsieur. Depuis cet après-midi.

— Et vous ?

— Mes affaires sont prêtes également.

— Bien, nous ferons manger les enfants à 19 h 30, et nous dînerons à 20 heures.

À l’heure dite, Elsa et Louis étaient installés dans la cuisine pour prendre leur repas : potage de légumes, œufs à la coque et laitage pour dessert. Si Elsa mangeait seule, Louis devait être assisté de maman, qui, pour rien au monde, n’aurait laissé sa place à Augustine. Laquelle, pendant ce temps, avalait son repas.

Comme prévu, à 20 heures, ce fut au tour des parents de passer à table. Entre deux bagages à boucler, la gouvernante-cuisinière avait eu le temps de préparer un hachis parmentier.

— Anna, que dirais-tu d’une bonne bouteille de vin de Touraine pour l’accompagner ? s’enquit Albert.

— Tu sais bien que le vin n’est pas ma boisson préférée. Mais, pour te faire plaisir quand même, juste un demi-verre.

— J’espère que, chez mes parents, tu feras honneur aux bonnes bouteilles que débouche mon père pour les grandes occasions. Je ne serais pas étonné que quelques grands crus de Bordeaux soient sur la table de Pâques !

— Tu sais que je n’ai pas été que nourrie, mais aussi éduquée. Même si c’est plutôt chez des buveurs de bière.

Vexée, Anna sortit de table et laissa Albert qui ne pensait pourtant pas à mal en s’adressant ainsi à son épouse.

Elle se retira dans sa chambre pour aller passer sa tenue de voyage. Augustine s’occupait des enfants. Albert était assis dans le salon et écoutait les informations à la TSF.

— Ici Paris PTT. Voici nos informations du soir.

La Société des nations, réunie à Genève, cherchait toujours une solution au conflit italo-éthiopien. Mais Albert était beaucoup plus préoccupé par la situation en Allemagne, depuis que les troupes du chancelier Hitler avaient envahi la Rhénanie il y a tout juste un mois, le 7 mars. Cela ne manquerait pas d’avoir des conséquences directes sur sa famille. Depuis l’accession au pouvoir des nationaux-socialistes en 1933, ses beaux-parents, dont la fille était donc « exilée » en France, étaient sans cesse importunés.

La France et l’Angleterre ne trouvaient pas de terrain d’entente pour régler la montée des périls en Europe, et les allers et retours des ministres des Affaires étrangères entre Paris et Londres étaient incessants.

En France, la campagne électorale pour les élections législatives du 25 avril venait de débuter. Droites et gauches allaient se livrer un duel à coup d’arguments bien bas.

Tandis qu’après le journal débutait la diffusion du concert du soir, un coup d’œil à la page 2 du Figaro lui permit de tout connaître de la vie mondaine en France et à l’étranger. Les « Historiettes de l’histoire » d’Hamilcar évoquaient l’amour conjugal : il prit le temps de lire.

PARIS, MARDI 7 AVRIL, FIN D’APRÈS-MIDI

— Inspecteur, vous passerez à mon bureau.

— Bien, Monsieur le directeur, je monte tout de suite.

L’inspecteur Boismé grimpa quatre à quatre les marches qui séparaient son bureau situé au deuxième étage du 11 de la rue des Saussaies de celui du directeur au quatrième.

11, rue des Saussaies. À deux pas de la place Beauvau et de l’Élysée. Presque au cœur du pouvoir et de ses intrigues. Siège de la Sûreté nationale.

— Bonjour, inspecteur Boismé.

— Bonjour, Monsieur le directeur.

— Monsieur le directeur général, je vous présente l’inspecteur Boismé. C’est un spécialiste des affaires délicates et un homme de grande confiance.

Un peu interloqué, l’inspecteur. L’homme qui est en face de lui dans le bureau du directeur, le crâne dégarni et la petite moustache, c’est bien lui : Charles Magny. Le grand patron de cette maison depuis octobre 1934. Celui qu’on ne voit jamais ou presque car son bureau est situé dans le bâtiment d’à côté. À la droite de celui du ministre. À deux pas d’ici certes, mais dans deux mondes qui ne se côtoient pas.

— Ravi de faire votre connaissance, inspecteur.

— C’est un honneur, Monsieur le directeur général.

— Inspecteur, j’espère que vous n’avez rien prévu pour votre soirée ? Votre directeur va vous expliquer de quoi il retourne.

— Voilà, Boismé. Vous prenez le train à 22 h 40 à Montparnasse. Direction Niort, chef-lieu des Deux-Sèvres. C’est un train de nuit. Nous avons fait réserver un compartiment couchette, voilà votre billet. Aller simple, car on ne sait pas quand vous pourrez revenir.

— Et qu’est-ce que je vais faire là-bas, Monsieur le directeur ?

— J’y viens. Vous savez que, depuis quelques semaines, des rumeurs alarmistes nous parviennent sur la présence d’espions à la solde de l’Allemagne nazie sur notre territoire. Des départements remontent des informations transmises par les commissaires spéciaux. Elles concernent des contacts pris avec des entreprises par des soi-disant voyageurs de commerce. Seul problème, la plupart de celles-ci travaillent avec le ministère de la Guerre. Comme par hasard, ces voyageurs représentent des sociétés nouvellement créées en France. L’une d’elles, dont nous parlerons plus tard, ne cache même pas que son siège est à Berlin. Le commissaire spécial de Niort nous a envoyé ce matin une dépêche. Il nous fait savoir que cette société tourne autour d’une entreprise sensible : les Constructions électriques niortaises, qui a encore de gros contrats en cours avec l’État pour la construction de la ligne Maginot. Elle développe actuellement un nouveau groupe électrogène qui pourrait bien révolutionner l’alimentation électrique. Vous partez donc à Niort pour repérer ce type afin qu’on puisse lui mettre la main dessus. Mission confidentielle. Le commissaire de Niort sait que vous arriverez sous peu. Mais attention, vous ne le rencontrerez pas. L’autorité préfectorale n’est pas informée. Je vous donne cette note. Lisez-la bien. Tout dans la tête. Y figure la façon dont vous nous contacterez. Vous la détruirez avant de quitter les locaux tout à l’heure. Et n’oubliez pas : départ 22 h 40, arrivée Niort 6 heures. Bonne chance à vous.

— Vous pouvez compter sur moi. Messieurs.

Un salut et retour au deuxième étage. Boismé sort la note de son enveloppe. Y figurent tous les détails de sa mission. Deux pages qu’il relit comme on apprend une récitation. « Tout dans la tête », a dit le directeur. Et puis c’est le broyeur. Disparue la note. Il est 20 heures, juste le temps pour lui de passer à l’appartement récupérer quelques affaires et de faire rapidement son sac.

— Bonsoir, inspecteur, à demain, lui lâche le planton dans la rue.

— Oui, bonsoir, à demain !

« À demain, à demain. Mon pauvre vieux, demain, si tu pouvais savoir où je serai. »

Boismé s’arrêta dans un café sur le chemin qui le conduit à la station Miromesnil du métro. Celui qui l’amènerait directement chez lui à République. Il commanda une bière qu’il avala en trois gorgées avant de demander sa « petite sœur ». On ne part jamais sur une patte. C’est mieux pour l’équilibre. Dans ce quartier chic, il sentit passer l’addition.

PARIS, 21 HEURES

— Anna, j’avais commandé un taxi cet après-midi. Il sera là à 21 h 30 précises. Je vais descendre les bagages avec Augustine. Prépare les enfants, s’il te plaît.

Anna Comblet était parfois agacée par le côté comminatoire des propos de son mari. Elle avait appris à faire avec. Il était à la maison comme il devait être au travail.

Elsa est tout excitée à l’idée de ce grand voyage, qui, jusqu’au bout de la nuit, la conduira chez grand-père et grand-mère. Louis est encore trop petit pour comprendre. Il se contente de serrer son nounours contre lui, dans l’attente d’un sommeil salvateur qui déjà s’abat sur ses paupières.

— Franchement, Albert, je ne sais pas pourquoi tu as voulu que nous partions par le train de nuit. Regarde Louis, il dort debout. J’aurais préféré que nous le prenions tranquillement demain matin. Et nous serions arrivés à Niort en milieu d’après-midi.

— C’est un essai. Comme ça, les enfants dormiront pendant le voyage. Et tu sais bien que, pour mes parents, une demi-journée supplémentaire passée avec eux, c’est important.

— Peut-être, mais quand même, arriver à 6 heures du matin ne ressemble à rien.

Une discussion promptement interrompue par l’arrivée du taxi avec un quart d’heure d’avance. Heureusement qu’Albert Comblet avait commandé une grande voiture. À trois adultes, deux enfants, la malle et quelques sacs, on frôlait l’expédition. On dut d’ailleurs installer la malle sur la galerie. Par chance, il n’y avait que quelques kilomètres à parcourir.

Le jovial chauffeur de taxi vérifia que le bagage fût bien arrimé sur le toit. Il rangea soigneusement les bagages dans le coffre. Fit monter Anna, Augustine et les deux enfants à l’arrière, Albert à l’avant. Il prit place à son tour au volant, mettant en marche le moteur… et le compteur.

— Messieurs dames, on m’a dit que vous alliez à Montparnasse, c’est cela ? Ah, je suppose que vous prenez un de ces trains de nuit qui me font toujours rêver. Quand je me dis qu’au réveil, les gens sont à des centaines de kilomètres, je trouve ça irréel.

— Oui, mon épouse et les enfants prennent celui de 22 h 40.

— Ah ! 22 h 40 ? Destination Royan. Je le connais bien. Je dépose souvent des clients pour celui-là. Il faut dire qu’à la compagnie de taxi, je suis « spécialisé » dans les courses commandées vers Montparnasse. On a tous un peu notre secteur.

La Citroën Rosalie passa devant l’hôtel de ville. Puis par le quai de Gesvres, le boulevard du Palais, le boulevard Saint-Michel, la rue de Vaugirard et la rue de Rennes, pour atteindre la gare Montparnasse. La foule s’y pressait encore à cette heure un peu avancée de la soirée. Il était 21 h 50.

— Voilà, Monsieur, ça vous fera douze francs.

— Eh bien dis donc, on ne va pas être en retard, fit remarquer Anna.

— Tu sais, le temps de décharger. Et puis il nous faut trouver un porteur. Tu vas voir qu’on ne sera pas si en avance que ça, répondit Albert avec un grand sourire.

— J’ai cru un instant que tu étais pressé de te débarrasser de nous.

— Non, mais ça me fait drôle de vous voir partir sans moi. C’est la première fois que ça se produit.

Les bagages furent confiés à un porteur et Augustine fut chargée de surveiller qu’ils soient emmenés à bon port. Ou plutôt dans la bonne voiture. La 6, compartiment 8.

GARE MONTPARNASSE, 22 H 10

Le train 791 est à quai sur la voie 8. Il dessert Chartres, Château-du-Loir, Saumur, Thouars, Niort et Saintes. Terminus Royan, affiche la pancarte en bout de voie. Ce rapide emprunte l’artère royale de la Compagnie des chemins de fer de l’État : la ligne Paris-Bordeaux.

En tête, le mécanicien Dautry et le chauffeur Chaubert inspectent une dernière fois la machine qu’ils viennent d’amener du dépôt. On devrait plutôt dire « leur » machine. Cette locomotive fait partie d’eux. Ils n’en changent jamais. Et puis celle-là, quelle histoire !

Cette machine, c’est la « État 231-981 ». Jusque-là, rien d’extraordinaire. Mais elle est un peu la fierté du dépôt de Thouars auquel elle est affectée depuis 1921. Une vraie prise de guerre.

Cette Pacific, et une quinzaine d’autres, a été reçue par les chemins de fer de l’État au titre des prestations d’armistice en application du traité de Versailles signé en 1919.

Cette fort belle locomotive faisait partie de la classe S3/6 de l’État bavarois. Et la 981 était celle qui remorquait le train impérial de Guillaume II. Lors de son arrivée au dépôt de Thouars, elle portait encore l’aigle de Prusse sur la porte de la boîte à fumée. Elle avait été placée entre les mains du mécanicien Bonneau et du chauffeur Frioux. Dautry et Chaubert avaient pris le relais en 1931. Autant dire qu’en cinq ans, ils lui avaient fait cracher ce qu’elle avait dans le ventre, à la 981. Et elle avait tout donné.

Burette d’huile à la main, Dautry s’assurait qu’elle était bien graissée. Chaubert se grillait une dernière cigarette roulée au tabac Bergerac sur le quai. Il ne paraissait pas à côté des 2 mètres de diamètre des roues de ce monstre de la voie ferrée. Un léger panache de fumée s’envolait vers le ciel dans la nuit parisienne claire.

— Dis, Chaubert, j’espère que tu m’as fait un bon feu parce que j’ai pas envie de pousser à partir de Chartres !

— Qu’est-ce que tu voudrais faire croire ? Jusqu’à preuve du contraire, je t’ai toujours amené à destination !

— Oh, t’es un peu fâché avec la plaisanterie. Forcément que je ne suis pas inquiet. Tu sais bien que toi et moi, on a toujours fait l’heure.

— Sauf une fois, je te le rappelle, quand on a « avalé un crocodile ».

— Ah oui, mais là, c’était pas de notre faute. Ça ne compte pas.

Ça c’était passé vers Beauvoir-sur-Niort. Ce jour-là, le duo Dautry-Chaubert assurait un rapide sur le trajet Thouars-Bordeaux. Alerté par une projection intense de cailloux du ballast assortie d’un à-coup prononcé dans le roulement du train, Dautry dut arrêter le convoi en utilisant le freinage d’urgence. Fort heureusement, il y avait un passage à niveau à 200 mètres. Il sauta sur le téléphone de voie et annonça : « J’ai un crocodile dans le cendrier. »

— À l’autre bout du fil, il y eut un moment de stupeur, en rigole-t-il encore. Je suis sûr qu’ils m’ont pris pour un fou.

Il fallut pourtant se rendre à l’évidence : le cendrier de la machine avait bel et bien ramassé l’appareil de voie.

— Tu parles si je me souviens, renchérit Chaubert. Des comme ça, t’en fais pas cinq dans ta carrière.

Dans la voiture 6, la vie s’organise. Le porteur passa les bagages à Augustine, après avoir déposé la malle dans la voiture-bagages placée en tête de train.

— Allez, les enfants, dites au revoir à papa et montez avec Augustine.

Anna donna quelques dernières consignes à Albert pour les deux jours qu’il aurait à passer seul dans l’appartement.

— Le train part dans cinq minutes. Vas-y si tu veux. De toute façon, je n’aime pas les départs. Et tu le sais. Le seul qu’on ait connu, c’était à Mayence en 1930.

— Tu as raison, moi aussi. Je trouve que c’est un peu ridicule d’attendre de voir le train rouler et d’agiter son mouchoir.

Ils se regardèrent. Une fois encore, il lui dit qu’il craquait pour ses yeux noirs. Et ils s’embrassèrent. Albert se retourna pour que la séquence fût la plus brève possible. Puis s’éloigna vers le bout du quai après avoir réglé son dû au porteur.

Dans le compartiment 2, l’inspecteur Boismé venait de prendre sa place. Il le partagerait avec un homme d’une cinquantaine d’années, costume noir, chapeau, moustache et besicles sur le nez. « Plutôt vieille France », pensa-t-il. Imaginant, sans en avoir la moindre preuve, qu’il devait militer dans un de ces mouvements patriotiques que l’actualité met en avant depuis qu’une partie de la population considère que la France « fout le camp ». Le 6 février 1934, ils n’étaient sans doute pas dans le même camp.

L’homme engagea la conversation rapidement.

— Bonsoir, monsieur. Jean de Chevreuse. Je me rends à La Rochelle.

— Bonsoir, monsieur, euh… Albert Sarraut. Je sais, c’est un nom pas facile à porter en ce moment. Mais je n’y peux rien si mes parents ont eu l’idée de me donner le même prénom que ce monsieur qui est aujourd’hui président du Conseil. Je me rends à Niort pour affaire et j’espère que je ne vous réveillerai pas à l’arrivée.

— Mais, monsieur, il serait même bien que vous me réveilliez. Car, pour aller à La Rochelle, je dois changer à Niort. Alors comme j’ai un sommeil de plomb, n’hésitez pas à me secouer. Enfin, pas trop fort quand même.

Et ils partirent d’un éclat de rire.

Un agent de train passa dans le compartiment pour vérifier les billets et les réservations des couchettes.

— Messieurs, je vous informe qu’un service de bar est ouvert dans la voiture-restaurant jusqu’à 1 heure du matin. Si vous avez besoin, je fais une ronde à heure pleine. Sinon, je suis dans la voiture-bagages en queue de train.

Dans le compartiment d’Anna Comblet, qu’elle occupait seule avec sa petite famille, il délivra le même message. Augustine, elle, voyagerait dans la voiture 8… en 2e classe. La maison était quand même généreuse, car c’eût pu être en 3e.

Sur le quai retentit le long coup de sifflet du chef de gare. Comme ne l’aimaient pas les époux Comblet, les mouchoirs s’agitaient. Ils avaient donc bien fait de se séparer avant. Le drapeau rouge s’agita à côté de la « Bavaroise ». Et celle-ci cracha un énorme nuage de fumée qui envahit la marquise. Sur le portique de signalisation, le panneau à damier venait de pivoter, donnant ainsi l’ouverture de la voie. Le rapide 791 franchit les premiers aiguillages avant de tracer son chemin. Dautry était attentif aux signaux ; Chaubert pelletait du charbon dans le foyer pour que le feu fût parfait. Il en passerait ainsi plusieurs tonnes dans la nuit. Le monstre de 149 tonnes atteindrait rapidement les 120 km/h.

Dans le compartiment 8, les enfants Comblet s’endormirent rapidement, bercés par le léger tangage du train.

Dans le 2, messieurs de Chevreuse et Boismé alias Sarraut en firent de même.

THOUARS, MERCREDI 8 AVRIL, 4 HEURES

— Eh bien, tu vois, Chaubert, on va encore faire l’heure.

Dautry tira la montre à gousset de sa poche et la mit sous les yeux de son compagnon de route. Il était 3 h 57. Les lumières du triage de Thouars éclairaient le ciel. De loin, on apercevait la fumée des machines en chauffe au dépôt. Celles qui, tout à l’heure, se présenteront pour emmener qui un train de voyageurs, qui un de marchandises.

— Tu te rends compte, sur un parcours de 320 km, on est quand même bons, lui répondit Chaubert.

— C’est tout l’honneur de ce métier, je te le rappelle.

Le mécanicien avait la main sur la poignée de frein. Le chauffeur s’assurait qu’il y aurait assez de feu pour ensuite rentrer la machine. Car, pour eux, le voyage s’arrêtait là.

Le train abordait la grande courbe qui précède l’entrée en gare. Le métier, c’était aussi d’arrêter la rame en douceur. Sans que les voyageurs s’en rendent compte, et encore plus sur un train de nuit. Il ne fallait pas arracher à leurs rêves ceux qui dormaient profondément. Encore quelques hectomètres à parcourir à travers une cité cheminote endormie. La pendule affichait 3 h 59 lorsque le 791 s’immobilisa sur la voie 1. Dans une gare quasi silencieuse.

La gare de Thouars, c’est comme qui dirait un arrêt technique. Située juste à mi-parcours entre Paris et Bordeaux, c’est ici qu’on procède à la relève des équipages et des machines.

Le train sitôt arrêté, un agent de manœuvre détache la locomotive du convoi.

— C’est bon, Chaubert ?

— Oui, il reste suffisamment de pression pour voyager à vide.

Doucement, Dautry desserre les freins. La « Bavaroise » s’avance jusqu’à l’aiguille de sortie de la gare. Puis le poste d’aiguillage n° 3 l’autorise à rentrer au dépôt par une voie d’évitement.

Dans le même temps, une autre machine se présente. Elle sera envoyée sur la bonne voie afin d’être attelée en tête du 791.

— T’as vu, Chaubert, les voyageurs ont droit aux seigneurs cette nuit. C’est la 558 qui emmène le train à Royan.

— Dautry, tu crois qu’un jour on aura droit d’emmener une de ces machines ?

— Quoi ? T’es pas bien sur ta « Bavaroise » ? Bon, d’accord, ces machines-là, c’est du français. T’as raison, Chaubert. En fait, moi aussi j’en rêve souvent d’emmener un train sur ces Pacific. Regarde-moi cette gueule quand même. C’est racé, pur jus. T’as vu cette mécanique quand ça roule ?

— Tu crois qu’avec les départs en retraite prochains c’est jouable ?

— Je le crois d’autant plus que j’ai déjà fait la demande. Et j’ai souhaité que ce soit avec toi.

Alors que s’achève la conversation, la État 231-981 rentre au dépôt. Dautry et Chaubert le feraient un peu plus tard vers la maison.

Sur le quai, on descend de la voiture à bagages les quelques colis arrivés à destination, le courrier et les journaux de Paris, dont la première édition est livrée à Montparnasse vers 22 heures.

Pendant ce temps, Gaury, le visiteur, mène son inspection. Avançant le long de la rame, il frappe sur les roues avec un marteau ; si l’une d’elles sonne creux, c’est qu’elle est fêlée. On immobilise alors la voiture. Un coup d’œil également aux organes de freinage, rien à signaler.

À l’intérieur, tout le monde semble dormir. Tout le monde sauf peut-être Boismé. En bon inspecteur, il est en permanence sur le qui-vive. Dans le compartiment des Comblet, c’est le silence absolu.

L’agent de train a profité de l’arrêt pour faire une ronde renforcée.

— Salut, Gaury.

— Salut, vieux.

— Tout est bon pour toi ? Chez moi, ça dort !

— C’est parfait, prêt à rouler. Ah si, dis donc, t’es passé par la voiture 6 ?

— Non, je suis passé par le quai.

— Je te dis ça, parce que la porte côté voie était grande ouverte. J’ai cru que tu étais descendu par là. T’inquiète, je l’ai refermée.

4 h 20. Coup de sifflet, drapeau levé, voie ouverte. Le 791 repart vers Royan. Sa destination finale qu’il atteindra à 8 h 07.

RÉGION DE NIORT, MERCREDI 8 AVRIL, 5 H 50

Le rapide file dans la nuit et vient de passer la gare d’Échiré éclairée d’une simple lampe. L’agent de service signale par téléphone le passage du convoi à la gare de Niort toute proche.

— Ici Échiré, 791 à l’heure.

Toujours à l’heure également, Augustine. Dans dix minutes, le train arrivera. La gouvernante se présente devant le compartiment 8 de la voiture 6, frappe. Pas de réponse. Frappe de nouveau. Toujours pas de réponse.

— Madame ?

Silence. Augustine lève doucement la poignée. La porte n’est pas verrouillée de l’intérieur. Entre dans le compartiment. Elsa et Louis dorment du plus juste des sommeils. Ils sont seuls.

— Elsa, Louis, réveillez-vous. Le train arrive dans quelques minutes. Allez, dépêchez-vous. Elsa, sais-tu où est maman ?

— Non ! Maman, maman ! Où es-tu, maman ?

La fillette à peine réveillée semble désespérée.

Louis émerge également doucement, serrant contre lui le nounours qui ne le quitte que rarement.

— Elsa, reste là avec ton frère et prépare-le. Je vais voir au bout du couloir si elle est là.

Dans plusieurs compartiments, des voyageurs se préparent à descendre également à l’arrêt de Niort. Le couloir est déjà encombré de valises.

Augustine avise une voisine.

— Madame, s’il vous plaît, la maman des enfants a disparu. Je suis leur gouvernante. Pouvez-vous les surveiller le temps que j’aille voir l’agent de train ?

— Bien sûr ! Rien de grave, j’espère.

— J’espère aussi, madame.

Rapidement, Augustine va s’assurer que Madame n’est pas aux toilettes. Ce serait le moindre mal. Personne. Puis se dirige vers la voiture 7, autre voiture de 1re classe. L’agent du train s’y trouve. Affairé à aider un voyageur au bagage encombrant.

— Monsieur, monsieur ! Madame a disparu. Vous ne l’avez pas vue dans les couloirs ?

— Quelle madame ?

— Mais Madame Comblet, du compartiment 8 de la voiture 6. On ne la trouve plus.

— Ah oui, la dame avec les deux petits enfants.

— Oui, c’est cela. Elle n’était pas avec eux lorsque je suis venue les réveiller. J’ai regardé dans les toilettes, elle n’y était pas non plus.

— Non, je ne l’ai pas vue. J’ai fini ma dernière ronde à 5 h 15 et je n’ai rien remarqué. Le train était très calme.

— Mais c’est que nous arrivons dans moins de cinq minutes et nous descendons à Niort.

— Ne vous inquiétez pas, il y a dix minutes d’arrêt. Vous aurez le temps de descendre. Et puis elle est peut-être partie à l’autre bout de la rame.

Déjà le train avait ralenti et allait faire son entrée en gare de Niort. Augustine n’était venue ici qu’une fois. Malgré l’obscurité, elle reconnut les contours de la ville. Au pas, le train s’engagea sur la voie 1. À l’arrêt, la voiture 6 de 1re classe était juste en face de la porte centrale. Augustine avait rejoint les enfants, accompagnée par l’agent de train.

— Regardez, monsieur, elle n’est pas revenue.

Augustine remercia la dame qui avait veillé sur les enfants. Laquelle lui proposa de les faire descendre.

— Ne vous inquiétez pas, madame, lui dit l’employé des chemins de fer, je m’occupe de vos bagages. Je fais venir quelqu’un. Descendez avec les enfants.

— Elsa, Louis, venez ! Nous sommes attendus.

Tous les voyageurs devant descendre à Niort avaient mis pied à terre. Qu’il s’agisse de ceux s’arrêtant là ou de ceux en correspondance pour La Rochelle. Monsieur de Chevreuse en était. Vexé, d’ailleurs, car son compagnon de voyage semblait avoir filé à l’anglaise. Même pas au revoir.

— Cet Albert Sarraut, qui s’excuse de porter le même nom que le président du Conseil et qui disparaît, c’est étrange, se dit-il avant de rejoindre le buffet qui venait d’ouvrir. Son train pour La Rochelle ne partait qu’à 6 h 45.

Sur le quai, Ernest, le valet, chauffeur, homme de maison de la famille Comblet, attendait lui aussi ses passagers.

— Ah, Ernest ! Madame n’est plus là. On ne la trouve nulle part dans le train. Lorsque je suis arrivée dans le compartiment, les enfants étaient seuls.

Pendant ce temps, l’agent de train avisa le chef de gare sur le quai.

— On a un problème. Cette dame nous dit que la mère des enfants qu’elle accompagne a disparu dans le train. Ils étaient dans la voiture 6. Elle était en 2e classe, donc elle ne les a pas vus de la nuit.

Le chef de gare accueillit la nouvelle avec détachement.

— Ce ne serait pas la première fois que quelqu’un loupe un arrêt dans un train de nuit, lâcha-t-il, agacé, à l’agent. Il reste cinq minutes, t’inquiète pas, elle va bien se rendre compte qu’elle est à Niort, la petite dame ! Peut-être qu’elle est dans un autre compartiment et qu’elle a mieux à faire !

Et il partit dans un grand éclat de rire.

L’agent le prit à part. Il venait de se souvenir de l’incident survenu lors de l’arrêt à Thouars.

— Je voudrais pas insister, mais il s’est passé quelque chose de bizarre tout à l’heure en gare de Thouars. Et le visiteur a dû normalement le consigner dans son rapport. Lorsqu’il a fait le tour du train en passant par la voie, il a constaté que la porte de la voiture 6 était grande ouverte. Il a cru que c’était moi qui étais passé par là. Mais c’était pas moi, je lui ai dit. Alors, tu comprends, quand on te dit une heure après qu’une personne qui voyageait dans la même voiture manque à l’appel, tu y penses ! Je ne l’ai pas dit à la gouvernante, là, pour pas l’affoler.

— Tu pouvais pas me le dire tout de suite, bon sang.

Le chef de gare rameuta en quelques secondes tous les personnels disponibles sur le quai à cette heure-ci, leur expliqua la situation. Ils étaient six. Tous entreprirent de contrôler les voyageurs restant dans le train. Il fallut même réveiller ceux qui dormaient encore. Ce qui eut le don d’énerver quelques-uns à destination de Royan qui auraient pu prétendre à une heure et demie de sommeil supplémentaire.

— Allez, on se dépêche, claironna le chef de gare. Il venait d’obtenir du régulateur l’autorisation de faire partir le train à 6 h 20 au lieu de 6 h 10.

Après une fouille minutieuse, il fallut bien se rendre à l’évidence : Anna Comblet était introuvable. Les six cheminots ayant participé à la fouille rendirent compte. Sur le quai, l’agitation était à son comble. Dans les voitures aussi.

— Mais qu’est-ce qui se passe ? vociféra une vieille dame penchée par la fenêtre. Nous devrions être partis depuis cinq minutes. Et tous ces gens qui sont passés en nous réveillant, vous avez perdu quelque chose ou quoi ?

— Non, « quelqu’un », madame ! lui répondit le bagagiste Roland Duclos, tenant à la main un bagage et un chapeau.

— C’est quoi ça, Duclos ?

— Chef, j’ai trouvé ça dans le compartiment 2 de la voiture 6. Il n’y avait personne et c’était resté dans le filet à bagages.

— Le compartiment était rangé ?

— Une des couchettes était rangée mais l’autre pas. Faudrait demander à l’agent de train qui était dedans ?

— T’es un vrai drôle, Duclos. Je n’y avais pas pensé !

Se tournant vers l’agent de train :

— Est-ce que tu peux me dire qui était dans le compartiment 2 ?

— Deux messieurs. Apparemment, ils ne se connaissaient pas au départ si j’en juge par un morceau de conversation que j’ai surpris à Montparnasse. Ils devaient descendre tous les deux ici. Mais je crois que l’un des deux avait un billet pour La Rochelle.

— Ça veut dire qu’il peut être encore dans la gare.

Il est 6 h 18. Le train ne pouvait plus attendre. Le chef de gare fit retentir le sifflet. Le 791 repartit. Prochain arrêt : Saintes.

Sur le quai, Albert, le chauffeur des Comblet, avait récupéré la malle, descendue du fourgon à bagages.

— Augustine, qu’est-ce qu’on doit faire ?

— Albert, il serait mieux que vous emmeniez les enfants à la maison. Et, s’il vous plaît, revenez avec monsieur Comblet.

La Renault Reinastella était stationnée dans la cour de la gare. Ce modèle de luxe montrait bien qu’on n’avait pas à faire à n’importe qui dans la notabilité locale. Il chargea, installa les enfants à l’arrière puis prit la direction de la rue de la Marne. Là-bas était située la demeure familiale cossue.

Dans son bureau, le chef de gare téléphonait au commissariat de police pour signaler les faits. Aussitôt, deux agents furent dépêchés sur les lieux.

— Madame, je vous en prie, installez-vous dans mon bureau, proposa-t-il à Augustine. Des agents de police devraient arriver dans un instant.

Puis, apercevant le bagage et le chapeau posés là par le bagagiste Duclos, il demanda à tout hasard :

— Ces deux objets ne vous disent rien ?

— Non monsieur, absolument rien !

Sur ce arrivèrent les deux agents de police annoncés. Pas franchement heureux d’être là car leur service devait se terminer à 7 heures. Ils pressentaient être bons pour des heures supplémentaires.

— Qu’est-ce qui se passe ici ? J’espère que vous ne nous dérangez pas pour rien !

— Madame est la servante de la famille Comblet de Paris et la gouvernante des enfants. Elle est arrivée par le train de 6 heures. Madame Anna Comblet, la belle-fille de la famille, a disparu dans le train. Nous avons tout fouillé. Aucune trace d’elle.

— Et les enfants, ils sont où ?

— Le chauffeur de la famille les a emmenés chez leurs grands-parents.

— De toute façon, renchérit Augustine, ils n’ont que 4 ans et 18 mois. Je crains qu’ils ne puissent vous être d’un quelconque secours.

— Oh là, fit remarquer un des deux agents, je crois que ce n’est pas de notre ressort. Il faudrait plutôt faire venir l’inspecteur.