Naus phé râ - Fabrice Tessier - E-Book

Naus phé râ E-Book

Fabrice Tessier

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Beschreibung

L’adjudant Joubert n’avait aucune idée du destin qui l’attendait lorsqu’il répondit au téléphone, un jour pluvieux, et entendit une voix tremblante lui annoncer la macabre découverte de deux corps sans vie. Comment aurait-il pu deviner ? Comment aurait-il pu concevoir qu’il serait confronté à une créature dont les origines se perdent dans les méandres du temps ? Quoi qu’il en soit, cette aventure nous mènera sur les traces d’une bête habilement dissimulée dans notre réalité.

À PROPOS DE L'AUTEUR

C’est au fond de sa campagne natale, bercé par la magie de la nature, que Fabrice Tessier trouve l’inspiration pour conter des histoires extraordinaires. "Naus phé râ" – Le livre des damnés est son premier ouvrage publié.


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Seitenzahl: 279

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Fabrice Tessier

Naus phé râ

Le livre des damnés

Roman

© Lys Bleu Éditions – Fabrice Tessier

ISBN : 979-10-422-1110-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Morituri te salutant…

Prologue

Aussi incroyable que cela puisse paraître, les évènements que je vais tenter de relater se sont produits durant le premier trimestre 2027, il y a maintenant trois ans. Certains d’entre vous ne manqueront pas de se souvenir des quelques lignes parues dans la presse locale, coincées entre deux catastrophes climatiques. J’en fus involontairement le témoin privilégié et à ce titre je puis vous assurer que tout est vrai. J’ai eu accès à tous les procès-verbaux de la gendarmerie, les ai examinés et ai interrogé tous les policiers et autres témoins mêlés de près ou de loin à cette affaire, contacté le diocèse, interrogé les linguistes, visité les archéologues, afin d’en avoir tous les tenants et aboutissants. Autant vous prévenir tout de suite, ce qui commence par un simple fait divers, risque, finalement, de changer totalement votre vision du monde. La nature, en soi, n’est ni bonne ni mauvaise, elle est, tout simplement.

À l’époque, j’étais en vacances forcées dans la maison familiale avec pour toute compagnie une bouteille de whisky et des regrets pleins la tête, je cuvais ma honte comme d’autres se roulent dans la fange. Si certains m’appelaient l’écrivain, la plupart me dénommaient l’ivrogne, sans doute à juste titre, quoiqu’il en soit, paix à leurs âmes, car ils ont pratiquement tous péri.

Pour finir, voici le poème d’une toute jeune fille qui ne rêvait que de pouvoir s’épanouir à l’ombre des cerisiers en fleurs.

Au son d’une valse muette,

Elles tournoyaient, encore et encore,

Unies dans un maelstrom infernal, elles s’embrassaient à pleine bouche, goulûment,

Mâchoire édentée contre émail étincelant,

L’abîme d’une langue noire et froide s’enroulait autour de l’appendice charnu et pulpeux

Elles tournoyaient, encore et toujours,

Tenue vaporeuse entremêlée de haillons diaphanes

Elles tournoyaient, toujours et encore,

Se fondant l’une à l’autre, chevelure or épousant mèches argent clairsemées,

Ventre rond se lovant dans le ventre creux,

Elles dansaient, dansaient, dansaient,

L’une se nourrissant de l’autre,

L’autre, complice, savourant la perfection du cycle abject que rien ne pouvait rompre…

Chapitre I

— Pardonnez-moi mon père, car j’ai péché.

Le curé, absorbé par son recueillement, n’avait pas vu l’homme entrer dans le confessionnal, juste entendu le frottement du battant de la porte contre le chambranle. Normalement, l’église aurait dû être fermée, mais il s’était bêtement fait piéger par le blizzard, ce matin il avait donné une messe devant une assemblée quasi inexistante, il en avait compté 12, toujours les mêmes fidèles, il les connaissait tous et les enterrait petit à petit. Un jour ils seront morts et le diocèse fermera la curie. Il se sentait vieux, à 66 ans la foi qui l’animait s’était transformée en désolante habitude, 5 jours, 5 messes dans 5 villages différents, et pourquoi ? Cela faisait bien 4 ans qu’il n’avait pas célébré un seul mariage, un seul baptême, les jeunes désertaient la vallée, ne restaient plus que les vieux et les enterrements de vieux et encore… il officiait ces derniers uniquement parce que le crématorium se trouvait à côté de l’hôpital… à 80 km et les kilomètres de corbillard ça coûtait cher.

Il avait eu la révélation de Dieu à 14 ans lorsque pour la première fois, alors qu’il se rendait à la messe dominicale avec sa mère, il ressentit sa présence dans tout son corps, il s’en souvenait comme si c’était hier, une plénitude l’avait soudainement envahi, un sentiment rare de paix intense, un bonheur immédiat qui lui fit monter les larmes aux yeux. Son corps, trop petit pour contenir une telle explosion de joie, s’était mis à trembler, ses jambes à vaciller, et il était resté comme ça pendant de longues minutes, bouche bée à ne rien comprendre.

En ce temps-là, les bancs de l’église étaient tous peuplés, parfois même, lors de la célébration de Noël, certains devaient rester debout, au fond, les hommes surtout.

L’affluence était telle que même les morts, dans leurs cercueils, cachés dans une petite pièce, assistaient aux mariages, aux baptêmes, attendant sagement que vint leur tour. Les fêtards croisaient alors en sortant les voiles noirs des endeuillés qui entraient.

Non pas qu’ils aient été de fervents croyants, mais, à cette époque, la messe était l’occasion de se montrer, ils n’allaient pas à la rencontre du Seigneur ou de son serviteur, mais à la rencontre des autres, le lieu à la mode où parader. Il y avait certes les bigotes et les bigots, grenouilles de bénitier prêtes à excommunier celui qui brillait par son absence, mais la plupart venaient surtout pour les cancans, aussi pour exposer la nouvelle robe, le nouveau collier, descendre avec emphase de l’Aronde ou de la Simca, sinon à quoi bon les posséder ?

Rien à voir avec aujourd’hui…

En rentrant à la maison, le petit garçon qu’il était raconta avec ses mots d’enfants ce qu’il venait de vivre. Il n’oublierait jamais non plus le regard émerveillé de sa mère… Son père, en Algérie, s’était lié d’amitié à un prêtre enrôlé de force dans l’armée. Ils se souvenaient avec plaisir des entretiens qu’ils avaient eus ensemble, Dieu, La Bible, la Théologie, cet homme était intarissable sur le sujet, malheureusement il ne lui parla jamais de l’Algérie, des tortures, de l’opprobre général qu’il suscita lorsqu’il dénonça les exactions commises au nom de l’ordre républicain des colonies françaises. Cela, il le découvrit après, bien après… Très bon élève, il passa son bac à 17 ans. Ce furent des années bénies, partout il voyait Dieu, dans les oiseaux, les insectes, les papillons, les arbres, les ruisseaux… Dans les hommes aussi… Il intégra donc le noviciat avec une grande frénésie.

En repensant à cette période, il se dit, par la suite, que Dieu était présent partout hormis dans les religions fomentées par quelques diablotins espiègles.

Son enfance avait été heureuse, coincé entre une mère dont la dévotion allait jusqu’à exposer, dans une petite chambre réservée à cet effet, de fausses reliques, et un père dont la vie avait été amputée de deux ans de service militaire, il avait été préservé des abominations de l’Histoire récente et de ses plaies béantes qui tardaient à se refermer.

Certes, il connaissait 1914-1918, Verdun, 1940-1945, le lointain Vietnam, l’Indochine, la chute de Saïgon devenu Hô Chi Minh, mais cela restait des mots, des abstractions lointaines qui ne pouvaient lutter avec le bonheur des effluves printaniers, le merveilleux coquelicot ou le papillon multicolore posé sur son épaule.

Benêt bien heureux, naïf, crédule, en un mot abruti, c’est ainsi qu’il se qualifiait en se remémorant cet âge perdu à jamais.

Au mi-séminaire, il tomba par hasard sur des images d’archives montrant les cadavres jetés en vrac sur le sol d’un édifice public, à peine recouvert d’un simple drap, les pieds comme des monticules caractéristiques de corps allongés, inertes, sans vie. Octobre 1961, la « ratonnade », élimination des ratons ! L’horreur jusque dans le terme ! Ce mot en disait long, même après tout ce temps. Coupables de leur innocence, ils resteraient les rats que la police française, organe d’élite de la république, avait pourchassés et massacrés…

Puis vinrent Treblinka de Steiner, les camps de la mort, elle était loin « La Grande Illusion » de Jean Renoir, « La Vingt-cinquième Heure » de Virgil Gheorghiu, un prêtre, comme lui, qui osait remettre en question la bonté naturelle de l’homme en dénonçant l’étiquetage inepte dont il était l’objet et les exactions qui s’en suivaient ; juif… gazé ; Algérien… jeté dans la seine, Noir… Mécréant… Étranger… Immigré… Mal-penseur… Afghane ou Iranienne… Arabe… Français… Femme…

Curieusement, sa foi intérieure n’en fut nullement ébranlée, en revanche il en advint tout autrement de la foi qu’il avait dans les écritures, les « saintes Écritures », la « Sainte Bible ». Il s’ouvrit naturellement de son questionnement à ses Maîtres qui perdirent à l’occasion leurs majuscules, passèrent de Maître à maîtres. En effet, loin de recevoir l’écoute à laquelle il s’attendait, il ne reçut que remontrances et blâmes pour oser remettre en question les piliers fondamentaux du Christianisme. En fait, ce qui avait choqué ce n’étaient pas ses interrogations sur les évangiles, mais sa foi inébranlable en un Dieu qui divergeait sensiblement de celui qu’ils avaient inventé, le leur en comparaison ressemblait plutôt au diable, et ramener l’église catholique à un culte satanique ne passait pas !

Il continua malgré tout son séminaire et fut ordonné prêtre. Au lieu de l’avenir brillant dans la hiérarchie épiscopale auquel son intelligence le destinait, il fut envoyé dans cette vallée alpine qui fut sienne depuis. Donnée comme une punition, il la reçut comme une bénédiction.

Lorsqu’il était arrivé, la vallée était florissante et ne possédait que deux saisons, neige et pas neige. La saison neige consacrait la station de ski à quelques kilomètres, un peu plus haute, et la saison pas neige voyait fleurir randonneurs, varappeurs et autres alpinistes en herbe. Puis, petit à petit, la neige s’était raréfiée, la roche se désagrégeait, fragilisée par les pluies qui s’insinuaient sournoisement en elle, les monstres de pierre s’écroulaient, défigurant le panorama. Au début, s’accrochant désespérément à la folle vanité de la science, les autorités avaient conçu de gigantesques retenues d’eau, lacs artificiels destinés à alimenter les canons à neige, après tout on pouvait bien skier au Qatar et il était question d’attribuer les jeux asiatiques d’hiver à l’Arabie Saoudite…

Aujourd’hui il y avait toujours deux saisons, pluies-éboulements et éboulements. La montagne perdait ses sommets en les étalant, dévorant alpages et refuges tel un vampire projetant son ombre sur la vallée.

La transition avait été difficile, comme à l’accoutumée, les autorités découvrirent ce que tout le monde savait depuis des lustres, l’activité économique était à l’agonie, alors, comme d’habitude, à court d’idées saugrenues, ils regardèrent ailleurs vers des paysages électoralement plus porteurs que l’exsanguination de toute une région.

Maintenant le curé se dirigeait vers le confessionnal, l’absolutoire à péchés comme il se plaisait à le nommer, l’homme à l’intérieur s’était trompé, au lieu d’ouvrir le rideau à pénitent, il avait franchi la porte du confesseur, inversant les rôles liturgiques.

Le prêtre marcha dans une flaque, l’eau trouva sans peine le chemin qui menait au dédale des petites fissures de la semelle et s’insinua à l’intérieur de la chaussure transformant la chaussette en éponge froide, mortifère, le curé secoua tête et pieds, lassé par la décrépitude du lieu, la toiture saignait, les portes gémissaient, les murs suintaient et ce froid, glacial qui engourdissait tous ses membres, les ankylosait malgré les couches superposées des vêtements, malgré la soutane en laine qui tentait vainement de faire barrage.

Dehors les éléments se déchaînaient, les bourrasques vociféraient de lugubres hululements, tentant de prendre d’assaut l’édifice religieux, de l’engloutir, l’anéantir afin que plus aucun chantre ne puisse célébrer la magnificence d’un tout puissant.

À cinq heures, il faisait presque nuit en cet après-midi du 23 décembre 2026.

— Pardonnez-moi mon père, car j’ai péché.

— Parlez mon fils, je vous écoute.

— J’avais 10 ans lorsque j’ai tué ma mère et ensuite beaucoup d’autres ont péri par ma main.

Le curé se raidit, l’homme parlait d’une voix grave, monocorde comme absente.

— Je suis né à Sarajevo d’une mère française et d’un père bosniaque, le 16 juillet 1995 nous vivions à Srebrenica

— Pourquoi me raconter ça, à moi, aujourd’hui ?

— Parce que je vous ai vu, tout à l’heure, et j’ai pensé que vous comprendriez, que c’était le moment de me confesser devant Dieu

— Vous savez que le secret de la confession n’existe pas pour un crime de sang, n’est-ce pas ?

— Mon père, c’est une histoire entre vous et votre… conscience, peu m’importe…

— Continuez…

« Je suis né yougoslave, j’avais 7 ans lorsque l’empire soviétique s’est effondré, lâchant les loups sur mon pays, à quoi fallait-il s’attendre d’autre dans un pays où coexistaient trois religions ? L’église orthodoxe pour Serbes et Macédoniens, l’église catholique pour Croates et Slovènes et enfin les mosquées pour les Bosniaques. Je suis catholique-musulman non pratiquant et je ne crois pas en Dieu… Qui pourrait croire encore en Dieu, mon père, vous ? J’en doute… »

L’homme s’exprimait sans accent, le curé essayait de distinguer les traits de son visage à travers la claire-voie de la séparation, mais l’ombre trop intense l’empêchait de voir quoi que ce soit, seulement une voix, la nuit et le bruit de la tempête.

« L’ogre russe avait stabilisé le pays, au moins sous Tito nous pouvions espérer une vie imparfaite, certes, mais une vie quand même, il suffisait de ne pas se mêler de politique et d’être sage dans son discours, de garder pour soi ses opinions… »

« Le 16 juillet 1995, les Casques bleus étaient là, tout proche, incapable de mettre fin au massacre systématique de tout homme et enfant en âge de porter une arme, est-ce qu’un enfant de 10 ans est en âge de porter une arme ? Non ? Pourtant il est capable de tuer… »

« Mon père n’était pas un combattant, il était comptable et… myope, avec un cul de bouteille rond devant chaque œil, incapable du moindre mal alors il n’avait même pas tenté de fuir avec les autres lorsqu’ils sont venus le chercher, de toute façon les fuyards aussi avaient été rattrapés et enfermés avant de… d’être… tous assassinés. »

Un vacarme épouvantable fracassa l’atmosphère glaciale, même à travers le rideau épais la lumière aveugla le curé, l’orage avait attaqué le clocher qui ne devait sa survie qu’au paratonnerre qui le surmontait, une odeur puissante d’ozone avait envahi la nef et cernait le confessionnal, comme pour l’assiéger, l’emprisonner dans une bulle intemporelle, l’isoler du reste du monde…

« Je ne me souviens plus de lui, de ma mère non plus, seulement de mon oncle à la fenêtre et de l’odeur de sang, du goût du sang de ma mère dans ma bouche poisseuse, je suis né ce jour-là… je suis mort aussi ce jour-là… »

« Lorsque les Serbes sont arrivés, nous étions à la cuisine, nous avions répété maintes fois ce scénario, cette fois-ci ce n’était pas pour de faux, ma mère ouvrit les portes du placard sous l’évier afin que je m’y glisse en attendant qu’elle vienne me rechercher. Ne pas faire de bruit, rester silencieux, ne pas bouger lorsque les soldats sont entrés, se taire lorsqu’ils l’ont emmené dans la chambre, supporté l’insupportable, les cris, les pleures entremêlés de hurlements…, il était où votre tout petit dieu, mon père, il était où ? »

« J’avais dix ans, on ne peut pas demander ça à un enfant de dix ans… Tremblant, je suis sorti de ma caverne, hurlements et rires masquaient mes reniflements, il y avait un couteau, immense, pointu, sans réfléchir je l’ai empoigné et me suis approché doucement de l’antre du diable, le soldat était sur ma mère qui hurlait toujours en se débattant… »

« À travers les larmes, le contour des formes était indistinct, je me suis précipité pour enfoncer de toutes mes forces la lame du couteau… »

« Le serbe se retourna vers moi, regard incrédule, le couteau fiché à la base du cou, à l’arrière du crâne, il essayait de l’enlever, mais ne pouvait l’atteindre, alors les choses allèrent très vite… »

« Le Serbe gueulait, ma mère s’extirpa et eut juste le temps de se jeter sur moi, un autre était venu et tirait, ma mère était lourde, son sang m’inondait le visage, je ne pouvais plus respirer… »

« Le bruit d’une fenêtre brisé, encore des tirs, du sang, l’odeur du sang frais partout… puis le corps de ma mère qui se soulevait, quelqu’un m’attrapa le bras… »

« Ferme les yeux, ne regarde pas, ferme les yeux, ça va aller, ferme les yeux surtout, tu es en sécurité, c’est fini, viens c’est terminé, ça va aller tu vas voir… c’est fini… »

« Mon oncle était dans la forêt, avec un petit groupe d’hommes, ils se cachaient en surveillant la maison, dès les premiers cris il s’était approché, ça tirait de partout, il avait vu l’autre soldat par la fenêtre et avait fait feu, trop tard malheureusement pour éviter la rafale qui transperça ma mère… »

« Quelqu’un hurlait, je mis du temps à m’apercevoir que c’était moi qui hurlais, un cri rauque, une voix que je ne me connaissais pas… »

« Si seulement j’étais resté sous mon évier, ils auraient fait leurs affaires et nous serions partis avec les autres femmes, ils n’ont assassiné que les hommes en âge de porter une arme, est-ce qu’à dix ans, mon père, je pouvais tenir un fusil ? Un couteau… oui… mais un fusil ? »

L’homme s’arrêta, le curé frissonna, de l’autre côté, la respiration était calme, sans émotion.

« Ensuite il m’a emmené à Sarajevo, chez ma tante et à réussit à me faire sortir du pays pour rejoindre mon autre tante, à Paris. »

« Plus de 8000 hommes et adolescents ont été assassinés, une simple stratégie ! En éliminant les combattants par anticipation, ils évitaient le combat ! Les Casques bleus n’ont rien fait ! »

« À 16 ans, en route pour voir mon oncle, qui avait survécu, à Sarajevo, dans un train allemand, le hasard a voulu que deux Serbes occupent les sièges devant moi, ils parlaient dans leur langue et s’imaginaient que personne ne les comprenait. Ils parlaient de leurs exploits en riant, du bétail qu’ils avaient éliminé à Srebrenica. Lorsqu’ils sont descendus du train, je les ai suivis… ils étaient mariés, une vie normale avec des enfants dans la banlieue de Berlin. »

« Je les ai observés pendant une semaine, tantôt l’un, tantôt l’autre, les monstres ont une vie bien paisible, je suis sûr qu’ils étaient respectés dans leur quartier. »

« Je me suis procuré un couteau de chasse… une lame bien fine d’un côté, avec des dents acérées de l’autre, un couteau qu’on enfonce facilement jusqu’à la garde et qui arrache tout en ressortant… »

« Avec le premier, j’étais fébrile, je lui ai enfoncé la lame dans le dos et je suis parti, surpris que ce fût si facile, le deuxième je voulais le voir dans les yeux, lui expliquer avant de… tourner le couteau à 360 degrés et de le retirer… »

« J’ai tout avoué à mon oncle qui s’est mis à faire des recherches et à me fournir des listes avec des noms. »

Le curé était transi, il savait que l’homme ne le laisserait pas en vie après cette confession, pourtant, fasciné, il ne bougeait pas.

— Combien ?

— Je ne sais pas, beaucoup…

Le prêtre entendit l’homme se lever et ouvrir la porte, il s’attendait à voir le fragile rideau arraché, puis le couteau avec les immenses dents, le transpercer de toutes parts, il tremblait encore lorsque l’écho des pas s’éloigna et que l’homme disparut dans la tempête.

Chapitre II

L’adjudant Joubert avait eu une sale journée qui avait débuté la veille au soir avec des fruits de mer qui contenaient il ne savait quelles saloperies, quelle idée aussi il avait eu d’acheter ces trucs qui venaient dont on ne savait où. Il avait passé la plus grosse partie de la nuit à câliner la cuvette des toilettes, pas vraiment le bon moyen d’arriver frais et dispo au boulot. En plus il avait fallu qu’il se coltine Ginette Leroux, Gigi comme l’appelaient ses collègues, une habituée, pratiquement une fois par semaine elle venait déposer plainte contre un inconnu pour tentative de viol, personne ne voulait plus la recevoir alors elle atterrissait dans son bureau, ronde comme une queue de pelle pour finir en cellule de dégrisement. À son réveil, elle se demanderait une nouvelle fois ce qu’elle faisait là !

L’adjudant exagérait naturellement, Gigi ne venait pas toutes les semaines, mais, très exactement, un mercredi par mois, il est vrai, très avinée et totalement incohérente dans ses propos.

Mais pour l’heure, Christian Joubert était fatigué, avait mal au crâne et avait faim.

À 19 heures, il s’apprêtait à partir lorsque le téléphone sonna, après une longue hésitation, et un long soupir, il se rassit à son bureau en décrochant.

— Gendarmerie nationale, adjudant Joubert, je vous écoute… Calmez-vous, madame… Vous en êtes certaine ? Mon dieu… Quelle adresse ? Je me charge de tout, nous arrivons.

Joubert resta songeur quelques minutes, ne manquait plus que ça aujourd’hui ! un meurtre, ici, dans la vallée, et avec ce temps pourri pas moyen de faire venir la moindre équipe, il allait devoir improviser… Adieu le doux réconfort de son lit…

Toute la sainte journée, son cerveau avait tenté de parlementer avec la colonie bactérienne qui avait élu domicile au creux de son ventre, après une rude négociation, les pourparlers semblaient enfin avoir abouti à un résultat. De ce côté au moins il avait la paix.

Une remontée acide mit le feu à son œsophage et lui arracha une grimace, il prit une profonde inspiration afin de calmer la rébellion toujours vive de son estomac.

Il regarda autour de lui, son bureau le déprimait, la gendarmerie le déprimait, tout le déprimait, certes le bâtiment était flambant neuf, mais sans âme. Tous les bureaux se ressemblaient, quatre murs blancs flanqués d’une porte et dans le meilleur des cas d’une fenêtre, dans un coin un « bureau design », quatre vulgaires pieds en ferraille surmonté d’un plateau en pin, affublé d’une petite colonne de tiroirs à roulettes, en face un « paperboard », un grossier trépied sur lequel reposait un rouleau de papier mal blanchi, quelques chaises « modernes » synonyme de « mal au cul » et une armoire trop petite pour ses deux portes qui se coinçaient sans arrêt complétait le tableau. Il y avait aussi le matériel « Hi Tech » qui devait sans nul doute avoir connu Victor Hugo bébé, un grand timbre-poste comme écran posé sur une boîte carrée usurpant le nom d’ordinateur, devant, un clavier aux touches effacées, de toute façon le logiciel était d’une nature fragile, il craignait le chaud, il craignait le froid et ne fonctionnait que dans des conditions climatiques qui restaient encore à déterminer. Le tout sous l’œil globuleux d’un plafonnier qui diffusait une lumière aussi froide qu’une salle d’autopsie.

Il lui fallait un médecin, non pour lui-même, quoiqu’il en eût bien besoin, mais pour la scène du crime. Il s’éclaircit la gorge, émettant un son désagréable et reprit le téléphone.

— Allo, Kevin ? Christian… Oui, très bien et toi ? Dis-moi, il y a eu un drame et j’aurais besoin de toi pour les premières constatations… Maintenant, oui… Merci, rejoins-moi à la gendarmerie… oui pas de problème… à tout de suite.

Puis, les deux paumes bien à plat sur le bureau, coudes relevés, l’adjudant déplia avec peine son mètre quatre-vingts et alla jusqu’à la fenêtre, le village n’était qu’à quelques kilomètres, mais par ce temps cela ne lui disait rien du tout, il regrettait sa Bretagne natale, là-bas 17 degrés et ici le vent, la pluie, le monde à l’envers…

Il était bien à Brest, seulement il avait fallu que le maire s’en mêle, il n’avait jamais vraiment compris la cause de sa mutation à la suite des crimes odieux perpétrés dans ce bar, le « Paradis » rue des Martyrs, une affaire louche dont il n’avait pas eu le fin mot, à sa connaissance aucune arrestation… uniquement sa mutation !

Il était arrivé dans la vallée quatre années auparavant, la neige artificielle avait déjà remplacé la naturelle puis elle aussi avait disparu.

La pluie martelait les carreaux, chaque goutte d’eau alimentait de petits ruisseaux qui serpentaient lentement sur la vitre, balafrant le reflet de son visage sur la nuit noire.

À 48 ans Christian Joubert était encore bel homme, de fins sourcils surmontaient des yeux en amandes, le regard d’un bleu profond était rehaussé par de petites rides sur le rebord extérieur des paupières. En voyant les stigmates boursouflés, souvenir de sa nuit de folie, il mit les mains sur ses joues légèrement creuses et les tirailla vers le bas en secouant la tête. Déçu par ce qu’il voyait, il tira la langue au miroir improvisé, puis, pensant qu’on pouvait le voir de l’extérieur, il se retourna brusquement en se passant les doigts dans une chevelure aussi brune que raréfiée par une coupe très courte.

La silhouette mince alla rejoindre son bureau en maudissant intérieurement les poissonniers, les termes employés étaient peu avenants à leurs égards et contrastaient fortement avec le langage châtié dont il usait habituellement.

Pour se changer les idées, il essaya de se remémorer des moments agréables, en vain, non pas qu’il n’en eut jamais eu, mais, simplement, après une nuit blanche, on broie souvent du noir.

L’entrée d’un homme plus jeune, vêtu d’un jogging clair, interrompit le fil de ses pensées.

— Bonjour, Kevin, ç’a été pour venir ?

— Pas de la tarte, que s’est-il passé ?

— Viens, je t’expliquerai en route, allons-y.

Les deux hommes avaient fait connaissance à l’occasion d’une galette des Rois organisée par le petit comité des fêtes, au temps où les remonte – pentes étaient encore en activité, ils avaient immédiatement sympathisé en découvrant qu’ils étaient aussi « timbrés » l’un que l’autre, animés par les mêmes passions : la philatélie et les échecs. Tous deux célibataires, ils passaient de nombreuses soirées ensemble, autour d’un vieux whisky, à se disputer les pièces du jeu tout en bavant d’envie sur le « One Cent Magenta » ou le « One Penny Red » adjugés plusieurs millions de dollars dans les salles des ventes.

— Nous allons à Bunech, chez les Richet, Marguerite à découvert les corps de son mari et sa fille dans la grange.

— Sa fille ?

— Oui, une ado, je n’en sais pas plus, elle pleurait tellement au téléphone que je ne comprenais pas un mot sur deux.

— Un accident ?

— Non, elle a parlé d’une fourche, on verra sur place.

L’adjudant avait peine à voir son chemin à travers les essuie-glaces, les feux de route étaient impuissants à percer la pluie qui ruisselait sur le pare-brise en vagues successives, la voiture faisait parfois des embardées sous la vigueur des rafales de vent.

— Attention… !

L’invective fusa des lèvres du médecin au moment même où Christian vit le rocher qui barrait la voie, il s’arcbouta sur la pédale de frein, la voiture chassa et finit par s’arrêter à quelques centimètres seulement de l’éboulement.

— Pfff, il était temps… Merde ! Impossible de passer, va falloir continuer à pied…

— À pied ?

— Pas le choix, je vais prévenir le central pour leur signaler que la route est coupée, pas étonnant avec toute cette flotte ! Il ne doit rester qu’un ou deux kilomètres, j’ai des cirés sur le siège derrière, enfiles-en un.

Kevin s’exécuta en soupirant :

— Pas de bottes ?

Christian hocha la tête avec un sourire désolé

— Non, va falloir faire sans…

Kevin, sacoche médicale en main, ouvrit la portière qui se referma aussitôt sous la violence de la tempête.

— Ce n’est pas possible… on n’y arrivera jamais…

— Mais si… mais si… allez courage…

Le tonnerre grondait, se répercutant dans la montagne, des dizaines d’éclairs zébraient le ciel, Kevin eut peur

— Non, non, faisons demi-tour, nous irons après l’orage.

— Tu laisserais toute la nuit une femme seule, désespérée, en compagnie du cadavre de sa fille et de son mari ?

— Non, bien sûr que non, putain de nuit ! OK, allons-y, si je me fais foudroyer, tu auras ma mort sur la conscience…

Christian Joubert était loin de ressentir l’assurance qu’il affichait, la tempête lui avait toujours fait peur, tout petit il craignait de s’envoler, que le vent l’emmène comme un fétu de paille, il avait grandi sans jamais pouvoir se débarrasser de cette aérophobie. Avec l’âge il avait appris à maîtriser la panique qui s’emparait de lui, mais sans toutefois parvenir à l’éradiquer, elle attendait, tapie dans l’ombre, guettant l’occasion de submerger la raison au point que les poumons en défaillent. Il se retourna pour constater qu’à peine à quelques mètres, il ne distinguait même plus la lumière bleue du gyrophare.

Kevin Miot ne craignait ni le vent, ni la pluie, mais sa mère lui avait répété tant de fois qu’il ne devait sortir sous aucun prétexte lorsque l’orage montait qu’il en avait développé une phobie, il était certain de ne pouvoir survivre au périple qui s’annonçait. L’eau dévalait de toutes parts, formait déjà un petit torrent, mélangeant boue et cailloux arrachés de la montagne. Il marchait sur le bord extérieur de la route, jetant des coups d’œil furtif à la paroi qui menaçait de s’effondrer à tout instant, son ami lui criait quelque chose, mais les paroles s’envolaient avant qu’elles n’atteignent son oreille. Pour se donner du courage, il se mit à fredonner cet air de Graeme Allwright, « Jusqu’à la ceinture ».

« On avait d’la flotte jusqu’au g’noux et le vieux con dit d’avancer, y’en avait jusqu’à la ceinture et le vieux con dit d’avancer, on avait d’la flotte jusqu’au cou et le vieux con dit d’avancer… »

L’adjudant s’époumonait.

— Marches pas si près du bord, c’est dangereux, avec toute cette flotte c’est dangereux !

Il finit par s’approcher de son ami et le tira brusquement par la manche, le ramenant vers le centre noyé du chemin qu’on ne voyait plus. Les mains se frôlèrent, chacune d’entre elles, instinctivement se cherchèrent et s’enlacèrent, elles étaient glacées, mais ne ressentirent que la chaleur du contact rassurant, agissant comme le drap que l’enfant, effrayé par les monstres tapis dans l’obscurité, remontait au-dessus de sa tête. Ensemble elles veillaient sur l’autre, formant une oasis de quiétude au milieu du cauchemar des éléments déchaînés.

« À l’enterrement d’une feuille morte, deux escargots s’en vont, ils ont la coquille noire, ducrêpe autour des cornes, ils s’en vont dans le noir, un très beau soir d’automne »1

La progression était difficile, arcbouté, la pluie mêlée de grêle leur fouettait le visage, les cheveux trempés bavaient sous le col remonté, infiltraient le cou de leurs rigoles qui ruisselaient lentement vers le creux des reins. Ils ne savaient même plus pourquoi ils étaient là, ni même où ils étaient, seul comptait le mètre qu’il venait de parcourir et le prochain qu’ils devraient affronter. Les pieds se faisaient lests de plomb, les genoux s’entrechoquaient, mais les cuisses tenaient bon, se soulevant mécaniquement comme des pistons, agissants comme les bielles d’un moteur fatigué.

« Jeanneton prend sa faucille, La rirette, la rirê ê te »

L’ocre de l’argile teintait de sang le courant de plus en plus violent.

« En chemin elle rencontre, La rirette, la rirê ê te. »

Tous deux en étaient sûrs maintenant, ils allaient terminer leur vie ici, les entrailles de l’enfer allaient s’ouvrir pour les avaler, les consumer telle une vulgaire chandelle.

Joubert priait « Je vous salue Marie pleine de grâce… »

Miot continuait à chantonner « La rirette, la rirê ê te ».

Soudain Joubert lâcha la main du médecin et montra du doigt l’ombre chinoise de l’église qui découpait le ciel par intermittence, au gré des zébrures foudroyantes.

« Dieu merci, nous y sommes. »

Lorsque les deux hommes arrivèrent sur le parvis, un grondement sourd domina le vacarme ambiant et explosa en une déchirure qui roula jusque dans la vallée, ils se figèrent, aveuglés par une lumière émaillée comme surgie de nulle part, leurs cheveux, bien qu’alourdis par la pluie tentèrent de se dresser sur leurs têtes, Miot, terrorisé, entama un demi-tour, amorçant une course qui l’aurait mené aux quatre diables, Joubert le saisit à bras le corps pour le stopper net, une odeur d’ozone, âcre, brûlante, se fraya un chemin jusqu’à leurs narines.

— Calme toi, ce n’est rien, juste la foudre sur le clocher, on ne craint plus rien, calme-toi, c’est fini…

Il l’entraînait doucement vers le porche de l’église, sans penser que c’était de là qu’était venu le danger.

Kevin, hagard, se laissa faire, il n’entendait rien, coupé du monde, son cerveau, devant l’effroi ressenti, avait dit momentanément stop.

En arrivant près du grand portail, l’adjudant actionna machinalement la vieille clenche à pouce de la petite porte, et eu la surprise de la voir s’ouvrir.

L’église était plongée dans le noir, le réseau électrique n’avait sans doute pas résisté à la brutalité des éléments, seules, de ci de là quelques flammèches de bougies perçaient légèrement les ténèbres, au centre de la nef, baigné par ce clair-obscur, se détachait la silhouette du curé, allongée par les ombres, elle semblait flotter au-dessus du sol.

L’abbé Seurat crut que le vent avait fini par avoir raison du frêle pêne, il tourna rapidement la tête et distingua un mouvement :

— Il y a quelqu’un ?

— Adjudant Joubert et mon ami le docteur Miot.

Le curé prit la lampe torche posée sur le banc et éclaira la porte.

— Que faites-vous là ?

— C’est compliqué, mon père.

— Vous êtes montés par ce temps ?

— Oui… à pied, un éboulis a coupé la route, nous avons terminé les derniers kilomètres à pied… Nous pensions ne jamais pouvoir arriver.

— C’est de la folie…

Le docteur Miot reprenait peu à peu ses esprits.

— Je confirme une folie douce, moi je ne bouge plus d’ici…

L’adjudant reprit :

— Père Seurat je vais vous expliquer, mais pourrions-nous avoir un remontant avant de repartir ?

— Venez, allons dans la sacristie, nous y serons mieux.