Mi amor à Rochefort - Anne-Solen Kerbrat - E-Book

Mi amor à Rochefort E-Book

Anne-Solen Kerbrat

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Beschreibung

Trois cadavres mutilés sont découverts à Rochefort.

Rochefort, la belle endormie, est sous le choc : on découvre coup sur coup trois cadavres mutilés, portant sur le ventre une énigmatique lettre tracée au feutre. Est-on sur la piste d’un tueur en série ? Le commandant Perrot et son fidèle Lefèvre, nouvellement nommés à la PJ de La Rochelle, se voient pressés par leur supérieur de résoudre au plus vite cette affaire qui terrifie la région…

Découvrez sans plus attendre l'enquête de Perrot et Lefèvre dans une course-poursuite avec un meurtrier qui terrifie la région.

EXTRAIT

Vêtu d’un pantalon de velours beige et d’un pull-over assorti, Perrot venait de s’attabler devant un petit-déjeuner évidemment copieux. Jamais, il ne dérogeait à ce rituel. Il avait ouvert les volets de sa petite cuisine, même si la pénombre ne lui laissait rien deviner de la mer au loin. Malgré tout, il avait besoin de la savoir là, dans sa calme immensité. Au petit matin, il aimait accueillir cette visiteuse iodée, s’en emplir les poumons. L’odeur de l’océan en Charente-Maritime n’avait pas la force entêtante du varech abandonné par la marée sur les côtes du Finistère. Ici, le parfum était plus léger. Dans les premiers temps qu’il s’était installé dans la région, il avait eu l’impression que cette mer n’était qu’un ersatz de celle qu’il connaissait, une copie délavée de cette côte déchiquetée qu’il aimait. Comme si les plages d’ici ne devaient rien à la nature. Trop propres, trop fades. Et puis, il avait appris à aimer les lieux, surtout en hiver, lorsque le fort Vauban domine majestueusement la grève abandonnée. Lorsque deux ou trois petits vieux trottinent sur la promenade avant de s’asseoir sur un banc et de contempler la mer grise à perte de vue, comme s’ils pouvaient à nouveau partir à son assaut, comme si à nouveau ils étaient jeunes.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Petit roman policier fort sympathique qui se passe dans une ville non loin de chez moi...Petit plaisir de reconnaître certains noms de rues, de place et récit assez sympathique... - meknes56, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEURE

Anne-Solen Kerbrat est née en 1970 à Brest, et a d’abord vécu entre Côtes d’Armor et Finistère sud.
Professeur d’anglais dans le secondaire puis le supérieur, elle est passée par le Val d’Oise, la Charente-Maritime et le Bordelais avant de poser ses valises à Nantes.
Elle se consacre aujourd’hui à l’éducation de ses quatre enfants, à la traduction et… à l’écriture.
Son style féminin, à la fois sensible et incisif, et la qualité de ses intrigues sont régulièrement salués par la critique. Son premier roman a été récompensé par le Prix du Goéland Masqué en 2006.

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ANNE-SOLEN KERBRAT

Mi amor

à Rochefort

DU MÊME AUTEUR

n°1 - Dernier tour de manège à Cergy

n°2 - Mi amor à Rochefort

n°3 - Jour maudit à l’Île Tudy

n°4 - Bordeaux voit rouge

n°5 - Saint-Quay s’inquiète

n°6 - Cure fatale à Nantes

n°7 - Par-delà les grilles

n°8 - Là où tout a commencé

Retrouvez ces ouvrages surwww.palemon.fr

Dépôt légal 1ertrimestre 2016

ISBN : 978-2-372601-18-4

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,

des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant

ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75 006 PARIS - Tél. 01 44 07 47 70/Fax : 01 46 34 67 19 - © 2016 - Éditions du Palémon.

Prologue

En ce dix-huit avril 2015, l’Hermione

Chapitre 1

Sept ans plus tôt…

Elle remontait la rue. Ses pieds invariablement nus dans des chaussures de tennis avachies, l’épaule effacée entraînant dans sa chute un pull-over de couleur indéfinie, la taille ceinte d’une jupe au motif écossais démodé, elle remontait la rue. Puis la redescendait. Pour à nouveau la remonter. Ses cheveux gris mi-longs, coupés au carré, enserraient un visage émacié, blême, dur. Plus dur encore était son regard. Fixe, figé, une lame. Et parfois s’élevait cette voix monocorde réclamant une cigarette. Et qui, confrontée au refus, se muait en aboiement hargneux. Qui maudissait-elle ainsi ? Le piéton jaloux de sa propriété ou plutôt le Créateur pour ne pas l’avoir faite à Son image ? Comment savoir ? Alors, elle prenait la rue en sens inverse de son même pas traînant, régulier, lancinant. À un moment, elle tournait les talons, revenait en arrière, et s’arrêtait. Devant une porte de bois surmontée de trois sonnettes. Là, sa main s’élevait mécaniquement pour venir presser l’un des boutons. À l’intérieur, retentissait la sonnerie aiguë. Alors, elle attendait une seconde, puis deux, puis dix. Rien, personne. Alors, elle redescendait. Une fois, puis deux, puis dix, elle recommençait, n’interrompant son manège entêtant qu’à la tombée de la nuit. Était-ce alors l’angoisse du crépuscule qui lui faisait lâcher prise ? Qui mettait un terme à son obsession ? Qui poussait la bête sauvage qu’elle était devenue à se terrer dans son antre ?

Mais, aux premières heures du jour, elle réapparaissait. Alors, bousculant sans les voir les amateurs de pain frais, elle reprenait sa marche hallucinée. De son épaule tombante, elle heurtait les employés pressés en murmurant sa litanie incohérente…

*

« En général, elle s’arrêtait avant. Elle faisait une pause, tournait sur son séant et repartait. Cette fois-là, ça s’était passé différemment. Tout le monde avait cru à un accident. À un défaut d’inattention de leur mère. Pourquoi toujours chercher à culpabiliser quelqu’un ? Évidemment, si elle s’était trouvée là, ça ne serait pas arrivé. Mais, elle lui faisait confiance à lui. Et lui, il n’avait rien fait pour l’empêcher de tomber. Il ne l’avait pas poussée, ça non. Il l’avait juste regardée faire. Avec un œil curieux, impatient. Après, les cris, les hurlements, la panique. La petite qui tournait de l’œil.

À l’hôpital, ils avaient dit qu’il n’y avait plus rien à faire. Coma dépassé qu’ils avaient dit.

Si on la ranimait, ça serait un légume. Alors, sa mère avait dit : « On arrête là. » On l’avait endormie. Définitivement. Par respect pour ce qu’elle était, ce qu’elle serait devenue si lui… Mais non, il n’avait rien fait, lui. Juste regardé. Sans rien faire. Juste regardé… »

*

« Ça l’avait énervé. Toute la nuit ça avait duré. Rien à faire. Le lait chaud, le Doliprane, le câlin. La veilleuse. Les berceuses. Rien n’y faisait, il hurlait toujours. Des cris stridents à vous vriller les tympans. On dit qu’un vagissement de nourrisson est plus aigu que le vrombissement d’un avion au décollage. Probable. C’était à devenir fou. Il était devenu fou. Il l’avait saisi et l’avait secoué. Tu vas te taire à la fin ? Tu vas te taire, oui ou merde ? J’suis crevé. Tais-toi, je bosse demain. Il s’était tu. Pour toujours. Ils l’avaient emmené. Examiné. Le verdict était tombé : bébé secoué. Dix ans de taule. Pas moins. Dix ans à ressasser. À revivre cette nuit où tout avait basculé. Il avait été jugé coupable de maltraitance. Criminel. Infanticide. Pourtant, le petit, il l’avait élevé seul. Et bien.

Il travaillait en trois-huit pour pas que le petit reste trop longtemps à la crèche. Il lui faisait des soupes de légumes « maison ». Pas de sucre dans les yaourts. Que des bonnes choses. Des câlins, de la tendresse. Mais, les juges, ils avaient retenu que cette nuit-là. Père indigne qu’ils avaient dit. Meurtrier. Criminel. Dangereux. Au placard. »

*

Dans la pénombre humide, se détachait une forme obscure. Dépouille de gros animal ou de petit homme ? Seul un œil exercé aurait pu distinguer les deux masses de cheveux de chaque côté du visage. Deux couettes enfantines nouées de chouchous roses. Une coiffure de gamine sur un corps de femme…

*

L’affaire des étangs de Cergy l’avait vidé1. Il lui avait soudain paru vital de s’échapper de la trépidation francilienne. Ce Breton d’origine avait ressenti le besoin de se rapprocher de l’Atlantique. C’était chose faite : le capitaine Lefèvre et lui étaient depuis bientôt neuf mois en poste à la PJ de La Rochelle. Âgé d’une petite quarantaine d’années, le commandant aux yeux d’un bleu intense et au nez aquilin avait un physique plus qu’agréable dont il aurait pu abuser s’il avait eu l’âme d’un séducteur. Mais il n’était pas d’un naturel volage. Pourtant, il n’avait pas réussi à garder Sofia, la mère mutine et charmante de ses enfants. Elle avait besoin d’une vie plus trépidante que celle qu’il pouvait lui offrir. Il ne l’avait pas remplacée. Même si, quelques mois plus tôt, il avait cru retrouver l’amour en la personne de Céline, cette mère endeuillée dont la raison vacillait.

1. Voir Dernier tour de manège à Cergy, même auteur, même collection.

Chapitre 2

Mardi 4 février, 6 h 30.

Perrot fut réveillé par un appel provenant de la police judiciaire de La Rochelle. En raison de ses antécédents glorieux, le parquet de Rochefort le saisissait d’une affaire criminelle. Le commandant connaissait bien la ville pour y avoir vécu deux ans au cours de son adolescence. Mais lorsqu’il y était revenu pour travailler, les chiffres annoncés par le commissariat l’avaient surpris : en effet, « Rocafortis», sous ses airs de belle endormie, cachait bien son jeu. Le trafic de stupéfiants n’y était pas négligeable, facilité par le désœuvrement des jeunes chômeurs et la situation stratégique de la ville située sur l’axe menant au Pays Basque et à l’Espagne. Après ses heures de gloire sous l’impulsion de Colbert, la ville avait périclité avec la fermeture de l’arsenal en 1927 puis la Guerre. Quelques décennies plus tard, parce qu’un célèbre réalisateur avait élu Rochefort comme cadre de ses désormais célèbres Demoiselles, on avait eu pour consigne de réhabiliter la ville, de redorer son blason. Il fallait qu’elle s’affirme face à son insolente voisine La Rochelle, la «Genève de l’Atlantique». Alors, on avait décapé les façades, nettoyé les monuments, rendu la place Colbert aux piétons. Dans le même élan, la municipalité, dans les années soixante-dix, avait décidé de parier sur le patrimoine pour relancer la ville. Mais l’éclat des bâtiments ne pouvait dissimuler totalement une autre réalité. Rochefort était en fait divisée par la frontière symbolique constituée par la place centrale et les artères qui s’en échappaient. Au nord, dans le «haut des rues», les beaux hôtels particuliers se nichaient au creux de leurs jardins tropicaux. En deçà de la frontière, le «bas des rues» abritait les milieux populaires. Parmi ces habitants se trouvaient les descendants des victimes de la crise de 1927 et des réchappés du bagne. Ces derniers occupaient encore parfois les appartements insalubres de leurs ancêtres. La misère engendrait la misère en une spirale infernale. À charge alors pour les services sociaux de venir en aide à ceux que la chance avait oubliés. Les rares fois où Perrot s’était trouvé présent aux côtés de ses collègues de Rochefort lors d’auditions de délinquants malmenés par la vie, il s’était senti démuni. Ces suspects, pitoyables s’ils n’étaient dangereux, n’avaient rien à voir avec les caïds de banlieue avec lesquels il se colletait au commissariat de Cergy. Ici pas d’agressivité, pas de violence larvée, mais de l’ignorance crasse, du désespoir profond.

Ce matin-là, Perrot se demandait ce qui réclamait sa présence à Rochefort. Il s’était emmitouflé dans un ample pardessus gris anthracite afin de lutter contre les exceptionnelles températures polaires des derniers jours. Il sonna afin que le policier en faction lui ouvre la porte puis il grimpa quatre à quatre la volée de marches conduisant à l’étage des officiers. La porte du bureau du commissaire Leprêtre était ouverte. Celui-ci, une tasse à la main, le téléphone coincé sur l’épaule et un crayon entre les doigts, prenait des notes avec fièvre. Apercevant Perrot, il lui fit signe de s’asseoir puis raccrocha.

— Salut, Jean-Louis, comment vas-tu ? Tu es au courant des événements, je suppose ? Non ? Eh bien, étant donné la nature du crime qui vient d’être signalé, la PJ a été saisie. Voilà pourquoi tu es parmi nous ce matin.

— Et de quoi s’agit-il ?

— On a été informés de la découverte d’un corps ce matin à l’aube.

— Où ça ?

— Dans la forme de radoub.

— Sous l’Hermione ?

— Non, dans la forme qui se trouve côté Charente. Un type a appelé vers six heures pour signaler une présence suspecte au fond de la cale.

— La victime a été identifiée ?

— Pas encore. J’ai dépêché deux gars sur place il y a un quart d’heure. Ils ont confirmé les dires du type. Ils sécurisent les lieux en t’attendant.

— OK, j’y vais.

De son côté, le commissaire Leprêtre prit la direction de Dax où on l’attendait pour superviser le dispositif de surveillance destiné à mettre un frein au trafic de stupéfiants sur la région.

Perrot emprunta un véhicule de service et parcourut rapidement le kilomètre qui séparait le commissariat du Jardin de la Marine. Deux gardiens de la paix aux lèvres bleuies faisaient le guet au bord de la forme de radoub en passant d’un pied sur l’autre pour ne pas geler sur place. L’endroit était une sorte d’immense cuvette creusée dans le sol. Cette cale sèche qu’on appelait «forme» aux XVIIe et XVIIIe siècles permettait aux navires de venir régulièrement se faire «radouber», c’est-à-dire recoudre, réparer. Depuis, progrès oblige, la forme était inutilisée, mais faisait partie du patrimoine de la ville au même titre que la Corderie Royale ou la statue de Pierre Loti surplombant le cours Roy Bry. Jouxtant cette forme fossilisée s’en trouvait une autre, double celle-ci, dans laquelle se bâtissait, jour après jour, la copie conforme du majestueux navire Hermione.

Perrot s’approcha. D’un geste, l’un des gardiens lui indiqua la masse informe gisant au fond du bassin. Face au regard interrogateur du commandant, le jeune échalas au visage ravagé par des souvenirs d’acné haussa les épaules en signe d’ignorance.

Avisant une échelle métallique soudée dans la roche, Perrot entreprit de descendre au fond du bassin. Il agrippa solidement les barreaux humides et glacés qui glissaient sous ses doigts.

Parvenu au fond, il sortit de sa poche une lampe torche dont il s’était muni au service et braqua le faisceau en direction de l’ombre indéfinissable. Là gisait une femme nue, le visage tourné vers le ciel. En s’approchant, il découvrit un spectacle qui le pétrifia : la femme au regard étonné fixait un point dans l’au-delà. Une entaille sanglante autour de son cou indiquait la cause de la mort. Autour de son visage, deux insolents chouchous roses retenaient ses cheveux bruns en couettes enfantines. Dans la bouche de la victime était fichée une tétine de silicone, de celles qu’on donne aux bébés.

En se penchant davantage sur le corps dépouillé, Perrot aperçut deux monticules de couleur laiteuse posés de part et d’autre de la dépouille. L’officier porta la main à la bouche, réprimant un haut-le-cœur en croyant reconnaître ce qui ressemblait fort à deux seins de femme…

À peine Perrot avait-il réintégré le bureau de Leprêtre mis à sa disposition le temps de l’enquête qu’Hubert Lefèvre arriva, congestionné, le cou engoncé sous quatre tours d’écharpe d’un gris terne ; sa tête était coiffée d’un bonnet de laine assorti à ses gants.

Essoufflé, il interrogea :

— Alors, de quoi il s’agit ?

— Nathalie Bonneau, quarante-sept ans, mariée, deux enfants. Assistante sociale à la PMI de Rochefort.

— Qui l’a identifiée ?

— Son mari avait signalé sa disparition hier soir vers vingt heures. Sa femme terminait à dix-sept heures. Selon lui, elle l’aurait averti si elle avait prévu quelque chose après le travail. Le corps de la femme découverte correspond au signalement.

— La légiste est arrivée ?

— Pas encore.

— On m’a parlé de détails particulièrement glauques… poursuivit le jeune capitaine en ôtant ses gants.

— Tu peux le dire, elle avait une tétine dans la bouche… et deux seins posés de part et d’autre de son corps…

— Quoi ! s’exclama Lefèvre.

— Une vision d’horreur, tu peux me croire !

— Tu y retournes ?

— Oui, j’ai fait appeler le docteur Jacques pour qu’il vienne constater le décès. J’ai également avisé le proc’. Je vais aller prendre quelques clichés.

— Je t’accompagne.

Perrot glissa son antique Polaroid dans la poche de son pardessus et tous deux quittèrent le commissariat. Une bise mordante soufflait sur la ville. Peu à peu, les Jardins de la Marine s’éveillaient dans l’aube glacée. La Charente était immobile dans son linceul gris. De rares goélands s’envolaient mollement pour se poser aussitôt.

Une lumière blafarde baignait les lieux. Visiblement, aujourd’hui encore, le soleil ne percerait pas. Depuis six jours à présent, un froid polaire s’était abattu sur la cité, désarçonnant des habitants peu coutumiers de ces températures négatives. Le vent ne les effrayait pas qui se jetait avec bonheur le long des avenues rectilignes. Mais lorsque les bourrasques se chargeaient d’air glacial, le Rochefortais était pris au dépourvu.

À présent, la forme de radoub était ceinte de cordons de sécurité. Les deux gardiens du matin montaient toujours la garde dans le froid cinglant. Quelques curieux s’attroupaient déjà, les mains dans les poches, le col de leur blouson remonté.

Perrot, escorté de Lefèvre, descendit à fond de cale et s’approcha de la dépouille qu’une bâche recouvrait. Il souleva la couverture de plastique et examina le corps mutilé. À ses côtés, Lefèvre, habituellement loquace, ne pipait mot. Perrot sortit son appareil photo et prit quelques clichés. Il examina aussitôt les polaroïds qu’il venait de tirer et, satisfait, les rangea dans la poche de son manteau.

Au même instant, le docteur Jacques les rejoignait à fond de cale. Le jeune médecin aux cheveux blond vénitien était élancé et toujours bien mis. Malgré une certaine timidité, le praticien avait un jour proposé au commissaire Leprêtre qu’il voyait en consultation de soigner ses douleurs dorsales en échangeant quelques balles avec lui ! S’en étaient suivies quelques mémorables parties de tennis et une amitié indéfectible. Comme Jacques venait de s’installer après une année consacrée à un tour de l’Atlantique à la voile, il n’avait pas encore une clientèle régulière et fidèle. C’est pourquoi le commissaire lui avait proposé de devenir le médecin attitré du service. Le docteur Jacques voyait donc défiler le cortège toujours plus grand de policiers déprimés ou blessés sur des interventions. Il vaccinait également en série contre la grippe et, plus ingrat… il venait constater les décès… Il s’approcha, un sourire aux lèvres. Perrot avait eu l’occasion de le rencontrer et avait envié l’apparente sérénité dont il faisait part.

Jacques s’approcha, serra la main des deux officiers puis enfila une paire de gants en latex. Il s’accroupit et examina le cadavre. Il tâta le pouls et testa la rigidité cadavérique avant de se relever :

— Je dirais que ça fait quelques heures qu’elle est là, mais avec ce froid glacial, difficile de juger avec précision. Le processus de rigidification a forcément été accéléré par les basses températures.

— Certainement, acquiesça Perrot. Triste spectacle, n’est-ce pas, Docteur ?

Ce dernier haussa une épaule désabusée sans se départir de son sourire. Puis, il délivra le certificat de décès, salua les deux collègues et rejoignit son cabi­net sis près du commissariat.

— Commandant !

Perrot se retourna et aperçut la jeune gardienne qui lui indiquait l’arrivée de la médecin légiste. Sabine Belle, dont l’heureux patronyme ne venait pas démentir le gracieux physique, descendait en effet l’échelle de coupée. Elle était suivie d’un assistant portant une mallette volumineuse. Moulée dans son jeans, la jeune femme semblait à l’aise dans son corps élancé. Le torse emmitouflé dans une doudoune couleur argent, ses longs cheveux auburn retenus en queue-de-cheval, la jeune médecin avait fière allure et provoquait souvent l’émoi parmi ses collègues masculins. Mais, elle savait garder ses distances. D’un sourire, elle dissuadait les plus entreprenants, leur rappelant qu’elle était heureuse en ménage et mère d’un petit bout de deux ans. Elle s’exclama :

— Salut, les gars, alors ça réveille son homme un petit macchabée de si bon matin !

— À qui le dis-tu ! acquiesça Lefèvre. C’est un sacré tordu, celui qui a fait le coup…

— Ou celle, corrigea-t-elle.

— Tu plaisantes ! s’écria Lefèvre pour qui l’image de la femme restait indéfectiblement liée à celle de sa mère - caricature de la mama juive chaleureuse mais encombrante.

— Gros naïf, va ! lança-t-elle en assenant une bourrade au jeune capitaine.

Puis, elle redevint sérieuse, fit signe à son assistant de la suivre et se pencha sur le corps. Un masque lui figea les traits mais elle ne proféra pas une seule parole. Méthodiquement, elle fit le tour du cadavre. Puis, elle ouvrit sa mallette, en sortit des sachets de plastique, deux boîtes hermétiques, des gants de latex, un gros marqueur et diverses pinces. Ensuite, elle écarta les lèvres de la malheureuse et ôta la tétine de caoutchouc qu’elle déposa dans un sachet hermétique.

Puis, elle passa une lime sous les ongles de la victime et préleva divers fragments qu’elle plaça dans des boîtes différentes qu’elle annota scrupuleusement. Les deux officiers la regardaient travailler, recueillis. Finalement, elle passa la main sur les paupières de la femme suppliciée et lui ferma les yeux. Définitivement.

*

Sur les murs de la bicoque étaient punaisées d’innombrables photos jaunies. Toutes représentaient des danseuses plus ou moins dénudées du Moulin Rouge. Quoique surpris par cet apparent fétichisme, les deux policiers préférèrent taire leur étonnement. Perrot, sans y être invité, attrapa le dos d’une méchante chaise de bois et s’assit. Fidèle à son habitude, Lefèvre rechercha l’appui de la fenêtre. Derrière lui, en contrebas du jardinet, s’étalait le miroir immobile de la Charente. À droite se dressait le pont transbordeur permettant grâce à un système archaïque de plate-forme tirée par des treuils de gagner l’autre rive en deux minutes. Dans la maison chauffée au bois, on était loin des vingt degrés préconisés par EDF. Le bonhomme prit place face à Perrot et commença à bourrer une vieille pipe. Ses cheveux gris étaient en bataille. Son corps musculeux était vêtu d’un bleu de travail délavé. Lorsqu’il ouvrait la bouche, on apercevait des dents impeccablement rangées, d’une blancheur étonnante. Le plafonnier ne dispensait qu’une pâle lumière éclairant un mobilier on ne peut plus sommaire. Une vieille table usée par des générations de coudes, un vaisselier laissant voir quelques assiettes ébréchées et un vieux poste de télévision constituaient les maigres possessions du vieux. Perrot engagea la conversation :

— C’est vous qui avez découvert le corps tôt ce matin ?

Le vieux hocha la tête sans répondre.

— Quelle heure était-il ?

— Six heures.

— Que faisiez-vous si tôt près de la forme de radoub ?

— Je me lève à cinq heures trente été comme hiver. À six heures, je marche jusqu’au port et retour.

— Comment avez-vous fait pour apercevoir le corps dans le noir ? interrogea Perrot, le sourcil froncé.

— On y voyait un peu. Et puis, j’ai une très bonne vue, moi. Z’avez remarqué ? J’ai pas besoin de lunettes, à mon âge ! Et puis, la forme, je la connais par cœur. Je fais le même trajet depuis cinquante ans, par tous les temps. Depuis l’époque où je travaillais à décharger les navires sur le port.

— Qu’avez-vous vu exactement ? l’interrompit Lefèvre.

— Une ombre au fond de la forme. J’ai tout de suite vu que c’était un corps. Alors, je suis allé à la police prévenir.

— Avez-vous aperçu quelqu’un aux alentours ?

Le bonhomme aspira une bouffée d’Amsterdamer avant de poursuivre :

— Non, personne, pas étonnant avec ce froid.

— Connaissiez-vous la victime ?

— Non, vous savez, j’fréquente pas grand monde, moi. C’est ce que ma femme n’a pas accepté. Elle dansait au Moulin Rouge, précisa-t-il en indiquant d’un geste du menton les photos au mur. Elle a tout quitté pour me suivre. Mais elle a pas supporté de venir «s’enterrer ici» comme elle disait. Elle est morte d’ennui, j’crois bien, termina-t-il dans un murmure.

Perrot, considérant la conversation terminée, fit signe à Lefèvre qui abandonna l’appui de la fenêtre. Ils prirent congé sans que le bonhomme, plongé dans ses pensées, eût fait mine de remarquer leur départ. Ils repartirent à pied. Après avoir franchi la Porte du Soleil, copie en modèle réduit de l’Arc de Triomphe, les deux hommes gagnèrent le centre-ville. Sans se consulter, ils se dirigèrent directement vers La Bastille, petit restaurant convivial où se réunissait ce que la ville comptait de «gens biens». Ils saluèrent le patron d’un bref hochement de tête et s’installèrent à la table implicitement réservée à la clientèle des officiers du commissariat. Dix minutes plus tard, on leur apportait le plat du jour ainsi qu’une carafe de la cuvée du patron. Perrot planta sa fourchette dans l’andouillette fumante et demanda :

— Tu penses quoi du meurtre ?

— Pas grand-chose, pour le moment. C’est forcément un type complètement fêlé qui a fait le coup. J’ai eu l’impression de voir un film d’horreur ce matin !

— À qui le dis-tu ? Je crois que je ne me déferai pas de cette vision avant longtemps.

— Pour la suite on procède comment ?

Le commandant avala une gorgée de vin rouge avant de répondre :

— Je propose qu’on rende visite au mari de la victime. Il habite à Saint-Agnant.

— OK, pour un p’tit tour à Saint-Agnant…

La grisaille était toujours aussi tenace. Du sommet du pont du Martrou qui les conduisait à Saint-Agnant, ils distinguaient à peine les marais que l’édifice enjambait. Ils avaient allumé leurs phares comme si la nuit eût déjà été là. Sous le froid glacial, la nature semblait endormie. Pas le moindre oiseau dans le ciel. Ils traversèrent le village au toit de tuiles rouges sans croiser âme qui vive. Grâce au plan du secteur qu’ils gardaient en permanence dans le véhicule de service, ils repérèrent assez rapidement l’adresse de la victime.

La maison de style contemporain était bâtie sur un niveau. Elle était nichée au bout d’un chemin de terre difficilement carrossable. Aucune lumière ne filtrait à travers les rideaux. Pourtant, une Lancia de couleur blanche était garée dans l’allée. Les deux hommes claquèrent leurs portières afin d’annoncer leur venue. Ils se dirigèrent vers l’entrée et sonnèrent. Nul ne répondit. Perrot redonna une plus longue pression. Enfin, ils entendirent un pas lourd glisser sur le parquet. La porte s’ouvrit. Un homme de taille moyenne se tenait dans la pénombre. Il avait les yeux hagards. Une tonsure lui agrandissait le front accentuant la largeur de son regard marron. Perrot tendit sa carte.

— Monsieur Patrick Bonneau ? Nous sommes ici dans le cadre de l’enquête sur le meurtre de votre épouse.

L’homme n’eut aucune réaction. Il restait figé, le regard perdu dans le lointain.

— Pouvons-nous entrer ? insista Perrot en posant un pied dans l’embrasure de la porte.

Patrick Bonneau parut enfin saisir les paroles du policier. Il se retourna et entra dans la maison. Les deux officiers lui emboîtèrent le pas. D’autorité, Lefèvre alluma la lumière du corridor dont les murs étaient tapissés d’un papier vert sombre à ramages bruns. Ils suivirent l’homme qui s’était dirigé vers le salon situé de l’autre côté d’une porte-fenêtre à deux battants. À nouveau, Lefèvre appuya sur l’interrupteur. Une lumière crue, indécente, inonda la pièce, leur faisant cligner des yeux.

Le veuf s’était assis sur un canapé de cuir vert foncé aux lourds pieds de bois. Sur chaque accoudoir, ainsi que sur le dossier, étaient posés des napperons en crochet écru. Tout le mobilier, lourdement taillé dans du chêne teinté, semblait sorti de la même fabrique. Sans doute le couple avait-il fait l’acquisition une fois pour toutes de l’ensemble de ses meubles au début de son mariage. Quelques souvenirs de vacances - gondoles de Venise, sabot breton, taureau madrilène - étaient soigneusement rangés dans une vitrine.

« On nage en pleine fantaisie ! », se dit Perrot en jetant un regard circulaire. L’esthète avait du mal à comprendre qu’on pût à ce point être insensible à une décoration intérieure. Devait-on voir dans cette absence de goût et d’originalité le miroir de la personnalité de ses habitants ?

Perrot s’installa dans un profond fauteuil de cuir vert tandis que son acolyte, après avoir tranquillement rangé gants, bonnet et écharpe, s’installait à l’arrière, le dos appuyé au radiateur.

— Monsieur Bonneau, commença le commandant, veuillez, avant tout, accepter nos sincères condoléances. Nous imaginons sans peine votre douleur, mais dans l’intérêt de l’enquête, nous devons vous interroger au plus vite…

L’homme abattu demeurait prostré, l’œil perdu dans le vague. Perrot l’interpella doucement :

— Monsieur Bonneau, vous m’entendez ?

Le veuf haussa un sourcil surpris, s’étonnant presque de trouver deux étrangers dans son salon. Perrot indiqua à Lefèvre, d’un geste du menton, la cuisine. Celui-ci, comme dans un ballet bien accordé, se leva et prit la direction de cette pièce.

Perrot poursuivit :

— Vous avez signalé la disparition de votre femme hier soir après vingt heures, comme l’atteste la main courante, vous vous souvenez ?

L’homme releva la tête et acquiesça mollement. Mécaniquement, il répondit :

— Oui, j’étais inquiet. Généralement, Nathalie me prévenait toujours lorsqu’elle avait prévu de rentrer plus tard.

À ce moment, le sifflement caractéristique d’une bouilloire se fit entendre. Peu après, Lefèvre revenait portant une tasse fumante à la main. Il la tendit au mari de la défunte et demanda :

— J’ai mis un sucre, ça ira ?

Sans répondre, le veuf attrapa la tasse et l’enserra de ses deux mains.

Perrot poursuivit :

— Votre épouse travaillait comme assistante sociale, c’est bien ça ?

— Oui, à la PMI de Rochefort.

— Son travail se passait bien ?

— Oui, ça la passionn… ait…

Le passage du présent à l’imparfait lui arracha un gémissement.

— À votre connaissance, se sentait-elle menacée ? Avait-elle des soucis dans le cadre de ses activités ?

— Non, enfin pas que je sache…

Sous l’effet d’une gorgée de breuvage brûlant, le rouge lui monta aux joues.

— …Mais elle ne me disait peut-être pas tout…

— Pourtant, vous veniez de dire que votre femme vous tenait au courant de ses faits et gestes…

La mâchoire de l’homme se crispa un instant. Il déglutit puis répondit en agitant la tête de droite à gauche :

— Nathalie était quelqu’un de bien. Personne ne pouvait lui vouloir de mal.

— Même pas vous ? insinua le plus jeune.

Un silence buté lui répondit. Perrot reprit :

— Avez-vous des enfants, Monsieur Bonneau ?

— Oui, deux fils. Ils ne vivent plus à la maison.

Perrot nota ces informations dans son carnet de cuir rouge et planta son regard clair dans les larges yeux bruns du veuf.

— Et vous, où vous trouviez-vous cette nuit ?

— Ici, évidemment, répliqua-t-il d’un ton aigre. Je ne dormais pas, j’attendais que Nathalie rentre.

— Avez-vous essayé de joindre des personnes chez qui elle aurait pu se rendre ?

— Oui, j’ai appelé chez son amie Claire Martin qui travaille avec elle à la PMI. Elle m’a dit qu’elles s’étaient quittées à dix-sept heures comme d’habitude et que Nathalie lui avait dit qu’elle avait hâte de rentrer se faire couler un bain chaud…

Cette anecdote lui arracha une larme. Perrot décida de s’en tenir là pour le moment.

Ils saluèrent le veuf et quittèrent la maison. En se retournant, le plus âgé remarqua qu’aussitôt les policiers partis, Bonneau s’était empressé d’éteindre ces lumières qui l’agressaient. La bête blessée recherchait l’ombre pudique de sa tanière.

Parvenu au bout du chemin caillouteux, Perrot s’engagea dans le lotissement qui s’ouvrait devant eux. Il fallait faire une enquête de voisinage. Il stationna la voiture devant le seul pavillon allumé. Les deux collègues descendirent de voiture et traversèrent un petit jardin soigné où folâtraient quelques biches en plastique. La maison de taille modeste se prolongeait par une véranda en avancée. L’extension en aluminium était surchargée de plantes.

Ils frappèrent au carreau. Une dame âgée vint à leur rencontre, mais resta de l’autre côté de la porte vitrée. Ce n’est que lorsque Perrot eut plaqué sa carte de police sur la vitre qu’elle se décida à ouvrir. Une chaleur suffocante les étreignit.

— Entrez vite, Messieurs, leur enjoignit-elle, il fait un froid épouvantable…

La vieille dame portait ses fins cheveux gris retenus en chignon lâche. Son corps replet était vêtu d’un confortable ensemble en maille gris clair. La tunique était agrémentée d’un chemisier d’une blancheur immaculée dont le col arrondi retombait en deux corolles larges de vingt bons centimètres. Ses petits pieds étaient chaussés de charentaises dans les mêmes tons. Sans être d’une grande distinction, la tenue de la dame témoignait d’une coquetterie soignée.

Les visiteurs ôtèrent leurs manteaux et prirent place autour de la table en rotin dans la véranda.

Curieuse, la voisine des Bonneau interrogea :

— Que me vaut cette visite, Messieurs ?

— Madame, votre voisine Nathalie Bonneau a été retrouvée assassinée tôt ce matin…

La vieille femme pâlit et porta la main à sa gorge. Puis elle se leva et revint aussitôt, une boîte de carton doré à la main. Surpris, les deux officiers attendaient.

— Mon Dieu, bafouilla-t-elle en se rasseyant, pauvre Nathalie…

Aussitôt, elle se fourra un chocolat au lait dans la bouche.

— C’est nerveux, expliqua-t-elle, quand j’ai une émotion, j’ai besoin de sucre.

— Exactement comme mon collègue ici présent, fit Perrot très pince-sans-rire.

Le susnommé le fusilla du regard tandis que la vieille dame, compréhensive, lui tendait la boîte de pralinés. Poliment, il se servit.

— La connaissiez-vous bien ?

— Oui, c’était une gentille voisine. Toujours prête à rendre service. L’hiver dernier, je me suis cassé le col du fémur. Eh bien, elle est venue me voir à l’hôpital deux fois.

— L’avez-vous vue ces temps derniers ?

— Ma foi, oui, pas plus tard que dimanche. Malgré le froid, je battais mes tapis dehors. Je l’ai aperçue qui allait courir. Je lui ai crié : « Quel courage, Nathalie ! »

Ce souvenir amena un sourire attendri sur le visage ridé tandis qu’elle attrapait un autre praliné.

— Lorsque vous l’avez aperçue avant-hier, vous semblait-elle comme à son habitude ? demanda le capitaine, la bouche pleine.

— Ma foi, oui, je suppose. C’est difficile à dire, vous savez. Elle allait faire son sport, je ne lui ai pas vraiment parlé…

— Que pensez-vous de son mari ? enchaîna Perrot en refusant d’un signe de la main la boîte qu’elle lui tendait.

— Patrick ?…

Elle haussa les épaules en signe d’ignorance feinte ou réelle ?

— …Je ne sais pas trop. Il est très réservé. Très différent d’elle. Beaucoup moins souriant. Faut dire que lui n’a jamais trop supporté ce qui est arrivé à leur fils.

— Ce qui est arrivé à leur fils ? reprit Perrot en écho.

— Oui, Justin, leur aîné. Il est autiste. Elle, elle gardait le sourire, malgré tout. Mais, lui, il n’a jamais supporté.

— Et où est-il, cet enfant ?

— Oh ! Ce n’est plus un enfant ! s’exclama-t-elle. Il a vingt-deux ans. Il est à Rochefort, à l’institut Les Hirondelles Blanches.

— Et Patrick Bonneau, rend-il souvent visite à son fils ?

— Non, enfin, je crois que non. Nathalie ne m’en parlait pas souvent. Elle me disait juste que son mari était malheureux…

— Et, elle, elle le voyait souvent ? insista Lefèvre.

— Oh que oui ! Tous les midis, elle emportait son déjeuner à l’institut et elle prenait son repas avec lui. Quelle patience ! Vous savez qu’il n’a jamais parlé, ce petit ? Et, puis, rendez-vous compte, il refusait qu’on le touche ! Un jour, le père a craqué. Une semaine après, le petit était à l’institut…

— Revient-il parfois à la maison ? interrogea l’aîné des officiers.

— Jamais ! répondit-elle avec véhémence.

Visiblement, la vieille dame avait un ressentiment qui ne demandait qu’à s’exprimer. Jamais on ne l’a revu. Ça fait huit ans maintenant.

— Et hier soir, avez-vous vu la voiture de monsieur Bonneau sortir de chez lui, par hasard ? demanda Perrot.

— Hier soir, j’étais chez ma sœur à Aytré, je suis rentrée à vingt et une heures trente et je me suis couchée aussitôt.

— Et il y a bien un autre fils ? s’enquit Lefèvre.

— Oui, Damien, il a un an de moins. Il travaille comme électricien à Chamonix. Il a quitté tôt la maison, ajouta-t-elle laconiquement.

— Je pense que nous avons assez abusé de votre temps, conclut Perrot en se relevant. Si vous aviez une information à nous communiquer, merci d’appeler à ce numéro, ajouta-t-il en lui tendant sa carte.

— Je n’y manquerai pas, répondit la coquette vieil­le dame en empochant docilement le carton.

Les deux policiers pénétrèrent brutalement dans l’air glacial. À présent, la nuit avait succédé à la grisaille.

Ils jetèrent un regard alentour. Le voisinage était plongé dans la pénombre.

— Y a pas un chat dans le quartier, commenta Lefèvre.

— C’est plutôt calme, en effet, approuva Lefèvre. Je suppose que les gens sont sur le chemin du retour. Après tout, malgré l’obscurité, il n’est que dix-sept heures trente.

— Seulement ? s’étonna Lefèvre. Pourtant je suis affamé, arrête-toi devant la première boulangerie que tu verras sur la route.

— Entendu, sourit l’aîné en mettant le contact.

De retour au commissariat, Perrot composa le numéro du procureur qui avait insisté pour être tenu au courant de l’évolution de l’enquête.

Ferdinand Boisseau était un personnage haut en couleur. Son teint rubicond et son embonpoint trahissaient son goût pour la bonne chère et le vin de Bordeaux. Son souffle haletant lui rappelait à intervalles réguliers qu’il devait limiter les excès en tous genres mais cet épicurien tenait trop aux plaisirs de la vie pour se mesurer.

À la fois ironique et bienveillant, le procureur était très « vieille France » mais sans tomber dans la caricature.

Il avait le regard aiguisé et son ton policé ne l’empêchait nullement de porter des jugements tranchés.

S’il se montrait implacable dans le domaine professionnel, il n’était qu’indulgence à l’égard de ses proches et de ses amis.

Perrot mit le haut-parleur afin que Lefèvre pût participer à la conversation téléphonique.

— Monsieur le Procureur ? Commandant Perrot à l’appareil.

— Ah, Commandant ! Je vous écoute.

— Nous avons rendu visite au mari de la victime. À l’entendre, tout le monde l’appréciait, elle ne se sentait pas menacée. Par ailleurs, on a discuté avec leur voisine qui connaissait assez bien Nathalie Bonneau. Selon elle, la victime était une femme sans histoire, gentille et serviable. Elle l’a aperçue dimanche pour la dernière fois. Elle a seulement échangé deux mots avec elle. Tout avait l’air normal. En revanche, elle nous a appris que le couple avait un différend…

— De quelle nature ? l’interrompit Boisseau.

— Les Bonneau ont un fils autiste, fils que le père refuse de voir depuis huit ans, depuis qu’il l’a fait placer en institut.

— Tiens ! s’étonna le procureur. Et ce Bonneau a-t-il fait allusion à ce fils handicapé devant vous ?

— Non, justement, répliqua le commandant. Il nous a seulement dit que ses deux fils n’habitaient plus sous le toit familial.

— Il serait peut-être judicieux d’aller interroger le personnel de cet institut, suggéra le procureur.

— C’est mon intention, répondit Perrot. Dès demain matin, j’irai faire un tour là-bas…

— De mon côté, intervient Lefèvre, je propose d’aller à la PMI afin de rencontrer le supérieur de Nathalie Bonneau ainsi que ses collègues.

— OK, approuva Boisseau. Dernière chose : est-ce que le mari de la victime a un alibi solide pour la nuit de lundi à mardi ?

— Solide, pas vraiment, fit Perrot. En fait, il dit être resté chez lui à attendre sa femme.

— Bien, ce sera à vérifier également.

— Évidemment, répondit Perrot.

— Bon, je vous laisse, tenez-moi au courant.

— Sans faute.

Dans la foulée, Perrot appela Leprêtre, le commissaire de Rochefort, afin de le tenir au courant des progrès de l’enquête. Puis, il se tourna vers son collègue.

— Le corps a été transmis à la morgue de l’hôpital. Sabine Belle devrait nous communiquer les premiers résultats demain. En attendant, on est un peu coincés.

D’un hochement de tête, Lefèvre approuva en se levant pour regagner son bureau. Il allait prendre connaissance des mails et autres messages tombés en son absence. De son côté, Perrot fit de même. Il cliqua sur sa messagerie. Rien ne s’afficha. Il resta contempler l’écran muet sans réagir. Puis, il laissa retomber sa tête dans ses paumes. Son imagination s’emballait, brouillant les pistes, mélangeant les noms. Puis, il redressa la tête et sortit son petit carnet rouge. Il se mit à lire à haute voix :

« Nathalie Bonneau. Assistante sociale. Appréciée de tous. Mari plus trouble. Secret. »

Puis, il passa à la page précédente, celle où il avait consigné sa visite du matin :

« Lucien Raboteau, dit « Bobo ». Ancien docker. Veuf d’une danseuse du Moulin Rouge. Dit ne pas connaître la victime. N’a rien remarqué de suspect autour de la forme de radoub. »

Le policier se passa une main lasse sur les yeux puis se leva lentement. Il attrapa son pardessus gris et gagna un bureau au bout du couloir. La porte était ouverte. Il se pencha à l’intérieur :

— Mathilde, j’peux te déranger une minute ?

L’accorte lieutenant l’accueillit de son sourire éclatant.

— Je t’en prie, Jean-Louis, entre. Alors, vous en êtes où avec l’affaire de l’Hermione ?

— On n’a encore rien glané de capital, répondit le policier en secouant la tête d’un air désolé. On sait seulement que la victime était a priori une femme sans histoire, plutôt bien vue par son entourage. En revanche, son mari a l’air moins clair. Il aurait rejeté son fils aîné qui est autiste et refuserait de le voir.

— Quelle horreur ! s’émut Mathilde Escoffier. Comment peut-on mettre à l’écart son propre enfant ?

— Je me le demande également, répondit Perrot. Dis-moi, Mathilde, j’aurais besoin que tu me donnes un coup de main pour l’enquête de voisinage…

— Je t’écoute, fit celle-ci en se penchant en avant.

— Voilà, j’aimerais que tu ailles demain matin à la première heure enquêter sur le chantier de l’Hermione, histoire de voir si certains d’entre eux connaissaient la victime… J’ai ici un cliché que tu pourras leur montrer. Par ailleurs, essaie de savoir si certains connaîtraient celui qui a découvert le corps, un certain Raboteau Lucien, Bobo pour les intimes. En outre, tâche de savoir si le chantier est gardé la nuit. Et le cas échéant, si le gardien a vu ou entendu quelque chose dans la nuit de lundi à mardi. Voilà, je te souhaite bon courage, conclut Perrot.

— Compte sur moi, Jean-Louis, fit la jeune femme en se levant.