Mystérieuse Louise - Emma Zagho - E-Book

Mystérieuse Louise E-Book

Emma Zagho

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Beschreibung

Ary Bostello, influenceuse mode et beauté, n’a plus rien à prouver… du moins, sur la Toile. Fraîchement débarquée à Paris, elle vise plus haut : troquer son aura digitale contre une place bien réelle dans une maison de luxe.

La voie semblait toute tracée, brillante, rapide, sans accroc… jusqu’à ce que la mort de Louise vienne tout brouiller. Un suicide, selon toute apparence… Vraiment ?

Pour Ary, les mystères, c’est son carburant, comme d’autres, le café. Alors, elle fonce et ni sa tribu fantasque ni ses fidèles amis ne l’arrêteront !

Plongez dans la première enquête d’une héroïne qui bouscule les codes et dans un polar Feel Good qui allie humour, suspense et style.

À PROPOS DE L'AUTRICE 



"Emma grandit dans les Hauts-de-France, dans une famille nombreuse et modeste. À 15 ans, elle coécrit son premier livre sous l’impulsion d’une professeure de français. Une passion qu’elle mettra longtemps de côté… jusqu’au jour où un rêve marquant ravive son envie d’écrire.

Elle se lance alors dans un polar feel-good, genre où le suspense se teinte d’humour et de douceur. Inspirée par sa famille et ses passions (art, mode, ésotérisme, médecines douces...) elle crée Ary Bosello, une héroïne pétillante et intuitive.

Mystérieuse Louise, premier opus de la saga, mêle mystère, émotion et légèreté. Un polar réconfortant pour vibrer, sourire… et s’évader.

Et la suite ? Une licorne pourrait bien s’inviter dans l’enquête."












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Seitenzahl: 480

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Mentions légales

Publishroom Factory

www.publishroom.com

 

ISBN : 978-2-38625-971-5

 

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Page de Titre

Emma Zagho

Mystérieuse Louise

 

 

 

 

 

 

À mon père.

Le début de la fin

Un flingue est pointé sur nous.

Mon frère, Thom, est tétanisé. Clara pleure sans pouvoir s’arrêter, reniflant bruyamment. Quant à moi, pétrifiée par l’angoisse, je suis à deux doigts de vomir mes tripes.

Comment en est-on arrivé là ? En ce qui me concerne, je l’ai bien cherché. Dès le départ, ce mystère m’a fascinée. J’ai convaincu Clara que je pouvais l’aider. Et, malheureusement, j’ai aussi embarqué mon grand frère dans l’aventure, même s’il s’y est invité un peu tout seul. Mais au fond, je suis la seule responsable. J’ai plongé tête baissée dans cette histoire, sans en mesurer les conséquences. Cela devait être une incursion maîtrisée. Mais maintenant, il est trop tard pour les regrets. Face à nous, un serpent sans foi ni loi nous fixe d’un regard assassin. L’envie de tuer brûle au fond de ses yeux.

Thom et moi aurions peut-être pu le maîtriser… mais que faire contre un 45 ? Et mon frère est figé, cloué par la peur. J’espère qu’il va se ressaisir, car j’ai besoin de lui. La perte de deux enfants à la fois briserait le cœur de mes parents. Ma sœur Kéo serait anéantie. Et je pense aussi aux proches de Clara, qui est devenue une amie précieuse.

Je refuse cette fatalité. Il faut qu’on s’en sorte. Je ne sais pas encore comment, mais pour y parvenir, je dois me ressaisir. Je tente de calmer ma respiration, de retrouver une once de contrôle, malgré cette impression tenace que nos vies ne tiennent plus qu’à un fil… Et soudain, une lueur d’hésitation traverse ce regard bleu glacial.

Cette âme noire semble lutter pour éteindre les dernières étincelles de sa conscience. Éliminer trois personnes d’un coup, ce n’est pas si simple, finalement… L’insidieux poison du meurtre cherche encore son chemin dans ce cerveau détraqué. Il hésite.

Alors, dans un éclair de lucidité, une idée me frappe : sa soif d’étaler son génie, son besoin de briller pourraient nous offrir un répit salutaire. C’est mince, mais c’est une brèche. Notre seul espoir…

Et alors que le sol semble prêt à se dérober, une question me hante : à quel moment, exactement, tout a-t-il commencé à déraper ?

Je me souviens de mon arrivée… et de tout ce qui s’est enchaîné jusqu’à cette scène délirante de ma vie.

KIRYO

Mercredi 25 avril 2035, Paris est printanier. La journée avait très bien commencé, jusqu’au moment où je sors de ce satané parking, situé à un quart d’heure à pied du lieu de rendez-vous. Une pluie diluvienne s’est brusquement abattue sur la capitale. C’est le pompon ! Je n’avais pas prévu de parapluie, ayant naïvement fait confiance à super miss météo. Peut-être étais-je tombée sur la chaîne « Humour » sans m’en apercevoir…

Quand j’arrive enfin à destination, avenue Montaigne, je suis complètement trempée. L’immeuble est comme dans mes souvenirs, à l’exception de l’accueil où une grande bécasse brune, à l’air ahuri, me reçoit. Je vous dresse le topo. Après avoir jeté un coup d’œil rapide dans un miroir à l’entrée, c’est la catastrophe. J’ai juste envie de disparaître. Mes boucles ont repris anarchiquement leurs droits. Mon mascara a coulé sur mes joues, se mélangeant à mon blush. On voit mes tétons durcis par le froid pointer sous ma veste. Mes chaussures en daim sont foutues. Malgré tout, je prends une grande inspiration et me présente sur un ton, que je veux assuré.

–Bonjour, je suis Ary Bostello, j’ai rendez-vous avec Éric Prigent, dis-je en m'efforçant de masquer mon stress.

J’essaye de rester digne, mais je suis frigorifiée. Des larmes menacent dangereusement de sortir… Je prends une profonde inspiration pour me calmer. La bécasse beugue en me fixant.

–Vous avez une pièce d’identité ? me lance-t-elle sèchement.

Je me plie de bonne grâce à sa requête. Je peux comprendre sa perplexité en me voyant. Après plusieurs allers-retours entre mon humble personne et la photo, elle se décide enfin à l’action.

–Un instant, je vous prie. Je reviens, dit-elle rapidement.

Un quart d’heure après, elle réapparaît avec une belle femme très chic. Celle-ci me toise avec froideur. Après m’avoir rendu ma pièce d’identité, elle se présente courtoisement.

–Bonjour, Mademoiselle Bostello, je suis Vivianne Zhu, directrice des achats. Éric a dû partir en urgence hier matin. Il sera malheureusement absent pour quelques jours. Nous avons bien retrouvé votre entretien sur son agenda. Mais au vu des derniers événements, nous avons dû faire l’impasse vraisemblablement sur quelques rendez-vous.

Et en disant cela, elle jette un regard sévère à sa collaboratrice, qui baisse les yeux. Franchement, la Vivianne n’a pas l’air commode du tout et jusque-là aucun sourire.

Je me sens obligée de me justifier : « Mon rendez-vous avec Monsieur Prigent était une simple… formalité… avant ma prise de poste aujourd’hui… »

–Votre prise de poste ? Avez-vous déjà signé votre contrat ? me coupe Vivianne, l’air surpris.

–Oui, tout à fait. Je dois avoir une copie dans mes mails.

Ils ne se parlent pas dans cette boîte ? Nonobstant mon envie de pleurer, j’essaye de dénicher un mouchoir dans mon sac à main afin de manipuler mon téléphone. Je ne trouve rien. Il ne me reste plus que mes propres vêtements pour m’essuyer les mains. Ce n’est pas très élégant, mais je me tapote les mains sur mon pantalon blanc et c’est un désastre ! J’ai oublié que j’avais touché mes joues. J’y laisse des marques orangées parsemées de taches noires. Malgré tout, je reste concentrée, ce n’est pas le moment de m’apitoyer. Je retrouve mon contrat, dans lequel je sélectionne les deux premières pages restituant les points essentiels. Je lui tends mon téléphone.

Après avoir lu certains passages attentivement, elle me regarde d’un drôle d’air, comme si j’étais une pauvre nana égarée dans ce somptueux décor. Après cette lecture éclair, elle daigne de nouveau m'accorder son attention.

–Je vois, mais en l’absence d’Éric, il faut aller dans le bâtiment B, pour signer des documents afin de récupérer votre badge. Les bureaux sont accolés au nôtre. Ils doivent vous attendre. On les prévient. Mais avant, j’ai l’impression que vous avez besoin de vous réchauffer et de vous sécher. Marie, pouvez-vous demander à Thomas de nous rejoindre ?

Elle doit vraiment me trouver pitoyable, car elle va chercher derrière l’accueil des mouchoirs qu’elle me tend pour m’essuyer. Ce que je fais avec empressement en la remerciant. J’ai une idée précise de mon reflet. Pour une première bonne impression, c’est complètement loupé.

Un très bel homme arrive, habillé en pantalon slim bleu nuit avec un t-shirt blanc très long qui lui arrive pratiquement à mi-cuisse. Une veste déstructurée et de magnifiques sneakers marron clair complètent sa tenue. Il doit être d’origine indienne. Avec des cheveux mi-longs, une petite perle à une oreille seulement, des traits fins et des yeux marron clair entourés de khol noir, il a un style rock du tonnerre. J’adore ! Il a plié ses manches de veste, laissant arborer sur son bras gauche, un tatouage de tigre. Il me dévisage, un petit sourire aux lèvres.

–Bonjour Ary, je suis Thomas Goutham pour vous servir, je suis personal shopper senior.

Dès que je réponds à son bonjour enjoué, il se tourne vers Vivianne d’un air interrogatif.

–Thomas, Ary commence aujourd’hui. Et, avant qu’elle rencontre Charlie, pouvez-vous l’aider à se rafraîchir ? Surtout, donnez-lui des vêtements et des chaussures sur les « bad stocks ». On ne peut pas la laisser prendre froid pour son premierjour.

–C’est évident Vivianne. Il rajoute en me regardant : « Ary, suivez-moi. Quand j’en aurai terminé avec vous, vous serez réchauffée et heureuse », me lance-t-il avec un clin d’œil.

Je me tourne vers Vivianne et Marie pour les remercier chaleureusement de leur accueil. Même si je n’ai pas eu la grâce d’être gratifiée de sourires, elles ont été pour finir efficaces.

–Je vous en prie Ary, une très bonne journée également. J’en profite pour vous souhaiter la bienvenue chez nous, conclut Vivianne, impassible.

Tu parles, la Vivianne n’en pense pas un mot. Elle doit se demander quelle mouche avait piqué le DRH pour m’avoir recrutée ! Je suis sûre qu’elle parie déjà sur le temps que je ferai ici. J’étais tellement absorbée par mes pensées, que je ne me suis pas rendu compte que Thomas me parlait. Après le deuxième Ary, je me reprends.

–Désolée Thomas, vous disiez ?

–On se tutoie, non ? C’est plus sympa si l’on est amené à travailler ensemble, me propose Thomas sur un ton amical.

Après avoir validé mes mensurations, il me conduit dans un salon en velours vert cèdre avec de jolis coussins couleur pastel. De grands miroirs intégrés aux portes des cabines me font face. Ils me renvoient une image affligeante… Cet espace cosy est au cœur de cabines d’essayage connectées qui nous entourent. Il y a même un coffee-bar, avec une machine à café, accompagnée d’une élégante bouilloire, de capsules de cafés et divers thés variés. Le petit plus qui fait toute la différence et invite les clients à se poser. Thomas s’est évaporé. Je reste debout de peur de mouiller les fauteuils et les coussins. Au bout de dix minutes, mon ange gardien revient avec une serviette, des vêtements et des chaussures. Ils ont l’air juste sublimes. Il me tend aussi des lingettes. Merde, j’avais oublié ma tête de martyr.

Je me tiens devant un miroir, m’efforçant d’effacer toutes les taches sur mon visage. Une fois nettoyée, je peux enfin, sans risque, aller dans une cabine. J’enfile le jean bleu nuit large, qui est extra. Il est complété par un t-shirt blanc à col rond en cachemire, impeccablement coupé. Vu le temps, ce cher Thomas n’a pas oublié un gilet clouté. Il m’a aussi pris des bottines blanches en cuir brillant avec des semelles marron d’au moins quatre centimètres !

Cette combinaison flatte particulièrement ma morphologie en H. Thomas a su frapper dans le mille. Il est très fort. Svelte, je ne dépasse pas 1,60 m. Je me trouve plutôt jolie, avec mon petit nez et mes pommettes saillantes. Mes yeux sont vert amande, tandis que mes cheveux sont châtain clair. Je ressemble à ma mère. En revanche, j’ai les fossettes de mon père et ses boucles. Pendant que je m’émerveillais égoïstement devant mon reflet, Thomas a eu la délicatesse de récupérer mes vêtements en les faisant porter au pressing. Il est tellement prévenant. Apaisée, je me tourne vers Thomas qui me sourit.

–Alors, heureuse et réchauffée ? me demande-t-il avec un clin d’œil.

–Merci mille fois. Je me sens vraiment heureuse et réchauffée, lui dis-je, remplie de gratitude.

Comme s’il avait lu dans mon esprit, il me confirme que je peux acheter les tenues pour un prix dérisoire. Ils faisaient partie de la réserve de produits défectueux, d’où le nom des « bad stocks ». Je ne comprends pas ce qui ne va pas avec ces vêtements… peu importe, je les trouve fabuleux ! Je le remercie avec enthousiasme quand j’ai connaissance du prix.

Toujours avec son sourire à tomber, il me répond avec un regard appuyé : « Non c’è di che. Sono al tuo servizio Ary » (De rien. Je suis à ton service Ary). Thomas rajoute sérieusement : « On m’a averti que Charlie t’attend pour les dernières consignes avant ta prise de poste. »

Il me fixe encore en se marrant. Je suppose que je dois être distrayante. Après l’avoir à nouveau remercié de sa gentillesse, je lui souhaite une très bonne journée et le quitte pour me rendre à ce fameux rendez-vous. En sortant, je parcours trois mètres pour arriver au bâtiment B.

Arrivée devant l’entrée, je sonne. À l’interphone, un homme me répond sur un ton aimable. Il y a des progrès… Dès que je me présente, la porte s’ouvre. Je découvre un salon d’invités très cosy. Encore un coin café bien approvisionné. Mon cerveau jubile avec bonheur à l’idée de savourer, au sec, un expresso bien chaud.

En sirotant lentement à petites gorgées, ce précieux or noir, je regarde sur ces écrans géants, une rétrospective des tissus techniques, prônant l’unité et la richesse de la transversalité des métiers. KIRYO est une marque avant-gardiste qui a révolutionné le monde de la mode avec ses matériaux de pointe. Au-delà de cette technicité et de l’élégance des coupes, c’est sa technologie connectée des vêtements à une montre santé qui fait fureur. La plus performante du marché !

Une rousse, très belle, vient me chercher. Hélèna, de son petit nom, travaille au département marketing. Nous montons au cinquième et dernier étage de cet immeuble. Je suis captivée par ses tatouages : des lettres inscrites sur les premières phalanges de ses mains pour former les mots « YING » pour la main gauche et « YANG » pour la droite. Helena a remarqué que je les scrutais avec intérêt. Elle m’explique que son tatoueur est génial. Il est en plus un coupeur de feu hors pair. En raison de ce don particulier, la sensation de douleur serait tout à fait acceptable et la cicatrisation rapide. Pourquoi pas après tout ? Mais, je ne suis pas prête à franchir le pas… même avec un tatoueur-rebouteux !

On arrive devant une porte indiquant Charlie Moon C.M.O. (Chief Marketing Officer). Charlie est grande, blonde, yeux marron foncé et hyper fine. Malgré son calme apparent, je sens qu’elle a l’air contrariée. D’ailleurs, la suite me confirme que je ne faisais pas partie de son agenda du jour.

–Hello, Ary. Éric ainsi que Clara m’avaient forwardée de votre arrivée, mais je ne vous attendais pas avant demain. J’ai une deadline ce matin et je suis hyper charrette. Confusant n’est-ce pas ? déclare-t-elle très speed.(1)

Avec un français approximatif, teinté d’un fort accent américain, elle s’empresse de dire, sans me laisser le temps de réagir : « Lastly, nous n’avons pas réussi à traiter un certain nombre de points qui sont demeurés pending. Ils ont été postponés au prochain brainstorming. Et l’on se focusera dessus, dont votre affectation. For now, vous allez voir the business manager, Djoule. » (1)

Comment ça, mon affectation ? J’hallucine…

–Il me semblait d’après les échanges avec Éric Prigent que j’étais assignée à votre département.

Elle hausse un sourcil et m’explique sur un ton agacé : « Quand vous avez finalisé vos négociations avec le groupe, je devais assister au dernier entretien pour justement vous intégrer et clarifier vos missions avec Éric et Djoule… But I couldn’t be there because of my accident. My assistant Clara is away for a few days, but you’ll see her again soon. In the meantime, you’ll be stepping in for the Personal Shopper who’s leaving shortly. The goal is to immerse you in our products, our concept, and our sales approach. This is only a temporary arrangement. » (2)

Je pense à cet instant qu’elle essaye seulement de se débarrasser de moi, pour aller vaquer à ses urgences. M’efforçant de comprendre, je lui pose directement la question.

–Pourquoi souhaitez-vous que j’aille sur le terrain, alors que je connais bien votre marque ?

Je fais exprès de continuer à parler français. Elle ne se démonte pas, mais je vois ses sourcils se froncer.

Sur un ton impatient, elle rétorque : « The objective is for you to be at the heart of the system so you can give us your feedback. My teams and I participate in the development of new concepts that we test here. But what we want from you specifically are areas for improvement and ideas. You will give us your feedback, your suggestions, and your perspective as an influencer. » (3)

Et sans même me laisser le temps de dire quoi que ce soit, elle enchaîne : « Clara and Éric will be available in a few days. I’ll go over your mission statement with them. In the meantime, I will introduce you to Djoule Mocambé, who oversees Personal Shoppers across all our points of sale. » (4)

La CMO ne prend même plus la peine de fournir des efforts en français. Pour elle, la discussion est close. Elle m’invite à sortir de son bureau et m’emmène au pas de course au 4e étage, porte à gauche.

Dès qu’on toque, Djoule nous ouvre. C’est un grand homme noir, séduisant avec un sourire éclatant. Après les formules de politesse, Charlie détourne son visage vers moi pour me souhaiter une bonne journée, en anglais évidemment, avant de nous quitter précipitamment.

Il est onze heures et je suis déjà lasse. Djoule, pensant être original, me demande :

–Alors, Ary, heureuse d’êtrelà ?

Encore ce mot… je n’en peux plus. Il est en train de perdre, à mes yeux, toute son essence. Je réponds laconiquement : « Bien entendu. »

L’air contrit, Djoule hausse les épaules. Il s’exprime sur un ton d’excuse.

–Je suis désolé, mais nous ne vous attendions pas ce matin. Normalement, votre rendez-vous aurait dû être décalé à demain pour que vous puissiez être reçue comme il se doit par Charlie. Nos agendas ont été bousculés compte tenu des derniers événements et nous avons dû déplacer certains rendez-vous. Mais apparemment, il y a eu un problème avec le vôtre…

Il a réussi à attiser ma curiosité. Machinalement, ma question fuse : « Quels derniers événements ? »

Djoule, éludant carrément ma question, enchaîne : « Camille était censé venir demain pour remplacer Claude qui doit nous quitter prochainement. Or, nous sommes sans nouvelles de lui à ce jour… Il nous reste encore à valider votre lettre de mission, car encore là, il y a apparemment un problème. On fera le point avec le retour d’Éric. »

Décidément, il y a quelque chose de louche. Cela fait deux fois qu’on me parle des derniers événements, sans me préciser lesquels. Et Djoule ne souhaite manifestement pas répondre à cette question. Et pour finir, qui est ce Camille ? Mais ce n’est clairement pas ce point qui m’indispose.

–Bon, au final, je dépends de quel service ? Marketing ? Commercial ?

Ou un mélange improbable des deux …

–Mais des deux Ary, des deux. Votre mission est une nouveauté pour nous tous. Par conséquent, je pense que, dans un premier temps, il serait judicieux que vous puissiez vous familiariser avec nos méthodes et nos produits en vous appropriant le poste de personal shopper. En faisant le point régulièrement, on avisera au fur et à mesure.

–Trèsbien.

Je n’ai pas trouvé mieux tellement je suis surprise. Je me suis fait un tel film sur mon poste… Je me voyais déjà être le fer de lance de nouvelles idées marketing, de produits innovants, devenir la papesse de la mode de demain. Mais non, pas du tout, je suis personal shopper. J’ai l’impression qu’on me spolie mon avenir de diva de la mode.

Patiemment, Djoule prend le temps de me présenter l’équipe commerciale. À la prise de congé, j’ai droit à une très jolie plaquette de la maison KIRYO. Hou hou… C’est une blague ?

Le conseiller RH qui me reçoit m’informe que ma journée sera exceptionnellement écourtée, une fois les formalités administratives finalisées. Ne perdant pas le nord, il me demande si je pouvais envisager de bosser en sus le samedi, en attendant d’en savoir plus sur l’arrivée de Camille. Ben voyons… Le point très positif de cette journée, c’est que je vais enfin me poser dans le petit cocon que je me suis aménagé.

Je prends le métro pour aller récupérer ma voiture dans le parking. Je loue un studio de trente-six mètres carrés à Paris 13. J'ai mis un temps fou à le dégoter, malgré des revenus confortables et la caution de mes parents ! Je pense qu’à l’avenir on va nous demander un rein ou une caution en lingots d’or !

Ma première expérience de Personal Shopper

Dès mon arrivée le lendemain, Djoule me présente l’équipe des personal shoppers seniors de cette vaste agence-salle d’exposition de la marque. Les nouvelles expérimentations sont lancées ici en avant-première, avant de les dupliquer en France et à l’étranger.

Ce super showroom, réparti sur deux niveaux, propose des espaces de vente innovants où les genres masculins, féminins, mais aussi mixtes se côtoient harmonieusement. Certains vêtements peuvent être portés indifféremment, quel que soit le genre, avec des jeux de coutures, d’empiècements et de matières. Leur engagement pour la mixité et l’inclusivité est au cœur de leur ADN. Grâce à des cabines d’essayage connectées, les clients peuvent visualiser leurs tenues sur des miroirs interactifs et se faire livrer leurs achats directement à leur domicile. Et cerise sur le gâteau, il n’y a pas de vendeurs, mais uniquement des personal shoppers dédiés au conseil. Ils sont la vitrine de la marque et occupent un poste très convoité. Ils côtoient les plus grandes stars de la planète. C’est pourquoi le recrutement pour les remplacer est effectué avec grand soin. Je suis donc évidemment heureuse de les rejoindre, mais franchement, ce n’est pas du tout ce à quoi je m’attendais…

Le site propose la même approche avec un conseiller virtuel dédié, dès la création du profil client. Il le guide sur tous ses achats, en tenant compte de son anatomie et de son style.

J’ai baptisé cette approche HOVAX 8 (*), car c’est plus simple de mémoriser les différentes morphologies. D’ailleurs, je songe à écrire, un jour, un livre à ce sujet. Dans mon blog, que j’anime depuis l’âge de quinze ans, je milite pour avoir affaire à des vendeuses, au moins formées aux morphologies et aux couleurs. Franchement, marre qu’elles essayent de nous refourguer des vêtements qui ne nous vont pas du tout… Je me suis fait connaître en publiant plusieurs posts qui n’ont guère été flatteurs pour certaines enseignes. J’en ai même tourné des mini séries rigolotes. Ces streams ont cartonné. D’ailleurs, les marques concernées par mon indignation et celle des internautes ont dû faire des communiqués de presse, ce qui a créé le buzz ! Le début de mon succès sur la Toile… Dès que j’ai commencé à engranger des revenus, je me suis fait accompagner d’un agent, Valentine Lherbier, hyper pro, qui m’aide entre autres à négocier les contrats publicitaires. C’est le prix de mon bien-être et de ma tranquillité.

Tout ce travail d’influenceuse se pratique évidemment sous un pseudo et le mien c’est Giulia, mon deuxième prénom. En plus de mes reportages et enquêtes terrain, j’anime des tutos beauté avec des produits naturels et des lookbooks de mode. Je m’appuie à l’occasion sur mon réseau pour trouver des modèles représentatifs de la société actuelle multiculturelle, au-delà de la dichotomie homme-femme.

Maintenant, une communauté de deux millions d’internautes me suit régulièrement. Malgré tout, j’ai gardé la tête sur les épaules en conservant mon emploi de gérante privée, mais à temps partiel. Les revenus issus des réseaux sociaux peuvent se révéler assez aléatoires…

KIRYO m’a contacté il y a six mois pour me proposer de collaborer avec eux. Il a fallu en négocier les termes, car il était hors de question que mon blog devienne une apologie de leur marque. Surtout, je souhaitais continuer à l’animer, en toute indépendance. Mon interlocuteur privilégié a toujours été Éric Prigent. J’ai donc décidé de prendre un congé sabbatique, la mission chez KIRYO, ne durant a priori qu’un an. C’est la première fois que la marque tente l’expérience avec une influenceuse à domicile. Et tout ce changement de vie, pour apprendre dès mon premier jour que je commence comme personal shopper. Attention, je trouve ce métier super, néanmoins j’aurais préféré en être informée avant de m’engager.

Djoule me guide à travers les différents rayonnages, où je recroise Thomas. J’y rencontre également Éléonore de Coubertin, une superbe blonde, androgyne, qui pourrait sortir d’un magazine. Ses cheveux sont courts, ses yeux sont noirs et profonds, son menton volontaire. Elle porte une longue robe noire, avec un blazer couleur bronze. Son ensemble est accompagné de bottines marron, à semelles noires. Mais le tout est harmonieux et très chic. Dommage qu’elle ne soit pas très chaleureuse ! Avec un sourire très convenu, elle me lance avant de reprendre son travail : « Bonjour, Ary, bienvenue. »

Ensuite, j’ai droit à un certain Mathias Descarts, dans un costume diablement coloré. Si l’objectif est qu’on le remarque, c’est gagné. En y regardant de plus près, les motifs sont vachement modernes et les couleurs s’associent bien entre elles. J’ai l’impression d’avoir une toile de Basquiat sous les yeux. Hormis sa tenue excentrique qui attire l’œil, il est châtain clair, barbu, taille moyenne, mince, avec des yeux bleus rieurs. Contrairement à Éléonore, il est très chaleureux, trop même, voire très tactile. Il fait à peine ma connaissance, qu’il me claque deux bises sur la joue et me souhaite la bienvenue dans cette belle aventure KIRYO, avec de petites tapes sur le bras.

Enfin, je rencontre le fameux Claude Drouint que Camille est censé remplacer.

Ils sont tous habillés par la marque, à l’exception de Mathias. J’ai vu dans mon contrat que c’était « recommandé » dans l’exercice de nos fonctions. Pour nous motiver, nous bénéficions de ventes privées à des prix canon, qui nous sont exclusivement réservées. J’ai hâte !

Djoule me laisse ensuite me familiariser avec les lieux. Je déambule dans les rayons, mais je les connais plutôt bien. J’ai déjà réalisé plusieurs vidéos sur mon blog sur leur concept inédit. D’autres enseignes ont bien entendu essayé de copier leur approche, mais sans tant de succès. KIRYO a toujours eu un coup d’avance.

Je décide d’aller revoir Mathias, mais il est en discussion avec un client. Je reste à distance pour m’imprégner religieusement de son discours d’approche.

Dans l’après-midi, je sollicite Claude pour assister à ses rendez-vous.

Il quitte la maison KIRYO la semaine prochaine pour aller dans une enseigne concurrente, JOLIÈRES. C’est un très beau brun, aux yeux marron, avec de jolies grosses boucles. Il est habillé en chino marron glacé et chemise blanche. Son gilet, noir sans manches, se zippe sur le côté. Original ! Ses bottines sont extra. On retrouve la patte KIRYO avec des plaques gravées « Liberté ». J’adore, c’est chic avec une pointe de grunge. Très consciencieux, il se tourne vers moi, en me lançant : « On y va ? Je vois une cliente qui a l’air perdue. »

–Je te suis. Alors, en quoi consiste exactement ton poste ?

J’ai failli dire « c’est quoi ta lettre de mission ? », mais je me suis retenue à temps.

–Un conseiller en image classique, rien de plus. En général, les clients ont du mal à identifier leur morphologie, sans parler de l’association des couleurs…

–Tu aseu…

Claude m’interrompt, car on s’approche de la cliente en question.

–Bonjour, je m’appelle Claude Drouint, comment puis-je vous aider ?

–Je n’arrive pas à me repérer dans tous ces rayons… Je ne sais pas, si je suis X ou 8. Je trouve que cela se ressemble beaucoup.

–La forme X correspond généralement à un corps très mince, avec une petite poitrine et une taille fine, les épaules étant dans l’alignement des hanches. Le type 8 présente un alignement similaire, mais avec des formes plus généreuses et une taille plus marquée. Donc, on peut affirmer que vous êtesX.

–X ? Mais j’ai toujours pensé être 8 ! Et, finalement, avec toutes ces vidéos dans les allées qui expliquent la morphologie, j’ai commencé à douter.

–C’est plus clair ? Souhaitez-vous que nous prenions le temps ensemble dans vos choix ?

–Ce serait formidable !

–Me permettez-vous de vous poser quelques questions pour mieux vous connaître ?

–Biensûr.

–Votre petitnom ?

–Jackie.

–Très bien Jackie, que faites-vous dans lavie ?

–Je suis barmaid etD.J.

–Impressionnant. Avec ces deux boulots, arrivez-vous à vous ménager du temps pour des loisirs ?

–Complètement. Je fais du yoga et, quand je peux, j’adore tester de nouvelles cuisines. J’en tire mon inspiration pour mes créations.

–Vous cherchez des vêtements pour un événement en particulier ?

–Non, pas vraiment… J’ai envie de changement… de me retrouver avec mon moi intérieur, pour aller de l’avant.

–Ce que je vous propose, Jackie, c’est de vous détendre en dégustant un café ou un thé. Je vais vous faire quelques suggestions. Vous êtes d’accord sur cette façon de procéder ?

Claude m’invite à m’occuper de Jackie. Je l’installe dans le confortable salon d’essayage. J’apprends qu’elle vient de se faire larguer par Luc, pour une jeune institutrice. Cette dernière a des horaires « normaux » et rentre tôt pour lui mitonner de bons petits plats. Jackie en a marre de collectionner les « gros cons » comme elle les nomme. Elle reconnaît devoir fournir des efforts, mais ses boulots la font vibrer. Ils font partie intégrante de son identité. Avec son ex, ils se sont éloignés progressivement l’un de l’autre, après trois ans de vie commune. Cela fait quatre mois qu’ils ont rompu et elle en a assez de pleurer. Un bouchon venait de sauter. C’est toujours plus simple avec une étrangère.

Claude est revenu à peine vingt minutes après nous avoir laissées, poussant un portant roulant chargé de tenues. Super idée !

–Je vous propose quatre tenues. Deux pour le soir. Une autre pour vos loisirs et une dernière pour tous les jours. Avec votre peau, vos grands yeux gris-bleu et vos cheveux bouclés, je vous conseille des couleurs terre etmer.

Jackie, pas très convaincue, lance sur un ton incrédule : « Terre et mer, vous êtes sérieux ? »

–Je suis toujours très sérieux quand il s’agit de couleurs, assure-t-il avec un grand sourire.

–Bon, de toutes les façons, cela ne m’engage àrien.

–Effectivement.

Quand elle sort de la cabine, je suis subjuguée par ce que Claude a réussi à faire. Les ensembles pour son boulot lui vont formidablement bien. Une combinaison-pantalon couleur vert d’eau, avec un décolleté bien échancré. Des pièces en cuir noir aux coudes et aux côtés de la taille rehaussent merveilleusement bien cette tenue. Elle a chaussé les bottines noires, à clous, avec des semelles épaisses. Derrière les talons, il y a des plaques argentées (que l’on peut changer à sa guise) où sont inscrits les mots « Vivre » et « Libre ». Ces chaussures sont magnifiques. La toilette suivante est un jean bleu foncé droit, un t-shirt lâche gris-bleu qui a l’air d’avoir été déchiré au col. Ses manches courtes sont roulées et maintenues aux épaules par une fine lanière en daim bleu. Derrière le t-shirt, une statue de la Liberté, couleur bleue, brodée avec des clous plats. Cette pièce est une pure merveille. Les deux autres tenues sont du même acabit.

Il lui demande de regarder attentivement dans le miroir. En effleurant un bouton à l’écran, une vidéo apparaît de Jackie avec les fringues qu’elle vient d’essayer, sous toutes les coutures. La vidéo met également en avant les caractéristiques techniques des tissus choisis. Cette présentation dynamique est indubitablement un atout vente et permet d’annihiler les derniers doutes chez les clients. Je vois des paillettes dans les yeux de Jackie lorsqu’ils se posent sur moi. Claude a rempli haut la main sa mission.

Dès que Jackie nous quitte, je félicite Claude. Je ne sais pas si je vais réussir à être à la hauteur d’un tel talent !

La journée se passe sans même entrapercevoir ce fameux Camille, mais où est-il ? En plus, je n’ai pas eu le temps de cuisiner mes collègues au sujet « des récents événements », mais je ne m’avoue pas vaincue.

Je continue à parfaire mon discours quand une cliente se manifeste dans mon périmètre. Elle s’est avancée vers moi d’un pas déterminé. Sans cet air renfrogné, elle serait très jolie. Elle me jauge comme si j’étais une erreur dans son champ de vision.

–Bonjour, je suis Ary. Puis-je vous aider ? lui demandais-je avec un immense sourire.

–Bonjour, Ary. Je sais exactement ce que je veux, merci, aboie-t-elle. Pouvez-vous m’indiquer le rayon des sweats et t-shirts ?

Je lui montre le chemin avec courtoisie tout en continuant à l’observer de loin. Je me presse de la rejoindre dès que je la vois prendre des vêtements qui risquent d’accentuer sa carrure athlétique, alors qu’à vue d’œil, elle est taillée en V. Arrivée à sa hauteur, je la félicite d’abord pour ses choix, ensuite, je la questionne : « C’est pour vous ? »

–Vous voyez quelqu’un d’autre ici ? Vous savez, je connais très bien cette marque et le concept. Je suis pour ma part un 8, me professe-t-elle fièrement.

–Chaque morphologie peut être un atout, dis-je d’une voix douce.

–Le fait est que je suis un 8, assène-t-elle catégorique.

–Chez KIRYO, nous attachons un soin particulier à vos goûts. C’est pour une occasion spéciale ?

–Oui, un week-end entre amis, affirme-t-elle en fronçant les sourcils.

–Vous avez besoin d’autre chose ?

–Non, me coupe-t-elle, j’ai simplement envie d’essayer ces tenues avant de valider ma commande, insiste-t-elle.

–Puis-je vous suggérer d’autres vêtements pour vous conforter dans vos choix ?

–Non merci, c’est ceux-là que je souhaite. Ils devraient être parfaits, assène-t-elle, excédée.

Au bout du deuxième parfait, je dépose les armes et je l’accompagne en cabine. Dommage, j’avais d’autres choix à lui proposer qui auraient allégé sa carrure et mis en valeur sa belle poitrine. C’était ma dernière cliente avant de rentrer chez moi, claquée !

Mon héritage familial

Cela fait quinze jours que je fais des va-et-vient pour équiper mon appartement. Je pensais pouvoir prendre mes marques tranquillement cette semaine, mais NON ! Le soir même, j’apprends avec consternation que, ce vendredi, je dois récupérer ma petite sœur, Kéo. Elle s’est incrustée pour la première semaine des vacances d’avril. Elle arrivera par le train du soir. Elle n’a que quatorze ans, mais elle est grande pour son âge. Elle est un peu boulotte, peau claire, longs cheveux lisses noirs et yeux verts en amande comme les miens. Elle a un nez super mignon et des lèvres en forme de cœur. Ma mère l’ayant eu tardivement, on a onze ans de différence.

Pour la petite histoire, ma mère imaginait être réellement ménopausée à quarante-trois ans. Aussi curieux que cela puisse être, elle a dépanné sa meilleure amie avec une plaquette de pilules qui lui restait. En fait, elle faisait tout bonnement un long dérèglement hormonal lié à un problème de thyroïde, comme elle l’apprendra plus tard ! Pensée du jour, avant de lâcher votre pilule, songez à faire un bilan hormonal !

J’ai donc un peu de temps avant que mon petit ouragan de sœur vienne chez moi. Kéo devait partir en Italie chez mes grands-parents paternels, mais mon grand-père a eu un AVC. Il est évident que s’occuper d’une gamine de quatorze ans n’est pas propice à une convalescence sans stress, d’autant plus qu’elle est surdouée, pétillante, manipulatrice, indépendante et surtout prête à toutes les expériences, aussi folles soient-elles. Ce jeune vampire va, comme d’habitude, sucer mon énergie jusqu’à la moelle. Je l’adore, mais je dois reconnaître qu’elle a tendance à mettre mes nerfs à rude épreuve…

Conscients très tôt de son potentiel flagrant, mes parents ont quand même tenté l’école maternelle classique, mais au bout de quelques semaines, l’école a déclaré forfait et nous l’a rendue, s’estimant incompétente pour assurerla scolarité de cette enfant à haut potentiel. Mes parents ont ensuite cherché un autre établissement traditionnel, mais ils ont été confrontés à la même rengaine… Ils se sont résignés à la placer dans cette nouvelle école de surdoués à Lille. Une aubaine, car elle est de surcroît proche de la maison. Kéo s’est retrouvée avec des gosses de son âge, ce qui l’a considérablement épanouie. Dans leur programme éducatif, la socialisation est une priorité. Elle apprend, donc aussi, à composer avec des personnes différentes et surtout moins vives, voire très lentes, dans son référentiel de surdoués. Cet établissement fait partie d’un groupe scolaire allant de la maternelle au Master II. Les écoles de ce groupe sont spécialisées dans les technologies de pointe, telles que la nanotechnologie, la robotique ou encore l’intelligence artificielle. Ma petite sœur a suivi l’intégralité de son cursus scolaire dans cette prestigieuse institution. Elle est actuellement en double master, en physique fondamentale, ingénierie quantique et matière condensée (PFIQMC) et en intelligence artificielle. Une initiative de mes parents pour occuper un max ma jeune sœur…

On est tous proches et, comme toutes les familles, on se chamaille pour un rien. Mon père d’origine italienne, Enzo Bostello, est brocanteur et antiquaire. Nous avons vécu au gré de ses vide-greniers et salons. Dès que nous avons eu l’âge de porter des objets délicats, nous avons été réquisitionnés pendant les vacances scolaires, pour faire office de mains-d’œuvre gratuites et malléables. Ce n’était pas le bagne, loin de là… En fait, pour nous, c’était l’occasion de passer du temps avec notre père. De nature très joyeuse, il a tendance à chanter ou siffloter en travaillant. On a fréquemment repris ensemble des refrains. Malgré tous ces exercices musicaux, je chante toujours aussi faux…

Quant à ma mère, Jada Alsoswa, d’origine yéménite, elle est petite et mince. Elle a le teint clair, les cheveux châtain clair et de grands yeux verts en amande. Ma sœur et moi les avons hérités d’elle. Merci, maman. Son prénom signifie « Cadeau ». Elle est herboriste, naturopathe, magnétiseuse, sophrologue, hypnothérapeute et Maître Reiki. Ce n’est pas une blague. Elle accumule les spécialités, comme d’autres collectionnent les tableaux de maître. Dans sa famille, c’est une tradition ancestrale. Les disciplines se sont enrichies au fur et à mesure des générations. Et cet héritage va sûrement s’arrêter avec nous, sauf si mon frère Thom accepte d’endosser ce sacerdoce.

Quand ma mère, en plus d’essayer de soigner le corps et l’âme de ses patients, elle officie dans une association « le cercle de lumière ». C’est, dans les faits, un cercle d’influence qui défend des grandes causes, aussi bien écologiques que sociétales. Bref, comme vous avez pu le deviner, ma mère est hyperactive !

Mes parents sont toujours aussi amoureux. C’est un accident providentiel qui a enclenché la rencontre fracassante de ces deux âmes sœurs. Ma mère a littéralement défoncé la voiture de mon père en faisant une marche arrière. Elle n’avait pas vu sa voiture arriver.

Ils nous ont élevés en nous donnant le choix de notre spiritualité. Pour eux, celle-ci ne devait pas être un héritage parental, mais l’aboutissement d’une réflexion libre et consciente. Pour ces raisons, personne n’est baptisé chez nous. Cependant, on a tous des prénoms cambodgiens… Un éclaircissement est donc nécessaire à ce sujet.

Ayant eu du mal à nous avoir, ma mère a promis aux dieux dans le temple d’Angkor Wat, lors d’un voyage au Cambodge, de donner des prénoms cambodgiens à ses futurs enfants si les dieux consentaient à la combler. Elle est tombée enceinte deux mois plus tard, ce qui explique nos prénoms. Ary veut dire « la connaissance », Thom, « la transformation » et Kéo, « la femme aux secrets ». On a aussi d’autres prénoms pour faire plaisir à tout le monde. J’ai aussi un troisième prénom, Noor, qui veut dire « Lumineuse ». Naturellement, les enfants Bostello parlent tous couramment l’italien et l’anglais. Mes parents ont mis un point d’honneur à parfaire notre éducation en langues étrangères.

Avec Thom, on a cinq ans de différence, ce qui le rend indubitablement très protecteur, mais je peux toujours compter sur lui, quelles que soient les circonstances. Dieu sait qu’il a parfois été obligé de « mouiller le maillot » pour me sortir de situations délicates. Résidant comme mes parents dans le nord de la France, il ressemble physiquement à mon père. Il est marié à Chann, d’origine cambodgienne. Celle-ci mène une carrière prometteuse dans les ressources humaines. Ils ont un chat adorable qui se nomme Jasper, un angora blanc très câlin, que j’ai essayé à plusieurs reprises de récupérer, mais sans succès.

Par contradiction, Thom a préféré la médecine généraliste, même s’il a un réel don de magnétiseur qu’il rejette avec énergie. Objectivement, il aurait dû être kiné. Il s’est juste planté de spécialité. Dans notre tribu, dès qu’on a un sujet musculaire ou articulaire, on a tendance à d’abord aller le voir. S’il est de bonne humeur, il s’occupe de nous, sinon « on prend rendez-vous comme tout le monde chez le kiné, ou un spécialiste », dixit mon frère. Malgré toutes ses protestations, il reste très imprégné par les médecines douces et la nécessité de traiter un patient dans sa globalité. D’ailleurs, il s’est formé non seulement à la naturopathie, mais aussi à l’homéopathie. Mais, bien entendu, ce n’est absolument pas, d’après lui, pour suivre les pas de notre mère. Non pas du tout… Surtout, n’allez pas lui dire qu’il est bien parti pour reprendre le flambeau familial…

Quant à Kéo, sans avoir les dons de ma mère, elle a une intuition incroyable. Elle est capable de deviner l’âme des gens en dressant un portrait psychologique quasi précis de son interlocuteur. En revanche, elle ne maîtrise pas encore les nuances dans ses propos. Il ne faut pas être susceptible ni sensible avec elle. Cette faculté la rend particulièrement douée pour repérer les points faibles, mais aussi pour les exploiter sans vergogne. Elle a déjà averti nos parents qu’elle ne reprendrait aucune de leurs activités. Mention superflue pour tout le monde…

Pour ma part, pas du tout envie de faire ça, même si j’admets que ma mère en vit très bien maintenant. Son agenda est rempli des semaines à l’avance grâce à ses dons naturels, qui lui ont valu une jolie notoriété. En ce qui me concerne, je n’ai aucun de ses talents.

Malgré notre implication dans les activités familiales et l’éducation stricte de nos parents, j’ai la chance d’avoir trois amis d’enfance, Ana, Lucie et Georges, avec lesquels j’ai passé une bonne partie de ma scolarité.

Mes parents sont à l’aise aujourd’hui financièrement, mais cela n’a pas toujours été le cas. Plus jeunes, on a connu les huissiers et les appels incessants des banques. Heureusement que mes parents prévoyants avaient, dès leur installation dans leur maison, créé un jardin potager qu’ils entretenaient amoureusement. On se débrouillait comme on pouvait. Ces périodes de « vaches maigres » ont forgé nos caractères et nous ont donné la valeur de l’argent.

Rapidement, ressentant le besoin de m’exprimer, j’ai conçu, dès l’âge de quinze ans, un blog dans la mode et la beauté, que j’animais en parallèle de mes cours. Naturellement, après le BAC, j’ai pris la décision de poursuivre mes études en alternance, jusqu’au master, en me spécialisant en gestion privée pour apprendre d’abord à gérer mon argent. À la fin de mon cursus universitaire, j’ai eu l’opportunité de rentrer dans une société de gestion de patrimoine. Eh oui, je vous assure que certains choix de carrière sont liés à notre enfance !

Quand je suis partie de la maison pour poursuivre mes études en alternance, ma sœur devait avoir sept ans. Kéo a très vite pris le relais auprès de nos parents. De toute évidence, douée en informatique, elle a significativement amélioré leurs sites internet en y intégrant de nouvelles fonctionnalités. Elle passait indifféremment des plantes thérapeutiques, aux objets d’art. C’était un incontestable champ d’expérimentation pour elle.

Mais, je n’avais pas réalisé à quel point la situation avait dégénéré… Un soir que je rendais visite à mes parents, j’ai intercepté par hasard un appel du directeur de son école de surdoués à Lille, Henri Racle. Il nous informait qu’elle dormait souvent en classe et qu’elle avait évoqué « ses boulots » comme excuse. Il souhaitait donc échanger incessamment avec mes parents. Elle n’avait que dix ans !

Après mon départ de la maison, se retrouvant seule de la fratrie, la petite avait compensé en usant et abusant de son ordinateur. L’ayant rapidement remarqué, mes parents l’ont contrainte à déconnecter, en l’inscrivant successivement à des cours de guitare, d’échecs et de jujitsu. Oui, je sais, c’est bizarre comme association, mais ces activités avaient le mérite d’être accessibles à vélo de la maison. Cependant, il faut préciser que le sport de combat est une discipline obligatoire pour les enfants Bostello. C’était la condition sine qua non pour sortir le soir et construire une vie sociale en dehors de la demeure familiale. Thom c’était le Kung-Fu. Pour ma part, j’ai opté pour le jujitsu. Mes parents ont dû considérer que cet art martial ferait aussi du bien à la cadette.

Il faut avouer que les activités extrascolaires ne furent pas une très grande réussite pour Kéo. Cette petite peste a cassé sa guitare au bout du sixième cours, en piquant une colère. De surcroît, elle a insulté le professeur de « psychorigide pathologique ». Ce malheureux exigeait absolument de jouer uniquement de vieux classiques dans un ordre précis. De plus, pour les échecs, quand elle gagnait, elle dansait. Ce qu’elle faisait systématiquement à chaque partie, malgré toutes les injonctions de son professeur. À contrecœur, il a fini par la mettre à la porte, car son comportement n’était pas en adéquation avec cette activité qui nécessitait selon lui « de la mesure et de la concentration ». Le jujitsu, n’en parlons pas… Elle simulait toujours une chute, déclenchant un sentiment d’angoisse chez l’entraîneur, qui a essayé à maintes reprises de convaincre mes parents de la désinscrire. Peine perdue…

D’autres expériences proches de la maison, allant de la peinture, au tricot, furent tout autant un échec cuisant pour mes pauvres parents. En attendant, elle continuait, en douce, à passer ses nuits à travailler sur les sites internet. Mes parents ont changé les codes d’accès, qu’elle a craqués sans aucune difficulté. Ils ne s’en sont même pas aperçus. Ma sœur leur a expliqué que la fluidité du site était liée au débit qui avait dû s’améliorer et les nouveautés, des mises à jour de l’hébergeur. Bon, à côté de cela, ils n’y comprenaient pas grand-chose, à l’époque, en informatique. Moi non plus, d’ailleurs. C’est donc passé comme une lettre à la poste. On pensait tous à cette période que ma sœur avait appuyé sur le bouton « pause ».

Mais, à la suite de l’appel du directeur, mes parents ont convoqué Kéo pour un entretien formel, ce qui voulait dire clairement que ça allait barder… Une des nombreuses manies de nos parents, quand ils voulaient nous faire passer un message important. Ayant été informés par notre petite sœur, Thom et moi avons prétexté de vagues excuses pour être à la maison à l’heure de cette fameuse convocation. Au vu de tous les cris et des pleurnicheries de Kéo, je peux vous faire, grosso modo, un topo.

Kéo : « J’ai juste dit la vérité à savoir que je travaillais pour vous. »

Mon père effaré : « C’est nous qui travaillons pour t’élever… »

Ma mère rajoute : « Tu n’es pas payée, il me semble… »

Kéo : « Si, je suis hébergée, nourrie, blanchie. »

Ma mère encore mesurée : « Tu as dix ans, c’est normal, ma chérie. »

Kéo : « Mais je vous dois la vie… »

Elle a une petite voix toute douce quand elle précise cette évidence. La vache, elle y va fort !

Ma mère qui commence à s’impatienter : « Et c’est pour cela que nous sommes responsables de toi… »

Kéo, pédante : « Je gagne suffisamment d’argent pour me débrouiller toute seule. »

Gros blanc. Là, avec Thom, on se colle à la porte pour mieux écouter.

Le ton de ma mère monte d’un cran : « Comment ça, tu gagnes de l’argent ? »

Kéo, sur un ton de défi, lance : « Grâce à mon blog… »

Elle s’interrompt brusquement en réalisant sa bévue.

Mon père choqué : « Quel blog ? »

J’ai l’impression à sa voix que le Ciel lui est tombé sur la tête.

Ma mère, sur un ton féroce, poursuit : « Étant mineure, tu as besoin de notre autorisation Kéo. Donc, explique-nous comment tu as réussi ce tour de force… »

Devant les mines terribles que nos parents devaient afficher, Kéo a déclaré forfait. Là, on apprend que cette petite sournoise avait usurpé l’identité de nos parents, imité leurs signatures, souscrit un compte en ligne au nom de ma mère, fait rerouter les appels sur son portable… Bref, à dix ans, elle avait créé tout un univers virtuel et complètement frauduleux…

Aussi incroyable que cela puisse être, son site marchait du feu de dieu. Il regroupait les deux domaines de prédilection de mes parents, avec quelques subtilités. Kéo abordait les plantes dans la criminologie et l’histoire des objets d’art à travers les plus grands cambriolages. Je sais, c’est hyper bizarre pour une gamine de dix ans. Je suppose que notre éducation stricte l’incitait à sortir des sentiers battus… Ma mère a bien entendu une autre analyse et affirme que j’ai eu une très mauvaise influence sur ma petite sœur avec ma manie d’enquêter à tout bout de champ… Je réalise, en fin de compte, que c’est une tare familiale…

Toute cette vie secrète expliquait qu’elle ne dormait pas beaucoup… Après toutes ces fracassantes révélations, la punition est tombée, implacable. Interdiction d’aider les parents dans leurs boulots respectifs, obligation d’avoir une seconde activité, confiscation du PC et du téléphone pendant trois mois, arrêt du blog. S’ensuivit l’indignation de ma sœur, avec des cris terribles. Mes parents rajoutent qu’elle avait intérêt à réparer les dégâts, qu’elle avait causés avec l’école. Évidemment, là, elle ne moufte plus. Silence.

Ma mère, inflexible, rajoute, rageuse : « Très bien, ton silence est éloquent, la punition vient de passer à six mois. »

J’entends des bruits de quelque chose qui se fracasse par terre. J’imagine que Kéo a jeté sciemment un vase au sol, ou quelque chose de précieux.

Mon père, énervé, hausse le ton : « On va donc supprimer l’abonnement à la fibre et ton portable. Il te restera le téléphone fixe dans le bureau de ta mère. »

Très futé, mon père ! Kéo capitule enfin en acceptant les premières conditions.

Petit extrait de l’échange avec Henri Racle, pour lequel j’ai voulu absolument être présente. Nous étions donc réunis, mes parents, Kéo et moi. Après les formules de politesse, Henri Racle entre dans le vif du sujet.

Henri Racle : « Pour aller à l’essentiel, votre fille a d’excellentes notes, mais depuis quelques mois, elle est amorphe, jusqu’à s’endormir en classe. Tout va bien chez vous ? »

Ma mère affirme que tout va parfaitement bien.

Henri Racle : « A-t-elle des problèmes de santé dont vous souhaiteriez nous faire part ? »

Ma mère assure encore une fois qu’elle va très bien.

Henri Racle, sceptique, lance sur un ton narquois : « Pourquoi donc à dix ans parle-t-elle de ses boulots ? »

Mon père répond innocemment : « On ne comprend pas du tout de quoi elle parle. »

Il devrait faire du théâtre, il est très convaincant.

Henri Racle : « Elle nous a indiqué travailler le soir et les week-ends pour vous. »

Ma mère le contredit sur ce point : « Pas du tout. Elle peut prendre, de temps en temps, des appels en rentrant des cours, ou encore faire l’accueil le samedi matin, en faisant ses devoirs, je précise… Rien d’autre. »

Mon père poursuit les explications : « Moi, quand je pars c’est souvent pour une journée et je reviens tard. Cela m’arrive de l’emmener mais uniquement pendant les vacances scolaires. »

Henri Racle : « Elle nous a affirmé s’occuper de stratégie. »

Mon père fait toujours semblant de ne pas comprendre : « Ça veut dire quoi ? »

Henri Racle : « Je vous pose justement la question. »

Ma mère continue de jouer la comédie : « On ne comprend toujours pas la question. »

Tu parles, elle avait très bien saisi. Ma mère se tourne vers ma sœur pour lui demander : « À quels sujets faisais-tu référence ? »

Kéo : « Je ne me rappelle plus pourquoi j’ai dit ça. Dans les journaux économiques, ils parlent beaucoup de stratégie. Je trouve que ce mot sonne bien. Ça donne l’impression de contribuer à quelque chose de très important. »

Ma mère en se tournant vers Henri Racle : « Vous voyez, même elle ne comprend pas vraiment ce mot. »

Henri Racle pas du tout convaincu, vu le QI de ma sœur, capable de discourir pendant des heures sur ce principe : « Hum, hum… Kéo, que fais-tu exactement comme travail le soir ou le week-end pour tes parents ? »

Kéo : « Je lis. »

Henri Racle, perplexe : « Tu lis quoi exactement ? »

Kéo : « Des revues et des livres dans leurs domaines respectifs. Et quand je découvre quelque chose d’intéressant pour eux, je leur en parle. »

C’est complètement vrai et personne ne lui avait jamais rien demandé. C’était devenu assez énervant de la voir constamment leur expliquer comment faire leur boulot. Elle est épuisante.

Henri Racle : « Ce sont tes parents qui te l’ont demandé ? »

Kéo : « Pas du tout ! L’art et la santé sont des passions, comme les jeux vidéo ou le skate pour d’autres. C’est moins dangereux et addictif. »

Henri Racle toussote : « Certes… Envisages-tu d’être médecin ou spécialiste en art ? »

Je comprends tellement son étonnement, vu les spécialisations de son groupe scolaire.

Kéo : « Non pas vraiment, ça m’amuse tout simplement. »

Henri Racle, toujours aussi dubitatif : « Et, tu as d’autres centres d’intérêt ? »

Kéo : « Le jardinage. »

Henri Racle, de plus en plus interloqué : « Ah bon ? »

Kéo : « Oui, mes parents… (leurs regards appuyés incitent ma petite sœur à être prudente) m’apprennent à faire pousser des légumes. »

Ma mère intervient en ressentant le besoin express de rajouter : « Pour se connecter à la Terre et se ressourcer, il n’y a rien de mieux. »

Heureusement que ma sœur n’a pas terminé sa phrase, car je sais très bien ce qu’elle voulait dire. Dès lors, où l’on habite sous le toit de nos parents, les corvées de jardinage constituent les obligations de base, en plus des tâches ménagères. Mes parents ont un don particulier pour exploiter gratuitement leurs enfants.

À leur retour à la maison, elle a cassé les oreilles de nos parents en jérémiades. Elle ne cessait de répéter qu’on lui enlevait le pain de la bouche, qu’elle était maltraitée. Ma mère lui a ordonné d’arrêter son blog, de clôturer les comptes. Elle l’a obligé à s’inscrire à des loisirs… Évidemment, Thom et moi étions solidaires de nos parents. Elle nous a tous qualifiés de barbares sadiques. Un vrai délire… Ses pleurnicheries ont duré des semaines. Elle a essayé de faire une grève de la faim qui s’est essoufflée au bout deux jours… Puis, elle a fabriqué des pancartes indiquant successivement les mots, dictature, liberticide, avenir bradé, dépression, suicide… Au dernier mot, ma mère a craqué. Magnanime, elle a accepté qu’elle utilise Internet vingt heures maximum par semaine, une journée le week-end, et une partie des vacances scolaires. Elle devait se débrouiller avec ces contraintes pour ses devoirs et loisirs. Évidemment, il y avait une contrepartie à cette mansuétude. Kéo devait conserver une activité extrascolaire, en plus du jujitsu. Elle a opté pour le dessin, car, selon ses dires, elle pouvait retranscrire la perversité des adultes. Naturellement, elle s’est orientée vers la BD satirique.

Après trois mois, mes parents ont consenti qu’elle reprenne son blog. Ils l’ont aidé à tout organiser légalement, en n’oubliant pas de lui demander tous les codes et mots de passe pour suivre son activité. Pour verrouiller leurs plans, ils ont pris des cours d’informatique pour déjouer les futures intrigues diaboliques de leur fille. Ils étaient hypermotivés. Ils avaient trop conscience que ce n’était que le début d’un long chemin semé de manipulations et de négociations acharnées.

C’est un aperçu de la jeune Kéo qui va venir chez moi dix jours.

Une énigme

Le vendredi, j’arrive au boulot quarante-cinq minutes avant l’ouverture prévue à dix heures. Je me prends un long café avec une brioche à la praline que j’ai achetée sur le chemin, en attendant d’être rejointe par mes collègues. J’ai bien compris qu’il fallait que je sois là tôt pour avoir le temps de papoter un peu avec eux. Dix minutes après, Mathias arrive, habillé d’un costume façon Picasso dans sa période bleue. Mais où trouve-t-il toutes ces fringues ?

Il me salue gaiement en me faisant la bise. Toujours aussi tactile.

–Tu es très matinal, Mathias.

–Oui, j’aime prendre mon temps… Tiens, j’ai récupéré, à l’accueil, ce paquet à tonnom.

–C’est quoi ?

–Cela ressemble aux box que l’on offre aux nouveaux entrants.

Curieux, il se pose à mes côtés quand je l’ouvre. Au fur et à mesure que je sors les produits, je découvre, enthousiaste, un parfum, un livre sur l’histoire de la mode, un bracelet et un adorable pin’s représentant le symbole de l’infini. Après nos échanges sur les différentes box que Mathias a pu découvrir avec ses collègues, je me dis qu’un climat de convivialité est installé. Il est temps d’en savoir un peu plus sur ce qui se passe dans cette entreprise.

–Alors, Mathias, quand j’ai été reçue hier par Vivianne, Charlie et Djoule, ils ont tous évoqué vaguement de « récents événements », mais sans m’en dire plus. Il s’est passé quelque chose de graveici ?

–Louise est morte… il y a quelques jours.

–Qui est Louise ?

–Désolé, c’est l’assistante du président, Elie Hellmann. On aurait retrouvé son corps dans un chalet, dimanche dernier. Et d’après les rumeurs, elle se serait suicidée. Je n’en sais pas plus. La police a ouvert une enquête. Ils ont commencé à interroger les proches.

Je n’ai même pas le temps de réagir qu’il embraye : « Tu risques aussi d’être interrogée. »

–Je ne vois pas pourquoi. Je viens seulement d’arriver, m’écriais-je.

–On a tous été questionnés. La routine, je suppose, tente d’expliquer Mathias.

–Mais c’est quoi le rapport avec le départ précipité d’Éric Prigent et l’absence de Clara ?

–Louise était l’amie de Clara. Son suicide a dû la chambouler.

–Et pour Éric Prigent ?

–Il est responsable RH. Le suicide d’un collaborateur soulève beaucoup de questions, surtout s’il est question d’une belle femme… il doit sûrement enchaîner les réunions avec les juristes et le staff.

–C’est tout à fait possible. D’ailleurs, ils m’ont expliqué que mon arrivée d’aujourd’hui aurait dû être reportée à demain…

–Vu le contexte, ce n’est pas surprenant.

–Mais pourquoi le DRH s’est-il absenté pendant quelques jours ?

–J’ai entendu dire qu’il était question de tables rondes avec tous les grands responsables pour discuter du climat social.

–Tu m’étonnes… Quand l’enterrement est-il prévu ?

–Pour l’instant…