Mon ami et autres nouvelles - François Willaya - E-Book

Mon ami et autres nouvelles E-Book

François Willaya

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Beschreibung

Réduit à vendre son amitié par le truchement d’une agence spécialisée dans ce secteur florissant, Tristan se retrouve à la solde de Eugène Lartaud, un vieillard fantasque. Le jeune homme ne tarde pas alors à se demander s’il a frappé à la bonne porte. Recueil de cinq récits taillés à la serpe, Mon ami et autres nouvelles vous plonge dans un univers hypnotique où l’absurde se fait un plaisir d’empiéter sur la banalité du quotidien, dans des proportions bien souvent mortelles…


À PROPOS DE L'AUTEUR


Journaliste de profession, François Willaya mène une vie qu’il qualifie ironiquement « d’exemplaire ». Avec une distance salutaire, sa plume prend un malin plaisir à dépeindre un monde où tout n’est que farce et illusion. Mon ami et autres nouvelles est son premier ouvrage.

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Seitenzahl: 90

Veröffentlichungsjahr: 2023

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François Willaya

Mon ami et autres nouvelles

Nouvelles

© Lys Bleu Éditions – François Willaya

ISBN :979-10-377-7640-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Laïla

À mes parents

À Julien, cet absent toujours aussi présent.

Mon ami

I

Le contrat

Comme celui qui lance des flèches et des dards

pour tuer un autre est coupable de sa mort, ainsi l’est celui

qui use d’artifices pour nuire à son ami, et qui dit,

lorsqu’il est surpris : je ne l’ai fait qu’en jouant.

Proverbes 26 : 17-19, La Bible

C’est donc vous mon ami ? questionna le vieil homme, depuis la porte entrebâillée, laissant distinguer, de biseau, un long visage noueux surmonté de petits yeux inquiets.

Soudainement piqués par l’air vif du matin, ces derniers luisaient comme deux billes incandescentes derrière les cercles étroits d’une paire de loupes d’avant-guerre…

Il semblerait, Monsieur Lartaud, lui répondit d’une voix légèrement chevrotante le visiteur, la main encore enfouie dans la vigne vierge luxuriante, où ses doigts avaient longuement tâtonné à la recherche d’une sonnette plus insondable qu’un poil sur la jambe de Circé.

C’est étrange, tiqua le vieillard. En toute honnêteté, je vous imaginais sous des traits bien différents. Peut-être plus, ou peut-être un peu moins… bafouilla-t-il. Mais attendez, se reprit-il, je ne voudrais surtout pas vous mettre mal à l’aise. Après tout, n’êtes-vous pas mon ami ? Et bien que la franchise soit de mise entre deux vrais, je veux dire, deux authentiques bons camarades, il est aussi un devoir réciproque qui consiste à ménager les susceptibilités de chacun. Enfin, nous aurons largement l’occasion d’en débattre, annonça l’ancêtre, après avoir ouvert au large le battant de la porte d’entrée. Je vous en prie, entrez donc, mon ami !

Encore étourdi par la pompeuse allocution du maître des lieux, l’étranger s’exécuta :

Quoi qu’il soit, reprit brutalement ce dernier, vous ne serez jamais pire que votre prédécesseur : un cuistre, d’une bêtise rare, crasse, une bêtise noire. Un bel effronté ! Et pour ne rien gâcher, un brin malodorant. D’ailleurs, cela m’en coûte de vous l’avouer, mais vous l’aurez deviné : j’ai dû m’en séparer. Après seulement vingt-quatre heures de timides accointances. Quelle terrible déception… C’est à se demander comment travaillent les incapables qui vous sélectionnent ! Et le pire dans cette triste histoire – vous me croirez si vous le voulez – c’est que ces misérables ont refusé tout net de me l’échanger ! En tout cas, dans un premier temps… Vous rendez-vous compte ? Il m’aura fallu insister, insister et insister encore. Mais quand j’insiste… Enfin, vous apprendrez à me connaître, s’esclaffa, rieur, Édouard Lartaud, continuant à dévisager le nouveau venu.

Celui-ci n’avait pipé mot depuis qu’il avait franchi le seuil de la demeure de son employeur : une grande maison bourgeoise, carrée, extérieurement un peu sèche, mais intérieurement, subtilement encombrée. Un peu à l’image de son propriétaire.

Asseyez-vous, l’enjoignit Lartaud. Que puis-je vous proposer ? Un whisky, un soda, soyons fous, un whisky-soda ?

Le jeune homme jeta son dévolu sur la deuxième proposition.

Deux minutes plus tard, l’octogénaire, claudiquant, était de retour au salon et déposait le breuvage commandé sur une table basse en cuivre, finement martelée, souvenir sans âge d’un voyage au Maroc aussi lointain que le Déluge.

L’hôte se servit à son tour une larme d’absinthe : une substance qu’il s’autorisait à raison de deux dés à coudre tous les premiers lundis du mois, comme la récompense d’une vie bien réglée.

Avez-vous d’autres amis en ce moment ? demanda Lartaud, s’excusant de ne s’être, au préalable, pas intéressé aux questions d’état civil.

Je m’appelle Tristan, Monsieur, et pour répondre à votre question, je n’ai aucun ami. Je veux dire aucun autre ami pour le moment…

Vraiment ? Voilà qui est parfait ! J’avais expressément commandé un ami sans ami, et il m’est agréable d’avoir été entendu par votre hiérarchie sur ce point absolument primordial. Une telle dispersion n’aurait pu que fissurer le ciment de notre belle complicité naissante, apprécia, d’un air rasséréné, Lartaud.

Totalement détendu, celui-ci se laissa glisser dans un fauteuil en rotin ramené d’une expédition au Congo.

Dans son écrin assez classique, cassé par quelques notes d’Art nouveau, le repaire de Lartaud était devenu, au fil des années, une sorte de cabinet de curiosités où s’entassaient les objets les plus divers, sans que l’on ne pût distinguer dans leur agencement une quelconque tentative de mise en scène, ou le moindre souci de leur conférer une existence a minima harmonieuse.

À travers les barreaux d’une immense volière de style colonial, où s’ébrouaient deux perruches ondulées, on distinguait à peine une commode Louis-Philippe sur laquelle brûlaient deux photophores d’inspiration orientale. De part et d’autre d’une vaste alcôve, dont la peinture écaillée avait jauni, deux portraits de Jules Adler semblaient se toiser du regard, et même s’invectiver depuis leur attache dans une symétrie plus que douteuse. Derrière sa patine si formelle, le temps avait lui aussi tâtonné plus d’une fois en ces lieux…

Mais dites-m’en plus, mon cher Tristan, car je brûle de tout savoir, reprit l’ancêtre, insatiable : croyez-vous aux Saints, à la Vierge Marie, ou à un tout autre théorème qui ferait le sel d’une pieuse existence ? Êtes-vous de ces âmes ternes, ou de ces faux artistes qui consument leurs dernières illusions entre le démon de la chair et le premier comptoir crasseux ? Non, assurément, vous valez mieux que cela ! N’est-ce pas ?

Un peu gêné par la tournure grandiloquente de cet examen d’entrée, Tristan se plia, avec un sourire de circonstance, au questionnaire de cet « ami » décidément extravagant.

Soyez-en sûr, Monsieur : pas plus que la religion, l’alcool n’a réussi à faire de moi un pratiquant. Ce qui ne m’empêche pas de distinguer l’entrée d’un bar du porche d’une église, se hasarda-t-il.

De l’humour, de l’humour, voilà qui est fort appréciable ! Mais poursuivons : chérissez-vous une quelconque dulcinée ?

C’est bien possible, sourit un peu bêtement le garçon, piqué par cette dernière question un peu trop personnelle, sinon clairement déplacée à son goût.

Qu’en est-il, qu’en est-il ? sursauta le vieux, tout excité. Êtes-vous fiancé ? Quel est le nom de l’heureuse élue ? Vous sentez-vous d’humeur à fonder un foyer ?

Tout cela est bien compliqué, Monsieur Lartaud. À votre âge, je veux dire, du haut de votre expérience, se reprit le jeune homme, vous devez savoir que rien ne remplace une vraie situation. Et aujourd’hui, s’il nous faut parler avec honnêteté, vous voilà bien placé pour constater que je n’ai pas grand-chose à offrir, sinon mon temps…

La réponse, sûrement un peu trop franche, n’eut pas l’air de plaire à Lartaud qui se lança dans un interminable soliloque :

Très bien, très bien, grimaça le vieillard, avec une tête d’Ouzbek qu’on aurait réduit à son identité soviétique. J’imagine qu’il s’agit là de la pensée matérialiste du jour. Mais, comme vous le comprendrez à l’usage, j’attends un peu plus d’investissement de la part d’un nouvel ami. Vous l’avez parfaitement résumé, il est bien difficile de courir après plusieurs lièvres à la fois. Voyez ceci comme un conseil, jeune homme, mais vous devriez prendre de la distance avec tout ce qui pourrait vous détourner de notre alliance. C’est vrai que, sur ce point, je possède un petit avantage sur vous. À mon âge, comme vous dites, on ne se passionne plus guère pour les fredaines, sourit Lartaud. C’était inévitable : les atours de l’autre sexe ont eu tout le loisir de dresser, entre leurs modèles d’exposition et votre obligé, d’infranchissables montagnes d’indifférence… Que voulez-vous, jeune homme, j’en ai soupé ! Le temps est venu pour moi de me concentrer sur les choses essentielles, et quoi de plus essentiel, je vous le demande, que l’amitié entre deux êtres : la grande, la belle, la pure, l’insubmersible amitié… L’amitié qui fascine, l’amitié qui façonne ! Existe-t-il une plus belle lanterne pour éclairer ce qui nous reste d’humanité ? Qu’en pensez-vous, mon cher Tristan ?

Totalement désarmé par la verve du vieil homme, ce dernier tenta vainement de regrouper quelques idées afin de fournir à l’excentrique lettré une réplique – sinon brillante – tout du moins acceptable.

Après avoir achoppé sur quelques banalités, il finit par capituler mollement dans cette manœuvre dilatoire : « Je ne saurais trop vous dire, M. Lartaud… »

Le vieux, qui n’en attendait pas moins, laissa volontairement s’installer dans la pièce un silence pesant. Puis il contracta ses traits dans une moue terrifiante, d’où ne ressortaient qu’avec difficulté ses petits yeux pervers au milieu d’un amas de rides.

Vous ne sauriez dire ? Voilà qui est embêtant, grommela-t-il, tout en se raidissant d’un geste étonnement énergique : raison de plus pour ne pas perdre une minute ! Je ne vous laisserai pas patauger plus longtemps dans cette naïve et crasse insouciance qui sclérose totalement vos pensées juvéniles…

Au moment même où Lartaud prononçait cette prescription, les cloches de l’église du quartier annoncèrent, dans une belle volée, l’heure du déjeuner.

Expédié sur une nappe en cire où disparurent les restes d’un rôti froid en moins de temps qu’il n’en faut à une pipe pour consumer trois grammes de tabac de Virginie, celui-ci s’avéra néanmoins studieux. L’excentrique vieillard était lancé, et même très bien lancé. Parfaitement au point, dans son rôle…

Avec l’assurance et le ton dogmatique d’un maître de chair, il tint ainsi le crachoir une bonne partie de la journée, ne s’interrompant – par politesse – que pour recueillir l’assentiment de son invité et s’enquérir sporadiquement de son avis, sans qu’il n’en fît visiblement grand cas.

Afin d’étayer son verbiage, Lartaud ramena de l’immense bibliothèque en bois d’acajou une pile d’ouvrages qu’il convoqua, à tour de rôle, dans cette conférence improvisée.

Il fut question des « Deux amis » de La Fontaine, et de leur faculté à prolonger leurs liens immaculés au-delà des limites du sommeil, de Montesquieu et de sa conception étrangement utilitaire des liens les plus fraternels.

Écoutez cette merveille, mon petit Tristan : « L’amitié est un contrat par lequel nous nous engageons à rendre de petits services à quelqu’un pour qu’il nous en rende de plus grands. » Rien qui ne se heurte, en somme, aux circonstances un peu particulières de notre belle association…

L’exposition de ses théories s’éternisa jusqu’au coucher du soleil. Exténué, Tristan pressa le pas jusqu’au dernier tramway… qu’il manqua de peu.