Nobles influences - Jacques Fraysse - E-Book

Nobles influences E-Book

Jacques Fraysse

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Beschreibung

En panne d’inspiration, un romancier parisien entame un parcours étrange, après sa consultation chez une cartomancienne. Guidé par d’étranges prédictions, il plonge dans les dérives du monde moderne, aussi fascinant qu’inquiétant, peuplé de personnages singuliers, perturbateurs du quotidien. Entre amitiés improbables, dangers bien réels et quête de sens, il devra choisir ses appuis et contrôler sa trajectoire. L’amour croisera-t-il la route ? Les nobles influences des arts et de la sagesse sauront-elles faire face aux mirages toxiques des fausses idoles ?

À PROPOS DE L’AUTEUR

Jacques Fraysse est un auteur français dont le parcours professionnel fut marqué par une transition notable de la recherche scientifique vers le secteur financier. Il s’est distingué en tant qu’expert en informatique et dans l’organisation de projets technologiques d’envergure. Il a embrassé la littérature et l’art de la fiction pour explorer de nouvelles émotions et expériences à travers des récits confrontant des hommes et des femmes aux dérives du monde moderne.

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Seitenzahl: 357

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Jacques Fraysse

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nobles influences

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lys Bleu Éditions – Jacques Fraysse

ISBN :979-10-422-7839-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

1Drôles de prédictions, étonnantes constatations

 

 

 

Lundi 11 mars

 

En quittant le métro parisien, à la station Porte d’Orléans, Amaury de Sainte-Anne consulta sa montre. Elle indiquait 8 h 50. Son rendez-vous était prévu pour 9 heures, et le cabinet de la consultante étant tout proche, il ne serait pas en retard. La consultation, qu’il avait sollicitée, ne correspondait guère à ses pratiques habituelles. Amaury n’était pas un disciple des rituels du monde des extra-lucides. Il ne portait pas un grand espoir de se voir révéler des événements exceptionnels par la dame qu’il devait rencontrer, pratiquant sous le nom d’Irina. C’était une amie qui l’avait dirigé vers cette praticienne de la divination éclairée, en garantissant des résultats encourageants.

Amaury, aujourd’hui âgé de 40 ans, était devenu romancier, avec un réel succès auprès d’un large public, après une carrière contrariée. Le nom d’Amaury de Sainte-Anne était un nom d’emprunt qui lui servait de signature pour ses ouvrages, mais qu’il avait plus largement adopté dans son monde relationnel. Ce nom résultait d’une expérience douloureuse, ayant marqué sa vie professionnelle et réorienté ses activités. Amaury, portant le nom patrimonial de Lebarret, exerçait avec talent le métier de consultant dans un grand cabinet de conseil en stratégie. Maîtrisant habilement ses interventions, il avait abusé de ses capacités et dépassé les limites du rapport raisonnable entre activité professionnelle et repos réparateur. Les heures de suractivité s’étaient accumulées lentement jusqu’à devenir insoutenables, menant inévitablement à ce dérangement contemporain qu’est l’épuisement professionnel. De cette maladie et de ses conséquences, personne n’en sort sans séquelles. Son entourage s’était mobilisé pour le convaincre de mettre en œuvre le meilleur traitement, ce qui l’avait conduit vers l’hôpital Sainte-Anne. Madame la professeure Dutertre avait pris en charge efficacement le traitement de son état fortement dégradé. Elle avait ajusté avec attention ses prescriptions et avait fait preuve de prévenance à l’égard d’Amaury. Très touché par cet apport, à la fois compétent et empathique, Amaury lui avait témoigné de belle manière sa reconnaissance par écrit. Cette longue lettre avait touché madame la professeure. Elle lui avait répondu d’un texte simple et court : « Merci, monsieur Lebarret, votre courrier est plein de généreux sentiments et témoigne d’une guérison toute proche. Vous écrivez de manière remarquable, vous devriez exercer vos talents comme romancier, l’écriture est une excellente thérapie ». Deux semaines plus tard, Amaury avait revu sa praticienne de l’Hôpital Sainte-Anne. Au cours de la consultation, cette dernière lui avait conseillé de faire une pause dans son activité initiale, trop envahissante. Elle lui avait conseillé une activité plus modulable et moins anxiogène. Amaury avait pris la décision de se mettre à écrire. Très rapidement, l’exercice lui avait paru excitant et enrichissant. À ce jour, cinq romans avaient été publiés et le succès était là, presque miraculeux. Son éditeur lui avait proposé de signer ses ouvrages sous un pseudonyme. Aussitôt, il avait choisi de conserver son prénom et de l’associer au nom « de Sainte-Anne », nom de l’hôpital qui avait inspiré son changement d’activité. L’éditeur avait trouvé l’idée originale et encouragé cette signature « Amaury de Sainte-Anne » comme imaginative et intrigante.

Mais voilà, depuis trois mois, la panne était survenue, sans raison apparente. L’inspiration qui accompagnait de manière prolifique ses pensées avait disparu, éteinte comme la flamme d’un cierge sous le vent. Il ne parvenait plus à s’accrocher à une seule idée consistante, capable de raviver son inspiration. Cet état de fait devenant inquiétant, il avait décidé de bousculer son ordinaire pour sortir du marasme. Sa compagne avait pris ses distances et s’impliquait ardemment dans de nouvelles activités commerciales. Elle s’était éloignée d’Amaury, sans fâcherie, mais, progressivement l’éloignement grandissant s’apparentait à une rupture. Cette situation générait un vide important et avait, sans doute, largement contribué à l’épuisement de son inspiration naturelle. Une amie d’enfance, à qui il avait confié son désarroi, lui conseilla vivement de consulter Irina, cette voyante, qui, disait-elle, allait éclairer son parcours à venir, ainsi que la nouvelle route que devait prendre sa vie. C’était pour cette raison qu’Amaury de Sainte-Anne arpentait les rues environnantes de la Porte d’Orléans.

Amaury trouva sans difficulté la porte d’entrée de sa consultante, rue Beaumier. Celle-ci l’attendait et lui ouvrit la porte sans élément de protocole particulier. Irina devait avoir la soixantaine et se drapait dans des vêtements qu’Amaury considéra d’un autre âge. Elle jaugea longuement son visiteur avant de lui demander de s’asseoir. Dans cette pièce de consultation, tout paraissait archaïque. Un revêtement délavé tapissait les murs et une bibliothèque hébergeait une quantité impressionnante de statuettes représentant des oiseaux de nuit, élaborées dans des matériaux les plus divers. Le bureau en bois d’acajou ancien était recouvert d’un tapis de carte vert élimé. L’éclairage de la pièce manquait de puissance et la pénombre qui régnait donnait l’étrange sentiment que la lumière avait définitivement déserté cet endroit. Sur le bureau, une grosse boule de cristal trônait, laissant échapper de drôles de reflets. Des jeux de cartes, usés au-delà du raisonnable, attendaient on ne sait quelle utilisation et un bloc de papier recyclé devait servir de support mémoriel à la consultante. Irina regarda attentivement Amaury et commença l’entretien en disant, avec beaucoup de clairvoyance :

« Je pense que vous avez des problèmes ! »

Elle poursuivit sa consultation par une longue série de questions sur des éléments d’état civil concernant Amaury et son entourage. Sur son bloc de papier, elle notait des informations, sans structure apparente, réalisait des calculs incompréhensibles, puis s’arrêtait, contemplant des résultats, tout en s’enfermant dans une profonde réflexion, peut-être prolifique. Puis vint la séance des cartes. Avec ses jeux éculés, elle sollicitait Amaury pour réaliser des tirages aveugles, retournait les cartes, les contemplait et poursuivait ce manège déroutant, notant des résultats énigmatiques. Enfin, elle se lança dans une interprétation, qu’elle annonça comme non ambiguë.

— Vous êtes dans une phase de transition dans votre activité professionnelle. Vous allez être confronté à des situations inattendues que vous allez gérer avec flegme et brio. Un grave problème va survenir, mais votre entourage saura vous aider à en maîtriser les effets. Vous allez faire des rencontres surprenantes et même nouer des relations de qualité. Vous allez connaître des situations nouvelles pour vous, mais excessivement intéressantes. Les rencontres que vous ferez ne seront pas neutres, elles vous impliqueront, parfois peut-être au-delà du raisonnable. Avez-vous des questions particulières ?
— Oui, j’ai trois questions, répondit Amaury.
— Je suis en panne d’inspiration dans mon activité de romancier, vais-je retrouver mes capacités créatives ? Ma relation amoureuse bat de l’aile, que puis-je attendre sur le plan sentimental ? Ma vie professionnelle va-t-elle évoluer ou se renouveler ?
— L’inspiration va revenir avec force, suggéra Irina, mais il faudra un événement pour déclencher cette reprise que vous attendez. Vos amours vont évoluer de manière inattendue, mais cette évolution sera compliquée. Enfin, votre activité professionnelle va se voir perturbée, mais vous allez poursuivre l’écriture à succès que vous connaissez.
— Vous me dites que ma vie sentimentale va subir des changements, mais pouvez-vous préciser lesquels ? demanda Amaury.
— Vous allez rencontrer une personne de qualité, mais rien ne se fera simplement, répondit Irina. Il vous faudra faire usage de tous vos talents pour vous hisser à son niveau. Des vents contraires vont de plus perturber cette nouvelle relation. À vous de vous accrocher et de résister. D’autres questions ?
— Non, pas pour l’instant.

Amaury se sentait quelque peu dépité par ce discours à la fois vague et surprenant. Cette dame lui annonçait des bouleversements dans sa vie, informations qu’elle allait pêcher dans les mystérieuses figurines de ses cartes à bout de souffle. Cela n’avait pas de sens ! Il fixait cette drôle de boule de cristal que délaissait Irina. Trop intrigué par cette énigme, il se crut en droit de poser la question.

— À quoi vous sert cette magnifique boule de cristal ? demanda-t-il.
— À rien, répondit Irina sans l’ombre d’une hésitation. Elle est là pour rassurer ma clientèle, mais je ne sais pas comment elle fonctionne ni comment on peut obtenir des résultats avec cet appareil. Je me contente des approches que je maîtrise parfaitement. Si vous en êtes d’accord, nous allons conclure cette séance. Tout ce que j’ai perçu pour vous m’est apparu clairement et mes prédictions sont formelles. Je vous prie de me régler la somme de soixante euros et je vous convie à ne pas hésiter à me recontacter si vous en éprouvez le besoin.

Amaury trouva l’addition un peu salée, persuadé que ce tarif conséquent devrait permettre à la consultante de renouveler ses cartes et son tapis de consultation. Au lieu de cela, il était convaincu qu’Irina allait s’offrir une breloque représentant une chouette effraie ou un grand-duc, et qu’elle ajouterait cette pièce à sa vaste collection. Il se dit aussi que cette panoplie d’oiseaux de nuit, observatrice des élucubrations prédictives d’Irina, justifiait la pénombre du lieu et les économies d’énergie associées. Toujours intrigué par cette vaste exposition de volatiles nocturnes, Amaury s’autorisa une dernière question :

— Votre collection d’oiseaux de nuit est impressionnante, d’où vous vient cette passion pour ces volatiles difficilement observables.
— Il ne vous aura pas échappé que les oiseaux de nuit ont la capacité extraordinaire de percevoir l’environnement dans l’obscurité, répondit avec assurance Irina. J’ai la capacité de voir les événements à venir, dans le brouillard du futur de mes clients. Les oiseaux et moi possédons des dons particuliers en matière de vision : eux dans l’obscurité, moi dans le futur.
— Vous devriez repeindre les yeux de ces oiseaux avec de la peinture fluorescente, tenta de conclure humoristiquement Amaury. Dans la pénombre de votre bureau, l’effet serait saisissant.
— Merci de vos conseils, répondit sur un ton agacé Irina.

Quelque peu perplexe et légèrement déstabilisé, Amaury paya la somme convenue, puis quitta, soulagé, cette étrange salle de divination. Une impérieuse envie de retrouver le monde rationnel qu’il avait, pour un long moment quitté, le propulsa dans un bar du quartier. Supportées par un double café, ses pensées l’immergèrent dans une étrange rétrospective de sa vie. Amaury laissa défiler les événements passés sans prendre position sur leur valeur ni sur leur importance. Il les regardait comme de simples constats. Le temps s’écoula ainsi durant le cours de cette longue rétrospective. Après la séance surréaliste des étranges rites d’exploration de l’avenir, ce retour sur le passé le rassura, mettant en exergue les belles réalisations qui avaient marqué sa vie. Puis son regard s’attarda sur les consommateurs de ce bar de quartier où un étrange silence régnait. Les inconditionnels de l’expresso matinal ou de la bière de transition, avant le repas de midi, avaient tous le regard plongé dans leur téléphone mobile, bouée de secours incontournable pour ce monde à la dérive. Les traditionnelles discussions de comptoir, souvent engagées et effervescentes, s’étaient inexorablement évanouies, décimées par ces drôles de prédateurs à écran tactile. Le monde basculait de manière paradoxale : la téléphonie mobile, qui devait améliorer la communication entre les personnes en apportant cette extraordinaire facilité d’échange en tout lieu, en avait supprimé tous les aspects fondamentaux. Plus les individus étaient en proximité et exposé à des capacités d’échange, plus ils cloisonnaient leur environnement intime pour se concentrer sur le médiocre espace de leur écran tactile.

Amaury ressentait son entrevue du matin comme perturbante. Irina lui avait mis en avant trop de présages dérangeants devant les yeux. Il décida de déjeuner de manière économique et opta pour la restauration rapide, importée des États-Unis.

Au restaurant du quartier, connu pour sa restauration express, Amaury s’installa à une table après avoir passé sa commande et récupéré son plateau. Il commença son repas les yeux dans le vague et l’esprit en sommeil. À peine venait-il d’étaler les ingrédients typiques du menu conventionnel de l’établissement, rapidement choisi, qu’une jeune dame s’installa à sa table, sans autre protocole qu’un sourire convenu. Amaury la salua d’un « bonjour Madame » courtois, mais sans emphase. Cette dame, encore jeune, présentait toutes les caractéristiques d’une personne adhérente à la dégradation de la beauté corporelle par les artifices barbares que sont le piercing et le tatouage provocant. Le nez, les oreilles et la lèvre inférieure de la dame arboraient des intrus métalliques, tandis que son cou et ses bras exposaient de drôles de figures colorées. Elle regarda longuement Amaury et percevant sa désapprobation communicative, elle l’interpella.

— Je pense que vous désapprouvez le piercing ou le tatouage, et peut-être les deux.
— En effet, Madame, je perçois ces deux pratiques comme n’apportant que la dégradation de l’aspect naturel, sans un quelconque apport esthétique. Je ne connais pas le confort apporté par ces meurtrissures, mais les inconvénients sont notoires.
— Vous avez une perception négative de l’expression artistique sur le corps humain, qui montre que vos convictions sont plus idéologiques que rationnelles. Mon corps possède d’autres trésors artistiques, cachés dans ses parties les plus intimes, qui, j’en suis certaine, changeraient votre opinion.
— J’ai un profond doute sur le sujet. Pour moi, l’aspect naturel du corps reste un fondement essentiel de notre vie. Les professionnels de la mode mouvante inventent des pratiques farfelues pour créer de l’activité économique et non pour notre bien-être.
— Je suppose que vous désapprouvez aussi l’implantation de massifs de fleurs sur les pelouses des jardins.
— C’est complètement différent. Dans ce cas, c’est un aménagement du terrain en lieu et place d’une friche. La peau du corps n’a pas à besoin d’être aménagée, mais simplement entretenue.
— J’aimerais vous faire découvrir mes piercings et tatouages intimes afin de vous étonner. J’ai des piercings discrets et érotiques sur mes seins, mon nombril et mon sexe. Un tatouage suggestif agrémente le bas de mes reins, un autre celui du bas de mon ventre, et, enfin, mon buste et mes seins exposent une super création artistique originale.

Amaury avait sorti un bloc-notes, son stylo, et notait des informations qui semblaient intriguer son éphémère partenaire de table. Cette curieuse attitude posait question à la dame entreprenante. Elle s’inquiéta ouvertement de ce comportement insolite.

— Vous êtes un enquêteur œuvrant pour un organisme du monde des sondages, peut-être, s’inquiéta la dame tatouée.
— Pas du tout, répondit Amaury. Je suis auteur littéraire, romancier. En manque d’inspiration interne actuellement, je note tout ce qui suscite mon étonnement afin de relancer mon activité créative. Vous êtes un sujet surprenant qui mérite que je mémorise ce moment.
— Un sujet surprenant ne mérite-t-il pas un peu plus qu’une discussion de restaurant express ? s’enquit la dame aux tatouages.
— Sans aucun doute, corrigea Amaury. Mais aujourd’hui, j’ai approvisionné de manière excessive mon compte de surprises et je projette de me propulser dans la campagne aveyronnaise afin de retrouver quelques piliers stables et d’y adosser mes talents créatifs. Je vous remercie vivement de votre alléchante proposition de me faire partager les subtils attraits des ingrédients accommodant votre anatomie intime. Ce serait sans doute d’un goût beaucoup plus subtil que celui des hamburgers de la maison, mais aujourd’hui, les vents ne sont pas favorables.
— Merci, monsieur, de votre réponse franche et loyale, vous êtes sans doute un homme de qualité et de rigueur, ces qualités sont rares de nos jours. Je m’appelle Élise Fortin, étudiante en psychiatrie à l’hôpital Sainte-Anne.
— Curieux hasard, j’ai pour pseudonyme Amaury de Sainte-Anne, ancien patient de votre hôpital qui m’a extrait d’un épuisement professionnel sévère et transféré du monde des consultants surexposés à celui de la littérature de fiction.
— Votre rencontre fut un ravissement, poursuivit Élise Fortin, même si je ne puis partager la rigueur de vos pensées. J’aimerais poursuivre notre entretien en profondeur, mais votre état émotionnel est surchargé et votre temps est limité. Je vous souhaite donc bonne chance pour le rétablissement rapide de votre espace créatif et imaginaire.
— Merci, Madame Fortin, cette rencontre me fut agréable, même si ma première impression fut négative. Je vous donne ma carte et si l’occasion se présente, je serais un larron complaisant et un contradicteur attentif.
— Bonne journée, n’hésitez pas à me contacter lors de votre prochain séjour parisien, voici mes coordonnées.

Amaury quitta l’établissement après avoir donné sa carte de visite et serré chaleureusement la main de sa partenaire de table occasionnelle. Il se dirigea vers l’entrée du métro, car il devait rentrer chez lui et préparer son départ pour le lendemain. Sa décision était prise, il irait dans sa maison de campagne aveyronnaise dès le lendemain, en voiture. En ce mois de mars, le temps n’était pas encore très clément pour une vie campagnarde en solitaire, mais l’environnement parisien ne lui semblait pas propice à la reprise de l’écriture et à la réactivation de sa créativité. Cette matinée et les trois épisodes qu’il avait vécus avaient désorganisé ses pensées, tant les dérives lui étaient apparues criantes.

 

 

 

Pensée

L’écran tactile permet, avec la même facilité, de prendre connaissance de l’information fondamentale, de diffuser les pensées les plus futiles, de nourrir des ressentiments imaginaires et de perdre tout contact avec la réalité.

Amaury de Sainte-Anne

 

 

 

 

 

 

2Voyage entre la colère et les misères

 

 

 

Mardi 12 mars

 

Ce matin de mars, Amaury avait pris la route du sud-ouest aux premières lueurs de l’aube. Six heures et demie de trajet s’étendaient devant lui, tandis qu’une pluie fine s’abattait sur le pare-brise, troublant par moments la visibilité. Les giboulées ne s’étaient pas encore déclarées, mais la chaussée détrempée obligeait les conducteurs à ralentir. Jusqu’à Orléans, tout s’était bien passé ; la circulation était fluide, sans encombre. Amaury n’avait pas pris le temps de consulter les actualités du jour, inconscient de la réalité qui allait bientôt se dresser sur sa route. Les agriculteurs, pris par une colère bien française, avaient lancé un mouvement d’ampleur nationale, avec pour tactique principale le blocage des autoroutes en des points stratégiques. Évidemment, l’itinéraire choisi par Amaury se trouvait parmi les axes visés. À quelques kilomètres de Vierzon, au nord, les syndicats agricoles avaient positionné leurs premières lignes de tracteurs, transformant la route en un véritable mur. La société gestionnaire de l’autoroute avait mis en place une signalisation de contournement, en proposant de quitter l’axe bloqué, bien en amont du point de blocage, afin d’éviter une saturation du trafic. Amaury pesta contre ces entraves à la circulation avec véhémence. Il mit en route son dispositif de guidage GPS amélioré qui l’incita à quitter l’autoroute dès la prochaine sortie, ce qu’il fit.

Aux yeux d’Amaury, les méthodes de manifestation choisies par les syndicats agricoles relevaient de l’irresponsabilité et de l’incivilité. Quel rapport, après tout, entre la libre circulation sur les autoroutes et les règlements encadrant les pratiques agricoles ou la fixation des prix ? Aucun ! Pourquoi ces producteurs, dans leur colère, ne s’en prennent-ils pas aux fabricants de parapluies lorsque le printemps se montre trop pluvieux, ou aux laboratoires de crème solaire lorsque l’été devient caniculaire ? Ces entreprises, après tout, tirent profit de conditions climatiques qui mettent en difficulté les exploitations agricoles. Pour Amaury, ces manifestations ne faisaient que confirmer un comportement qu’il qualifiait d’absurde et contre-productif. Mais la mécanique était bien huilée. Les agriculteurs se devaient d’initier une communication forte autour de leurs difficultés. En cela, le blocage des grands axes permettait d’accéder à une couverture médiatique d’ampleur. Ces actions, non violentes, généraient un grand émoi dans la population qui ne percevait qu’un aspect de la situation. Si l’impact des manifestations était fortement perturbateur, c’est que la colère était grande. Si la colère était grande, c’est que les causes devaient être en rapport. Personne n’étant en mesure d’analyser les motivations de ces mouvements d’humeur spectaculaires, tant celles-ci étaient techniques et complexes, le grand public faisait mine de les comprendre et apportait un soutien inconscient aux agriculteurs. Amaury avait pleinement conscience que les dérèglements de la société s’infiltraient dans presque tous les aspects de la vie, mais les solutions réparatrices tardaient à poindre. Il pressentait que le cadre campagnard qui l’attendait offrirait un répit bienvenu, l’isolant des tracas propres aux grandes concentrations humaines et au tumulte incessant des activités citadines. Les prédictions d’Irina, la voyante, allaient sans doute prendre forme dans cet univers rural, où tout semblait plus paisible, plus maîtrisable.

Ayant quitté l’autoroute, il décida de faire halte dans le seul bistrot du village qu’il traversait. Les places de stationnement, juste à côté, étaient étonnamment gratuites, et le café portait le nom évocateur de Café de la Poste. Une petite agence postale se trouvait d’ailleurs non loin, et un panneau indiquait des horaires d’ouverture restreints : lundi, mardi et jeudi de 10 h à 12 h. Heureusement, le café, bien plus accueillant, proposait des horaires largement plus généreux. Ici, en Sologne, le bistrot comblait largement les services limités de la poste, devenant un lieu de vie et d’échange.

Amaury poussa la porte et alla s’installer à une table proche du comptoir. La tenancière, vive et chaleureuse, accourut pour prendre sa commande. Il opta pour un grand café. À une table voisine, un homme au crâne dégarni sirotait une bière en feuilletant un journal local. Amaury nota les tatouages qui envahissaient ses bras, illustrant un goût appuyé pour l’encre indélébile. Un détail, cependant, retint son attention : un tatouage discret, mais étrange, ornait le front de l’homme. Deux lettres, IA, s’affichaient ainsi, comme une marque qui ne laissait pas de doute sur l’intention.

Cette vision dérangeante déclencha en lui un flot de pensées désordonnées. Comment en arrive-t-on là ? se demanda-t-il, tentant de contourner cette triste évidence. Il lui semblait inconcevable qu’un individu puisse se laisser ainsi marquer de manière si visible, si intrusive. Poussant plus loin sa pensée, il s’insurgea du manque de scrupules d’un tatoueur dépassant, aussi outrageusement, les limites. Infliger une telle inscription à un homme relevait d’une étrange cruauté. Amaury se permit d’interpeller le tatoué.

— Bonjour monsieur. Je suis une victime des blocages autoroutiers imposés par le monde agricole en effervescence. Le journal que vous lisez donne-t-il des informations sur cette situation et une carte des blocages ?
— Je suis désolé, je ne peux pas vous donner cette information, répondit l’interpellé. Mon journal n’est intéressé que par la chasse, et il est publié une fois par semaine. Il vous faut écouter la radio des autoroutes.
— Très bien, poursuivit Amaury, je vais mettre en route mon GPS avec information sur les difficultés de circulation. J’espère que celles-ci sont actualisées avec une bonne fréquence. J’ai une question concernant un de vos tatouages, l’inscription IA sur votre front correspond-il aux initiales de votre amie ?
— Vous êtes curieux, répondit le tatoué. Non, ce ne sont pas les initiales de ma femme. Comme elle dit en permanence que je suis défaillant du cerveau, j’ai fait tatouer les lettres IA qui signifient intelligence artificielle pour lui clouer le bec.
— C’est en effet une initiative peu courante. Combien vous a coûté la réalisation de cette œuvre ?
— 150 euros, répondit l’homme, mais, comme je connais bien le tatoueur, il m’a consenti une remise.
— C’est quand même onéreux, objecta Amaury. Pour ce prix-là, il ne vous a pas implanté une puce ?
— Non, répondit l’homme qui paraissait amusé, et avec un sourire, mais il a gravé une puce factice dans le point du i. Ce doit être moins performant, mais cela suffit dans le cadre de mon activité quotidienne. Si vous souhaitez l’adresse de mon tatoueur, je peux vous la fournir.
— Je ne suis que de passage et je ne pense pas retourner dans la région dans l’immédiat. Mais je vous remercie, dit Amaury pour tenter de clore cette discussion haute en couleur. Il faut que je reprenne la route. À une prochaine fois.
— Bon voyage, monsieur, comment ?
— Amaury de Sainte-Anne.
— Je m’appelle Louis Parent, mais ici, tout le monde m’appelle Lulu.
— Et que faites-vous dans la vie, monsieur de Sainte-Anne ?
— Je suis romancier, depuis quelques années et ce métier d’écrivain m’apporte beaucoup de satisfaction. Mon seul problème c’est que je connais actuellement une panne d’inspiration.
— Faites-vous aider par l’intelligence artificielle, répondit Lulu, ou venez me voir, je vous raconterai des histoires.
— Je vous remercie de votre généreuse proposition, conclut Amaury, et si mon pouvoir créatif reste éteint, je reviendrais vous voir. Au plaisir, mon cher Lulu.

Amaury paya l’addition et sortit du café. Arrivé dans sa voiture, il prit le temps de noter cette rencontre d’exception sur son calepin en laissant en suspens la qualification à donner. Il démarra le moteur, mit en service son GPS haut de gamme et reprit la route. Le GPS lui indiqua une arrivée prévisionnelle à 15 h de l’après-midi, ce qui, bon gré mal gré, lui convint. Il se lança dans une longue réflexion afin d’organiser son séjour et de le rendre constructif.

Tout d’abord, Amaury se devait de ne pas rester cloisonné dans sa maison pour y vivre en ermite. Rencontrer des personnes, se rendre dans des sites, assister à des manifestations ou à des rendez-vous devait permettre de créer des situations interactives, indispensables à l’amorce créative. Ensuite, comme s’y astreignaient les sportifs, le romancier avait besoin d’entraînement. Pour cela, Amaury décida de s’imposer un exercice d’écriture de cinq pages par jour, exercice essentiel au maintien des aptitudes fondamentales. Pour le reste, il laisserait le hasard piloter ses autres activités.

Avant d’arriver dans sa maison, située sur la commune de Najac, Amaury décida de s’arrêter dans un supermarché de Villefranche-de-Rouergue pour effectuer divers achats, indispensables à sa survie dans la maison campagnarde. Ayant repris son trajet, alors qu’il parvenait à la sortie de la ville, il aperçut une dame porteuse d’un sac à dos, qui amorça timidement le signe indicatif de l’autostoppeuse à son approche. Machinalement, Amaury stoppa sa voiture, baissa la vitre de la portière du passager, et interrogea la voyageuse sur sa destination ou sur ses intentions.

— Je dois me rendre à Toulouse, mais je n’ai pas la possibilité de prendre le train. Si vous pouviez me conduire jusque sur l’axe qui conduit à la capitale occitane, ce serait parfait.
— Bien que je ne sois pas très sûr de notre itinéraire, montez dans la voiture, je vais essayer de trouver une solution.
— Merci, monsieur, dit la dame, je vais vous expliquer ma situation assez complexe.

 

L’autostoppeuse posa son sac sur la banquette arrière et s’installa sur la place du passager avant. Après un soupir, elle garda un moment le silence. Comment expliquer à un parfait inconnu la complexité de sa vie ? Ce n’était pas décent. Mais ce soir, dans sa situation sans issue, la pudeur et le risque de se confier à un prédateur étaient devenus dérisoires. Alors elle se lança, avec force détails et sans retenue, dans la description de sa situation qui était pour le moins délicate.

Portant le nom de Marie Escourbié, elle était arrivée en Aveyron sept ans plutôt, avec un ami qui partageait sa vie. Habitante de la région parisienne où elle avait reçu une formation universitaire complète en sociologie, Marie avait commencé sa carrière à la mairie de Paris et y avait œuvré pendant trois ans. Succombant à une mode écologiste, elle avait, avec son ami, élaboré un projet de reconversion à l’agriculture, mais une agriculture respectueuse de la terre. La production mise en œuvre sur une petite propriété consistait en une culture maraîchère BIO. Formant un couple uni et enthousiaste, les deux amis avaient déployé de gros efforts pour mettre en œuvre leur projet, ne ménageant ni leur temps ni leur peine. Petit à petit, la dureté du labeur avait entamé leur élan généreux et des dissensions étaient apparues. La modicité des revenus générés par l’activité, la faible productivité des champs en culture, la difficulté de mise en place d’une irrigation performante et l’exigence des travaux faiblement mécanisés avaient créé une situation tendue dans leur relation de couple. Au fil du temps et progressivement, l’ami de Marie avait adopté une attitude autoritaire à son égard, ne lui laissant aucune initiative et lui imposant une forme d’asservissement insupportable. Marie avait décidé de quitter son compagnon, qui la maltraitait de plus en plus verbalement et qui ne lui accordait plus de relations externes ni de loisirs. Elle se remémorait cette période, insouciante, où elle arpentait les rues de la capitale, abusait avec passion des spectacles parisiens et interagissait sans modération avec ses amis. Ce jour-là, elle était sur une route aveyronnaise, à la dérive, en quête d’un point d’accroche. Elle pensait le trouver dans la mégapole de Toulouse, où, croyait-elle, une solution transitoire se profilerait. Amaury écoutait le récit de cette dame avec compassion. Il se demandait d’où venait le pouvoir séducteur de la culture agricole, que la grande rêverie écologiste alimentait bien mal à propos. La cruelle histoire de Marie illustrait, sans ambiguïté, les travers dangereux de ces illusions, entretenues par les mauvais prêtres de l’agriculture prétendue respectueuse de la nature. Si le respect de la nature, apporté par ces apprentis paysans, restait à démontrer, les dégâts générés dans la santé des adeptes de ces transplantations idéalistes d’individus apparaissaient évidents. Mais le temps n’était pas aux discussions philosophiques, les soucis de Marie étaient là, bien réels, et Marie n’avait pas le moindre début de solution. Sans le vouloir, Amaury avait épousé une partie du problème. Il ne pouvait s’imaginer déposant cette femme en perdition au bord de la route, la laissant à la merci d’aventures dangereuses. Il fallait trouver une solution d’urgence et, en cette fin de journée, il n’entrevoyait pas d’autre solution que d’héberger cette dame pour la nuit, afin de s’accorder du temps pour construire le plan qui allait la sortir de l’ornière. Mais Amaury n’était pas un assistant social, ni dans ses savoirs ni dans son relationnel. Il se voyait incapable de nouer un contact de type « conseiller social », tout en conservant la distance indispensable.

— Madame, avança prudemment Amaury, je ne vois pas de possibilité pour vous de rejoindre Toulouse, de trouver sur place un hébergement et de préparer sereinement un nouveau départ d’activité dans la soirée. Je me rends dans ma résidence secondaire, qui possède suffisamment d’espace pour vous héberger pour la nuit, mais aussi pour quelques nuits supplémentaires, au besoin. Je ne peux me résoudre à vous abandonner sur la route sans percevoir pour vous une perspective acceptable.
— Hum… Je vous remercie de votre proposition, répondit Marie. Je ne vous connais pas et, de ce fait, je ne mesure pas les risques associés à votre offre, mais, en effet, mes choix sont limités.
— Je comprends vos réserves, poursuivit Amaury, la méfiance à l’égard des inconnus est légitime. Je vous propose une assurance particulière qui devrait vous rassurer. En arrivant à ma maison, je vais vous présenter à mes voisins locaux, un couple de retraités. Je vais leur expliquer que je vous ai recueilli sur la route, en direction de Toulouse, et que les contraintes de temps vous obligeaient à une halte improvisée. Je leur dirai que le hasard de la circulation nous a mis en relation et que je serai votre hôte pour la nuit. Je ne peux vous promettre de trouver une solution, autre que celle de vous héberger. Je dois prendre le temps de réfléchir. Cette proposition vous semble-t-elle suffisamment rassurante, madame ?
— Je ne sais pas, vous avez parfaitement perçu mes craintes et mes réserves, répondit Marie, et votre proposition paraît presque rassurante. Cependant, votre nom et vos activités me sont inconnus.
— Je m’appelle Amaury de Sainte-Anne, et j’exerce la profession de romancier. Je viens en Aveyron pour remettre en marche mon esprit créatif qui est brutalement tombé en panne dans l’environnement parisien. Les aventures que je vis sont aussi ma source d’inspiration. Ma maison sera un peu froide à notre arrivée, même si j’ai sollicité mes voisins pour activer le chauffage. Nous devrons rester bien couverts.
— Le métier d’écrivain est un joli métier, certainement excitant. Durant ces sept ans d’activité agricole, j’ai perdu tout sens de l’écrit, je devrai en retrouver l’usage si je reprends une activité en relation avec ma formation.
— En effet, madame, confirma Amaury, le fait d’écrire correctement apporte une aide essentielle à toute activité impliquant des actes de communication. Indépendamment de mon travail rédactionnel de romancier, je m’astreins à des exercices quotidiens. Je pourrais, peut-être, vous en donner les clés.

La discussion s’interrompit, la voiture et son équipage ayant atteint ce hameau isolé qui avait pour nom Lestrade, lieu où s’érigeait la maison d’Amaury. Il en avait fait l’acquisition durant ses années de forte activité, dans le domaine du conseil en stratégie d’entreprise. Son aménagement était simple, mais confortable. Amaury conduisit Marie dans cette maison et fit avec elle le tour du propriétaire. La demeure comportait quatre chambres et deux salles de bains. S’arrêtant dans une des chambres, Amaury lança cette suggestion :

— Je vous propose de dormir dans cette pièce et d’utiliser la salle d’eau contiguë.

Marie acquiesça.

Tout en arpentant sa maison, Amaury vérifiait l’état du chauffage et la bonne mise en température de l’eau chaude. Tout semblait fonctionner parfaitement. Le hameau de Lestrade comportait deux maisons, dont celle d’Amaury. Comme convenu, les deux arrivants allèrent à la rencontre des voisins et Amaury leur présenta Marie, en expliquant sommairement les raisons de sa présence à ses côtés. Ce couple de retraités vouait une réelle admiration à Amaury. Ils se côtoyaient en toute simplicité et partageaient parfois quelques légumes du jardin ou un apéritif amical. En cette soirée d’arrivée improvisée, il manquait de temps pour de longues discussions et il convenait de mettre en service rapidement les équipements de la maison, puis de se pencher sur la suite des événements, que personne n’appréhendait clairement. Les visiteurs prirent rapidement congé de leurs voisins. Une fois de retour dans la demeure d’Amaury, ce dernier proposa de s’installer dans le salon pour y élaborer un plan d’action, afin d’apaiser les appréhensions et les doutes qui devaient assaillir Marie de manière insoutenable. Amaury prit la parole après un moment de réflexion.

— Je propose de prendre contact avec plusieurs amis qui sont en relation avec des services compétents. Ils pourront, peut-être, nous fournir des indications permettant d’apporter des solutions à vos difficultés. Ne soyez pas trop angoissée, cette maison va vous héberger le temps qu’il faudra.
— Mille mercis pour votre hospitalité, répondit Marie, je me sens en confiance avec vous, même si trois heures plutôt je ne vous connaissais pas. Vous avez certainement vos propres problèmes à résoudre et les miens passent avant, je suis privilégiée à vos yeux. J’ai une requête à vous formuler, je souhaiterais prendre une douche afin d’éliminer les dernières traces des activités que je viens d’abandonner.
— Demande acceptée, chère Madame. L’eau doit être à bonne température et la salle de bains que je vous ai affectée est équipée de linge approprié. Je vous laisse prendre votre douche. Moi, je vais communiquer avec mes amis, puis nous allons préparer un repas léger pour apaiser notre faim. À tout à l’heure.

Amaury commença son tour d’horizon par un appel du premier adjoint à la mairie du village, responsable notamment des relations sociales. Ce dernier se dit enchanté d’entendre Amaury et, spontanément, lui conseilla de prendre contact avec la comtesse Éloïse du Pradel, qui possédait la solide réputation de porter efficacement assistance aux femmes en difficulté. La comtesse était devenue un recours réputé dans la région. Ensuite, Amaury appela un ancien prêtre qui lui conseilla les services sociaux de la ville voisine, services qui devaient être débordés en raison de la présence dans la cité, de nombreuses personnes en difficulté. En dernier recours, il proposa de s’adresser à la comtesse Éloïse du Pradel qu’accompagnait une belle réputation en matière d’assistance aux femmes. Poursuivant sa tournée de collecte d’information, Amaury appela un ami, chef d’entreprise dans la ville d’Albi, qui confirma la comtesse du Pradel comme la personne la plus compétente pour apporter une aide dans la quête de solution pour Marie. De ces consultations téléphoniques, il ressortait, de manière unanime, que la comtesse Éloïse du Pradel serait la meilleure apporteuse d’assistance dans la résolution des problèmes qui affectait Marie, naufragée d’une aventureuse utopie écologiste. Amaury se dirigea vers sa chambre, où il avait déposé son ordinateur, le mit en marche et rechercha la localisation du fameux château du Pradel, espérant découvrir une image. Le lieu était parfaitement connu des outils de recherche de l’espace internet et les images donnaient du site un aspect attirant. Prévoyant, il consulta les outils d’aide à la recherche d’emploi, un formulaire qui serait fort utile pour élaborer un CV. Il en sélectionna un exemplaire et le conditionna pour préparer avec Marie le document qui servirait de support à son résumé de carrière. Puis il revint dans le salon, emportant son ordinateur qu’il posa sur la table de séjour.

Étonnante surprise, théâtralement, Marie entra en peignoir de bain dans le salon et sans complexes, offrant à Amaury une image familière inattendue dans cette pièce mal préparée pour cette apparition. Le mobilier savamment chiné dans les brocantes conservatrices du passé paraissait inadapté face à cette présence, trop décontractée et trop familière. Ce salon de maison de campagne, à l’authentique passé traditionaliste, aimait accueillir ses invités parés de vêtements conventionnels. Amaury resta un moment étonné, tentant d’interpréter à la hâte la motivation de cette apparition incongrue. Irina, dans ses prédictions parisiennes, avait annoncé au romancier en recherche d’inspiration des rencontres surprenantes. La préparation culinaire qu’elle avait dû mijoter après son départ devait être très épicée, tant les sujets d’étonnement issus de ses prédictions devenaient déraisonnables.

Amaury proposa à Marie de s’asseoir pour prendre connaissance des dernières informations. Il s’installa en face d’elle et aborda directement le résultat des entretiens qui avaient précédé la séance d’exhibition.

— J’ai consulté plusieurs amis et connaissances, vivant dans le secteur, et tous m’indiquent que vous devriez solliciter la comtesse Éloïse du Pradel. Elle possède les relations et les compétences pour vous proposer une démarche et des contacts vous permettant de sortir progressivement du marasme qui vous enserre.

Marie blêmissait à l’écoute de la proposition, Amaury sentait le malaise et la contrariété s’installer dans le regard de celle qui le regardait avec incompréhension.

— Sans aucun doute, la comtesse Éloïse du Pradel est la plus insupportable et hautaine aristocrate de la région d’Occitanie. De plus, son titre de comtesse est très controversé. Il a, sans doute, été découvert dans le cornet d’une pochette surprise, selon les personnes bien informées. Je ne peux en aucun cas me résoudre à solliciter cette usurpatrice.
— Houlà, rétorqua Amaury, surpris et dépité par cette réplique cinglante. Je tente de vous aider et non de vous soumettre à une quelconque aristocrate de l’ancien régime. D’après mes informations, cette personne déploie ses grandes capacités d’assistance bénévole, auprès de femmes en difficulté. Quand je suis au désespoir et que ma survie dépend des compétences hors pair d’un imbuvable aristocrate, je laisse mes archaïques pensées anti-aristocratiques au vestiaire et m’abandonne aux mains de celui qui accepte de devenir mon sauveur. Je vous propose de prendre contact avec cette noble dame et de solliciter un rendez-vous. Nous verrons bien si cette rencontre peut aider et laissons aux polémistes les discussions éclairées sur les titres de noblesse.

Marie avait marqué le coup. Elle hésitait maintenant et trouvait sa réaction épidermique mal venue. Elle tenta de récupérer sa bévue.

— Je vous prie de m’excuser, vous êtes plus modéré que moi. Je ne mérite pas les efforts que vous déployez à mon égard. J’accepte votre proposition avec l’humilité que je devrais toujours manifester face à votre générosité.

Après une courte hésitation, Amaury se leva, s’assit devant son ordinateur et invita Marie à le rejoindre et à s’asseoir à ses côtés. Esquissant un sourire, il dit :

— Vous voilà lavée des traces du passé récent et décemment couverte. Il est temps de préparer l’avenir et d’élaborer un support pour affronter la bienfaitrice comtesse du Pradel. J’ai ici un formulaire que je propose de remplir avec vous.

Marie observait celui qui l’assistait avec un certain étonnement. Elle réalisait qu’elle avait créé un malaise, voire une situation embarrassante. Pourquoi avait-elle improvisé cette tenue trop décontractée après son passage à la salle de bain ? Amaury s’était mis dans l’inconfort en lui proposant son aide. Il n’avait ni les compétences pour le faire ni les moyens d’action pour la prise en charge d’une femme en difficulté. Sa réponse de partager sa maison avec une inconnue n’était pas raisonnable. Marie n’avait rien à offrir en retour. Son comportement et la scène qu’elle avait jouée ressemblaient plus à celles d’un enfant gâté en plein caprice qu’à un témoignage de reconnaissance émanant d’une personne sauvée de la noyade. Amaury ne s’était pas laissé prendre dans ce mauvais piège, il avait réagi avec élégance et sagesse, et le sourire dont il avait gratifié Marie montrait que son pardon était acquis. Elle devrait s’excuser.

Amaury amorça le remplissage du formulaire devant résumer la carrière de Marie tout en tentant de la valoriser. La tâche semblait assez complexe, mais les talents du romancier permettaient de contourner habilement la description d’activités, a priori peu alléchantes. Marie se penchait sur l’épaule de celui qui opérait en ses lieu et place. Insensiblement, mais avec insistance, son sein droit caressait le haut du dos d’Amaury. Puis, à la suite d’un mouvement du bras mal maîtrisé, le sein gauche se libéra, quittant le peignoir qui lui servait de refuge. Cette situation donnait à la séance de travail, initiée par le romancier, un caractère impudique qu’il jugea inapproprié. Cette appréciation devait se lire dans son regard, ce qui incita Marie à corriger promptement la situation en réajustant le haut du peignoir. Comprenant que son bienfaiteur souhaitait plus de retenue, elle resserra son vêtement afin de mieux en contrôler les dérives. En remplissant le formulaire, Amaury apprit que son invitée avait 33 ans. Le dur travail de la terre avait abîmé ses mains et l’implacable soleil des années de labeur estivales avait martyrisé son visage, bien au-delà du raisonnable. Marie devrait réapprendre à se maquiller pour affronter de futurs employeurs.

— Nous devons terminer ce document, essentiel pour affronter les exigences de la nouvelle vie que vous allez affronter, souligna le romancier, rédacteur.

Amaury poursuivit la tâche qu’il avait entreprise, avec la minutie qui lui semblait indispensable, sans manifester ouvertement l’agacement que lui inspirait l’insouciance de Marie.

Quand il estima que le document, qu’il venait d’élaborer, portait avec suffisamment d’attrait la drôle de carrière de Marie, le romancier, se transformant en cuisinier, prépara un repas simple, mais plaisant.

— Demain, je mettrai mon imprimante en route et j’éditerais plusieurs exemplaires de votre CV. Ensuite, nous prendrons contact avec la comtesse.