Moi et les deux Jean - François Pargny - E-Book

Moi et les deux Jean E-Book

François Pargny

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Beschreibung

À la suite de l’absence mystérieuse de ses parents et des traumatismes subis dans un pensionnat lugubre, Paul Barrit sombre lentement dans une folie oppressante. Dans cet abîme, il tisse des liens inattendus avec deux garçons. Cependant, le destin les sépare, les emportant chacun vers un avenir incertain. Des années plus tard, leurs chemins se recroisent en Afrique. Leur amitié a-t-elle su résister au temps ?


À PROPOS DE L'AUTEUR 

Après 40 années de journalisme économique, François Pargny se met à la rédaction de ce roman de voyage et d’introspection. Déformant la réalité au gré de son inspiration, cet ouvrage puise dans ses goûts littéraires fortement influencés par le surréalisme et le fantastique.

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Seitenzahl: 690

Veröffentlichungsjahr: 2024

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François Pargny

Moi et les deux Jean

Roman

© Lys Bleu Éditions – François Pargny

ISBN : 979-10-422-1304-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À ma femme Dominique

Pour son amour

À Frédéric

Pour son amitié

Et son amour de la littérature

Prologue

Jusqu’à ce que les deux Jean disparaissent de ma vue, je n’ai jamais pu trancher les concernant : étaient-ils des amis, peut-être un peu spéciaux et distants, ou de simples personnages de roman nimbés de mystère ? J’ai rêvé si souvent de ces personnages que je ne sais plus s’ils ont vécu. Je les aurais inspirés, ils m’auraient inspiré… Parfois quand je pense à eux, je doute de ma propre existence. Comme si en tant qu’auteur, j’avais disparu derrière le bâti.

Moi, je m’appelle Paul Barrit, la soixantaine un peu trop avancée à mon goût, le temps file à une telle vitesse ! Je suis écrivain, en phase de rémission, j’essaie continuellement ! Auparavant, j’étais journaliste économique dans un mensuel de commerce international. Journaliste, c’est un beau métier. Avec une belle objectivité et une déontologie à toute épreuve.

Lui, vous le connaissez de nom : Jean Polski. Sa réputation n’est plus à faire : Moyen-Orient, Afrique, entre autres. Le Poitevin Jean Polski était mon modèle au départ, sauf que lui son terrain de prédilection était la guerre, les conflits internationaux qui endeuillent la planète.

Je l’avais aimé, plus qu’il n’avait été mon ami, c’était ainsi. Il y avait longtemps que mon existence avait été effacée de sa mémoire. Enfin je le croyais, quand un après-midi à Paris, nous nous sommes retrouvés, lui et moi, attablés au café Danton, Boulevard Saint-Germain dans le VIe arrondissement. C’était un moment particulier. Après des années à bourlinguer chacun de notre côté, renouer paraissait au-dessus de nos forces. Sauf que lui n’était pas là pour moi…

Au début, nous avions retrouvé nos poses d’autrefois. J’ingérais cette émotion sans paraître impatient de vivre la suite. Comme jadis à Poitiers au café du Pilori, nos deux mains s’étaient posées simultanément sur le pied de notre verre à bière. Sans nous consulter, nous avions commandé une Kilkenny, une ambrée acidulée et légèrement caramélisée d’origine irlandaise !

Le passé renaissait, lui, tel qu’en lui-même, m’ignorant sans m’ignorer, moi, en quête de son amitié. J’étais plein d’espérance, comme le premier soir, quand nous étions tombés l’un sur l’autre, à Poitiers, il y avait… si longtemps. Moi, il m’aimait donc, comme je l’avais aimé. Pas très viril, comme déclaration. Mais l’amitié, c’est d’une fidélité redoutable, et d’une affection que l’on cache.

Le coup fut très rude quand je pris conscience, très progressivement, que mon amitié, il s’en passait très bien. Jean Polski commença par me décrire divers théâtres d’opérations où il s’était rendu, et à me commenter ses épreuves sur le terrain. Par le menu et comme s’il voulait me noyer sous l’information. Noyer ma vigilance. Noyer le poisson. L’Irak, surtout l’Irak, un peu d’Afrique. Pour, enfin, embrayer sur ses problèmes intimes, dont il finit par m’accabler, et qui étaient la véritable raison de ce rassemblement d’anciens.

J’acceptais cependant, bien que méfiant, parce que je ressentais de la fierté et du bonheur. Qu’il vienne se confesser à moi était une revanche. Il m’avait quitté sans explication, on se retrouvait sans qu’il s’explique. Il causait tellement de lui, se répandant, nappe d’eau devenue marée. Lui me causait de sa solitude, une solitude qu’il n’avait pas vue venir, et dont je n’étais pas l’auteur. Même dans un roman, je n’aurais pas eu autant d’imagination.

À la longue, je commençais à déchanter, et, dès que je parvins à prendre la parole, mes propos s’en ressentirent immédiatement. Le ton de ma voix était rude et sans concession comme si je voulais me venger d’avoir cru qu’il était resté mon ami, malgré le temps et la distance.

« Ça fait longtemps… Vingt ans, plus ? Au bout du monde, tu t’es réveillé et tu t’es souvenu de moi ».

« Oui, longtemps… » a-t-il laissé tomber, mystérieux, le nez baissé comme s’il humait discrètement sa bière. Puis plus rien, comme si son monologue était épuisé, que tout était déballé et sur la table, alors qu’il ne m’avait rien demandé jusqu’ici.

Je sus à la seconde qu’il ne m’avait pas sollicité pour renouer, alors pourquoi ? Et moi, toujours aussi naïf, croyant en l’amour de mes frères, les hommes ! Pourquoi étais-je venu, pourquoi avais-je répondu à son appel ? Il était plus vieux. Il y avait des taches sur son visage, ainsi que dans ses yeux, que je ne lui connaissais pas. Sa peau était flétrie : les combats, pas l’âge, et il avait un drôle de regard, toujours dirigé vers l’horizon. Comme si en émettant un signe de la main, ou en prononçant une parole, il cherchait au-delà, au-delà des mots, de mes os et de ma chair, et que ce qui l’accaparait était hors d’atteinte, parce que trop mou et impalpable.

Je me retournais soudain. Son regard était comme perdu. Perdu ou égaré ? Jusqu’à ce qu’il se pose sur le monument de la place Henri Mondor. Non, Jean ne me voyait pas. Ses orbites grandes ouvertes fixaient la statue de fer de Danton. Aussi immobile que lui, le révolutionnaire haranguait les foules à la sortie du métro Odéon.

*

Dans le roman que j’écris, et réécris, pris d’une folie de la perfection, ils sont deux amis, ils sont deux Jean. Les deux Jean, ce pourrait être le titre du roman ! L’autre s’appelle Jean Omnès, pas vraiment un nom que j’aimais. Omniscient, était une suggestion absurde. Jean était un homme honnête, physiquement puissant, mais omniscient, allons donc ? On peut être charpentier-ébéniste, son père aurait pu changer de nom ! Voilà comment les personnages vous échappent : avec leur nom pour commencer ! Jean, sous les apparences, était fragile. Plus que moi ? Différemment ! En bon rugbyman, vous voyez, je botte en touche !

Amis, pas tant que ça au vrai ! Je ne les aurais pas traités de frères tellement les deux Jean étaient dissemblables. On n’associe pas un diamant à une truffe ! Jean Polski était bien de sa personne, brillant et parfumé, quand Jean Omnès était taiseux, avec une odeur de sel enterré et une force surhumaine pour son âge. L’homme aux grains de sel jusque sur ses pantalons était technicien supérieur, spécialisé dans les télécommunications. Lui aussi a voyagé en Afrique, comme moi le plus souvent.

Étudiant, Jean Polski était d’une élégance folle, ce qui ajoutait à son charme dévastateur. Au café du Pilori, nous avions fait le compte de ses conquêtes. Non seulement son score était le plus élevé, mais il dépassait de loin les normes en vigueur chez les carabins et les juristes, mes adversaires et mes partenaires au rugby.

En comparaison, Omnès était terne, habillé comme le sont les paysans, ce qui lui avait valu le surnom de Paysan au collège Saint-Joseph, le pensionnat où nos routes s’étaient croisées avant de nous retrouver en faculté. Pas de fille dans son entourage à notre connaissance, « son carnet de bal est (désespérément) vide », concluait certains soirs, entre deux rasades, un Polski déchaîné. En l’absence de son homonyme, Jean prenait l’air faussement triste d’un clown, la tête rentrée dans les épaules comme une tortue.

Entre les deux Jean, j’étais le lien bien involontaire. Vous savez ce que c’est : un bistrot, ça rapproche, et on ne peut se refuser l’un à l’autre. Le Pilori était pour cela un bon endroit. On était à la fois anonyme et en famille, car il y avait tellement de monde chez les soiffards, essentiellement la semaine. Le café était dans le centre, sans y être tout à fait, hébergé sur une petite place, Place de la Liberté que nous avions logiquement rebaptisée Place du Pilori. Un nom qui nous apparaissait bien adapté, si on considère que Poitiers abrite une des plus anciennes facultés de droit de France et que des traditions y demeurent vivaces, comme celle du Royaume de Basoche, datant de Philippe Le Bel.

Pourtant ces deux-là, malgré l’arrosage en règle, c’était toujours compliqué. Pas de volonté à la base de resserrer leur lien ! Pas de risque inutile, je n’ai jamais rien tenté d’impossible. Dans une soirée un peu arrosée, ils pouvaient se permettre une légère tape dans le dos, mais pas plus. Pas d’étreintes viriles par exemple, leur relation a toujours été empreinte d’une certaine timidité. Généralement, après s’être salués à l’entrée du Pilori, les deux Jean partageaient un petit bout de comptoir, où ils consommaient à la chaîne. Un défi muet pour se donner plus de contenance, et quelques rires gênés et manquant de naturel. Quand j’étais présent, et que je m’efforçais de rompre la glace, il se pouvait que l’on commande, puis consomme sur une table bancale pour échapper à des comparses, buveurs invétérés et aussi furibonds que nous.

Par trois, par quatre, les bières s’étalaient, chacun veillait jalousement sur sa série comme s’il y avait danger de piratage, mais ils ne se fixaient jamais dans les yeux. Leurs regards étaient de biais et c’était Jean Polski, le plus volubile et le plus à l’aise, qui entretenait le feu de la conversation. J’y apportais mon écot et ma parole si possible, moi qui me sentais au chaud encadré des deux Jean. Omnès écoutait le plus souvent et souriait en coin, en se grattant indéfiniment le front. Parfois, comme par mégarde, ses mains comme des battoirs se posaient sur ses tempes qu’elles massaient, avant de passer au nez qu’elles maltraitaient.

Si entre ces deux garçons qui ont marqué ma jeunesse, il me fallait trouver un point commun, hormis leur prénom, c’était qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre. Et puis la vie nous a séparés, ce qui peut paraître banal. Mais avant, je ne voulais pas l’imaginer parce que je m’accrochais à leurs basques pour survivre. Et pourtant c’est courant de perdre la trace d’un tel qu’on a fréquenté assidûment, surtout s’il part au bout du monde. Ou qui prend une nouvelle direction et rejoint son milieu qui n’est pas le vôtre, oui c’est courant. Si deux fils, l’un de paysan, l’autre de préfet, se mettent à boire des coups ensemble, un jour, il y a fort à parier qu’ils rejoindront leur berceau et ne partageront plus rien.

Dans le cas des deux Jean, ça aurait pu être pareil ou autrement. Ce qui peut les relier, et j’y pense à l’instant, et du coup ça devient une conviction, ces deux garçons que j’ai aimés se sont égarés, et chacun, séparément, de son côté, s’est perdu dans la vie. Je ne sais pas si je m’exprime correctement, pas sûr parce que ça fait de la charpie dans ma tête, comme si tout aurait pu se dérouler différemment, mais ce n’est peut-être qu’une illusion. En tout cas, cette manie qu’ils ont eue de disparaître de ma vie, je m’en serais bien dispensé, d’autant que c’était pour réapparaître au moment le plus inopportun. Comme Jean Polski au café Danton. Je n’étais pas au bout de mes peines avec lui.

« Je compte sur toi, Paul ».

Et je lui répondais indifféremment « non» ou «niet », pour faire l’intéressant, mais je faisais sans faute le contraire de ce que j’affirmais : j’accourais ou je le pistais !

Ce ne fut pas mieux avec Jean Omnès, même si lui ne m’a jamais adressé d’appels au secours impératifs. Nos rencontres furent tout ce qu’il y a de fortuites. Débattre avec lui, c’était au commencement, quand il m’a aperçu la première fois au collège, la quadrature du cercle ! Plus muet, plus syllabique, tu mourrais ! Il devint un peu plus causant parce qu’il fallait bosser. Comme un chacun, lui dans son métier de technicien supérieur spécialisé dans les télécommunications, il devait gagner sa croûte. Or, sans un minimum d’éloquence en Afrique, difficile de faire valoir son service et ses conseils techniques. Qui aurait pu parier sur la destinée du colosse ? Son destin me reste en travers du gosier et de l’âme.

*

Après quelques années en HLM, mes parents avaient fait construire leur maison à Châtellerault à cent mètres de la Vienne, la rivière qui donne son nom au département. Concrètement, ce fut à Poitiers que je fis la connaissance des deux Jean. Les parents Polski y possédaient une maison en pente douce vers la rivière, Le Clain. Poitiers était la capitale de la région Poitou-Charentes, cette vieille cité d’art et de culture étant située à 32 kilomètres au sud-ouest de Châtellerault.

D’un milieu rural, des environs de Ruffec (département de Charente), l’imposant Omnès sera d’abord mon condisciple au collège Saint-Joseph dans les années 70, avant de rejoindre l’université, comme une multitude de jeunes avides de liberté. C’est à cette époque que je rencontrerai l’étudiant Polski, au cours d’une soirée mémorable ! Puis, une fois dans la vie active, nous nous perdrons et retrouverons par le plus grand des hasards. La vie est un roman, et parfois ça tient plus du drame.

Quelle est votre opinion sur le sujet ? Moi et les deux Jean plutôt que Les deux Jean, vous qui me relisez, ce serait un plus beau titre pour mon roman ? Les deux Jean, des personnages, des amis ? Sans eux, je serais resté seul. Sans eux, j’étais si seul. Avec eux aussi. S’il n’y avait eu que le journalisme pour me tenir compagnie… Et l’Afrique… comment dit-on ? J’aurais disparu des radars ? Le destin m’aurait rattrapé ? Je n’aurais pas fait long feu sur cette Terre ? Dieu m’aurait fait une tête au carré, ensuite, pour sûr ! Je m’en fous !

I

Moi

1

Une poignée de main

Au cours de ma carrière en Afrique, j’en ai observé de ces hommes empressés à refaire le monde, en bien ou en mal. Par expérience, et c’est fâcheux, davantage en mal qu’en bien. Y compris dans nos sociétés développées, le bien est une denrée rare. C’est ainsi qu’en Afrique où je me suis épanoui, mon admiration allait à ce Sud-Africain noir, Mandela, toujours souriant, et il n’y en eut jamais d’autres qui me mobilisent à ce point. À quel point, vous voulez savoir ? Au point que je puisse me dire, non par vanité, mais recueillement, que je tutoyais l’Histoire.

Un homme statufié de son vivant, c’est rare dans l’Histoire. Alors, on était bien obligé, parce qu’il avait donné sa vie et peut-être plus, sa liberté. Un grand type, crépu et grisonnant, disons les cheveux ondulés, plus qu’élégant en plus, avec de la classe. Il était déjà indéboulonnable de son vivant, et en dépit de la prison où le régime était censé le museler. Il était le symbole de la résistance à l’apartheid, système d’oppression et de ségrégation raciale, établi officiellement en 1948, mais pratiqué dans les faits depuis le début du XXe siècle.

Même emprisonné, le pensionnaire de Robben Island avait fait l’objet d’une admiration unanime : 27 ans au trou, sans changer d’un iota de posture ! Sans geindre – parce que c’était une perte d’énergie – et sans récriminer –, parce que c’était une perte de temps. En se vouant au combat du fond de sa cellule et en préparant une suite paisible, parce que, déjà un monument, il ne pouvait douter de l’avenir. Chapeau bas, dit-on chez nous !

Un tel homme évidemment attire les convoitises. Même des journalistes en mal de grigri. Je n’aurais pas dû. Un jour en France, sûrement emporté dans mon élan, je serrais la main de l’icône de tout un peuple. « Symbole de la résistance », « Icône de tout un peuple », certains me reprocheront ces expressions toutes faites. Certains ? Ceux qui n’ont jamais consenti à se rendre sur place pour partager la liesse. Ou qui n’ont pas compris, à travers la télévision et les témoignages, la vénération, la dévotion, l’amour à une divinité au message persistant : « Libérez-vous ! »

En quelle année était-ce bien ? 1996, ce qui ne me rajeunit pas… c’est-à-dire deux ans… deux petites années seulement après son élection à la présidence de cette république arc-en-ciel – presque utopique, dirait-on trente ans plus tard. Comment réconcilier les colonisateurs blancs avec une mosaïque d’ethnies noires ? Plus les métis avec leurs propres couleurs : teints blancs rosés, si l’on y regarde bien, jaunes, parfois ton brun foncé.

L’évènement que je mentionne s’est déroulé à Paris, au siège du CNPF, l’ancêtre du Medef, à l’occasion de la visite d’État du grand homme en France. Cheveux plus blancs que je pensais, toujours une grande prestance malgré son âge, 78 ans. Il portait beau. Et il avait un smoking et un nœud papillon noirs si mes souvenirs sont fidèles, mais je ne vous le jurerai pas ! On a beau être journaliste et attaché au détail, je n’étais pas dans mon état naturel.

Sinon, comment expliquer que délibérément je me sois approché de ce demi-dieu à qui l’on ouvrait la voie ? Pas besoin de Moïse pour trancher dans les eaux. Tous les invités étaient bien rangés sur les rives, avec les tables nappées de blanc, espacées de façon convenable dans une pièce de belle taille, hommes et femmes d’affaires en costume et robe, à l’affût de contacts nouveaux, et de contrats fructueux si affinités. Tous ces Français curieux et avides demeuraient, en attendant la suite, comme figés pour l’éternité. Mandela était un bien trop précieux pour qu’on lui marche sur les pieds par inadvertance.

Comment expliquer également que, malgré mon envie – un désir viscéral m’habitant –, je ne me sois pas jeté sur le géant sud-africain pour l’étreindre ? Enfin, comment expliquer que Mandela se soit détourné de ses guides pour répondre à mon appel d’abord retenu, puis libéré de mes derniers scrupules ?

Je dois vous avouer – rétrospectivement évidemment – qu’à ma plus grande honte j’ai attiré à moi Nelson Mandela. Oui, le héros de tout un peuple martyr, je l’ai subjugué pour parvenir à mes fins, l’encerclant ! Un pas en arrière, un autre de côté, comme une prise de pouvoir pour qu’il ne s’échappe pas. C’est de la sorte que j’ai hypnotisé Madiba, je l’ai ensorcelé à ma sauce, qui n’était rien de moins qu’une adaptation de la méthode Coué assaisonnée de quelques brins de culot ! Entre les deux, j’ai vacillé, beaucoup, à la folie, puis je me suis dit « qui es-tu si tu renonces ? ».

Une grande respiration. Les faits ne peuvent être contestés : Mandela n’a pu résister à mon envoûtement (sans doute la seule fois de sa vie !). Au demeurant, qu’on se le dise une fois pour toutes, nous n’avions pas d’échappatoire, parce qu’on devait le faire, c’était écrit ! Lui aussi était coincé, c’était un poker menteur. Mon air de moins en moins distant laissait accroire que nous nous connaissions. Mais d’où, il pouvait toujours se creuser les méninges, fouiller dans les arcanes invisibles de l’ANC, revisiter les grandes heures de la lutte vers la transition, emprunter les méandres de sa mémoire quand il était le prisonnier le plus célèbre de la planète, additionner ses rencontres officielles et avec les milieux d’affaires de l’Hexagone, rien n’y faisait. Sa perplexité était manifeste : sur son visage se déployait une série de points d’interrogation. De mon point de vue, le résultat était positif, puisqu’il m’était donné de visualiser une multiplicité de petits pains adorables et croustillants sur sa face embarrassée. La couleur de sa peau était très tendre, je déraille sans doute.

Les réminiscences ne suffiraient pas, puisque nous ne nous connaissions pas. Le surhomme avait beau s’efforcer de mettre un nom sur mon profil de boxeur écaillé, mes yeux de Belzébuth quand les sourcils sont relevés, ma barbe qui avait perdu de ses couleurs pour se friser sans raison et s’entortiller dans un désordre de clochard (je ne ressemblais plus au rugbyman terrifiant n’importe quel Irlandais du ballon ovale, selon un journaliste qui m’avait croqué après un match houleux).

Suspense, alors ? Dans le menu détail, disons qu’au début de la soirée, par précaution, je m’étais tenu à l’écart, comme tout bon journaliste parqué, surtout quand on ne représente pas un grand journal, une radio ou une TV. Entre grands, on s’entend, la discrimination est pratiquée à grande échelle. Allais-je pourtant m’avouer vaincu ? Je connaissais l’adversaire, rigide et frigide, le CNPF, les lieux et la façon de contourner l’obstacle. Un peu de courage, mon vieux ! Vieille chose pourrie ! Journaleux ! Chien galeux, pestiféré ! On s’encourage comme on peut !

Il était certain que jamais une telle occasion ne se reproduirait. L’idole des jeunes était là, dans la foule éparse et disciplinée, le sourire aux lèvres et saluant. L’attraction qu’il exerçait sur mon âme – magnitude inconnue, qui me valait quand même un test rassurant sur l’échelle de Richter. Un fait unique dans mon histoire, je ne m’appartenais plus. Ou si, je m’appartenais, mais je savais que si cette main large et noire n’était pas frottée ce soir, saisie au vol comme la comète de Halley, toute ma vie serait plongée dans le noir indéfiniment, hantée de ce reproche d’une occasion unique et ratée bien qu’immanquable.

Alors, imaginez-moi me faufiler sans y paraître, fendant les rangs désunis entre les corps statiques – les hommes inertes, les femmes soumises, médusées un peu – de nouvelles statues charnues en forme de rond, de point-virgule, d’accent circonflexe et de porte-manteau et cintre.

Les affaires sont les affaires, on ne touche pas. On regarde. Mais moi, à leur différence, je voulais palper, me frotter à cette main ! Un besoin supérieur à tout, je vous l’ai confié. Plus fort que ma timidité, ma lâcheté, mon respect, et, au bout de la chaîne qui tire, la conscience de n’être rien. Quand on est fils de Saint-Cyrien, on ne peut que s’incliner devant celui qui écrit l’Histoire. Et pourtant l’envie était là, de ne plus ignorer dans quelle chair cet homme était bâti !

Je n’ai pas été jusqu’à anticiper le grain de sa peau, le temps était compté. Idem, pas le temps de m’attarder sur l’acte physique, cette poignée de main, serait-elle virile, chaleureuse, compulsive, effrayée, longue, très longue ? Elles se serreraient, dramatiques, pendant que les sourires éclateraient, en quête d’un souffle de sympathie.

Chacun demeurait à sa place, je me rapprochais du cortège présidentiel. C’était inexorable, mais où était-ce exactement ? À quel étage du CNPF, avenue Bosquet ? L’avenue était assez bruyante et la façade assez laide, mais que pouvait-on y faire ? En arrivant sur place, après avoir longé les barrières de sécurité, sous l’œil soupçonneux de gardes en civil que j’avais fini par connaître et qui étaient devenus bienveillants à mon égard, il m’avait fallu passer le sas de sécurité pour présenter mes papiers d’identité – en l’occurrence, ma carte de presse bleu-blanc-rouge (qui me donnait toujours envie de jouer au flic, juste en cas de mauvais coucheur, pour voir sa tronche se ratatiner !) – à un agent assis derrière un guichet protégé. Contrôle effectué, je débouchais dans un grand hall blanc et impersonnel, très allongé en forme de L. À main droite, après l’angle, un amphithéâtre sombre était précédé d’un vestiaire sous-dimensionné et donc toujours bourré au point que les cintres dégringolaient et les vestes se chevauchaient comme sur un champ de bataille : Marengo, Iéna, Austerlitz !

Je ne me souviens plus si, pour atteindre les étages, j’ai tourné à main gauche, me dirigeant ainsi vers les ascenseurs aux portes métalliques. Quel étage encore une fois ? Quoi qu’il en soit, il arriva un moment où le grand homme sentit ma présence. Une présence encore lointaine, mais une présence mêlée à une prière. Sinon, comment expliquer que cet homme vénéré de par le monde se soit tourné en ma direction. Imaginez, que, rompant avec le protocole qui lui était imposé, le voici devant moi, ô pas le cœur fleuri, car il devait bien se demander où cet énergumène lui avait été présenté. Son nœud papillon dépassait et je m’attendais à ce qu’une hélice soit précipitée sur moi.

Ah, cette chemise blanche, il présentait bien, Madiba ! Le moment était venu. C’était d’une simplicité biblique : après quelques pas, nous nous sommes serré la main. Ce pauvre Mandela n’a jamais su que je l’avais roulé dans la farine. Je n’étais que cela, une infime poussière prise dans le vent de l’Histoire… N’allez donc pas croire que j’en sois ressorti changé. Mon soulagement, ma satisfaction personnelle, allaient de pair avec un sournois calcul de ma honte sur l’échelle de Richter – évidemment, il n’y avait rien à craindre de cela –, j’étais inoffensif, rien de volcanique dans mon geste, de sorte que quiconque se serait jeté sur moi pour interdire un geste soi-disant irréparable aurait mis mal à l’aise le président.

En retirant sagement sa main, Mandela cherchait encore à savoir à qui appartenait cette main qui apparemment s’était précipitée sans hâte – sans hâte, parce qu’à un moment j’étais sûr de mon coup –. Son air interrogatif en disait long quand il se redressa et s’éloigna, on peut imaginer que lui aussi était soulagé. Mandela avait fait demi-tour. Sans savoir, sans comprendre. Mais il devait avoir l’habitude. Et moi, rien, rien, je ne ressentais rien. Et pourtant, non rien, de rien, comme Edith Piaf, je ne regrette rien. Oui, je n’aurais pas exécuté ma saine action que je l’aurais regrettée toute ma vie. C’est ainsi pour les petites gens.

2

Le marais

Avant d’entrer dans la vie active, il n’y avait pas eu grand-chose. C’était comment de faire du surplace : le chômage jour après jour. Au mieux, pour les périodes les plus fastes, le rythme lancinant des piges très irrégulières, payées au lance-pierre. L’impression de se traîner alors en savate le long de la Seine, avec une envie certaine de se jeter à l’eau. Vous ne pouvez pas savoir ce qu’est le désespoir, si vous n’avez pas parcouru seul les quais de Paris. Le Quai de l’Hôtel de Ville, où coulait la Seine, ce n’était pas toujours si poétique. Des provinciaux comme moi, j’en ai vu pleurer à chaudes larmes. Y compris des femmes. Paris écrase, Paris sans lumière-cliché. Paris où on se fout à l’eau, avec l’envie de ne pas remonter, ne pas voyager, ne pas revoir Notre-Dame et l’île de la Cité, l’Opéra et les Folies Bergère. Pleurer parce que les joues sont le premier canal, en tout cas le plus naturel, avant de plonger dans un oubli profond.

Les quais sont situés à dix minutes en moyenne du Marais, quartier historique et central, visité par des milliers de touristes l’été. Un tel surpeuplement, même attendu, est un peu magique. Dans le Marais, zone de marécages drainée à partir du IXe siècle, les lumières ont constamment des reflets du passé. La nuit, les hôtels d’avant Versailles, quand les nobles vivaient sur place, possèdent une vie intérieure que l’on ignore le jour. On y imagine les carrosses et les chevaux trottant sur le pavé mouillé, les ivrognes adossés aux murs et les vigies armées faisant leur tour de garde.

Je m’y promenais avec un infini plaisir, bien que ma situation sociale ne prêtât pas aux réjouissances. J’économisais, mais c’était mon quartier et mes lumières, mes monuments, en quelque sorte ma richesse. Et mes rues ! Je les connaissais par cœur, mieux que quiconque, me semblait-il, ayant étudié chaque angle qui pouvait révéler une surprise : une niche, un personnage, parfois étrange et grotesque, une moulure, une courbe, un arc, une lanterne, les vestiges d’une fontaine ou un ancien hôtel particulier avec ses appartements individuels. C’était du délire, une fiction, mais j’en avais besoin pour me sentir protégé. Mon très petit appartement se situait rue Portefoin, une voie assez courte datant du XIIIe siècle, trait d’union entre les rues du Temple et des Archives.

Les Archives étaient ma rue préférée, avec ses édifices d’un temps passé illuminés la nuit, comme le musée de la Chasse et la nature dans l’hôtel de Guénégaud construit par François Mansart, et l’hôtel de Soubise au coin de la rue des Francs-Bourgeois, abritant les Archives nationales. Je logeais dans une pièce carrée en étage, avec un minuscule coin cuisine, donnant sur une cour carrée, pavée à l’ancienne. Un grand lit occupant bien la moitié de l’espace et une table, des chaises, et rien de plus. Les toilettes sur le palier, à ouvrir avec une clef de puisatier.

De temps en temps, je prenais une douche au hammam de la rue Réaumur. L’hygiène et la propreté corporelle n’étaient pas ma priorité, je devais sentir le fauve, mais je m’en foutais. Si j’avais été un poisson, mais ne rêvons pas, c’était la Seine à quelques encablures, liquide et flottant, avec ses arches et ses arêtes de ponts, ses quais faits pour une promenade, à deux si possible, dociles, comme dans la campagne ici, sans verdure – un arbre erratique que domine la Sainte-Chapelle ou la flèche de Notre-Dame.

Voilà, si j’avais été un poisson, le spectacle me serait sorti par les ouïes, le panorama me serait apparu dans une transparence aqueuse, déformé, dans une architecture rococo et surréaliste. Si j’avais bu l’eau jusqu’à me noyer, ainsi gorgés, mes yeux se seraient éteints, et toute la beauté d’un soir illuminé m’aurait échappé. Remarquez que l’éclairage nocturne est quelque chose de conceptuel et de compulsif, car c’est l’imaginaire qui fonctionne dans le sillage du bâti et que ça peut prendre des proportions à vous congestionner l’esprit. Trop s’immerger dans la beauté est un risque aussi de ne jamais revenir sur terre. C’était cela que je craignais le plus à l’époque : ne plus reprendre pied avec la réalité.

Crever la dalle n’a rien d’infamant, sauf, et je n’y peux rien, quand c’est l’effroi qui domine. Comme pour un paquet de provinciaux débarquant à Paris, la capitale était synonyme d’illusion et non pas de lumière, et la solitude était plus forte pour moi qui étais déjà isolé au départ. Mon manque d’assurance dans la vie, et de confiance en autrui, un joli mot que j’avais retenu de mes leçons de catéchisme, augurait, selon moi, une descente en enfer (avec les diables, wouah !), une déchéance (avec les anges ?) et une fuite éternelle pour agonir sous les ponts (une obsession avec les poissons). À Paris, ce type d’ouvrage ne manque pas, et il y en a de bien beaux, enjambant la Seine.

Comme on peut le prétendre de poissons ayant traîné avant leur consommation, je n’étais pas très frais quand je fus recruté un beau jour de janvier, entre gel et neige capricieuse. Il s’en fut de peu que mon destin ne se réalise pas. En effet, à la sortie de la station de métro Austerlitz, boulevard de l’Hôpital, mon pied glissa malencontreusement. Je me rattrapais de justesse, la jambe en extension vers l’avant. Un modèle d’équilibre qui me laissa pantois, faute de disponibilité, je n’avais même pas utilisé mes bras, je portais des documents sous les bras, et, ne portant pas de gants, mes mains étaient glissées dans les poches de mon manteau. Après un tel exploit, il ne pouvait rien se produire. Quelques marches à descendre du trottoir pour parvenir à l’entrée d’un immeuble moderne, plus commun que laid avec sa façade écrue. Quelques logos sur la porte, dont celui d’EDF, qui, j’appris rapidement, occupait plusieurs étages en dessous des nôtres aux niveaux supérieurs.

Un frisson me caresse l’échine à chaque fois que je rembobine le film de mes débuts dans un journal auquel je resterai fidèle jusqu’au moment de me lancer dans une carrière de romancier. Avant d’être convoqué, et de monter l’ascenseur qui me mènerait au dernier étage où se situait la rédaction, j’avais répondu, sans trop y croire, à une annonce téléphonique, comme pouvaient alors en proposer des organismes professionnels. J’ai oublié de quelle association ou organisation il s’agissait, mais, rétrospectivement je dois le reconnaître, c’est ce bon vieux téléphone en bakélite qui m’a sauvé la vie. Un simple instrument appartenant aujourd’hui à la préhistoire, avec un cordon ombilical par où passaient les échanges in vivo, les rires, les messages enregistrés et tout le reste ! La voix de la mère nourricière. C’était mon jour de chance que ce machin en bakélite fonctionne parfaitement. La voix enregistrée au téléphone spécifiait qu’un journal recherchait un rédacteur rompu aux affaires européennes.

De par mes études, et après avoir opéré quelque temps pour une feuille de chou que finançait la Commission européenne, un tel poste était dans mes cordes. Pour autant, je n’y croyais pas. Combien de professionnels avérés devaient s’être jetés sur cette annonce, des journalistes avec un nom s’étalant sur la place de Paris ? Bien sûr je parlais anglais, mais le nombre de locuteurs de cette langue parmi les journalistes de renom devait être « astronomique ». J’étais déjà féru de grands espaces, et pas seulement de l’interstellaire que je découvrais dans des livres de science-fiction.

3

Les continents

Quand je fus embauché à ICI en 1988, l’Afrique ne relevait pas de mes prérogatives. Avec les hasards de la vie, l’Afrique me fut servie sur un plateau. Mais plus tard, beaucoup plus tard, alors que je m’étais spécialisé sur l’Europe. Mon collègue en charge du suivi de l’Afrique tomba malade. C’était une maladie du cœur soit dit en passant, une histoire qu’on n’avait pas vue venir, qu’on n’aurait pas pressentie chez un garçon calme et distant. Rien n’avait filtré, au demeurant, nous ignorions tout de sa vie. Au journal, il venait à ses heures, sans être importuné, et repartait dans les mêmes conditions, la pipe fumante.

Régulièrement, ce qui pouvait agacer, des volutes faisaient du surplace, avant de se transformer en arabesques un peu démentes. Son visage allongé était en partie masqué par cette fumée aux odeurs de mégot et de brousse. Sa concentration paraissait en tout temps optimale. Mais pas un mot. Il était rare qu’il échange une parole et qu’un sourire lui échappe. Comme s’il nous montrait que sa vie était ailleurs et qu’il faisait, rien de plus, son travail. Notre existence n’était pas certaine, en tout cas pas utile, si ce n’était pour que tourne le canard.

J’étais un des mieux, sinon le mieux placé pour l’observer. Nos deux bureaux se faisaient face et l’espace relativement important qui nous séparait était totalement libre. Donc pas âme qui vive pour le masquer à ma vue. À force de le dévisager, ma conviction était que sa nature profonde était la tristesse. De temps en temps, je me répétais à l’adresse de mes jeunes collègues : « Il est triste à mourir, un tel, et il ne desserre pas les dents de sa pipe. Il va la casser, vous dis-je ! » Son nom m’échappait toujours comme une anguille.

J’étais bien le seul à observer qui que ce soit. On se regardait peu, et on se souriait encore moins à la rédaction. Question d’ego, de caractère, de rivalité ?

Avec le temps, mon observation de mon collègue s’affina. Ainsi, son œil semblait abdiquer sous l’effet d’une peur muette, comme les chevaux de Géricault et Delacroix. C’était donc une figure étroite et décharnée, et sa pipe et sa barbe blonde et fine ne pouvant rien y changer. Mon collègue était, en déduis-je, un savant mélange de lévrier et de cheval fourbu. Chez lui, il n’y avait pas plus de robustesse que de romantisme à rechercher. Si l’on faisait fi de son enveloppe, c’était un secret bien gardé à l’intérieur, jusqu’à la torture interne, subie pendant des mois, peut-être des années, un coffre-fort qui ne s’ouvrirait jamais, sauf une effraction ou une explosion. Cette dernière advint, ce ne fut pas en notre présence et entre nos murs, mais dans l’intimité d’une alcôve.

Notre seule perception d’un monde en péril, c’était ce front usagé, dont les barres manquaient de s’écrouler, qui nous l’apportait. De la peau sortait une énergie que l’on n’aurait pu qualifier, les rides se succédaient les unes aux autres par vagues et l’on se demandait si toute cette accumulation n’allait pas se terminer un jour par une catastrophe. Mais c’était purement théorique. Et juste une perception a posteriori ! Par-ci par-là quand même, émergeaient quelques sourires épuisés, dont on se demandait s’ils n’étaient pas trafiqués. Soyons honnêtes, entre nous, on en riait, inconscients de ce qui pouvait se tramer.

En résumé, c’était une figure christique : son corps n’était pas plus charnu que celui d’un ermite et ses os saillaient de partout. Enfin, le tabac faisant, ses dents étaient tachées de diverses nuances de couleurs entre le jaune et le marron. Par ailleurs, il était si discret qu’on finissait par le remarquer. C’était étonnant que cette ombre bien vivante à certains égards et dont on n’entendait pas le moindre froissement d’étoffe – il y avait bien ces mouvements du corps. Et cette pipe avec laquelle il jonglait. Il aspirait appliquer, le tuyau entre les lèvres, avant de relâcher dans l’espace, avec une oscillation latérale de la tête. Quand il se déplaçait, par exemple, se rendant prestement aux toilettes, sans un frottement nulle part, pas même le caoutchouc ou le cuir de ses chaussures ne délivrait pas un avertissement ou une plainte. Se serait-il simplement exprimé, aurait-il demandé un avis, je m’en souviendrais.

Enfin, réfugié derrière son bureau, notre collègue faisait la navette à midi entre la rédaction et son appartement. Il habitait à proximité, et si tout le monde l’ignorait officiellement, on pouvait s’en douter. Ses allées et venues étaient trop fréquentes pour ne pas susciter une grande surprise et des interrogations. Situé dans la même avenue, sur le même trottoir à vingt mètres du cabinet de mon médecin, son appartement occupait le premier étage d’un bel immeuble.

Les premiers symptômes visibles d’une dépression furent des tremblements des mains. S’y ajoutèrent des clignements impulsifs des paupières. C’en était fini de son abri, et de la protection que pouvait lui procurer son bureau. Il sortit de son refuge et vint vers nous. On découvrit ainsi son appartement, où l’on se rendait dorénavant sur notre temps libre, le midi.

Personne. Si rupture amoureuse il y avait eu, aucune trace d’une femme. Peut-être n’avait-elle jamais emménagé sur place ? Pourtant, il y avait de l’espace pour les cajoleries, les ébats, les invitations à dîner, les boums. Le mobilier n’était ni nouveau ni ancien : pratique. Des divans, des fauteuils me reviennent à l’esprit. Au moins une bibliothèque ou des étagères pour exposer des livres sur tranche. Notre collègue si sérieux avait toujours montré à nos yeux un côté rat de bibliothèque, professeur des écoles. Peut-être en raison de sa pipe, laquelle était mordue avec assiduité et alimentée quotidiennement, au grand dam de certains de ses collègues.

La situation aurait pu se prolonger indéfiniment, on pouvait y souscrire. Jusqu’à ce qu’un jour, sans que nous en soyons avertis, il disparut définitivement. L’intéressé, appris-je plus tard, était parti se requinquer à la campagne. En province, ce journaliste aurait repris du service, et il était heureux. Une âme à chérir lui serait tombée toute rôtie dans les bras. À cette annonce, je ressentais un véritable soulagement.

4

Le rédacteur-en-chef

Le journal était un hebdomadaire spécialisé dans le commerce international, au titre un peu ronflant, Le Globe est ICI, plus communément appelé ICI – pour Ici le Commerce International. Mes premiers pas dans la rédaction intra-muros furent de ceux qu’on n’oublie pas : le désert de Gobi s’ouvrait à moi, ou serait-il plus pertinent d’admettre que le changement climatique était inversé, et que je devais traverser l’Antarctique dans l’espoir d’atteindre le refuge de mon bureau dans un coin éloigné.

Plus sec et plus froid, était-ce au départ imaginable ? Tout simplement, n’avais-je pas poussé la mauvaise porte ? Était-ce ce climat rude qui en était la cause ? À l’intérieur, après qu’un silence de mort ait accueilli mon apparition, mes pieds s’étaient empêtrés, je ne sais comment, j’avais trébuché avant de gagner ma place, la seule vacante, la plus glacée de toutes depuis le départ de mon prédécesseur.

En intégrant la rédaction de ce journal réputé, je ne demandais pas la lune, mais un peu d’amour. Mais… « au suivant… au suivant » ! Les habitudes et les coutumes du lieu, on s’en doute, ne m’étaient pas familières. « Avec le temps va », j’apprendrai. Je ne serai pas le dernier à qui l’on n’adresserait pas une parole de bienvenue, je ne serai pas le dernier à traîner ma carcasse délaissée sur la moquette ténébreuse. Pour vous dire, si je ne craignais de me fâcher avec tous, je ferais une description cinglante de chacun !

Tenons-nous donc aux généralités et distinguons ainsi, pour simplifier, deux catégories de rédacteurs : les anciens, une demie douzaine, confortablement assis à leur bureau, le visage sévère et, comme si c’était une coutume pour se chauffer, aimables comme des portes de prison ayant flambé de l’intérieur – cela m’aurait presque fait mal pour eux, leur santé, leur bonheur, si mon intégration m’avait été facilitée ; et la plèbe des jeunes pousses inexpérimentées et sous-qualifiées, qui essayait de surnager comme des avocats en début de carrière dans des cabinets internationaux.

Il est vrai que nous étions tenus en laisse comme de jeunes chiens. En proie à une angoisse chronique, le rédacteur-en-chef nous morigénait, nous flattant de sa grosse papatte en de très rares occasions. Il fallait se méfier, le maître mordait. Pour nous maintenir sous sa coupe, The Big One, surnom qui lui allait bien vu sa corpulence, allait jusqu’à stigmatiser notre incompétence. Et nous terrorisait dans la foulée. À cet égard, l’homme n’en était pas à une contradiction près, puisque, faut-il le préciser, nous étions embauchés pour notre incompétence ! Eh oui, étant de pauvres débutants, nous étions, CQFD, de sombres incapables, ce qui l’assurait de nous maintenir en laisse.

Bien sûr, s’il avait droit de vie et de mort, ce n’était pas aussi simple avec les plus capés, aux caractères parfois trempés dans l’acide pour certains, mais dont les fragilités se faisaient jour à chaque coup de Trafalgar, et dans ma longue carrière à ICI, il y en eut. J’assistais à la chute de cadors, jusqu’à ce qu’ils fassent pipi de peur dans leur culotte tant la situation se détériorait en interne, les comptes de la boîte, les abonnements, les relations humaines !

The Big One était un manipulateur hors pair. Diviser pour régner était un principe qu’il avait dû emprunter à Napoléon. Pour se rassurer, un pouvoir absolu était précieux. Sa boulimie était grandiose, et devenue célèbre à table, de jour et de nuit, à sa table de travail comme au restaurant – lequel était toujours le même –, dans une gare parisienne où il avait ses habitudes, sa banquette pour se poser confortablement, son porte-manteau où il déposait son large chapeau à côté de son pardessus, et sa carte de menu qui lui était prestement tendue par un maître d’hôtel mi-cuit mi-raisin.

Comme je l’ai laissé entendre, à ce pouvoir sans partage, il associait un appétit colossal pour l’information. Pas de risque de fringale avec ce personnage haut en couleur, et parfois rose de teint en cas d’abus, il dormait trois à quatre heures par nuit. Face à un tel homme, personne ne pouvait lutter. Il fallait croiser le fer avec le surhomme le matin, lui, frais comme un gardon, tout en suant comme un bœuf – de grands mouchoirs lui servaient ainsi à éponger son front (vu les dimensions physiques du personnage, c’était des mini-nappes de restaurant).

Pour faire le point sur une enquête en cours, un dossier en voie de finalisation, un article terminé, il vous convoquait à sa guise dans son bureau. Le temps pour lui de vous réduire en bouillie ! Rien de surprenant, quand on y pense ! Toujours ce besoin de se rassurer et de dominer ! La nuit, le rédacteur en chef bûchait les dossiers que lui remettraient ses collaborateurs quelques heures plus tard. Il résultait de ces nuits studieuses que, le lendemain, sa maîtrise du sujet était toujours supérieure à la vôtre.

Sa méthode pour contrôler les journalistes était très efficace. Aussi maladive que fût son attitude, il nous apprit les bases de notre métier. Nous étions « taillables et corvéables à merci », assumait-il auprès des jeunes pour écraser toute révolte. Un langage qu’il ne pouvait, toutefois, servir en ces termes aux plus anciens, qui étaient plus coriaces.

Un souvenir remonte à la surface tout à coup. Mon ami Jean Polski, à qui j’ai raconté un jour cette histoire s’est égosillé comme un enfant – après nous être perdus de vue pendant des années, nous échangions à nouveau, installés au café Danton à Paris –. Il avait beaucoup parlé et maintenant il m’écoutait. Je m’appesantis sur le contexte et un environnement que je détestais, en dépit de ma bonne humeur qui tranchait et de mes efforts d’adaptation.

À l’intérieur de la salle de rédaction, faisait-il si glacé dans le fond ? Gelait-il aussi à l’extérieur, avec du verglas boulevard de l’Hôpital ? Je devais être en forme ou en verve. Mes visions, si courantes depuis j’avais été subjugué par le surréalisme à l’université, ne s’arrangeaient pas. Pour moi, dans l’instant, la grande pièce à angles droits qu’occupait la rédaction s’était transformée en une noirâtre banquise, avec des ours hirsutes à l’intérieur. Le clou du spectacle, car c’en était un, certes triste à mourir : mâles et femelles étaient pesamment posés dans leurs coins ou sur leurs sièges en peau de bête.

Parfois une trace d’ours et le rédacteur en chef qui déboulait, inquiet de ce qui pourrait se tramer, et de ceux qui contesteraient son autorité : sa boule d’ivoire sur la tête opérant comme un périscope, entre quatre murs réfrigérés, chacun s’enfonçait dans ses papiers pour ne pas être soupçonné d’un complot qui n’avait jamais existé. Comme je le confiais à Jean, c’était une scène qui se renouvelait régulièrement. Qui faisait toujours son effet sur des troupes feignant l’indifférence.

Avec son gabarit XXL, j’imaginais le cirque auquel il s’était livré pour jaillir. Mon inspiration débordait, étant donné que j’opérais de l’autre côté du mur qui séparait son bureau de la salle de rédaction. Comme son bureau croulait depuis longtemps sous les papiers, les documents internes et les articles presse, une table circulaire de bonne taille lui permettait de travailler les dossiers les plus récents et de recevoir des visiteurs.

Dans le dernier cas, et parfois dans l’urgence, il était souvent obligé de faire le vide sur sa table de travail. Il n’était pas rare qu’y soit accumulée une multitude de textes des institutions européennes. Directives, règlements, propositions de résolution, rapports et communications tenaient en équilibre précaire comme des pyramides, des tours vertigineuses ou des collines douces et désordonnées.

En quittant son bureau à la va-vite, il avait sûrement accéléré le pas dans le couloir avant d’ouvrir la porte de la salle de rédaction – fermée en temps normal pour ne pas entendre les bruits et les rires qui ne manquaient pas de provenir du service commercial. Ses jambes étaient petites, compte tenu de son embonpoint et de son torse qui paraissait immense. Ses bras étaient, si l’on veut, atrophiés par rapport au reste, et, quand le squelette et la charpente accéléraient, ses bras ballottaient comme ceux d’une petite fille en pleurs, rejetés souvent en arrière.

Ce n’était pas tout. De larges bretelles maintenaient son pantalon, évitant aussi à sa chemise de s’ouvrir. On le sentait concentré quand il sprintait sur deux mètres, ce qui me ravissait à chaque fois en même temps que ça m’inquiétait. Des fois, qu’il vienne pour moi ! « Prions pour qu’il nous oublie un temps », ai-je souri plus d’une fois d’amertume, en partageant avec les jeunes recrues. Sa main pesant sur la poignée de la porte, ce n’était jamais bon signe. « Au parloir » était le cri d’horreur que nous jetions à chaque fois que l’un d’entre nous était convoqué dans son bureau. Parfois seul, parfois en binôme, éventuellement tous, et on s’agglomérait, solidaire, autant que possible autour de la table ronde.

Il me fit un jour l’honneur de déjeuner en sa compagnie au restaurant de la gare d’Austerlitz, sa cantine en quelque sorte, que je découvrais les yeux émerveillés. Un restaurant avec nappe blanche, ça faisait riche et bourgeois ! Mon impression n’était pas feinte, car j’ignorais tout de ses habitudes et manies, hors des murs de la rédaction.

« Ah Barrit, vous avez bien travaillé aujourd’hui. Ce n’est pas tous les jours, je vous invite ! »

« Volontiers », avais-je répondu poliment, comme si le choix m’était laissé d’apparaître ou de disparaître. Il avait déjà fait ça avec certains de sa troupe, et j’en avais déduit que mon classement n’était pas le meilleur. Moi, il s’agirait d’une première, mais « bon, soit. Je monte dans l’échelle pyramidale de gnafrons à qui l’on botte les fesses ! » me réconfortai-je, mi-figue mi-raisin. Il allait me passer au scalpel. C’était un prétexte pour me parler d’un dossier qu’il voulait me confier ou qui demandait des compétences en matière européenne. En même temps, ma curiosité n’était pas nulle, pas absente du tout en vérité, car le portrait d’un homme XXL avec une serviette comme un bavoir coincé dans sa chemise me faisait déjà marrer.

Les rédacteurs, pour leur part, par souci d’économie, se contentaient de la cantine interentreprises au sous-sol de l’immeuble, un lieu triste au-dessous de sa condition, et qui ne risquait pas de répondre à son appétit d’ogre. Le plafond, assez bas – était-ce une impression ou la résultante de l’ambiance, la grisaille ? – était noir, de fumée peut-on subodorer. Le nez involontairement levé, on pouvait extrapoler sur l’humidité qui avait pris ses quartiers et ne lâcherait plus jusqu’à la chute du plafond. Il était difficile d’y respirer, et donc à cent lieues d’un restaurant de gare assez select.

Mes collègues de la rédaction et du service commercial se plaignaient souvent de la piètre qualité de la nourriture. Manger a toujours été un plaisir me concernant, et avoir été à bonne école – demi-pensionnaire à Châtellerault, pensionnaire à Poitiers – m’avait préparé à me satisfaire de peu. La discipline alimentaire et militaire allaient de pair, non pas parce que j’avais effectué mon service militaire dans un camp semi-disciplinaire, mais mon père était officier lors de la dernière Guerre, avant de verser dans la gendarmerie, notamment à l’école de la gendarmerie de Châtellerault, puis le professorat au lycée Descartes.

Un jour que je croisais Jean Omnès à Djibouti, l’homme corpulent, s’il en fut, et robuste à table me rappellera avec un brin de nostalgie la soupe au pain trempé dans de l’eau fade que nous, pensionnaires, avalions tous les soirs. Il y avait aussi la salade cuite et les viandes bouillies, dont on était bien obligé de se contenter pour remplir nos estomacs.

« Nous n’en sommes pas morts, te rappelles-tu ? » lui claironnai-je, très fier de ma résilience. Je ne me suis jamais plaint, et c’était sincère.

« C’était un peu juste quand même. Fort heureusement, j’avais des victuailles de planquer sous mon sommier et dans ma table de chevet ». Contrairement à moi, Jean grignotait beaucoup la nuit, selon ses voisins de dortoir, dérangés par le bruit de gavage et l’odeur de gras et de sel du saucisson.

Évidemment, le menu de mon rédacteur-en-chef différait en tous points, non seulement en qualité, car ses menus étaient également pantagruéliques. Il y avait comme une bouteille à la mer dans sa tête, qui dérivait et s’échouait. À la différence de ses yeux quand il mangeait, son gosier était toujours à sec. La bouteille avait échoué sur la table, servie par un maître d’hôtel cérémonieux et communicatif, qui, connaissant son oiseau exigeant sur le bout de doigts, ne se souciait pas de ses foucades. Tel plat ne lui plaisait pas, tant pis, pourvu qu’il remplisse son verre.

Vous direz que je me sentais relégué au rang inférieur de journaliste standard, tout ceci me dépassait, et me coupait presque l’appétit. En guise de repas, ce fut lui qui choisit mes plats. Silence, on tourne !

« Tiens, cette viande t’ira très bien. C’est là sur le menu, tu vois. Je t’invite ».

« … Avec la carte maison du journal », ai-je relativisé en silence, prudent, mais très fort intérieurement.

« Tu ne bois pas de vin (je remarquais depuis un moment qu’il me tutoyait). Bon alors, de l’eau ». Là aussi, il ne m’avait pas demandé mon avis.

« C’est aussi bien », ce fut, à cet égard, ma réflexion, toujours en silence.

« Des fois qu’il me force à picoler et que je sois pris d’ivresse et d’imprudence verbale. Vaux mieux que je me contrôle pour éviter les dérapages, demi-vérités, vérités, attention, fragile ! »

Sa consommation de boustifaille et d’alcool accommodé me laissait déjà entendre que son visage serait rubicond en se levant de table. Je ne crois pas avoir mangé moitié autant que lui, et qu’il me fut accordé le même nombre de plats. Plats qu’il avait disséqués auparavant sur le menu, le couteau entre les dents, se plaignant comme je l’ai dit auprès du serveur, un homme expérimenté.

Pas très à l’aise, vous l’avez compris, je n’en revenais pas. Son pardessus était pendu au porte-manteau le plus proche, le recouvrant totalement, à l’exception de la partie qui touchait le mur. Comme son chapeau à larges bords marron était placé sans soin au-dessus du pardessus, un homme sans visage semblait suivre nos faits et gestes, à la manière du gardien discret d’un site classé. Pure imagination, sa tête était ronde et aussi massive que son appétit ! Par extraordinaire, ce chapeau circulaire tenait sans glisser.

Quand mon hôte au restaurant eut terminé, j’étais en pause déjà depuis une bonne vingtaine de minutes. Un laps de temps qui me parut une éternité, comme s’il testait ma résistance à la dépendance. Son visage était aussi fermé et grave que la figure du Penseur de Rodin paraît tourmentée, il songeait certainement, mais à quoi ? Mystère et boule de gomme. Je n’eus pas droit au fin mot de l’histoire, Monsieur était dans ses songes, je conclus à cette explication superficielle parce que je me moquais de son impolitesse, laquelle confinait au mépris. Si je n’avais pas été aux ordres !

Après avoir payé – il avait sorti sa belle carte d’entreprise, une gold machin trou de chouette ! –, ce client régulier s’empara de son pardessus et de son chapeau sur le porte-manteau. Son pardessus l’épaississait considérablement. Je me sentais tout petit à côté de lui, il est vrai que je n’étais pas épais. Dans la rue, mais encore plus dans le couloir du journal parce que l’espace était plus limité, il était impressionnant. Assez pour que le directeur commercial qui passait par là juge prudent de s’écarter. Une fine couleur d’ébriété se lisait sur le visage de son homologue à la rédaction, qui grimaçait avec des formes de bananes.

Il fallait aussi le voir bedonnant et les jambes écartées dans son manteau à une table de café. Surtout lorsqu’il avalait deux whiskies avant un rendez-vous important, tant il angoissait. Les autres clients semblaient s’asseoir à l’écart, de peur d’être renversés avec la table.

5

Mon renvoi

Avant de m’embaucher pour une période initiale de six mois, The Big One m’avait testé en me confiant plusieurs piges, dont je m’acquittais honorablement. Surtout si l’on considère que pour moi le commerce international était un terrain vierge à défricher. Un des tout premiers articles que je rédigeais concernait la Turquie, État qui m’était aussi étranger que le Malawi à l’époque. Avec quand même une différence de taille : Istanbul rattachait l’Europe à l’Asie, je l’avais appris et vu sur des cartes, sur des mappemondes et sur des globes faisant rêver et avec lesquels on jouait son avenir ! Alors que je n’avais pas encore abordé ni les côtes ni l’hinterland africains. Comme j’avais appris aussi que la Turquie avait succédé à l’Empire ottoman.

Autre sujet pour me tester, qui deviendra récurrent par la suite, les grands salons internationaux en Allemagne. Comment être plus à côté de la plaque que moi ? Je m’imaginais de joyeuses manifestations, assez comparables à des réunions folkloriques où les bocs à bière s’entrechoquent. Dans ma petite tête, s’échangeaient échantillons de boustifaille, articles ménagers et inventions loufoques. Et pour ce faire, on invitait ses pairs sur son stand et on se retrouvait autour d’une table conviviale. Un peu à la bonne franquette : « Tope là ! » Quel cornichon, bien vinaigré, je faisais !

On se souvient forcément de ses premières armes. Avec des imperfections, inutile de le nier, mais s’il y a des scories, des lacunes, l’acquis de base est fondamental pour construire un mur porteur, très utile pour avancer dans la vie. Ancien élève du Collège d’Europe, à Bruges (Belgique) – un cursus que j’avais suivi pendant un an après l’université – on m’avait enseigné que le pays qu’avait rendu célèbre l’Atatürk avait signé un accord d’association avec les Européens un quart de siècle plus tôt, en 1963 exactement.

Pour recueillir des informations pertinentes sur la Turquie, rendez-vous avait été pris avec le conseiller commercial français à Istanbul, de passage à Paris. Je ne peux pas l’avoir oublié, car ce fut mon premier rendez-vous et cette rencontre était, de surcroît, fixée un samedi dans un café où le fonctionnaire tricolore avait certainement ses habitudes. C’était sous le coup de midi, et le soleil était à son zénith. Si j’ai tout oublié du café ou presque et du numéro de l’arrondissement, en revanche, cet établissement était situé à un angle de rue, et j’y étais parvenu par le côté, en descendant une rue éclairée ! Doué comme je l’étais, et un tantinet stressé, le café aurait pu me passer sous le nez sans que je m’en soucie.

Le conseiller commercial était un moustachu assez longiligne, et dithyrambique à propos du Premier ministre turc Özal. Ses louanges portaient sur la modernisation du pays à coup de grands projets qu’il me détaillait et que les entreprises françaises devaient considérer comme autant d’opportunités d’affaires. Il devait y avoir des ponts, des autoroutes, peut-être des hôpitaux ou des centrales électriques, donc beaucoup de grandes infrastructures pour irriguer l’économie et satisfaire les besoins de base de la société.

Aux yeux des Occidentaux, Turgut Özal offrait toutes les garanties d’ouverture et de conversion aux thèses libérales. (En 1993, ce patron de la droite libérale, tour à tour Premier ministre et président, décédera, officiellement d’une crise cardiaque. Une thèse circule encore aujourd’hui, celle d’une partie de ses partisans selon laquelle il aurait été empoisonné par des tenants d’une guerre à outrance contre le Parti des travailleurs kurdes/PKK). Tout ça était bien neuf pour moi, mais passionnant ! Et très simple à relater. Oui, c’était passionnant !

S’agissant des grands salons en Allemagne, il m’était demandé de faire la tournée à Paris des représentations des foires allemandes (en allemand, les Messes), tâche dont je m’acquittais avec célérité, sans omettre quiconque ! Mes oreilles auraient sifflé ! Il y avait un aspect stratégique et quasi diplomatique à maintenir de bonnes relations avec les délégués des Messe en France. Salariées ou prestataires, les représentations étaient chargées de la promotion des évènements, de l’enregistrement et des relations avec les entreprises françaises. Sans omettre la presse technique, qui relayait l’information et le succès colossal des Messe dans l’Hexagone, qu’elle soit sectorielle ou non, comme ICI.

De Munich à Hanovre en passant par Cologne et Düsseldorf, les Messe