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Une fois la célèbre Bataille d’Iéna achevée, le 14 octobre 1806, Hegel déambule dans la ville dévastée. Protégeant dans sa poche le manuscrit de sa Phénoménologie de l’Esprit, il est intrigué par le spectacle d’un épais nuage de poussière : Napoléon, entouré de ses officiers, vient dresser l’état des lieux et des combats. Or, le philosophe ne voit pas en lui l’ennemi des Prussiens, mais Hermès, le conducteur des peuples, voire L’âme du monde.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Docteure en philosophie et enseignante,
Véronique Scherèdre est auteure d’un premier essai,
La fin de vie d’Emmanuel Kant. Elle signe ici un deuxième qui porte sur l’étude interprétative de l’Empire napoléonien.
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Seitenzahl: 100
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Véronique Scherèdre
Napoléon ou
« L’âme du monde »
Essai
de dialectique hégélienne
© Lys Bleu Éditions – Véronique Scherèdre
ISBN : 979-10-377-8786-6
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Le premier tome de la Correspondance de Hegel abonde de références au héros français, Napoléon Bonaparte, preuve que le philosophe est littéralement subjugué par le militaire. La lettre à Niethammer, en date du 13 octobre 1806, c’est-à-dire « le jour où Iéna fut occupé par les Français et où l’Empereur Napoléon entra dans ses murs », est restée dans les annales, en raison de sa charge émotionnelle et poétique : « J’ai vu l’Empereur – cette âme du monde – sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine. (…) de jeudi à lundi, de tels progrès [le roi de Prusse est plus loin que la veille] n’ont été possibles que grâce à cet homme extraordinaire, qu’il est impossible de ne pas admirer. (…) Comme je l’ai déjà fait plus tôt, tous souhaitent maintenant bonne chance à l’armée française »1. Que d’éloges et que de témoignages d’admiration ! Pourtant, Hegel n’est pas de ces hommes prompts aux débordements, quels qu’ils soient. Mais Napoléon Ier n’est pas comparable aux autres dirigeants, et ce devant quoi Hegel s’incline ici, à travers lui, c’est ce don qu’il possède d’unifier le particulier à l’universel : Napoléon est « extraordinaire », il est l’homme du repoussement des limites, le symbole de la vastitude et de l’extension. Il n’est qu’à remarquer sa capacité, hors du commun, à confondre et cristalliser la proximité avec l’éloignement : il est ici, « concentré sur un point » (ce qui est circonscrit) et, dans le même temps comme depuis ce même lieu, il surplombe l’humanité tout entière. Il est de corps à Iéna, mais son regard embrasse l’immensité de l’univers. Mieux, il parvient à diriger, c’est-à-dire à en imposer, tout en étant assis, tout en occupant une position basse. Certes, en scelle, un homme est souvent plus haut que les pieds sur terre, mais assis, il est plus petit que s’il se tenait debout. Napoléon Bonaparte incarne la grandeur. Où, qu’il se trouve et quoi qu’il fasse, il maîtrise, il surclasse, il surpasse. Or, quand « pareil individu » (« individuum » dit la distinction, l’isolement et l’indivisibilité) signe autant de prouesses, il est assurément l’émissaire de l’Esprit.
Si L’École d’Athènes offre le spectacle pictural sublime de la dialectique binaire, établie par les philosophes antiques, en représentant la discussion antinomique de Platon avec Aristote, « Le petit caporal », comme l’ont baptisé ses soldats, pour rendre hommage à sa bravoure, est le vecteur et le véhicule en chair et en os de cet élan idéel à l’origine du réel et de la pensée. Napoléon Bonaparte en est l’hôte qui l’abrite et le sert, il est l’enveloppe matérielle par laquelle, seule, en cette période de cataclysmes politiques, ledit mouvement va pouvoir se déployer au-devant de sa fin.
C’est pour cela qu’il captive Hegel et suscite son respect ; car le philosophe ne voit pas en lui, contrairement à ses compatriotes, le chef militaire de l’armée adverse, mais Hermès, le conducteur des peuples. Napoléon, c’est l’homme pénétré, voire transpercé par la raison dialectique, qui s’est frayé un passage à travers lui, et dont il incarne toutes les déterminités.
Et, ce faisant, sachant déceler en lui le personnage qu’il supporte et endosse, Hegel contribue à l’émergence d’un nouveau mythe du grand homme, lequel n’est plus celui que sa naissance, par son milieu et son rang, destinait aux sommets : si le Corse (qui a bien failli naître Italien) est, certes, le deuxième fils d’un notable et patricien, ce dernier n’étant pas argenté, il est peu influent et peu puissant. L’enfant n’est donc pas, selon le dicton populaire « né avec une cuillère d’or dans la bouche ». Au demeurant, lorsque son père meurt, c’est lui qui doit entamer sa maigre solde pour faire vivre sa mère et ses sept frères et sœurs. Mais, cette nouvelle figure du héros qui surgit sous les traits du futur Empereur, c’est celle de l’homme de la réussite, celui qui s’est fait tout seul ou, dans la terminologie actuelle, le « self-made-man ». À tout le moins, accidentellement. Car, essentiellement, sa voie est toute tracée, et celles et ceux qu’il croisera tout au long de son existence ne seront qu’autant de viaducs, favorisant – parfois bien malgré eux – son ascension. Qu’il s’agisse de Joséphine de Beauharnais, apparaissant tel un viatique, ou de ses Généraux dévoués et fidèles jusqu’à son dernier souffle, qui préparent avec lui son évasion de l’île d’Elbe et son retour triomphal à Paris, ou encore de tous ces compagnons de fortune qui, telle Hortense de Beauharnais, se sacrifient à la raison d’État, en acceptant d’épouser Louis Bonaparte, le frère cadet de l’Empereur, déficient mentalement, et pour lequel elle ne nourrit pas une once d’affection ; pour tous et devant chacun, Napoléon Bonaparte est furieusement dépositaire d’un mandat, il exhale la détermination inébranlable du missionné, dont rien ni personne ne peut entraver la marche, pas même le poison. Ne dit-il pas lui-même, en 1808, en décrétant le blocus continental, dans le but d’asphyxier économiquement les Anglais : « Personne, maintenant, n’a à discuter mes décisions » ?
Dans sa version napoléonienne, elles sont au nombre de trois : le dynamisme ou l’infatigabilité, l’ambition ou l’appétit de progrès, la ruse ou la maîtrise stratégique.
– En premier lieu, Napoléon Bonaparte est une « force de la nature ». Certes, comme tout humain et, plus largement comme tout vivant, il finira par épuiser ses ressources, gagné par la maladie : adénome de la prostate, ulcère (virant au cancer) de l’estomac, hémorroïdes rendant infernaux les déplacements à cheval, pour n’évoquer que le plus incurable à l’époque, ou le plus handicapant. De même qu’il songera concrètement au suicide, par auto-empoisonnement, quand le cours des choses se dérobe cruellement à ses initiatives, en l’acculant, le 6 avril 1814, à déclarer son abdication. Mais, sa tentative échoue, et l’Homme de conclure : « Je vivrai, puisque la mort ne veut pas plus de moi dans mon lit que sur le champ de bataille ». Il est alors exilé sur l’île d’Elbe, où, comme il n’a abdiqué, ni par le cœur ni par la tête, il consacre l’intégralité de sa vigueur, durant les dix mois pendant lesquels il y tolère sa captivité, à planifier son propre rebondissement. Car, tel est-il, inlassable, sourd à toute exhortation au renoncement, se régénérant et se nourrissant voracement de la moindre de ses épreuves. L’ancien premier Consul, Consul à vie et Empereur est, sciemment ou non, héraclitéen ; il est l’énergie vitale faite homme. Le « mythe-Napoléon », auquel il donne contour et vie est, dès lors et incontestablement, celui de l’impulsion créatrice.
– Conséquemment et deuxièmement, il est animé par un inébranlable vouloir-avancer, par l’acte d’auto-projection constamment renouvelé, qui l’entraîne toujours plus loin. Il s’impose comme ce type de surhomme qui, sitôt parvenu au but, se met en quête de la nouvelle acquisition que l’accession audit but a rendue incontournable, pour le moins à ses yeux et de son jugement propre.
La vie est une somme de batailles qu’il faut mener, dans l’intention de gagner la guerre, qu’elle constitue elle-même, au fond. Elle est comparable à la toile qui ne trouve sa raison d’être que dans son tissage laborieux et progressif, elle est comme un chemin de table requérant son indispensable et patient déroulement. Autre façon de dire qu’elle se définit par sa mobilité : vivre n’est rien d’autre que devenir, car le vivre consiste dans la mise en acte d’une force motrice. Napoléon Bonaparte est garant de cette force, il est littéralement transporté par ce prodigieux moteur de l’histoire. Le « mythe-Napoléon » est aussi celui de la liberté individuelle.
– Troisièmement et enfin, en tant que dirigeant, non pas seulement depuis son cabinet de travail, au château de Fontainebleau, ou bien au Palais des Tuileries, mais principalement sur le front, puisqu’il est d’abord un militaire, Napoléon Bonaparte doit savoir conduire ses troupes au triomphe, ce qui suppose de sa part qu’il soit stratège. Or, que vaudrait une stratégie incapable de recourir à la ruse ? Lorsque, en 1805, éclate la Bataille d’Austerlitz, Napoléon s’improvise topographe et commence par étudier le terrain, afin d’en connaître la qualité et de placer à bon escient ses différents corps d’armée : l’infanterie, la cavalerie et l’artillerie. Mais, cela ne confirme qu’un savoir-faire, qu’un professionnalisme du combat, dont, au demeurant, il a sans conteste le monopole (d’où le nombre impressionnant de ses Victoires). En revanche, quand il décide de déstabiliser l’ennemi – en l’occurrence, les Russes et les Autrichiens –, en installant ses troupes, puis en les déplaçant, feignant ainsi la retraite, il fait montre là, d’un savoir-ruser, d’un savoir-manœuvrer, il met en place un habile et subtil stratagème, au moyen duquel l’adversaire, dupé, signera sa débâcle. Et, de fait, les Russes et les Autrichiens commettent l’erreur, après avoir constaté que le plateau de Pratzen avait été libéré par les soldats napoléoniens en recul, d’y positionner le gros de leurs hommes, lesquels ne tardent pas à se ruer sauvagement et massivement sur les Grognards, négligeant de protéger leurs arrières. C’est, alors, le moment pour les Français de les assaillir à l’improviste. Après cela, les historiens contemporains s’accorderont à dire que les clés du génie de l’Empereur se nomment, certes, « propagande » (car on sait qu’il veillait lui-même à informer le monde de ses prouesses, ce pour quoi, il avait créé divers organes de presse, dans lesquels il rédigeait personnellement des articles), mais aussi, voire avant tout et surtout, « surprise ».
– À quoi l’on pourrait ajouter une quatrième et dernière particularité : l’aspiration à l’ordre. Or, ce que l’homme d’État appelle ordre n’est autre que la dernière étape du processus dialectique : celle de l’aboutissement de l’Aufhebung (le mouvement de dépassement des contradictions, par conservation et suppression) celle – positive – de la réconciliation, celle de la totalisation.
Napoléon le reconnaît : « J’aime l’ordre : je suis républicain, pas révolutionnaire », confie-t-il à Talleyrand. Il ne s’agit donc pas d’être ambitieux pour l’ambition, progressiste pour le progrès, ni rusé pour la ruse. Il s’agit de s’employer à rétablir (suite, à l’implosion provoquée par les bouleversements événementiels), il s’agit de mettre en place (entendons : à la bonne place), il s’agit de redresser. L’idéal est à la reconstruction. Pour l’exprimer autrement, Napoléon Bonaparte, qui n’est certes pas « hégélien » (Hegel n’est encore, du reste, qu’à peine remarqué par ses pairs), a néanmoins, lui aussi, compris que l’histoire doit mener à son terme l’auto-constitution d’elle-même, autrement dit qu’elle doit advenir pleinement. Pour ce faire, il lui faut, en partant de son premier moment ou celui de l’entendement abstrait, se nier elle-même ou nier le comment elle se présente (étape du dialectique ou négativement-rationnel), pour évoluer dans le sens du dépassement de cet état de contestation ou contradiction (Aufhebung), car là se trouve sa véritable identité (moment du spéculatif ou positivement-rationnel). Exprimé plus communément, elle doit se nier en s’aliénant, puis reconquérir son identité, à travers et au moyen même de sa propre aliénation.
Autre façon d’admettre qu’elle doit se poser, s’opposer (à elle-même), puis (et pour) se recomposer (en tant que fruit de cette Aufhebung accomplie).