Morts de peu - François Eulry - E-Book

Morts de peu E-Book

François Eulry

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Beschreibung

Morts de peu établit six portraits de personnes ordinaires confrontées à la mort, la leur ou celle d’un proche. Entre eux existe un point commun : le maintien, voulu ou pas, d'une distance face aux plaisirs de la vie quand ils les goûtent et face aux contraintes quand ils les subissent, traçant des chemins inattendus jusqu’à l’engouffrement final…


À PROPOS DE L'AUTEUR


Médecin des hôpitaux des armées à la retraite et professeur au Val-de-grâce, François Eulry consacre son nouveau quotidien à la littérature, à l’histoire et aux voyages. Il est également auteur d’un premier roman, La Messe allemande, paru en 2021 aux éditions Le Cherche-midi.

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Seitenzahl: 369

Veröffentlichungsjahr: 2022

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François Eulry

Morts de peu

Nouvelles

© Lys Bleu Éditions – François Eulry

ISBN : 979-10-377-7813-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À la mémoire de Marguerite Juillan-Laval

Du même auteur

La messe allemande, éditions Le Cherche-Midi, 2021.

À propos

La photo de couverture, réalisée par François Eulry, a été prise au Cimetière marin de Sète.

Je n’ai pas le mal du pays, j’ai le mal des morts.

Mémoires,

Louise Michel (1886)

Christine « … sous de vastes portiques »

Je meurs. Je suis morte. D’insoutenables maux de tête depuis six jours ; des vomissements incontrôlables. L’effroi, puis le coma et la fin. Après trois semaines de mal au crâne qui me réveillait tôt le matin, sensible aux Dafalgan, mais à la fin me laissant dans la brume pour la journée. Le tout dans le fil – maintenant, je le sais – des curiosités vécues cet été. Et sans doute bien plus, deux ans ou davantage à y réfléchir : « L’indiquent les calcifications de la lésion, séquelles de microhémorragies anciennes », me dit le médecin. Le tout en silence. Je n’ai rien remarqué, ou l’ai balayé d’un revers de main, faute de comprendre quelques bricoles, désagréables et sans gravité apparente, qui me sont arrivées : devenues des signes avant-coureurs, des indices maintenant qu’on sait… Flemme, indifférence, attitude de l’autruche ? Non, simple ignorance. Si j’avais consulté pour l’une des bizarreries que je constatais, j’aurais peut-être su, quelques années plus tôt, ce qui m’arrivait. J’aurais été transformée en légume malgré les traitements, puis je serais morte. J’ai bénéficié d’un sursis très confortable. Je suis intacte, je suis restée belle. Je le serai jusqu’à la dernière seconde. Au moment de passer, je le revendique. Qu’on me pardonne cette coquetterie ! Elle me soulage.

La mort s’est installée dans ma tête. Entrée comme une voleuse, sournoise, rusée. Sans bruit. Sans effraction. Elle s’y est insinuée. Elle l’infiltre. Rien ne la retient, rien ne la circonscrit. Elle va partout, me ronge comme la rouille, me grappille grain après grain, circonvolution après circonvolution, lobe après lobe, me serre dans ses tentacules. Nouveauté ce matin : mon bras droit est paralysé. Par bonheur, ma bouche n’est pas tordue. De toute façon, je ne parle plus. La mort est passée de l’hémisphère droit à l’hémisphère gauche. Elle en prend le contrôle. La faux du cerveau1 devient celle de la camarde.

Nous sommes samedi. Depuis mardi soir, je suis à l’hôpital. Traitée avec chaleur, sans résultat. Le neurologue avait évoqué l’extirpation chirurgicale de la tumeur. Le chirurgien est venu me voir avant-hier. « Un as de gentillesse et de technicité », selon François, mon mari depuis plus de trente ans, qui le connaît bien.

« À la lumière des examens topographiques, l’IRM, la scintigraphie – c’est ce qu’il a préféré à : “du fait de l’extension locale avancée…” –, je vous propose une biopsie de la tumeur, mardi prochain. »

— Une biopsie ? Pas plus ? La tumeur est inopérable, n’est-ce pas ?

Je le regardais droit dans les yeux. Il les a baissés, il a rougi, puis a éludé :

— Le prélèvement permettra de préciser puis d’orienter la chimiothérapie et les rayons.

Sobre. Technique. Il m’a regardée, puis à nouveau le sol. Il a tourné les talons. L’au revoir qu’il marmonna n’osait pas ressembler à l’adieu qu’il me criait.

Dès l’évocation du diagnostic, à mon arrivée, j’avais exigé qu’une fois épuisées les thérapeutiques raisonnables, on me laissât en paix. J’avais interdit tout acharnement. M’y voici. Plus vite que prévu.

Il n’y a pas de traitement, et donc pas d’échec à redouter. L’hypertension intracrânienne est à son dernier degré, tellement douloureuse. Je plonge dans le coma. Sans hésitation ni remords, mais pas sans regret. J’y suis depuis une hémorragie cérébrale hier à midi. Ma tumeur saignait, le scanner le confirma. Mon mari me trouva à demi-consciente, couchée en travers, la tête pendant hors du lit. Les médecins venaient de passer et j’avais pu leur parler : clairement, mais avec une lenteur inhabituelle ; préparant, choisissant, cherchant mes mots et construisant de courtes phrases ; comme si j’avais besoin de temps pour développer la pensée, ou l’organiser. Avec en prime une intense sensation de fatigue. L’accident survint juste après leur départ, avant que n’arrive à mon chevet, de notre Lorraine, ma pauvre maman. Elle ne m’aura revue que balbutiante, à peine capable de grognements, et le jour de son anniversaire. Quel cadeau je lui fais là !

Je suis suspendue à une perfusion, cortisone à hautes doses et antalgiques majeurs. On vient d’en accélérer le débit, d’augmenter les posologies. J’ai entendu le médecin parler à François « d’accompagnement palliatif ». C’est donc fini ? Après toutes ces lointaines années d’insouciance, laquelle mourut d’avoir cru se suffire à elle-même ? Chassée par le chagrin, le vide ? Et avant ces longues années de renouveau, jusqu’à aujourd’hui, gaies, heureuses, où la vie avait ressuscité ? « Ressuscité », quel curieux verbe quand je meurs !

****

Me voici dans le coma. Sans autre regret que d’abandonner les miens, de m’arracher à eux. De décès en décès, on nous rebat les oreilles de la peine de ceux qui restent, leur chagrin, celui de devoir survivre à la perte d’un être cher. Je les ai vécus, comme tout le monde. Mais dira-t-on jamais la souffrance du moribond qui abandonne la vie, ceux qu’il aime et qui le chérissent ? Ce matin, à mon chevet, quelqu’un y songe-t-il ? Étrange expérience qu’on ne fait qu’une fois, et c’est assez…

Malgré ma conscience qui dégringole, mes sensations sont intactes. Je réagis à la douleur : quelle idée de me pincer la peau ou de m’écraser un ongle pour me tester ! J’ai aussitôt retiré ma main. On alla jusqu’à me tordre le mamelon. Je grimaçai, on le lâcha. Tests positifs : je répondais à la sollicitation douloureuse. « On », je ne sais qui, je n’ai pas ouvert les yeux. Ont-ils l’idée, tous, à me soigner, à me vouloir du bien, que j’ai aussi des émotions, pas seulement des sensibilités profondes, superficielles, tactiles ou je ne sais quoi encore ? Que mes impressions, mes sentiments sont vivants ? Que mes sensations sont bien là ? Je suis sans colère ni révolte, j’accepte mon sort. Alors, pourquoi ces tortures quand je suis incapable de me défendre ?

Je ne me contente pas de me taire : je fais silence. Je ne bouge pas. Le souffle calme, régulier. Paisible. C’est un choix, même s’il est dicté par le coma. C’est ma manière d’écouter ma voix intérieure, au-delà de la souffrance et des souvenirs ; de l’entendre détailler la scène, le tableau qui m’entoure. Comme dans le silence du musée, lorsque l’œuvre se fait parole et qu’avec l’artiste elle s’adresse au spectateur. Mes oreilles bruissent des activités hospitalières voisines, des sons plutôt feutrés : les pas étouffés dans le couloir ; les voix assourdies, leur chuchotis de l’autre côté de ma porte ; le cliquetis du chariot de soins ; celui, plus pesant, de la distribution des repas avec ses relents de cuisine de masse qui m’écœurent ; les cris de malades en souffrance ; l’aigre d’une sonnerie de téléphone mal réglée… Et tout près de moi, le murmure de ceux qui se succèdent à mon chevet, deux ou trois à la fois, pas plus : mes visiteurs, ma famille et mes amis, tous intimes. Comme Marion, la filleule de mon mari, qui fait joliment de moi sa « parraine », venue pleine de tendresse ; Aude, sa nièce et filleule, elle aussi si brune, si belle, si affectueuse ; ou Marie-Christine, si inquiète pour la santé de Yves, son mari.

On ne parle pas fort à l’hôpital, ni même d’une voix normale. Guère plus que dans un cloître. La ferveur y est semblable, dévouement d’un côté, dévotion de l’autre. On mesure ses mots, on régule leur débit, on baisse le ton. On réfléchit dans celui-là, on prie dans celui-ci. Dans les deux on fait silence. Des sons lointains, atténués, flottent autour de moi sans peser. Un nuage continu, brisé des fulgurances me traversant la tête – une porte qui claque, un cri, un juron –, là où la tumeur attaque ma perception du monde. La limpidité sonore du silence m’aide à vivre encore un peu.

Dernières clartés avant ténèbres, avant de plonger dans le coma je pus dire au revoir à mes proches, l’un après l’autre. J’en trouvai la force. Chacun emporta son message et mon destin. Je lui choisis ses mots, singuliers, exclusifs. Ils mettaient du temps à sortir de la brume, parfois syllabe après syllabe, mot après mot. Or, le silence me gagnait, je devais faire vite. Un effort dont je me serais crue incapable. Mon fils, Julien2, et Lyse, sa bien-aimée ; son frère Jérôme et sa femme, Mathilde ; mon mari, mes parents, mes amis, tous eurent leur petit couplet. Ils se montraient rassurants, jouaient la comédie, tentaient l’optimisme, osaient le frivole, risquaient une drôlerie et sonnaient faux : on ne défie pas la mort. Je souriais pauvrement – « ne vous tracassez pas à camoufler quoi que ce soit : je sais que c’est fini » –, je leur faisais mes adieux. Lucidité, souffrance, tristesse mêlaient nos larmes à de terribles embrassades.

Je chuchotais, j’économisais mes forces. Les mots finissaient par venir, mes phrases par se construire, laborieuses. Je tins jusqu’au dernier interlocuteur. Ce fut le prix de mon arrachement à la vie. Moi qui d’habitude rechignais à m’exprimer, je parlais – juste un murmure, je ne pouvais davantage –, malgré l’épuisement et mes douleurs encore vives, en dépit du traitement. Mon aisance soudaine était, grâce du Ciel, tellement inattendue. Je souffrais de quitter, non pas ce monde – quelle prétention ! –, mais le mien. Et je restais sereine : l’imminence de ma disparition sonnait le glas de semaines d’interrogation et de crainte inavouée.

La mort, je ne la craignais plus : je lui faisais face. Je mourrais debout : la seule chose dont j’étais certaine.

Je confiai l’un ou l’autre, dont le sort m’inquiétait, à tel ou tel des miens : le père à ses fils ; eux à leur père ; Lyse à Julien, ou l’inverse ; Mathilde et ses enfants – mes petits – à Jérôme, mon fils par le cœur, ou le contraire ; mes parents aux enfants et petits-enfants ; tous aux amis les plus intimes qui sont là, parfois venus de loin comme ma Ghisou, cette amie de jeunesse que j’aime plus qu’une sœur. Je savais qui veillerait sur qui.

Je m’autorisai quelques recommandations. Des souhaits que je formulais en prenant congé. À suggérer, je serais exhaussée ; à vouloir, je ne serais qu’obéie, et l’on suivrait mes « dernières volontés » comme une directive, à la lettre : je n’en aime pas l’idée. Je n’eus jamais d’exigence que de moi.

Ne croyez pas que je manque de caractère. J’ai de la volonté. Si j’hésite, si je réfléchis, je décide, quitte à prendre du temps, et j’assume. Je corrige quand je me trompe. Je ne suis pas butée. En revanche, je doute de moi, j’en souffre : « C’est votre atout pour réussir », me dit pourtant mon premier chef de service à l’hôpital, je n’avais pas vingt ans.

Au bureau, dans mon affectation précédant l’actuelle, je guidais ma poignée de collègues avec bienveillance, et la rondeur, l’écoute qui permettent d’être ferme, sous l’autorité bienveillante de Gwladys. J’orientais l’équipe. À force d’explications et d’échanges venaient les consignes et les décisions que j’attendais d’elle. Je ne la manipulais pas – j’en aurais été incapable –, je la responsabilisais, je nous responsabilisais.

Je me demandais parfois d’où je tirais cette ressource : j’ai si peu confiance en moi. La vie dans un milieu social qui n’était pas le mien me permit de m’épanouir. J’en suis reconnaissante à mes proches comme au Ciel : il y a quelques années, tôt le dimanche, comme pour Le remercier, j’allais fleurir mon église de cœur, Notre-Dame du Val-de-Grâce – à l’époque nous en étions voisins –, celle dont le chevet fait face, de l’autre côté du jardin, à la chambre où je meurs.

Dans le silence feutré m’arrive le tintement de ses cloches. Je les entends battre les heures, quand elles s’apprêtent à m’accueillir, que dans l’humilité de ma dépouille, à la cérémonie de funérailles, je serai au milieu des beautés, des richesses et des élégances de la plus éblouissante église de Paris. C’est trop tôt, le glas se tait encore, dans l’ombre, à l’affût, au bord du dôme. Elles sont un défi au silence qui m’entoure, à celui où je me tiens. Elles balisent mon dernier chemin, comme les cailloux du Petit Poucet, ici sans l’idée du retour. Ni désespoir. Sans peur non plus.

Des années, je participai avec mon mari, le 24 décembre à 20 heures, à la messe de Noël des malades dans le hall de l’hôpital. Par solidarité avec eux – la foi n’était pas le sujet, ou pas l’essentiel – on y alignait les lits de malheureux trop mal en point pour s’échapper le temps d’un réveillon ou d’une veillée dans l’église voisine, si proche, d’horaire plus tardif. Le prêtre officiait, faisait l’homélie. La pasteure protestante ajoutait quelques mots de prêche et dirigeait des chants, ou assurait une lecture. Dans l’assistance se tenait un imam en gandoura, venu en voisin, avec son fez et son bâton de pèlerin. Le tableau était unique. Le rabbin attaché à l’aumônerie de l’hôpital, nous sachant en aussi bonne compagnie, nous priait avec humour de lui pardonner son absence et de ne pas célébrer la naissance de Jésus…

À Noël, mon lit ne sera pas dans le hall…

Je n’agonise pas encore, il me reste quelques heures. Je fais salon. Je reçois, mais je ne parle plus, c’est fini. Moi qui ne le fus jamais, me voici dame du monde, mes visiteurs installés dans la ruelle de mon lit comme au Grand-Siècle. Le silence où je m’enfonce libère leur parole. Ils n’ont plus peur de m’inquiéter : ils pensent que je n’entends rien. Toutefois ils ne parlent pas fort. Parce qu’ils n’en sont pas sûrs ? Pour préserver mon repos ? Par respect de la mort qui vient ? Ou parce qu’ils craignent qu’elle ne les entende ? Je l’ignore. Ils effleurent le sujet de ma maladie, s’y arrêtent, s’en échappent, y reviennent, ne savent qu’en dire, contournent celui de ma fin qui les effraie, comblent les silences de banalités, se répondent à coups de clichés ou de non-dits. Comme d’une conversation de rien avec ses mots-réflexes qu’on échange, sitôt oubliés, ou la courtoisie de surface qui évite le fond du sujet.

J’entends sans broncher leur amour, leur tendresse, leurs inquiétudes, leurs projets fous aussi : « Quand tu seras guérie, nous ferons ci, nous ferons ça… » comme s’ils ignoraient mes adieux à chacun d’entre eux, ou ne voulaient pas les entendre, qu’ils n’y croyaient pas, m’offrant ainsi ma dernière fenêtre sur un futur terrestre, radieux, illusoire.

Soudain, changement de ton : « Quand elle ira mieux ; enfin, euh, nous verrons… » C’est fini : ils ne s’adressent plus à moi ; ils parlent entre eux et n’évoquent plus qu’une amélioration, écartent l’idée de me voir guérie. Dans quelques heures, ils feront le geste de me fermer les yeux. Je les ai devancés, ils sont clos.

La messe est dite.

J’avais l’habitude d’économiser ma parole – je choisis l’imparfait puisque je ne parle plus. J’étais plus à l’aise avec elle que je ne le pensais. Je n’étais ni bavarde ni taiseuse. En public, malgré l’assurance acquise en trente ans, je devais faire effort pour me lancer.

Pourtant, voici quelques années, j’étonnai ma famille et mes amis : réunis pour mon anniversaire, ils n’imaginaient pas que je leur tiendrais, sans notes, un discours d’une quinzaine de minutes. Ils le dirent « chaleureux, touchant et enjoué ». Je ne m’étais jamais exprimée devant tant de monde, près de trente personnes et des enfants, il est vrai tout acquis à ma cause. Je m’y étais préparée en secret. Même mon mari n’en savait rien : je voulais qu’il me découvrît encore, qu’il pût juger de mon chemin depuis qu’il m’avait connue, jeune secrétaire médicale ; timide et discrète, je devrais dire complexée. J’avais vingt ans. Lui, trente. J’étais seule, lui aussi.

J’ai pu remercier chaque convive de ce que je lui devais. Je suis encore émue au souvenir de ce que j’exprimai à mon père, qui ne l’était pas, génétique oblige : « Tu es bien plus, tu es mon papa. » Il était entré dans ma vie quand j’avais quatre ans. Il est là, assis à la tête de mon lit – mon lit de mort, comment l’appeler autrement ? –, à me caresser la joue sans un mot, depuis des heures. Cette nuit et demain matin, il y sera encore ; il ne quittera pas son poste. Lui qui a le verbe vif, un peu vachard parfois, et injuste, qui râle pour un rien, qui bougonne, le voici qui se tait. Foudroyé, ce gentil parmi les gentils ! Recroquevillé et droit, refusant de sombrer. En retrait, comme d’habitude. Coudes au corps, l’épaule collée au mur pour s’y couler, comme pour y disparaître quand je partirai. Rencogné. Réduit à son cœur simple qui brinquebale à mon oreille, quand moi je ne suis plus que le sablier du goutte-à-goutte dans ma veine. J’oublie ses postures radicales, grotesques et faciles à bousculer, dont nous nous gaussons en famille. En société, il se garde de les prendre. Il y est mal à l’aise. Il se tient à l’écart. Là, de temps à autre, il me chuchote quelques mots puis retourne à son silence. Je ne les entends pas, sa voix est trop faible, mais j’y devine son amour. Sa main sur mon visage est un baume. Elle ne le quittera pas et dans huit ans, très exactement le jour anniversaire de ma mort, le 9 octobre 2019, je le cueillerai et l’emporterai auprès de moi.

Pourquoi, mourante, ai-je le souvenir si précis de ce que je lui dis, ce soir-là, alors que nous faisions la fête ? Car en revanche, de ce que je déclarai à ma mère dont je suis si proche, le mot à mot ne me vient pas. Je sais que je lui disais mon amour, c’est tout.

Je ne me rappelle pas non plus ce que je dis à Julien ni à son frère, chéri comme s’il venait de ma chair ; ni à Mathilde, ni à leurs enfants, « mes » petits : ils m’appellent Nonna3, à côté des « Grand-mère » et « Mamina », leurs aïeules de cœur et de sang ; non plus qu’à mon mari, à ma tante, aux autres, petits et grands, de la famille ou du tout premier cercle de nos amis ; ni aux morts de nos proches, mon oncle, mes grands-parents, mon beau-père. Je ne m’en souviens pas, mais le sens de ce discours est gravé dans mes entrailles. Je suis incapable d’en retrouver les termes, à la différence de l’adresse à mon père : est-ce l’effet du coma ? Je bataille pour les dénicher. Dans ma tête je m’agite, je m’énerve. Je taperais du poing sur la table, si je le pouvais – ce qui ne me ressemble pas. Je suis troublée : je suppose que je m’enfonce davantage dans l’inconscience. Or, plus je coule, plus je vis mes émotions. Je sens venir les larmes. J’en ai trop montré, ces jours-ci, que j’étais consciente : cette fois je les retiens.

Je vis rougir les yeux des convives ce soir-là, ils brillaient. J’étais émue, je tins bon. Je virevoltais entre les chaises et les tables. Ma robe dansait autour de ma taille, noire. À mon cou brillait un papillon de cristal ; du baccarat de ma Lorraine. Me baladant parmi les convives, je m’adressais à chacun, l’un après l’autre. Souriante, je me plaçais derrière la personne à laquelle j’allais m’adresser, posais mes mains sur ses épaules, lui faisais mon compliment, puis l’embrassais avec tendresse. Le tour de mon mari est venu. Il était ému, je l’étais avec lui.

Je parlais sans notes. Je n’oubliai personne, pas une fois n’hésitai ni ne butai sur un mot. Débit fluide, rythme posé, régulier. Comme une habituée de la scène ou des banquets. J’étais heureuse. Je me découvris telle que je n’avais jamais été. Comme ni moi ni personne ne m’avions imaginée. Ce soir-là j’eus conscience d’être moi, et au-delà de moi. Comme on ne me verra plus. Ce résultat me comblait. Je ne l’avais pas cherché. Il était un accomplissement, un cadeau du Ciel et de ceux qui me fêtaient. Obtenu sans ostentation ni orgueil, avec la seule aide de l’amour que je porte aux miens et à la vie.

****

La semaine de vacances en Lubéron, cet été 2011, ne me reposa pas. Ni les deux suivantes, d’abord dans le Gard avec nos petits, puis en Lorraine. Je dormais pourtant douze heures par nuit ; c’était tellement inhabituel ! Lors de notre seule excursion pédestre, je me suis donné du mal. Je ne disais rien. Mon mari s’adaptait à mon rythme, il ralentissait le pas – une première, d’habitude je l’attendais. Il ne mesurait pas ce qui m’arrivait. Moi non plus. Je restais active, je me démenais. L’effort m’épuisait. Je minimisais ma fatigue, je la banalisais.

Je l’attribuais à un semestre difficile dans un poste que j’occupais depuis à peine deux ans. L’ambiance y était restée chaleureuse, malgré les changements qui nous étaient imposés. J’exerçais désormais à un quart d’heure de voiture de mon domicile. J’avais des horaires classiques, même s’ils étaient extensifs, je ne mesurais pas mon temps. Le manque de personnel ne s’était pas aggravé. Période délicate, mais pas du fait de mes fonctions. Je ne soupçonnais pas qu’une tumeur cérébrale en était la cause.

La pause, dans cette auberge en plein maquis, fut une gourmandise ; elle me requinqua. Les pierres plates et rustiques de ses murs garantissaient un peu de fraîcheur. Avant et après le repas, nous franchîmes à pied des coteaux escarpés. Sans trop de peine, à mon grand soulagement. La promenade sur les sentiers de garrigue fut assez facile – je la craignais – et pleine de parfums. Au creux d’une ravine, j’eus une brève illusion : sur un mamelon desséché, je pris pour des tombes jetées en désordre, des rocs blancs ou gris, grossièrement alignés dans les taillis. Je pensai au cimetière-vieux de mon village, à l’abandon, aux tombes basculées parmi les sapins serrés et la végétation sauvage… Qu’on se dispense de voir là quelque funeste et ridicule prescience de ce qui m’attendait.

Je me réjouis de ne pas avoir éprouvé le besoin de dormir après les délices du repas provençal. Car, depuis des semaines, je luttais contre le sommeil après chaque déjeuner, frugal en semaine, à peine plus riche le samedi, le dimanche ou en vacances. Le demi-verre de vin dominical suffisait désormais à me faire sombrer. Je cessai cette gourmandise sans succès. La somnolence s’accrut.

La chaleur que j’apprécie tant cette année me pesa. La seule fraîcheur du moment, toute relative, c’était le matin, dans l’EHPAD où vit ma belle-mère que nous visitions chaque jour. Sa chambre était au nord, ses persiennes restaient closes, les brumisateurs tournaient à plein régime. Je la voyais avec joie, après deux décennies de relations difficiles. Elle était devenue vraiment gentille et affectueuse : je lui en étais reconnaissante. Elle est une bonne petite femme, coincée dans le carcan des préjugés et d’une éducation au-delà du rigide, que la vie n’a pas épargnée.

Étonnants, ce plateau du Colorado et son ocre rouge-Far West – tant pis pour le cliché. Nous étions du côté de Rustrel, à proximité d’Apt et du plateau d’Albion. François se souvint de Michel G., son ami disparu quelques années plus tôt, lequel, à vingt-deux ans, avait peint sa Mireille, assise sur l’un de ces rochers ocres, telle qu’elle était : les yeux verts et profonds, la peau mate, le menton décidé, le regard franc et droit. Or il ne l’avait jamais vue, il ne la connaissait pas. Il se l’était créée. Tel le dieu. Et l’avait couchée sur la toile. Il la rencontra plus d’un an après l’avoir peinte et l’épousa. Eux aussi ont un fils, il porte le même prénom que le nôtre. La plus étonnante des histoires d’amour : mon mari avait eu longtemps cette toile en face de lui, accrochée au mur de la chambre d’étudiant qu’il partageait avec Michel. Il m’avait décrit ce tableau comme s’il l’avait encore sous les yeux, des décennies plus tard. Il me confirma, ce jour-là, l’étrange ressemblance de Mireille avec son modèle sur le tableau, étonnant échange des rôles : la fiction avait accouché du réel. Je rencontrai, voici dix ans, Mireille et Michel que je ne connaissais pas : ce fut un après-midi de douceur et d’émotion qui me venait en mémoire sur les chemins du Colorado.

Le Lubéron : une Provence que je découvrais. J’ai ses images en tête, un puzzle incomplet. Je les retrouvai, voici quelques jours, par le biais des photographies de vacances que je regardais à l’écran de l’ordinateur. L’une d’elles me glace encore : je suis au sommet d’une imposante roche rouge – je n’ai rien de Mireille sur son rocher –, dans un panorama de pierres et de « latérite », parmi les résineux. Droite, presque détendue, déhanchée, je fixe l’objectif en contrebas, souriante. Avec le sérieux d’une conquérante. Or, en zoomant sur l’image, mon visage ne sourit pas, il crie ; mes lèvres ne sont pas fines, elles se crispent ; ma mimique n’est qu’un leurre. La lumière me gêne, je plisse les yeux. Je me ride, ma peau se flétrit. Tout respire la fatigue. À la lassitude, s’ajoute l’inquiétude du regard. J’ai vieilli bien vite…

Bien que l’envie de le détruire me vînt à l’esprit, je rangeai le cliché dans son dossier informatique : mes proches l’y retrouveraient. Peut-être en seront-ils si heureux qu’ils ne me verront ni vieillie ni malade… Sur les photographies prises à Aigues-Mortes avec les enfants, un peu plus tard, j’ai l’air de souffrir, alors que je n’ai pas le souvenir d’avoir eu de douleurs particulières ces jours-là. Cette autre, à la fin août dans notre jardin, à l’occasion de l’anniversaire de notre dernière petite-fille – elle allait avoir six ans –, m’impressionne. J’y porte d’austères lunettes de vue, à la monture rectangulaire et noire. Elles soulignent mes traits, mon regard et mon maintien épuisés. Faire bonne figure semble une épreuve, je me force manifestement. Je suis assise, incapable de me tenir droite, les épaules tombantes. Presque effondrée sur mon siège. J’ai enfilé une polaire, j’avais anormalement froid. Comme si l’hiver déjà se posait sur ma vie. Je souris avec tristesse malgré ma joie d’organiser cette fête avec mes trois petits et leur grand-père. Je soulève mon verre comme un fardeau. Je suis déjà morte.

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Je m’aperçois que je noircis le tableau de mes vacances et des mois d’été : certes j’avais la tête lourde et du mal à rassembler mes idées. J’étais vidée. J’avais sommeil au moindre relâchement d’attention. Mais je vivais, et ces vacances furent un régal. Nous avions parcouru les 800 km de route sans encombre, à l’aller, au retour ; j’avais conduit un tiers du temps, par étapes, sans somnolence particulière : l’attention à la route et au trafic, l’excitation du voyage, les dangers potentiels, le paysage – Massif central, Nîmes, Beaucaire et Tarascon, le Lubéron de Cavaillon jusqu’Apt et Manosque – avaient sollicité mon attention. Je n’eus pas l’impression d’être coupée d’une partie du panorama, ni à droite ni à gauche : rétrospectivement, je suis saisie d’épouvante à l’idée de l’accident que j’aurais pu inconsciemment provoquer si ma vue avait failli… Dès que mon mari reprenait le volant, je ne me souviens pas avoir particulièrement somnolé.

Lors de notre séjour dans le Midi, rien n’affecta ma santé ni mon moral, hormis la lassitude. Le gîte qui nous hébergeait dans ce village, perché au-dessus de Manosque, était sympathique, la piscine voisine accueillante. Je nageai beaucoup. À m’étendre dans l’eau et y couler la brasse, j’avais l’impression de revivre ; j’étais portée. Aucun muscle ne me faisait mal. Je manquais bien de force après quelques longueurs, mais sans véritable gêne. Rien ne m’arrêta. En pénétrant dans l’eau, lentement, j’éprouvais une sensation d’ultra-légèreté, bien plus forte qu’à l’habitude, un instant de flottement me laissant comme immatérielle et qui, à peine immergée, s’évanouissait.

Puis après quelques jours à côté d’Aigues-Mortes, ce fut Chalon-sur-Saône pour une soirée chez nos très chers et fidèles Jean-François et Marie-Jo, lui apparemment guéri de sa vilaine tumeur de rétine. Nous y apprîmes la mort de Gilles, un curé formidable qui goûtait la vie ; trop sans doute, et qui parfois la dépassait, un homme généreux, passionné d’aviation. Nous allions justement en Lorraine, dans mon village, et pûmes assister avec eux et Marion à ses funérailles à Nancy.

Je passai de la cérémonie de deuil et du recueillement à la futilité : les magasins de mode me requinquèrent. C’était la fin des soldes. Je choisis deux robes qui plaisaient à mon mari, l’une en particulier avec sa coupe des années 50 et ses ramages bleus et blancs. Elle m’allait bien, il ne manqua pas de l’observer ni de s’en réjouir : j’aimai l’étincelle de son regard, que je fus si heureuse de comprendre…

J’ignorais que je ne profiterais pas de mes trouvailles ni lui des chemises que je lui avais choisies : quelques jours plus tard, de retour à la maison pour reprendre le travail, j’oubliai sur le trottoir la valise qui contenait en particulier mes achats. Et les soixante pages du manuscrit d’un roman qu’il écrivait, qu’il m’avait confié et m’était précieux, sur lequel j’avais transpiré durant les vacances : je ne sais où j’en avais pris le temps ni où j’en trouvai la ressource. Je l’avais corrigé, annoté, vérifié, j’avais lu et relu des passages peu clairs, traqué les répétitions, les fautes de frappe, les phrases ou mots inutiles, proposé des reconstructions : bref, j’avais travaillé. Malgré la fatigue. Je fonçai dans la rue et constatai le désastre : le bagage avait disparu ; une voisine avait vu quelqu’un s’en emparer et s’enfuir… La plainte au commissariat fut sans effet. Que je fisse un tel oubli est impensable : je suis organisée, réfléchie, j’ai la tête sur les épaules, ce n’est pas le genre d’erreur qu’on m’imagine, ni que je me connais.

Il s’agissait d’une manifestation de la tumeur, François le pense aussi. Nous l’ignorions alors.

Jusqu’à cet été, je menai ma barque à bon port. Dans mon travail, je suivis les étapes que je pensais utiles. Sans autre ambition que le travail bien fait, et poussée par une hiérarchie qui semblait tenir à mes services : je n’y cherchais pas ce qui serait bon pour moi, mon bien-être ou ma vie, encore moins qui pourrait m’aider à progresser parmi les échelons de grade ou fonction : je ne manquais ni n’avais besoin de rien. Je suis l’opposé d’une carriériste. Voici trois ans, je refusai une promotion de qualité, fort honorable et inattendue, à l’étonnement de mes chefs qui l’avaient défendue avec insistance et avaient bataillé pour moi qui ne demandais rien…

C’est que, dans la vie, je préfère me fondre dans le peloton ; j’y suis à l’aise. J’ai dû vaincre ma timidité. Ce fut difficile. Mon mari m’y aida. Il y a plus de trente ans, il m’intégra à son milieu professionnel qui n’était pas le mien, ou lui était d’un niveau hiérarchique supérieur : ce milieu, je l’acceptai. Je travaillai à l’apprivoiser. J’appris à m’y plaire. Il était accueillant et beaucoup moins juge que je ne l’aurais imaginé. J’y rencontrai nombre de personnes intéressantes, agréables, certaines dont j’appris qu’elles avaient connu – c’étaient souvent, comme moi, des conjoints –, les mêmes tracas que ceux que je rencontrais. Peu de gens y sont tournés vers eux-mêmes, peu manquent de bienveillance. J’y tins ma place par courtoisie – j’allais dire par politesse – puis avec plaisir. Sans rougir, sans orgueil. Comme mon mari, je jouais le jeu. Nous détestons les ronds de jambe, lui à cause de son enfance parmi les notables d’une petite ville, moi parce que je viens de la campagne. Nous faisions toutefois le nécessaire pour ne heurter personne ; quitte à éviter, sans les blesser, ceux qui ne nous attiraient guère. J’aimais retrouver l’anonymat dès que je le pouvais. Je ne suis pas une femme de l’ombre, ce qui supposerait l’action en sous-main : ce n’est ni mon rôle ni mon goût. Je suis discrète, rien de plus. L’expérience acquise en trente-trois ans m’est utile. J’évolue avec le sourire, je ne suis jamais renfrognée ; mais je reste spontanée, timide et réservée. Je ne me mets pas en avant, même si les circonstances m’y invitent quelquefois. Puis-je avouer qu’avec le temps j’y suis à l’aise ? Avec simplicité, je pense, et honnêteté. J’y mets du cœur. Je crois qu’en retour j’y suis appréciée et qu’on me le manifeste…

Je viens d’un milieu modeste que j’aime et respecte. Je ne l’ai jamais tout à fait quitté, malgré les apparences. J’ai de la personnalité, me dit-on. J’en suis moins sûre. Ou elle mit du temps à s’affirmer. Mon mari, les enfants m’y ont aidé. Au travail, dans nos relations amicales ou de rencontre, en famille, je suis déterminée, ferme s’il le faut, et réfléchie. La bienveillance n’est jamais loin. Je dis ce que je pense, je veille à ne pas déborder mon sujet. Par discrétion, par amour de la paix, par humilité, je tempère mes propos. Toute vérité n’est pas bonne à dire, elle le sera peut-être un jour. J’attendrai, et peut-être ne la dirai-je jamais. Je ne ferme aucune porte dans ma relation aux autres, mais veux être claire et sincère. Je déteste l’ambiguïté ou les coups bas : je ne les mérite pas et n’en administre aucun.

Si je suis de naturel plutôt inquiet, j’évite de le montrer, surtout quand un de mes proches me tracasse. Je tente de garder un caractère enjoué, quelque chose d’empathique à quoi je tiens. Je suis une optimiste ; parfois déçue, je suis trop idéaliste. Mais certainement ni naïve ni dupe.

Voici quelques années, j’intégrai l’un des ministères – celui de l’intérieur – où j’avais postulé, passant nombre d’épreuves et d’oraux ou entretiens préparés avec soins. J’avais été conseillée par le père de mon mari, ancien haut cadre de ce ministère. Communication moderne et étonnante, c’est par SMS – « vous êtes admise, courrier suit » – que je fus informée du résultat et que m’était réclamée confirmation de mon acceptation.

Coïncidence, j’étais alors dans la peine, en famille auprès du cercueil ouvert de mon beau-père justement, qui m’avait si bien orientée. Recevoir ce message, dans cette circonstance si particulière, fut un moment très fort. Manifestation évidente qu’il me guidait encore. Avec reconnaissance, les larmes aux yeux, j’embrassai son front glacé. J’abandonnai sur-le-champ mon succès auprès d’autres administrations et signifiai mon accord à la première : je le fis pour moi et pour cet homme que j’affectionnais, et usai du SMS, moi aussi, ma lettre suivrait : j’étais dans le bain, si ce n’est dans le moule, déjà.

Ces dernières semaines, après plus d’une année d’efficacité dans une autre branche des ressources humaines du même ministère, j’éprouvai des difficultés déconcertantes ; c’était pour des tâches simples et routinières. Mi-août, j’en manquai une, puis une autre le lendemain, pour un travail tout aussi élémentaire. Et d’autres à la suite, insignifiantes prises une par une, mais pas sans signification : que cachaient-elles, mon Dieu ?

Ces erreurs, je les repérais. Elles me crevaient les yeux. Pourtant j’étais incapable de les corriger, je ne savais comment m’y prendre. J’eus besoin d’aide. D’ailleurs, je ne trouvais pas leur origine. Je butais. J’avais honte. J’étais inquiète, pas seulement irritée ou vexée. Je ne comprenais pas. Ces fautes sans conséquence, parfois plus importantes, étaient rageantes. Et tellement inaccoutumées ! Elles étonnèrent mes collègues, avec qui je m’entends très bien. Et agacèrent mon tout nouveau patron qui avait besoin de collaborateurs fiables : je crois qu’il ne me compte pas parmi eux, à ma grande tristesse ; c’est désormais sans importance… Affecté depuis le début du mois d’août, il eut le temps de me dire son étonnement – et je ne pus que le comprendre – après le tableau élogieux que son prédécesseur lui aurait fait de moi. C’est tellement peu mon habitude de décevoir… J’étais sortie de son bureau, honteuse plutôt que désespérée, et avais couru pleurer dans un coin.

Personne n’y vit la canine du rongeur dans ma tête. Moi non plus. Mon chef, mes collègues me regardaient bizarrement : celui-là sans grande bienveillance, ceux-ci avec amitié, mêlée de commisération et de l’envie de m’aider comme de comprendre ce qui m’arrivait… Personne ne songea à s’inquiéter de ma santé, ignorant comme moi qu’il s’agissait d’altération des « fonctions cérébrales supérieures », si j’ai bien compris le médecin, ces jours-ci.

En rentrant chez moi, j’en parlai à François. Il me fit cet immense sourire que la tendresse étire sur les côtés et que je voudrais tant lui nouer derrière la nuque pour qu’il le garde – je le lui disais en riant depuis nos débuts –, tellement il me fait du bien. Mais il n’eut pas la solution à mon désarroi ni ne la chercha. Il se contenta de deux mots de réconfort. Il ne prenait pas cette histoire au sérieux. Pas encore.

Ma mémoire commença de ne plus faire éponge aux individus, aux faits, aux environnements. Ils glissaient comme l’eau sur la terre sèche, incapable d’absorber la moindre goutte. Je ne retenais que partie de mes rencontres, de ce que je voyais, entendais ou respirais. Je n’en maîtrisais pas le tri, j’ignorais ce qui me resterait de cette opération. Mon mal était là : je ne fixais plus que des flashs, déclenchés au hasard. Je perdais des prénoms, des noms, des visages nouveaux. Je m’en ouvris aussi auprès de mon mari. Me voyant active, travaillant, lisant, m’informant, tenant la maison – je bataillais pour y parvenir, en avait-il conscience ? – il me répondit avec légèreté, en nasonnant comme Sacha Guitry auquel il attribuait ce trait : « j’ai une mémoire extraordinaire, j’oublie tout. » Il ne me fit pas rire.

Or, si mes souvenirs me trahissaient, depuis quelques semaines, je multipliais les impressions de déjà-vu, qu’auparavant je remarquais à peine, comme tout un chacun. Quel rapport avaient-elles avec cette mémoire qui défaillait ? Ces soi-disant déjà-vus auraient-ils un lien avec des hallucinations ? J’en arrivais à me poser des questions ridicules. J’aurais dû demander aux médecins avant de sombrer dans le coma.

Avec le recul, depuis quelques mois – je peinais à me l’avouer – je craignais de perdre la tête. De finir comme ma grand-mère maternelle. Je n’ai que 53 ans ; elle en avait 85 passés quand elle tomba malade. Démente durant dix ans, elle le fut sans méchanceté, tout en douceur malgré quelques réactions d’agressivité quand elle avait peur. Elle ne reconnaissait ni ses filles ni moi, son unique petite-fille, alors qu’elle m’avait presque élevée ; et personne d’autre que son mari qui venait la voir chaque jour : son visage s’illuminait le temps de prononcer son nom ; elle lui donnait un baiser d’amoureuse et retrouvait l’obscurité. Elle mourut un jour de mars 2004, après une courte agonie. Je n’étais pas là.

François et moi étions alors dans le sud-est du Maroc, dans un bivouac soi-disant traditionnel pour touristes en mal de désert et de confort. Nous testions la balade à dos de dromadaire, les pistes rocailleuses à pied ou en véhicule tout-terrain climatisé, la quête de fossiles dans un reg perdu. Nous buvions le thé à la menthe ou dégustions tagines, couscous, soupes locales et méchoui. Nous parcourions la vallée du Drââ parmi les roses, ou les rues de Ouarzazate et de Zagora, que sais-je encore. Plaisirs dont je profitais mal, que cette mort à venir, si loin de moi, rendait dérisoires et cruels. Les communications téléphoniques avec ma famille aggravaient mon sentiment d’impuissance et ma honte de n’être point auprès de ma grand-mère. En plein milieu de la nuit, dans un hôtel aux bornes du désert, les vibrations d’une sonnerie, une voix brisée : « C’est fini… », et le chagrin jusqu’au matin.

Je meurs aujourd’hui entourée des miens. Ma mamie est là : je vois son visage au-dessus du mien, dans cette chambre d’hôpital où ma vie fait encore des soubresauts.

À l’époque j’allais bien. Les premières alertes de mon mal n’apparurent que cinq ou six ans plus tard ; je ne le réalise que maintenant. Je ne m’en alarmai point puisque je ne les comprenais pas : la qualité de ma vue qui commençait de fluctuer avant de se dégrader vraiment ; des maux de tête inhabituels et rares, d’abord le premier janvier dernier, sans explication, et surtout pas celle d’excès de table dont je n’ai pas l’expérience ; et deux récidives, moins pénibles et brèves, au printemps puis cet été ; la douleur d’une dent, depuis dix-huit mois, récurrente et qui crispait mes traits : en témoigne une photo prise alors par nos chers Marie-Christine et Yves à Luang Prabang où je semble souffrir, tandis que les dentistes me répétaient à la suite : « votre dent est saine. » Nul ne vit dans ces manifestations ce qui se tramait sous mon crâne. Le spécialiste des yeux, consulté en juin dernier, ne signala « aucun œdème de la papille » : trois mois plus tard, l’œdème est là, objectivant « l’hypertension maligne du liquide encéphalique » qui me fait tant souffrir.

Les soirs de septembre dernier, je rentrais du travail comme chaque été, par le portillon du jardin. Mon mari lisait. Je marquais le pas dans le rayon du couchant pour le bonheur qu’il me regardât.

Après cet été de fatigue, si je souriais, si j’étais heureuse de rentrer chez moi, la joie laissait place à la somnolence : j’éprouvais le besoin invincible de dormir une demi-heure, juste avant de dîner. Dès la mi-août, ce fut la règle. Jamais auparavant ce n’était survenu.

Depuis juin, mon mari m’accompagnait davantage et me soutenait. Étonné de me voir si fatiguée. Il n’avait aucune inquiétude, mais avait percé la mienne. Je ne maigrissais pas, je n’avais pas le moins du monde perdu l’appétit, je surveillais ma ligne. Je n’avais aucun autre symptôme.

Curieuse ironie du sort, en septembre, le médecin traitant de mon mari le soupçonna d’un cancer, après des symptômes cliniques et un scanner évocateurs. J’en étais informée ; je le fus du moins quand il lui parut impossible de me le cacher. J’étais inquiète, j’attendais le résultat de l’exploration décisive qui ne manquerait pas de le confirmer. Or elle se révéla libre de toute tumeur, j’étais rassurée.

Le lendemain matin, à l’aube, je fus pour la première fois réveillée par de violents et insupportables maux de tête…

Trois semaines plus tard, je meurs d’un cancer cérébral. Celui-ci sans ambiguïté.

Moins il comprenait mon état, plus François était présent. Il redoublait de prévenance, attentif au moindre signe que je pouvais donner. Guettait-il un indice qui l’aiderait à comprendre ? Je ne le crois pas. Se posait-il des questions ? Je n’en suis pas certaine. Non qu’il négligeât mon état, mais parce que la fatigue du travail suffisait à en rendre compte, disait-il comme moi. Je lui devinais quelque irritation, ou de l’impatience parfois : il les tempérait. Je le connais trop bien pour avoir été abusée par ses manières visant à me les cacher. Mais la répétition et la violence des céphalées que nous ne savions pas encore terminales l’alarmèrent.

Il ne parla jamais d’asthénie – un mot dont je connais la signification médicale : une fatigue pathologique –, sauf ces jours derniers où « fatigue », justement, dut lui paraître inapproprié : je notai le glissement de son vocabulaire, le médecin supplantait l’époux. Il ne fut inquiet que les tout derniers jours de septembre. Croyait-il au pire ? Il n’avait pas eu l’idée de ce qui se passait, ou pas voulu le voir. Jusqu’à ce que l’horreur des maux de tête le conduisît à me faire consulter une collègue neurologue que je dus voir trois fois en quelques jours.

Un médecin ne soigne pas les siens, sauf urgence ; il les oriente. Ainsi mon mari m’adressa-t-il à elle ; je la consultai vendredi dernier puis la revis lundi. Son examen était normal. Elle attribua mes douleurs aux modifications physiologiques de mon sexe et de mon âge. C’est ce que je compris dans la brume où j’étais. Et j’avais envie de le croire. Les céphalées disparurent samedi, dimanche et lundi à la simple prise d’un anti-inflammatoire. Mais je flottai dans un brouillard sensoriel encore plus épais : un effet secondaire, me dit François, de ce médicament. Comme si la tumeur qu’on ne m’avait pas encore découverte n’y suffisait pas !

Dans ce mauvais coton, j’eus deux épisodes d’égarement. Le premier à la toute fin de semaine dernière, chez Marie-Jo et Jean-François aujourd’hui à mon chevet, où Philou et Marie-Lau nous avaient rejoints. Grâce au médicament prescrit, je n’avais plus mal. Mais ma tête restait bien lourde. Le dimanche, je me trouvai soudain clouée sur place, bouche bée, incapable de parler, d’avancer ou de reculer, pendant une bonne trentaine de secondes, me dit-on. Comme ahurie.

Le lendemain lundi, devant le métro à quai, je restai figée, ne sachant ni monter ni reculer, me dandinant sur mes pieds aimantés au sol et que je tentais de décoller, le regard vide, « comme halluciné » dira François qui m’accompagnait, aux neurologues. Je pris avec lui le train suivant sans m’expliquer cet épisode dont j’ai une mémoire trouble. Nous retrouvâmes notre ami Yves cloué sur son lit d’hôpital, et si malade. Heureux de notre visite, il eut la gentillesse de me trouver resplendissante dans la lumière. Je brillais des feux du couchant, paraît-il. J’en fus touchée, d’autant que François me le confirma. L’épisode du métro était oublié.