N’oublie jamais d’où tu viens - Chantal Risbecq - E-Book

N’oublie jamais d’où tu viens E-Book

Chantal Risbecq

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Beschreibung

Maurice nourrit en secret un amour profond pour Marie, promise à Auguste. Le choix de cette dernière, guidé par son cœur, ne sera pas sans conséquences, bouleversant non seulement la vie de ces deux amis d’enfance, mais aussi l’équilibre fragile entre leurs villages respectifs. Flamenville et Siouville, en pleine rivalité, se disputent l’accès à une plage convoitée pour son varech, une ressource vitale pour l’agriculture locale. Dans cette lutte où s’entrelacent passions amoureuses et enjeux communaux, les destins de Maurice, Auguste et Marie s’entremêlent, sur fond de soulèvements populaires en France et des tourments de trois guerres en Europe. L’amour saura-t-il triompher de ces épreuves dans ces périodes de troubles ?

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Fortement influencée par l’engagement politique et syndical de son père et par l’intérêt qu’elle porte aux anciens, Chantal Risbecq y a trouvé sa principale source d’inspiration pour l’écriture de "N’oublie jamais d’où tu viens".

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Seitenzahl: 634

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Chantal Risbecq

N’oublie jamais d’où tu viens

Roman

© Lys Bleu Éditions – Chantal Risbecq

ISBN : 979-10-422-5759-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Introduction

« N’oublie jamais d’où tu viens, mon fils », répétait Maurice à son fils Émile, puis Émile à son fils Jean. N’oublie jamais d’où tu viens, mon fils est une saga familiale, un devoir de mémoire transmis de génération en génération. Les personnages traversent le XIXe siècle, de 1820 à la Commune. Ils se battent avec acharnement pour des valeurs nouvelles, dans une France et une Europe en plein bouleversement politique, économique et social.

Leur histoire est celle de la France moderne aussi, et l’on ne saurait lire et comprendre les turbulences actuelles sans appréhender les combats de nos aïeuls pour le droit, la justice, la liberté, sans saisir les luttes menées, sans évoquer la succession des multiples régimes politiques, les courses au pouvoir de leurs protagonistes… trop souvent au détriment du peuple.

Le récit nous plonge au cœur d’une saga familiale dans laquelle la grande Histoire de France rencontre l’Histoire provinciale : guerres de clochers, luttes sociales, recherche d’idéaux, avec comme étendard l’amour, l’esprit de famille et les femmes, ces héroïnes trop souvent oubliées de la grande Histoire…

À l’aube de la Première Guerre mondiale, Anne découvre le manuscrit de sa mère Justine. Avec la complicité de son frère Jean, elle nous plonge au fil de sa lecture dans la saga des Gault et des Fabry.

Tout commence par une querelle entre deux villages normands, Flamanville et Siouville, autour de la coupe du varech et des premières luttes idéologiques qu’elle impliquera par la suite.

« N’oublie jamais d’où tu viens », c’est ce que me disait mon père. Sa voix résonne encore en moi et c’est en pensant à lui que j’ai écrit ce récit. À lui et à tous ces hommes et femmes issus du modeste monde paysan, à la fois dur et fort, rude et profond. Appuyé par sa femme, mon père a pu étudier et réussir sa carrière dans la sidérurgie. Cependant, il n’a jamais oublié d’où il venait. Comme syndicaliste et adjoint au maire, ses coups de gueule furent nombreux et sa rage pour défendre les plus opprimés, jamais tarie.

La politique a un sens ; le progrès social, l’éducation et la justice sociale en ont aussi.

Les protagonistes du roman, hommes et femmes, attachés aux valeurs républicaines, croient en une société meilleure. Ils sont solidaires et révoltés. Pour cela, ils occupent les rues, ne craignent pas les baïonnettes : ils se battent dans l’intérêt de tous et font de la politique une action noble du quotidien, de proximité, redonnant au mot toutes ses lettres de noblesse.

Ils nous font comprendre que « N’oublie jamais d’où tu viens, mon fils » ne parle pas que du passé. Qu’en est-il vraiment aujourd’hui ? La crise que nous traversons est une grave crise de valeurs et les mouvements de révolte qui se multiplient dans nos sociétés occidentales sont là pour rappeler à nos dirigeants que les peuples n’ont pas perdu leur voix. Quand il le faut, les hommes savent s’unir et ne craignent plus.

Prologue

« N’oublie jamais d’où tu viens, mon fils ! »

Anne laisse la porte du grenier ouverte derrière elle. La poussière du lieu l’enveloppe encore tout entière, mais ce n’est pas désagréable.

Elle tient dans ses mains une feuille de papier jaunie qui sent bon les années passées. Elle lit une fois encore la phrase écrite en gros caractères par la main de sa mère.

« N’oublie jamais d’où tu viens, mon fils ! »

En bas de la page se trouve la signature : Justine Gault.

Anne caresse les douces lettres d’un doigt. Elle ressent alors la présence de Justine, de son père Émile, mais aussi celle d’Auguste, de Marie, de Manon… et un profond sentiment de fierté l’envahit.

Elle a pris sa décision lors de la dernière veillée de Noël, dans la maison de Normandie. Cette période est l’occasion pour toute la famille de se réunir. Son frère Jean, avocat au barreau de Paris, avait abordé, le premier, le sujet à la fin du repas.

— C’est important de perpétuer la mémoire. Si je suis devenu avocat, c’est parce qu’un jour, j’ai promis à nos parents de poursuivre toute ma vie le combat qu’ils avaient mené, avec la famille Fabry, pour tenter d’offrir aux générations futures cet idéal dont tous rêvaient. J’ai voulu que mes enfants comprennent la dimension des verbes : partager, transformer, délivrer, libérer, agir, organiser, unifier. J’ai aussi promis de m’engager dans le combat politique pour faire triompher les valeurs républicaines et reprendreainsi le flambeau porté avec fierté par grand-père Maurice et Auguste Fabry. Papa me répétait souvent : « N’oublie jamais d’où tu viens, mon fils ! Bats-toi, non pas pour toi, mais pour défendre ces valeurs de justice, de fraternité qui sont les nôtres. J’espère qu’à ton tour, tu seras le garant de ces combats que ta mère et moi avons menés et avant nous, ton grand-père Maurice et ta grand-mère Marie. Cette robe d’avocat, Jean, tu la dois à cette paysannerie normande. Garde toujours ça à l’esprit. »

— Et maman de rajouter, s’exclame Anne, « La famille ! » C’est ce qu’il y a de plus important au monde ! Dans les moments de doute, de désespoir, de chagrin, de tourmente, elle seule est là pour vous épauler, vous soutenir et vous aider à trouver une solution. Quoi que vous fassiez, elle ne vous abandonnera jamais.

Combien de fois Émile leur avait-il raconté tout ce qu’avait entrepris son père Maurice, le Flamanvillais et son cousin Auguste Fabry, le Siouvillais ? Combien de fois avait-il retracé leur implication dans la vie communale, à une époque où Siouville et Flamanville se disputaient un seul lopin de terre, vital pour chacune des deux communes ?

L’idée surgit comme une évidence pour la journaliste : il est temps pour elle de raconter cette histoire.

Une fois dans le grenier, Anne ouvre le lourd coffre qui, elle le sait bien, contient la plupart des écrits de sa mère. Elle tombe sur « N’oublie jamais d’où tu viens, mon fils ! », deux centaines de pages manuscrites qui retracent l’histoire des familles Gault et Fabry. Même si Anne connaît l’existence du manuscrit, elle n’avait jusqu’alors jamais osé s’y plonger. Mais le moment est venu, elle le sait, elle se sent prête.

Émue, elle saisit le tas de feuilles et s’approche de la minuscule fenêtre pour commencer à les parcourir.

***

En guise de prologue, Justine a glissé un extrait de son journal.

15 mars 1878

Ce soir, Jean est venu nous voir, juste après sa plaidoirie au tribunal. Mon cher Émile, que je sens s’affaiblir au fil des mois et qui ressasse sans cesse les souvenirs d’antan, nous a fait revivre l’histoire des Siouvillais et des Flamanvillais. Il y tient tellement. Pour ma part, j’ai cuisiné de la daurade.

Jean connaît par cœur l’histoire de Siouville et Flamanville, mais il s’est laissé encore une fois prendre au jeu.

J’ai utilisé ma plume de journaliste pour dénoncer les injustices de notre société et décrire la misère de notre pays, pour appuyer les révoltés et les idées politiques que je jugeais nécessaires à un monde meilleur. Ce monde meilleur est possible, j’en reste convaincue et je suis fière que mes deux enfants le croient aussi. À vrai dire, ils ont de qui tenir.

Leur grand-père Maurice Gault et Auguste Fabry n’avaient, eux aussi, qu’un seul objectif : tendre vers une nouvelle société dans laquelle la justice et la vérité primeraient sur toutes les lois. C’étaient deux idéalistes qui s’imaginaient une société vertueuse, pleine de promesses d’avenir, dont le but serait d’édifier de nouvelles institutions, redistribuer les richesses, défendre le peuple contre l’aristocratie, l’Église et la puissance de l’argent, améliorer les conditions de vie et de travail des hommes et des femmes ! Je pourrais encore continuer.

Et l’on a bien failli voir ce modèle de société émerger avec la Commune.

La Commune a bien été le seul gouvernement honnête qu’Émile et moi n’ayonsjamais connu. Les loyers avaient été gelés, le gouvernement avait mis un terme à la concurrence anarchique et ruineuse, les fabriques étaient sous le contrôle des travailleurs, le travail de nuit limité, les pauvres et les malades nourris ! De la Commune était née la séparation de l’Église et de l’État. La religion était donc devenue une affaire privée, les sans-logis avaient pu profiter des bâtiments publics et les privilèges des hauts fonctionnaires avaient été abolis.

Je n’oublie pas non plus l’éducation publique, les lieux de culture et d’apprentissage ouverts à tous, les travailleurs étrangers considérés comme frères et sœurs, des alliés pour réaliser une République universelle des travailleurs de tous les pays. Était née une belle émancipation sociale et économique de la classe ouvrière dont les hommes et les femmes s’étaient retrouvés lors de maintes réunions pour discuter de la vie sociale, dans l’intérêt du bien commun.

Tout cela est indubitablement socialiste ! On leur doit tout aux communards : ils auront ouvert la voie vers une société libre et démocratique pour plus de solidarité, d’égalité de chance et une justice sociale.

Auguste et le grand-père Maurice, eux aussi, ont fait partie de cette trempe d’hommes, avec leurs épouses à leurs côtés, le cousin Eugène et l’oncle André. Tous ont combattu pour que cesse l’exploitation de l’homme par l’homme. Quant à ma chère Manon, ma sœur d’âme, elle est bien la digne fille d’Auguste. Elle a tellement travaillé à soulager la misère physique et morale des hommes.

Je vois encore les yeux brillants de mon Émile. Demain, je lui ferai part de mon idée de tout mettre par écrit. Je suis certaine qu’il appréciera. Je suis une vieille dame et je dors peu. Voici donc mes premières notes directement tirées des propos de ce soir.

Maurice et Auguste n’étaient pas destinés à devenir des inséparables, prêts à voler au secours l’un de l’autre. Ces deux-là, d’amis sont devenus ennemis pour enfin revenir à de bons sentiments et défendre les mêmes causes. Leurs ressentiments à l’égard l’un de l’autre sont tout autant dus à une histoire de cœur qu’à une histoire de village.

Anne fait une pause. Elle se rappelle bien ces récits sur le varech. Qui n’en avait pas entendu parler dans la famille ? Elle aussi la racontait souvent à ses enfants lorsqu’ils étaient jeunes et que tout le monde se réunissait dans la maison familiale de Normandie.

Pour l’histoire du village, il faut remonter jusqu’en 1789, onze ans avant la naissance de Maurice et Auguste. À cette date, la configuration des domaines de Flamanville et Siouville, propriétés du comte de Sesmaison, se trouve bouleversée. L’Assemblée constituante a décidé que la France se diviserait dorénavant en communes. Le comte de Sesmaison perd de ce fait une partie de ses biens, mais il demeure malgré tout propriétaire de pas mal d’hectares de terres sur ses anciens domaines, transformés désormais en deux communes, Flamanville et Siouville, qui ne parviennent pas à s’accorder sur les limites de leur territoire. Le comte finit par gruger l’une et l’autre au profit de Tréauville.

Or, Siouville se sent lésée par cette découpe qui avantage Flamanville, laquelle possède déjà des kilomètres de côtes rocheuses, telle l’anse dite du Platet avec son enclave du mont Saint-Gilles. C’est là où Émile amenait Jean ramasser les coques lorsqu’il était petit. Je m’en souviens bien ! Je le vois encore se mettre à courir à mon signal sur le sable mouillé, la mer s’étant retirée à plusieurs centaines de mètres du rivage. Il rentrait alors dans cette eau toujours froide, quelle que soit la saison, à mon grand désespoir ! Je m’inquiétais tellement pour sa santé et je surveillais d’un œil vigilant ses ébats. Jean finissait toujours par éclabousser les femmes occupées à ramasser les bigorneaux pendant que les hommes s’adonnaient à la cueillette du varech.

Siouville s’oppose donc vivement à cette nouvelle répartition qui lui octroie des côtes dérisoires, comparées à celles accordées à Flamanville. Le mont Saint-Gilles est le seul à donner l’accès à l’anse et plus particulièrement à ses rochers recouverts de varech, sur lesquels on pratique la cueillette depuis des siècles entre gens d’un même fief qui se connaissent parfaitement bien. Le varech est considéré comme le meilleur engrais naturel, mais avec la nouvelle loi, il devient exclusivement réservé aux communes en bord de mer, et compte tenu du nouveau découpage, Siouville s’en trouve défavorisée.

Flamanville n’entend pas se laisser déposséder de ce rivage fécond au profit de sa voisine Siouville. Une discorde de plusieurs dizaines d’années s’ensuit donc entre les deux communes. Et leurs habitants, jadis unis autour d’une même seigneurie, vont très mal vivre toutes ces décisions malgré les liens fraternels qui les unissent. Or ; il n’existait pas d’autre engrais que le varech qui, en plus, ne coûte rien au paysan. Il lui vient tout droit de la mer.

Lorsqu’elle était plus jeune, Anne avait baptisé cette histoire : « La guerre du varech » et s’était souvent imaginée les hommes et femmes des deux villages se battre à coup de fourche pour la récolte du précieux engrais. En vérité, la discorde liée à la découpe communale avait surtout provoqué des discussions animées le dimanche, au coin de la cheminée. Elles étaient parfois un peu violentes, mais l’amitié et le sens de la famille reprenaient toujours le dessus.

Ces souvenirs poussent Anne à se replonger dans sa lecture.

Les choses ont cependant failli bien mal tourner entre le père d’Émile, Maurice, né à Flamanville, revenu dans son village natal après deux ans d’absence, et Auguste Fabry, le maréchal-ferrant de Siouville, devenu son cousin par alliance. Émile nous a rappelé que, selon Maurice, certains y avaient bien perdu des amis. Dans ces deux petits villages, tout le monde se connaît et a des liens de sang plus ou moins éloignés. L’époque n’est d’ailleurs pas si lointaine, où les parents d’Auguste Fabry et de Maurice Gault se retrouvaient chaleureusement pour partager ensemble les moments de convivialité que leur offrait la traditionnelle coupe du varech. La défense, par Siouville, au droit d’accès de sa cueillette les éloigne quelque temps les uns des autres.

Mais ce qui finalement réunit les familles Gault et Fabry, plus que les mariages, ce sont les périodes difficiles que chacune d’elles a traversées. La vie n’a finalement épargné aucun d’entre eux, tant du côté d’Auguste que de celui de Maurice. Tous ont été touchés par les changements de régime, les révolutions et les guerres, celle de Crimée, la campagne d’Italie, la Prusse… Ces terribles guerres et le régime impérial de Louis Napoléon qui allaient provoquer l’épuisement de la croissance économique. Ce qui explique la résurgence du mouvement ouvrier dès 1869, poussant l’Empereur à déclencher la guerre à la Prusse, convaincu qu’il était de la gagner, sous le prétexte d’apporter ainsi à son peuple des gains territoriaux qui affaibliraient la Prusse et mettraient fin à la crise financière et industrielle.

Et le résultat, on le connaît : la famille, comme beaucoup d’autres, va une fois de plus payer un très cher tribut à ce régime qu’il était temps d’abattre. Malheureusement, la chute du régime se fait une fois de plus dans le sang ! La misère amène les révolutions et les révolutions, les guerres.

Émile et moi pensons qu’il faut empêcher les guerres à tout prix. Nos familles ont vécu trop de drames à cause des guerres. N’oublions jamais que l’agression contre un homme est une agression contre tous les hommes. Si nous perdons ce sentiment de compassion devant la misère, nous ne valons plus grand-chose.

Jean nous a avoué qu’un jour il rentrerait en politique pour continuer son combat d’avocat. Seulement, il devra se méfier des ambitieux et des parvenus, des beaux parleurs, incapables de passer à l’action. Le monde politique peut être pervers, hypocrite et cruel et combien il peut faire taire, voire assassiner, les plus nobles idéalismes.

Je suis très émue ce soir. Je suis certaine qu’un jour ces lignes seront lues par au moins quelqu’un et ce sera déjà merveilleux. Ce sera une part de notre héritage, à Émile et à moi.

Alors, voyons voir… si Auguste et Maurice se sont disputés, c’est bien sûr à cause du fameux varech, mais l’amour y est aussi pour quelque chose dans cette histoire.

***

Le paquet de feuilles sous le bras, Anne referme le coffre, puis la porte du grenier. La nuit tombe au-dehors. Le feu de cheminée crépite dans le salon. Elle s’en approche et s’installe dans le vieux fauteuil, celui que son père aimait tant.

Première partie

Maurice Gault a vingt ans quand il quitte Flamanville pour la cité minière de Carmaux, dans le Tarn. Il veut prouver à son père, régnant en véritable patriarche sur ses terres, qu’il peut faire fortune ailleurs que dans les champs et, par la même occasion, tenter d’oublier un amour qu’il n’a jamais osé déclarer, loin, très loin de la presqu’île du Cotentin qui l’a vu naître.

Les fins de mois étant toujours difficiles à boucler, les Amans, depuis leur mariage en 1809, ont pris l’habitude, pour améliorer l’ordinaire, de loger moyennant une petite pension, les nouveaux arrivants à la mine.

Quelques jours avant l’arrivée de Maurice à la cité minière, à l’automne 1820, un coup de grisou tue monsieur Amans. Il laisse derrière lui sa pauvre veuve effondrée, avec pour seule ressource le maigre salaire qu’elle touche de son emploi à la blanchisserie et des quelques heures de ménage chez le docteur Chamberon. Monsieur Amans laisse aussi un orphelin d’à peine douze ans, André.

Comble de malheur, le lendemain de la catastrophe, leur locataire quitte la maison pour se mettre en ménage à la sortie de la ville.

Madame Amans se torture l’esprit pour savoir comment elle subviendra désormais aux charges de la maison. Oh, bien sûr, André est en âge de travailler à la mine, mais sa solde serait bien loin de celle que percevait son pauvre père. Elle compte donc fortement sur la solidarité des mineurs pour lui envoyer quelque nouvelle recrue à héberger.

Et quand Maurice frappe à sa porte à la recherche d’un gîte, elle s’en trouve bien soulagée et satisfaite : non seulement ce jeune homme lui assurera un revenu, la protégera du brigandage, mais l’aidera aussi dans les tâches fastidieuses telles que la coupe du bois, la rentrée du charbon et la culture de la petite parcelle de terre qui fournit les légumes pour la soupe quotidienne.

La mère Amans ne peut s’empêcher de sentir immédiatement pour le petit gars normand une grande tendresse. Elle le perçoit si gauche, si doux, si timide qu’elle se demande d’abord comment il survivra dans cet enfer des mines, puis elle s’attache à lui, comme une mère.

***

Maurice vit maintenant depuis deux ans au rythme immuable de ses journées passées dans la mine.

Ce matin-là, comme tous les matins, il se lève à quatre heures, enfile son pantalon par-dessus son caleçon, passe une chemise de coton puis son gros pull de laine. Il boit ensuite le restant de café préparé la veille par sa logeuse, avant de réveiller André qui le rejoindra deux heures plus tard à cent cinquante mètres sous terre. Puis il part retrouver, dans le froid de cet hiver 1822 qui promet d’être rude, ses collègues qui l’attendent pour descendre, la peur au ventre, dans les couloirs de cette terre où une autre vie, telle une fourmilière, s’organise.

— Salut, Maurice, en forme aujourd’hui ? Pourquoi tu ne nous as pas rejoints au café hier soir ? On t’attendait, nous !

Ce n’est pas l’envie qui avait manqué à Maurice, mais la mère Amans était souffrante hier soir. Elle avait fait deux malaises à cause de la terrible arthrose qui la rongeait. Il n’avait pas voulu la laisser seule, de peur qu’elle en refasse un autre. Son travail à la blanchisserie finirait par la tuer, elle aussi ! À force d’avoir les mains continuellement dans l’eau glacée, elle les avait toutes déformées. Bientôt, elle ne pourrait même plus s’en servir. Ah, qu’elle faisait peine à voir ! Elle, encore si jeune !

— Pauv’femme ! Faut dire qu’en plus, elle ne s’est toujours pas remise de la mort de son mari. Il était bien brave et ils s’entendaient tellement bien ces deux-là ! opine un collègue.

— C’est vrai qu’elle en parle sans cesse, s’exclame Maurice, une pointe de colère dans sa voix. C’est qu’il est parti en pleine fleur de l’âge ! Quelle saloperie, cette mine !

L’un des mineurs, le plus âgé, jette à Maurice un regard grave, chargé de mélancolie.

— Tu vois, Maurice, la mine paie bien, mais elle nous tue tous avant qu’on en profite. Ou elle nous ronge de l’intérieur ou elle nous emporte dans une explosion. Moi, j’suis né ici, j’fais corps avec elle, mais toi, Maurice, pars avant qu’elle ne t’emporte comme les autres camarades. Va rejoindre les tiens avant qu’il soit trop tard ! Si tu fondes une famille ici, t’es fichu ! À quarante ans, tu seras mort, comme beaucoup de copains. Réfléchis bien, Maurice, réfléchis !

Maurice baisse les yeux. Il répond humblement qu’il sait tout cela. Il ne compte pas y passer sa vie, il y restera juste le temps de mettre un peu de sous de côté pour acheter quelques terres et agrandir la ferme de ses parents.

Tout en continuant à discuter avec ses camarades, il passe à la centrale, saisit son jeton de présence, se rend au magasin où l’attendent ses amorces et la mèche pour les tirs de mine. Il arrive au vestiaire où il enfile sa tenue, ses bottes, prend son casque, son ciré et sa lampe à carbure. Il remet son jeton au moulineur chargé de donner par sonnerie les ordres au treuilliste. Il pénètre enfin dans la cage, serré au milieu de ses collègues. Puis la cage s’enfonce vers le chantier, 150 mètres sous terre.

— Dis-moi, Maurice, l’interpelle un de ses camarades, petit et à l’air très malicieux, depuis combien de temps t’es dans l’équipe ?

— Depuis bientôt un an, pourquoi ?

— Il me semble que c’était hier ! Dans quel service t’étais avant ?

— Au traçage des nouvelles galeries.

— Mais t’es fou ! Pourquoi avoir quitté un boulot plus peinard pour celui d’artificier ? Tu peux sauter à tout moment ! T’aimes le risque ou quoi ?

— Non, Gilles, simplement c’est mieux payé. Et en deux ans, j’ai déjà pu mettre quelques sous de côté.

Cela représente des sacrifices, c’était sûr. Par exemple, il ne peut pas aller au bistrot aussi souvent que les autres. Ce n’est pas par avarice, ils peuvent peut-être le penser, mais Maurice a un objectif et il s’y tient.

— Oui, si tu t’en sors ! renchérit Gilles, septique. Tu la vois, cette misère ? Tous les jours, je crois voir la mort. Regarde un peu autour de toi, elle est partout dans ce maudit air qu’on respire tant bien que mal !

Maurice parvient enfin sur son chantier. Il ouvre un casier avec sa clé, en sort les explosifs, puis le referme. Il ne faut pas allonger la trop longue liste des accidents. Dans un autre casier, il récupère ensuite les détonateurs qu’il a placés la veille.

— Quel est le programme, Maurice, aujourd’hui ? interroge Gilles, placide.

— Eh bien, après le tir d’hier, faut faire tomber les blocs au plafond. Ils vont s’écrouler. Les aides vont les évacuer ensuite. Tiens, en attendant, monte le matériel, prends le perforateur et le foret. Moi, je prends le poussoir et les tuyaux.

Commence alors la perforation des trous de mine pour un nouveau tir. Les deux miniers ne sont pas au bout de leurs peines. Il va leur falloir pratiquer plus de quinze trous de deux à deux mètres cinquante de profondeur et qui doivent être terminés à la fin de douze heures de travail harassant… douze heures entières à suer et à trimer comme des bêtes.

Après quatre heures de coups de pioches réguliers et puissants, le visage noirci et dégoulinant, Maurice s’accroupit, épuisé.

— Allez, tiens bon, Maurice, il est dix heures. Encore une demi-heure, et nous prendrons une pause ! lui crie Gilles.

10 h 30 sonnent enfin. Tous se sentent soulagés de pouvoir souffler un peu. À présent, il leur tarde la pause casse-croûte. Malheureusement, le répit est de courte durée : le porion a l’œil rivé sur l’horloge et les remet vite au travail.

S’ils dépassent les vingt-cinq minutes autorisées, un avertissement leur tombera dessus à coup sûr. Maurice part donc bourrer les mines. Puis il court vers un abri de fortune en criant : « À la mine ! »

Il compte ensuite les coups, selon le nombre de mines mises à feu.

Une d’entre elles n’a pas explosé. Il s’empresse de le signaler au porion avant de remonter à la surface.

— Bon sang ! s’exclame Gilles, un de ces jours on va s’en prendre une dans la gueule ! T’as toujours le feu sacré, Maurice ?

— Je ne l’ai jamais eu, camarade, et tu le sais bien, rétorque Maurice, essoufflé.

Il répète encore une fois qu’il poursuit simplement le but qu’il s’est fixé. Rien ne vaudra jamais sa terre natale avec ses rochers, ses falaises, ses plages de sable, l’écume des puissantes vagues d’un blanc qui contraste avec le bleu profond de la Manche et qui rapporte à chaque marée montante les algues qui s’étalent sur le rivage, déversant leur puissant parfum iodé.

Mais il préfère encore ce poste à celui du chargement, encore plus pénible, où chaque homme charge à la pelle et à la main ses deux tonnes et demie journalières de minerai ! Quand il ne doit pas éclater à la masse des blocs énormes qui n’ont pas explosé lors du tir !

***

Une nouvelle journée s’étire, aussi lentement qu’un hiver sans pain et aussi durement qu’un tir de mine. C’est épuisé et vide comme les coquilles de couteaux qu’il ramassait sur les plages de son enfance que Maurice retourne à sa chambre. Madame Amans se trouve là, qui l’attend sur le perron, une lettre à la main.

— Tiens, mon gars, c’est arrivé ce matin ! Des nouvelles toutes fraîches du pays ! Ah, t’en as de la chance d’avoir encore des gens qui t’aiment !

La brave femme lui tend la lettre et repart dans sa cuisine faire mijoter une soupe, bien trop maigre pour réchauffer les corps et les cœurs.

Maurice n’aura pas la malchance de laisser sa vie à la mine : la lettre que lui écrit sa mère l’arrache aux entrailles de la Terre.

Mon cher petit,

L’abbé Jourdain a la gentillesse d’écrire cette lettre pour moi et prend sous la dictée les mots que mes doigts usés par tant d’années aux champs et de dur labeur ne savent pas former.

J’ai le cœur gros. Ton père est au plus mal. Il a attrapé il y a un mois une bien mauvaise grippe qui malgré l’attention et les soins prodigués par notre cher docteur ne s’est pas guérie. La fièvre n’est plus tombée et une vilaine toux m’a inquiétée. Le docteur Lefebvre est revenu tôt ce matin et, au visage qu’il avait, j’ai compris qu’il y avait urgence à te prévenir.

En réalité, ton père est atteint d’une pneumonie et le médecin ne m’a laissé que peu d’espoirs quant à ses chances de survie.

Je sais que tu es très pris et que ton temps est si bien occupé qu’il doit te rester juste ce qu’il faut d’heures pour dormir. Mais j’ai très peur et je sais que ton père serait plus tranquille si tu pouvais venir nous voir quelques jours, peut-être ses derniers, je le crains. Penses-tu que cela soit possible ?

Je dois avouer qu’avec ton père alité et les travaux de la ferme, je suis bien fatiguée. Ta présence allégerait ce lourd fardeau.

Tiens-moi au courant dès que possible, mon chéri.

Affectueux baisers.

Maman

Les yeux hagards, le visage soudainement aussi blanc que son charbon quotidien est noir, Maurice replie lentement la lettre.

Vouloir gagner de l’argent ailleurs qu’aux champs pour montrer à son père ce dont il était capable, lui coûte cher aujourd’hui : son père se meurt, sa mère se tue au travail, il risque sa vie chaque jour pour un salaire de misère. Et malgré le temps écoulé, sa blessure amoureuse ne cicatrise toujours pas. Ils ont raison les camarades : à quoi bon ?

Comment est-ce possible ? Comment son père, si solide, qui a traversé tant de rudes hivers et d’étés écrasants peut-il être à l’article de la mort ?

Il n’y a pas une minute à perdre.

Dès le lendemain, il demande sa semaine, règle à la mère Amans le loyer qu’il lui doit tout en la consolant des chaudes larmes qu’elle verse bruyamment. Il monte dans la première voiture pour Flamanville. Il lui faudra plusieurs jours pour parcourir les neuf cents kilomètres qui le séparent des siens. Durant ce pénible voyage, il renoue avec Dieu qu’il a délaissé depuis fort longtemps et le prie d’arriver avant qu’il ne soit trop tard.

Il gagne sa Normandie natale sous une pluie torrentielle.

Malgré tout, il ne pénètre pas immédiatement dans la ferme. Deux années se sont écoulées depuis son départ. Deux longues années durant lesquelles il n’a revu ni ses parents, ni son frère, ni Marie Lamesle, celle pour qui son cœur bat encore chaque jour, en secret.

Il était alors un bien jeune garçon de vingt ans alors, un peu maladroit et affreusement timide. Son ami Auguste Fabry, lui, était un fier et solide gaillard à la mine joviale qui faisait rire Marie. Il l’avait demandée en fiançailles. Marie avait accepté. Maurice, dépité, était donc parti du pays pour, pensait-il, ne plus jamais y revenir. Et aujourd’hui, il est de retour. Rien n’a changé, si ce n’est que la ferme manque cruellement d’entretien. Les murs se lézardent, laissant de généreux passages pour toute végétation qui veut bien s’y faufiler, le toit a perdu plusieurs tuiles et on peut même apercevoir la grosse poutre du grenier. L’eau doit y couler bruyamment un jour comme aujourd’hui.

Passées ces tristes constatations, Maurice se décide à entrer. Trempé jusqu’aux os, la tête rentrée dans le cou, il frappe deux coups brefs à la porte de la cuisine et entre précipitamment, sans attendre de réponse. Sa mère se tient devant la cheminée, le dos courbé. Elle attise les flammes pour apporter le plus de chaleur possible à la pièce. Elle se retourne et, de surprise, fait tomber le tisonnier quand elle aperçoit son cher enfant. Elle se précipite dans ses bras.

— Mon fils ! Mais pourquoi tu m’as pas dit que tu arrivais aujourd’hui ?

— Je voulais pas perdre de temps, maman. Ta lettre m’a bouleversé et je voulais arriver au plus vite pour être près de toi. Comment va le père ?

— Il va mal, très mal, répond la mère, les larmes aux yeux. Mais va, monte vite le voir ! Il sera tellement heureux de te voir. Il ne t’en veut plus, tu sais, de nous avoir quittés comme ça. Mais ne pensons plus à tout ça, tu es là et c’est la seule chose qui compte. Combien de temps peux-tu rester ? Deux, trois jours ? Une semaine peut-être ?

Non, Maurice ne restera pas une semaine. Il reprendra auprès des siens la place qu’il n’aurait jamais dû quitter. Il a décidé de revenir à la ferme et de la reprendre en main. Sa vie est ici et pas aussi loin d’eux, si loin de tout, dans l’enfer de la terre.

— Oh, mon fils ! Que je suis heureuse ! Tout va s’arranger, je le sais ! Va, va vite voir ton père pour lui annoncer la bonne nouvelle !

Maurice retrouve le vieil escalier de bois qui grince sous chacun de ses pas. Il effleure les murs de pierres et monte lentement les quelques marches qui le séparent encore de son père. La porte de la chambre est entrouverte. Dans la semi-obscurité de la pièce, il voit son père, allongé et apparemment plongé dans un profond sommeil, son visage amaigri rougi par la fièvre, son repos entrecoupé de quintes violentes.

Maurice s’approche doucement et, d’un geste maladroit, effleure le bras paternel. Le père ouvre les yeux et entrevoit devant lui ce fils qui lui a tellement manqué, sans jamais, bien sûr, n’en avoir faire part à quiconque.

— Mon fils ! lâche-t-il d’une voix presque inaudible, tu viens voir ton vieux père ?

— Papa ! Oui, c’est moi. Tu n’as plus de souci à te faire, je ne partirai plus ! Tu vas voir, tout va s’arranger. J’ai décidé de reprendre la ferme. Avec l’argent que j’ai pu tant bien que mal économiser à la mine, je pourrai la remettre en état. T’as plus à te soucier de rien, papa, juste guérir. Qui sait ! Peut-être que je me marierai et que j’aurai des enfants. Il faut que tu les voies papa, il faut que tu restes avec nous !

Son père le regarde. Avec un sourire tremblant et les yeux brillants de fièvre, il tourne sa tête lentement de gauche à droite.

Il est trop tard pour lui, maintenant. Sa vie s’en va. Il la sent qui s’écoule de son corps emportant avec elle tant de travail, de grands et petits bonheurs, de joies et de peines. Mais son fils est là, et il ne craint plus qu’elle le quitte. Elle emportera avec elle le bonheur d’avoir revu Maurice et le souvenir de ce grand garçon qu’il est devenu, brave et courageux. Il devra à présent prendre bien soin de la ferme et de sa pauvre mère à qui son père avait causé bien du souci ce dernier mois. Épuisé d’avoir tant parlé, le père ferme soudain les yeux.

— Papa ! Papa ! Ne pars pas, papa ! Pas maintenant !

Les yeux ridés s’entrouvrent à nouveau. Le père fait un effort pour trouver ses mots.

— Je voulais te dire une dernière chose : j’aurais certainement fait la même chose que toi à ton âge. Je ne t’en veux pas…

Il ne finit pas sa phrase. Dans un dernier soupir, le visage soudainement relâché et serein, le Père s’endort pour le seul voyage qu’il aura fait dans sa vie.

Maurice pleure, effondré sur la lourde et tendre main désormais inerte.

***

Les funérailles ont lieu deux jours plus tard. Nombreux sont ceux qui se massent dans le vieux cimetière de l’église Notre-Dame pour rendre un dernier hommage à leur vieil ami. Ils sont tous là. Enfin, presque tous : seuls manquent à l’appel les anciens complices de Siouville, la sœur d’hier.

Quelques jours après les obsèques, Maurice s’attelle à la tâche et travaille avec acharnement pour remettre la ferme en état. Les dégâts causés par le temps sont bien plus importants que ce qu’il avait pu entrevoir à son retour. La porcherie se délabre. Le toit de l’écurie menace de s’effondrer si on ne remplace pas les ardoises, matériau le plus résistant dans cette région régulièrement balayée par les crachins et les pluies.

Conscient des risques, Maurice décide d’aller trouver Victor Lamesle, le charpentier. En frappant à la porte de ce dernier, ce matin de février 1823, il ne sait pas encore à quel point sa vie va changer.

Marie ouvre la porte et son visage se fige en voyant le jeune homme. Pendant quelques brèves secondes, elle reste là sur le seuil, les bras ballants, tétanisée à la vue de Maurice que les deux années passées à la mine n’ont pas réussi à marquer. Au contraire. Celui qui était parti pour tenter sa chance à l’autre bout de la France est revenu bien plus séduisant. Ses cheveux ondulés tombent souplement sur le carré de la mâchoire. Ses épaules, bien que déjà arrondies par le travail à la ferme, se sont étoffées et lui confèrent une force et une solidité rassurante. Ne voulant rien laisser paraître de son émotion, Marie se reprend immédiatement. Seule l’accentuation du rose de ses joues laisse entrevoir son trouble.

— Bonjour, Maurice, dit-elle doucement en ouvrant grand la porte.

L’alchimie qui unit deux êtres, sans que l’on sache vraiment ni comment ni pourquoi, opère à cet instant très précis, à l’instant même où cette voix d’une candide fraîcheur s’adresse à Maurice. Il l’entend à peine. Tel un adolescent extatique devant tant de beauté, il salue maladroitement, ânonne, et se perd dans les yeux verts de la jeune femme. Son regard caresse ensuite le doux visage aux joues rosies.

— Ton père est là ? parvient-il enfin à articuler.

Puis il lui fait part de l’objet de sa visite.

Marie l’invite à entrer, lui demandant de la suivre. Le jeune homme pénètre dans une habitation sombre. Seule une fenêtre laisse passer le peu de lumière sur les murs blanchis à la chaux. Victor se tient dans la pièce commune chauffée par une immense cheminée. Des flammes viennent lécher le chaudron en fonte noire, suspendu à une crémaillère et dans lequel mijote la soupe aux fèves. Juste à côté, une cuisse d’agneau embrochée cuit au-dessus des braises. Les sens olfactifs de Maurice se réveillent. Victor est déjà attablé, coupant d’un geste assuré une tranche du pain qu’il tient contre son torse.

— Tiens, v’là le p’tit ! Ent' don' mon gars ! Tu vas bien prendre une bolée avec moi ? La récolte a été bonne l’année dernière, les pommes ont bien donné. Goûte-moi ça !

Sans attendre, il lui tend une bolée du précieux nectar. Tandis qu’ils boivent ensemble, Maurice informe Victor sur les dégâts de la ferme, les poutres à remplacer et les liteaux à changer. Tout en lui parlant, à maintes reprises, il saisit le regard de Marie qui assiste à la conversation d’affaire des deux hommes. Il aurait aimé percer ce regard mystérieux, empreint de douceur et de mélancolie. Mais ce regard, pas plus que tout cet être, ne lui appartient. Marie en aime un autre. N’est-elle pas fiancée à l’ancien camarade d’école et de catéchisme, Auguste Fabry ?

Cependant, Maurice ignore que le jour même où il a quitté Flamanville pour Carmaux, Marie a, elle, rompu l’engagement qui devait la lier à Auguste jusqu’à la fin de ses jours.

Victor Lamesle tire Maurice de ses pensées.

— J’attaquerai ta toiture le mois prochain, dès que cette satanée pluie arrêtera de tomber.

***

— Il y a une chose que j’aimerais te proposer Maurice. Attention, que les choses soient claires, si tu n’acceptes pas je t’en voudrais pas mon gars. Je sais qu’avec la ferme tu as du pain sur la planche, mais… que dirais-tu de travailler avec moi ? Tu sais, je commence à me faire vieux et je n’ai pas de garçon. Je sais qu’t’es un bon gars, sérieux et courageux avec ça. On pourrait peut-être s’associer et ainsi tu pourrais reprendre l’affaire ? Tu sais que c’est un bon métier que celui de charpentier et avec ça, pas de chômage ! Les gens auront toujours besoin d’un toit sur la tête ! Tu pourrais faire ce que t’as à faire à la ferme et venir me filer un coup de main pour commencer. Alors, t’en penses quoi mon p’tit ?

Maurice un peu surpris par cette proposition aussi inattendue qu’intéressante et qui, par la même occasion, le rapprocherait un peu plus de son amour secret, bafouille.

— Bah euh, c’est-à-dire…

Il ne peut aller plus loin.

— C’est une proposition importante que j’te fais là, insiste Victor sur un ton paternel. Réfléchis bien. Je préfère que tu prennes ton temps avant de me donner ta réponse plutôt que tu t’emballes et que tu me laisses en plan dans un an ! Viens donc manger le pot-au-feu avec nous dimanche. Ça te laisse du temps pour penser à tout ça et nous pourrons en reparler. Marie sera très certainement ravie de nous montrer ses talents culinaires, pas vrai, Marie ? Surtout que depuis qu’elle a rompu ses fiançailles d’avec l’Auguste, elle passe son temps en cuisine !

Maurice est stupéfait d’apprendre la nouvelle. Depuis son retour, rien ni personne ne l’a laissé penser que Marie était de nouveau libre. Oubliant d’un coup sa timidité et toute bonne convenance, il fixe la jeune femme avec un regard intense. Quant à Marie, sous le charme de Maurice, elle a rougi à l’aveu maladroit de son père. Elle esquisse un sourire qui laisse entrevoir des dents magnifiques, très régulières et d’une blancheur éblouissante.

— Ce sera avec grand plaisir. Mais mon père exagère un peu mes talents de cordon bleu ! répond-elle, gênée.

Alors que la conversation se poursuit entre son père et Maurice, elle se souvient de ce matin où Auguste était venu lui rendre visite, comme il en avait pris l’habitude depuis leurs fiançailles. Ce jour-là, elle n’était pas comme à l’accoutumée. Des doutes la tenaillaient. Plus le jour du mariage approchait, moins elle se sentait à l’aise avec Auguste. Il n’arrivait même plus à la faire rire. Elle s’était engagée auprès de lui et de sa famille, mais elle ne voulait pas le tromper sur ses sentiments qui étaient plus une profonde affection qu’un véritable amour. Elle avait donc, la mort dans l’âme, décidé de rompre son serment.

Auguste avait accusé le coup, remballant son désespoir. Il avait tenté de ne rien montrer du cataclysme que cet aveu avait déclenché en lui. Bien que ces événements remontent à deux ans, ils n’en demeurent pas moins très vivaces dans l’esprit de Marie, qui souffre de la loyauté dont elle avait dû faire preuve. Bien qu’il ne veuille rien laisser paraître, elle sait combien Auguste souffre encore de cette rupture malgré le temps passé. Il lui est toujours douloureux de le croiser dans le village. Mais elle est consciente aujourd’hui, encore plus qu’hier, que cet amour porté autrefois à Auguste n’aurait pas suffi à s’engager avec lui jusqu’à la fin de ses jours. Ne l’avait-elle d’ailleurs pas pressenti ce jour où Maurice avait quitté Flamanville pour la mine ?

***

À partir de là, les jours filent comme par enchantement. Trois fois par semaine, dès son travail à la ferme terminé, Maurice se rend chez Victor. Les deux hommes s’apprécient et se respectent énormément. Une complicité qui n’est pas pour déplaire à Marie s’installe entre eux. Maurice décide de confier les travaux de la ferme à un commis et à son frère, ce qui va lui permettre de se consacrer davantage au développement de la petite entreprise de charpenterie, laquelle prospère rapidement et commence à jouir d’une belle notoriété. Mais, surtout, il peut voir Marie à sa guise.

Quant à Marie, elle est aux anges. Elle perçoit bien que le jeune homme profite de toutes les occasions pour la rencontrer, lui parler de tout et de rien. Maurice s’empresse chaque fois qu’il le peut de lui porter son seau, son panier ou de lui ouvrir la barrière qui mène au potager. Elle s’en amuse même, multipliant les occasions de le croiser. En réalité, elle se consume d’amour pour Maurice. Ses nuits sont douces maintenant qu’elle se projette dans l’avenir aux côtés de celui qu’elle aime. N’avait-elle pas rêvé la nuit dernière qu’elle effectuait la tournée d’invitations à leur mariage, dans tout le village, au bras de Maurice ?

Elle qui connaît déjà les turpitudes de l’amour, l’angoisse d’un regard qui ne se poserait plus sur elle, les absences toujours trop longues de l’aimé, le ventre qui se tord à l’idée de le perdre, elle découvre à présent certaines sensations inconnues à ce jour, et qu’elle n’aurait même jamais imaginées : une onde merveilleuse et sensuelle parcourt son corps en entier, éveillant certains organes, la transportant dans une sphère d’amour délicieux et délirant.

Depuis qu’elle a revu Maurice, Marie sait enfin ce qu’est l’amour. Chaque soir, depuis le rêve des invitations au mariage, elle s’agenouille au pied du lit en invoquant Saint Gorgon, le saint marieur, afin qu’il exauce son vœu le plus cher : que Maurice déclare sa flamme sans la faire languir davantage.

Et ses ferventes prières ne tardent pas à être entendues.

La Saint George, journée de la foire aux bestiaux des Pieux, reste gravée pour longtemps dans la mémoire des deux amoureux.

Située sur la lande, la foire rassemble de très nombreux animaux, éleveurs et marchands. Maurice est bien résolu à demander la main de Marie à Victor ce jour-là.

Victor n’est pas dupe du petit jeu de ces deux-là. Il voit rougir sa fille à chacune de leurs rencontres, il devine les sentiments dans le regard de son associé, qu’il considère désormais comme un fils. Il en est ravi. Il aperçoit dans cette union tant espérée la garantie d’une vieillesse heureuse, entouré de petits-enfants qui grandiront près de lui, et auxquels il prodiguera tout l’amour qu’il a encore à donner. Il s’évertuera à leur transmettre tout le savoir du noble métier de charpentier qu’on exerce chez lui de père en fils depuis plusieurs générations.

En fait, même si la colère lui est d’abord montée quand Marie lui a annoncé son intention de ne pas se marier à l’Auguste – que diront les gens ? – il a plutôt été soulagé de cette séparation. Oh, Auguste est un garçon brave et courageux, mais un peu trop attaché à son lopin de terre et à son métier de maréchal-ferrant pour être prêt à l’aider à développer son entreprise.

Maurice, lui, s’est tout de suite adapté et a montré un vif intérêt pour le travail du bois. Victor l’a rapidement introduit dans la grande maison des compagnons charpentiers, ce qui n’est absolument pas incompatible avec son métier de fermier. Et puis, diable ! Au moins, Maurice est de Flamanville, comme lui, alors qu’Auguste est de Siouville, l’ennemie, source de querelles depuis de nombreuses années. Même si la guerre entre Siouvillais et Flamanvillais ne date pas d’hier, les rancœurs sont quand même tenaces et encore bien ancrées !

Tout à ses pensées, Victor quitte l’exposition bovine et se dirige vers le café de la place pour une petite pause calvados bien méritée. Bien que peu concerné par la foire, il avait examiné avec soin une bonne vingtaine de bêtes, tâtant, palpant, flattant les pelages nettoyés méticuleusement pour l’occasion. Sur son chemin, il croise Maurice.

— Alors, mon garçon ! Tu as trouvé ton bonheur ?

— Je ne pense pas que ce soit celui auquel vous pensez, mais oui, je l’ai trouvé !

— Comment ça ? Explique-toi, j’comprends pas mon p’tit, dit Victor avec un petit sourire intérieur.

Maurice, rougissant et bien qu’ayant répété les phrases des centaines de fois, n’arrive plus à prononcer un mot. Il prend finalement son courage à deux mains.

— Eh bien, vous savez que Marie et moi nous entendons bien, même très bien. En réalité, je l’aime d’un amour profond. Je ne suis pas sans ressources comme vous le savez et j’apprécie de travailler avec vous. Alors…

Il hésite d’abord comme un gamin qui demande quelque chose et qui pense qu’on lui refusera, puis lâche dans un seul souffle :

— M’autoriseriez-vous à prendre Marie pour femme ?

Dans un éclat de rire qui fait cesser toutes les conversations et tourner toutes les têtes dans leur direction, Victor donne une grande tape dans le dos de Maurice.

— Enfin, tu t’es décidé ! Si je veux te donner ma fille en épousailles ? Mais bien sûr grand benêt ! Tu ne me rendras pas plus heureux ! Sauf à me donner beaucoup de petits enfants !

Maurice sourit béatement à son futur beau-père. Sous le coup de l’émotion, il balbutie un maladroit merci et aperçoit en même temps que Victor, Marie qui se dirige dans leur direction.

— Tiens ! Voilà ma fille ! Mais qu’est-ce que t’attends donc ? On t’a coupé les jambes ou quoi ? Va vite lui annoncer la nouvelle et dépêchez-vous de fixer la date, hein, j’ai hâte de faire la fête moi !

Maurice ne se le fait pas répéter. Il vole vers Marie, la soulève en tournoyant puis, fou de joie, il s’exclame :

— Il a dit oui ! Ton père est d’accord !

— Oui à quoi ? demande Marie médusée de voir Maurice la prendre ainsi dans les bras, devant tout le monde, mais espérant secrètement que le « oui » paternel corresponde bien à son vœu le plus cher.

Alors, devant une foule silencieuse et attentive, Maurice prononce la phrase qu’il n’a jusqu’alors proférée qu’en rêve :

— Veux-tu devenir ma femme ?

Le sourire radieux que lui adresse Marie vaut bien tous les oui de la terre ! Sous les applaudissements des curieux qui ont assisté à la scène, il se penche vers elle et dépose alors un long et tendre baiser sur ses lèvres.

Les fiançailles ont lieu dès le mois de juin.

Le 13 août 1823, les noces de Marie Lamesle et Maurice Gault sont célébrées en l’église Notre-Dame. De mémoire de Flamanvillais, c’est le plus beau mariage qu’on n’ait jamais vu ! Le père de la mariée, Victor Lamesle, n’est pas en reste et la fête se déroule au-dessus de ses espérances.

Il ne tarde pas non plus à être grand-père : neuf mois plus tard, le 13 mai 1824, Marie met au monde un beau petit Paul qui émerveille ses parents et remplit Victor de joie. Un deuxième enfant, Émile, vient agrandir la famille, le 3 janvier 1826, vingt-et-un mois après l’arrivée de Paul.

Ainsi, cinq ans se sont écoulés depuis le mariage de Maurice et Marie. Paul et Émile submergent de bonheur leurs parents, auxquels tout semble sourire. La ferme se développe bien grâce à Maurice. Il n’a presque plus besoin d’y travailler maintenant. Son frère André, des commis courageux, un métayer digne de confiance laissent à Maurice les mains et l’esprit libres pour se consacrer à l’entreprise de charpente dont il est à présent officiellement associé à son beau-père, Victor.

Auguste Fabry, quant à lui, n’est toujours pas remis de la rupture imposée par Marie. Il avait fondé tant d’espoirs, fait tant de projets ! Il avait même gardé une lueur d’espoir, pensant la reconquérir, jusqu’à ce jour où Maurice, son camarade de catéchisme et complice dans leurs jeux d’enfants et d’adolescents, est revenu de la mine de Carmaux pour lui prendre définitivement Marie. Ces cinq années qui le séparent de cette date mémorable d’août 1823 et de son rêve brisé lui paraissent une éternité.

Il anesthésie à présent sa douleur dans son travail de maréchal-ferrant. Pour occire cette douleur, encore vivace en ce 24 mars 1828, Auguste décide de rejoindre ses amis pour leur prêter main-forte pour la traditionnelle coupe du varech.

La querelle avec Siouvilles’accentue en cette belle matinée ensoleillée, illuminée par la lumière claire et froide des petits matins de printemps.

Auguste et ses compères descendent d’un pas décidé vers le rivage, faucillons à la main pour arracher des zones rocheuses, cette fameuse algue d’épave rejetée par la mer. Malgré une vie modeste et éreintante, tous semblent heureux. Ils fredonnent de leurs voix graves de vieilles chansons du terroir, véritables hymnes à leur terre nourricière. Ils l’aiment, cette terre ! Ils lui sont attachés et reconnaissants. Comme elle, les sillons creusés par le temps marquent leurs visages burinés, témoins de la dureté du quotidien dans cette campagne normande… Qu’importe ! Ils sont tous là. Aucun, au grand jamais, n’aurait renoncé à la coupe collective et manqué pour rien au monde ce rendez-vous si fraternel et pourtant si laborieux, pas même François Amy, le vieil ami d’Auguste Fabryet oncle par alliance de Maurice Gault. Aujourd’hui, le vieux François traîne difficilement ses soixante-quinze ans sur ce sable, usé qu’il est par le travail des champs et les sorties en mer.

Parvenus non loin des rochers, les Siouvillais aperçoivent soudain une masse d’hommes compacte et imposante se diriger vers eux.

Auguste Fabry reconnaît les Flamanvillais qui brandissent pioches, pelles et faucilles.

— Dispersez-vous, s’empresse-t-il de lancer à la cantonade, ils viennent nous attaquer et nous empêcher de récolter le varech ! Prenez soin du vieux François, constituez un groupe de cinq hommes et allez sur le flanc gauche. J’en prends avec moi pour leur barrer le chemin des Pieux. Vous autres, restez unis et ne bougez que lorsque je vous en donnerai l’ordre !

— Combien crois-tu qu’ils soient ?

— Environ une quarantaine. Et nous ne sommes qu’une vingtaine, ne provoquons pas !

Les Flamanvillais ne sont plus à présent qu’à dix mètres.

Parmi eux se trouve Maurice Gault. Il s’avance de quelques pas vers Auguste.

L’affrontement paraît inévitable. Les deux hommes se toisent. Auguste sent monter en lui un sentiment de haine qui l’envahit tout entier et qu’il ne peut bientôt plus contenir. Ses poings se serrent le long de ses jambes, tout son corps n’est plus que muscles bandés et, sans réfléchir, il assène de toute la force de sa colère un coup de poing dans l’estomac de Maurice qui, ne s’attendant pas à cette attaque, s’effondre sous la violence du choc. Prostré devant le corps de Maurice inconscient, Auguste réalise qu’en l’espace de quelques secondes il a cessé de s’appartenir, il est devenu une bête. Un animal qui agit uniquement par instinct, sans le moindre libre arbitre, sans état d’âme. Son désespoir l’a poussé à n’être plus un homme.

Même cette lutte, aussi noble soit-elle, pour défendre leurs droits à la récolte du varech dont ils ont tant besoin, vaut-elle que des hommes s’entretuent ? Et puis, reconquiert-on un amour perdu sur le sang versé en son nom ? En un éclair, Auguste prend conscience que les obstacles peuvent toujours être surmontés si la volonté est là, que la force du poing n’est pas celle des forts. Oui, on peut se battre, oui, on doit se battre avec des armes, mais seulement celles de l’intelligence. Celles-là seules peuvent faire changer les choses et bouleverser les événements. L’homme peut être maître de son destin, pas victime de ses pulsions. Il peut tout posséder, tout acheter s’il s’en donne les moyens. Seule lui échappera toujours la liberté de penser et d’aimer tel ou tel individu. Même l’esclave sera toujours libre dans son cœur et dans son âme.

Auguste se ressaisit, tapote fermement les joues de Maurice encore groggy pour l’aider à reprendre ses esprits.

Maurice entrouvre enfin les yeux, trop faible et encore endolori pour parvenir à se relever. Il regarde Auguste.

— Écoute Maurice, tout ceci est ridicule. Je suis désolé. Le passé c’est l’passé. On ne peut commander les sentiments ou obliger quelqu’un d’aimer une personne plutôt qu’une autre, quelle qu’en soit la douleur. Ce qui compte, c’est l’présent. Battons-nous, mais légalement, et laissons de côté nos propres sentiments. Vous voulez nous interdire une coupe qui nous est si nécessaire. De quel droit vous nous barrez le chemin pour nous empêcher la cueillette ? Le varech est à nous. Il est sur nos terres.

Un gars du clan d’Auguste, les yeux exorbités et brandissant une pioche, s’approche de Maurice, toujours à terre.

— Vous vous moquez de nous ! Elles sont où, vos limites ? Vous allez vous arrêter où ? hurle-t-il.

Ce fut comme un cri de ralliement à la suite duquel des coups de manchons s’abattent de part et d’autre des deux camps, dans un désordre criant et gesticulant.

Les gendarmes prévenus par un témoin de la scène accourent en force, embarquant les plus virulents.

Il ne reste plus à la poignée de villageois demeurée sur place qu’à regagner leur foyer.

Sur le chemin du retour, Auguste s’adresse à la dizaine de camarades bien décidés à faire valoir leurs droits :

— Allons de ce pas, voir monsieur le maire. Lui seul pourra intervenir auprès des autorités de l’État !

Les visages tuméfiés par les échanges de coups, ils gagnent les locaux de la mairie. Au même moment, le bureau municipal se réunissait justement pour préparer le prochain conseil. Auguste se fait volontiers l’interprète des événements survenus et tente d’expliquer le plus clairement possible l’altercation et ses conséquences aux élus.

— Vous savez que notre souci majeur, à nous agriculteurs, est de nous procurer en quantité suffisante des engrais, s’exclame-t-il sur un ton ferme, mais ému. Nous avons absolument besoin du varech qui pousse sur les roches de l’anse du Platet !

Le maire referme ses dossiers et replie les plans qui recouvrent la longue table à laquelle siègent les conseillers. Il relève la tête.

— Nous allons saisir le conseil de la préfecture, déclare-t-il en s’adressant à tout le monde. Mais la partie ne va pas être facile. Les Flamanvillais, vous le savez, sont très attachés au mont Saint-Gilles, sur lequel, en plus, leurs ancêtres sont inhumés. Ils veulent qu’il reste dans leur patrimoine communal, ainsi que le rivage.

— Nous avons obtenu une rectification des limites l’an dernier, n’est-ce pas ? s’insurge Jacques, l’adjoint à l’urbanisme.

— Oui, mais des limites imprécises : la mer ! Voilà notre erreur, maugrée le maire. Nous aurions dû être plus vigilants et aménager une rampe de descente à la mer, puis borner ensuite ce passage pour fixer les limites des rochers. Mais ne vous inquiétez pas, nous obtiendrons gain de cause un jour, je le sais.

Un des hommes présents rajoute avec un sourire ironique que les Flamanvillais s’entêtent à vouloir ce rivage et ces rochers pour eux seuls, mais qu’ils leur échapperont. Un jour ou l’autre, le comte les attribuera à la commune de Tréauville, sur laquelle il possède de nombreuses fermes. Au final, le comte les roulera tous ! Toutefois, il faut être patient et faire confiance à la justice. Il s’approche d’Auguste et lui donne une forte tape sur l’épaule.

— À bientôt, Auguste. Je t’amène ma jument la semaine prochaine pour lui ferrer un sabot.

***

Cinq mois se sont écoulés. Son métier de maréchal-ferrant passionne Auguste plus que tout et l’aide parfois à lui faire oublier le visage de Marie. Il oublie aussi qu’il a très tôt été orphelin et que la vie l’a condamné à se retrouver seul. La tuberculose a emporté sa mère. Son père a suivi quelques mois après, avalé par l’incendie de leur grange alors qu’il tentait de sauver ce qui restait de bétail et d’outillage. Le jeune garçon en a longtemps voulu au sort. En grandissant, il a fini par apprendre à être fort, mais le désamour de Marie l’a profondément ébranlé et a longtemps laissé ouvertes les anciennes blessures.

Malgré tout, Auguste se sent heureux dans son atelier et s’y attarde souvent jusqu’à la nuit tombante. Un grand feu attisé en permanence dégage, été comme hiver, une chaleur qui se répand jusque dans l’étable contiguë. Il aime ce contact singulier avec les chevaux, les moments de bavardages avec les propriétaires des bêtes, souvent venus de villages éloignés. D’ailleurs, en ce jour de la sainte Claire, il va tous les retrouver avec le plus grand plaisir, pour cette foire aux bestiaux traditionnelle, la plus belle de toutes. En ce début de matinée d’août, une foule compacte a déjà envahi le champ de foire sur lequel sont installés des vendeurs d’ustensiles agricoles, des rôtisseurs grillant des pièces de viande au feu de bois.