Norme Rendement Modération - Claire Anxionnaz - E-Book

Norme Rendement Modération E-Book

Claire Anxionnaz

0,0

Beschreibung

Norme Rendement Modération : ignominie pour les uns, mal nécessaire pour les autres, ce credo régit la Société dans le but de préserver le peu de ressources disponibles. La Société établit les règles auxquelles tous doivent obéir au risque de voir sa propre civilisation s’éteindre. Bannis et déshumanisés, les dissidents sont condamnés à errer dans un lieu sombre et hostile dont le nom seul évoque craintes et désespoir : le désert de Glace.


À PROPOS DE L'AUTEURE 


Travaillant dans le secteur de l’écologie, notamment sur les thématiques de l’eau et des énergies, Claire Anxionnaz est depuis longtemps sensibilisée aux questions environnementales. Dans ce cadre, elle s’interroge sur les impacts d’une raréfaction des ressources dans nos vies quotidiennes. Poussée par cette réflexion, l’idée de dépeindre un monde confronté à ce défi lui est venue à l’esprit.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 314

Veröffentlichungsjahr: 2023

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Claire Anxionnaz

Norme

Rendement

Modération

Roman

© Lys Bleu Éditions – Claire Anxionnaz

ISBN : 979-10-377-8239-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Première partie

Chapitre 1

Le désert de glace. Jamais il ne l’avait imaginé ainsi. Naël avait entendu maintes et maintes choses sur cet endroit le plus froid de la planète. Sombre, glacial, parfaitement hostile et dénué de toute forme de vie. Au moment de sa condamnation, l’homme savait que son avenir proche ne serait pas joyeux. Toutefois, il n’avait jamais envisagé qu’un espace aussi horrifiant puisse réellement exister. Le désespoir. Voilà ce qu’il se disait en découvrant cette immense étendue sombre qui s’offrait à ses yeux. S’il ne distinguait strictement rien, son corps ne pouvait s’empêcher de ressentir le froid intense qui le saisissait. La température ambiante devait frôler les – 45 °C. Cet habitat n’était au fond qu’une immense étendue de gel.

Cela faisait plusieurs heures qu’il marchait sans aucun but ni aucune idée de la direction que prenaient ses pas dans cette effroyable obscurité. Une petite voix intérieure ne cessait de lui murmurer que s’il s’arrêtait, c’en serait fini de lui. Enfin, de qui se moquait-elle ? Il était mort dès qu’il avait posé les pieds de l’autre côté du Gouffre, cet espace béant qui séparait le désert de glace du reste de la planète, seul espace vivable pour un humain à la surface du globe.

La planète était ainsi faite. La moitié de sa surface, exposée au soleil, abritait la vie. L’espèce humaine pouvait s’y développer. C’est dans ce secteur que la colonie prospérait. Au-delà, on pénétrait dans une partie du globe qui ignorait tout des caresses du soleil : le désert de glace. Cet étrange globe en effet ne tournait ni sur lui-même ni autour du soleil. Il demeurait parfaitement statique. Naël avait entendu qu’il s’agissait là d’une différence fondamentale avec la planète de ses ancêtres, la Terre. Il peinait à imaginer que la quasi-totalité de la surface de cette dernière fût habitable.

Il avait souvent songé à cet ancien eldorado. Sa grand-mère, bien qu’elle n’ait pas non plus connu la Terre, lui exposait toutes sortes de choses à son sujet. Les humains y avaient vécu pendant des millénaires, heureux pour la plupart. Ils ne manquaient de rien. La planète les gâtait, leur offrant eau, nourriture, matières premières. Naël se souvenait comme il écoutait avec passion son aïeule lui conter que les gens laissaient parfois couler l’eau du robinet, oubliant de refermer ce dernier, sans qu’aucune conséquence immédiate ne surgisse. Minot, cela lui semblait impensable. L’eau, il avait appris depuis toujours à la rationner afin de ne jamais en manquer. Être à court d’une ressource pouvait engendrer la mort dans son monde.

Ainsi, depuis sa plus tendre enfance, il appliquait à la lettre les recommandations de l’Autorité, qui tournaient toutes autour du triptyque établi : « Norme, Rendement, Modération ». Il mesurait avec une rigueur extrême l’eau bue et utilisée pour se laver. Par la force des choses, il avait fini par s’habituer à cette pratique et, depuis un moment, il savait exactement combien de centilitres utiliser pour chaque tâche de sa vie. Il procédait de même avec n’importe quelle ressource : la nourriture, l’électricité, le papier, les médicaments.

Cette dernière évocation provoqua un léger frisson chez Naël. « Quel gâchis ! » affirmait-il lorsque sa grand-mère partageait avec lui les histoires terriennes que ses propres parents lui avaient transmises.

Sa grand-mère était née sur la nouvelle planète, deux siècles après l’arrivée du vaisseau Sauvetage. « Sauvetage » était aussi le nom de l’opération mise en place par les Terriens qui espéraient dans ce voyage spatial le salut et la prospérité de l’humanité.

La Terre, en effet, se mourait. Malgré les richesses qu’elle possédait et qu’elle avait offertes depuis toujours à ses résidents, elle n’était plus en mesure de fournir suffisamment pour tous ses hôtes. Elle avait fini par s’assécher, perdant peu à peu ses lacs et ses rivières. Même cette immense étendue d’eau qu’ils appelaient « océan » avait fini par se tarir. Les hommes les plus ingénieux récupéraient l’eau contenue dans les cadavres des animaux marins. De petites cités s’étaient même développées à proximité de cimetières de baleines. Les êtres humains, assoiffés et affamés, n’avaient pas tardé à s’entre-tuer pour conserver le peu de ressources qu’il restait. Sauvetage avait permis à une partie des Terriens de s’exfiltrer de cet enfer naissant, voué à s’étendre et à perdurer.

Un rictus apparut sur le visage de l’homme. Ils ont quitté un enfer pour en découvrir un autre. Cette foutue planète est aussi morte que moi ! se dit-il.

Naël était complètement gelé. Ses pas ralentissaient. Son corps lui paraissait lourd, ses membres commençaient à s’engourdir, tout comme son esprit. Il décida de s’arrêter un instant. Tant pis si cela mettait en rogne cette petite voix intérieure qui lui enjoignait de continuer à se mouvoir. Il n’en pouvait plus. Il fallait qu’il se repose.

Les gardes du Gouffre lui avaient donné des vêtements particulièrement chauds, il n’avait jamais vu de fibres aussi efficaces pour lutter contre le froid. Pourtant, ils ne lui permettraient pas de survivre très longtemps. Et sans la marche qu’il avait entamée pour tenter de conserver un minimum de chaleur, il serait sans doute déjà mort. Cherchant à relativiser son funeste destin, l’homme pensa à ces mêmes gardes qui, dans quelques heures, partiraient à la recherche de son cadavre et de ceux des autres condamnés. Comme l’exigeait l’Autorité, ils récupéreraient l’intégralité des vêtements sur ces corps transis de froid : il était impensable de gâcher de telles ressources. Naël sourit en imaginant la tête qu’ils devaient faire à chaque habit récupéré, souillé par les matières fécales des condamnés dont les corps se relâchaient au dernier soupir. Enfin, sauf si le froid empêchait cela, qu’en savait-il, après tout ?

S’asseyant à même le sol gelé, il laissa son esprit divaguer. C’est alors que, comme toujours, le visage de sa femme lui apparut. Elle était splendide. Rayonnante de mille feux. Une douleur nouvelle se fit sentir sur ses joues. Naël s’aperçut qu’il s’agissait de larmes naissantes qui, à peine échappées, se transformaient en glace, lui provoquant une irritation cutanée. Tant qu’à pleurer, autant tout donner. Ce seront mes dernières larmes, songea-t-il. Il sortit de sa poche un petit paquet, ouvrit le boîtier dans lequel reposait un harmonica. L’instrument n’était pas le plus beau qu’il eût pu voir, mais il ferait l’affaire.

Avant de traverser le Gouffre, le responsable des exécutions lui avait demandé s’il souhaitait obtenir une dernière faveur. Tout un chacun savait que les condamnés à la peine capitale pouvaient emporter avec eux un objet, un seul et unique objet. Les rumeurs soufflaient que la majorité des personnes choisissaient une lampe torche pour s’éclairer dans cette nuit sans fin, ou une boîte d’allumettes dans l’espoir de pouvoir se réchauffer.

Bien entendu, ces espérances étaient illusoires, Naël le savait parfaitement. On ne survivait pas dans le désert de glace. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’Autorité y envoyait tous les condamnés à mort. La peine capitale, pour la Société, était le bannissement dans ce satané lieu où il n’y avait absolument rien, à part une immense plaine de glace, un froid intense et la nuit la plus sombre qui puisse exister.

Comment ai-je pu finir ainsi ? s’interrogea Naël. Toute sa vie, il avait suivi les règles strictes imposées par l’Autorité. Ainsi, il n’avait jamais donné ou troqué la moindre des ressources que lui affectait quotidiennement la Société. Même quand sa femme était mourante, il avait respecté le dogme sociétal, Norme, Rendement, Modération. Il avait conservé pour lui le peu de médicaments dont il disposait.

L’organisation imposée par l’Autorité était ainsi constituée : chaque membre de la Société se voyait allouer un quota de ressources – mensuel, hebdomadaire ou quotidien – limité. Et ce, pour tous les domaines de la vie courante : nourriture, eau, énergie, loisirs et autres. Leur quantité variait régulièrement en fonction des stocks dont disposait l’Autorité. Si certains mois se révélaient meilleurs que d’autres, le plafond restait globalement assez bas. Celui-ci était pensé de telle sorte que les denrées distribuées devaient permettre à chaque personne de vivre correctement pendant un mois. « Correctement » devant être entendu comme autorisant chaque individu à être suffisamment en forme pour travailler, et c’est tout. Toute autre activité en dehors du travail était perçue comme futile, voire nuisible à la Société. Si les loisirs étaient tolérés, l’Autorité ne les encourageait pas. De cette manière, très peu d’habitants pratiquaient une activité annexe au travail. Ce dernier était de toute façon si éreintant que le peu de temps libre disponible était dédié au repos.

L’écrasante majorité des habitants commençait à travailler très jeune, la tranche d’âge quinze – quarante ans étant considérée comme la plus efficace. C’était elle qui absorbait la plus grande quantité de tâches et assumait, notamment, les opérations physiques. Passé quarante ans, la charge corporelle diminuait. Après soixante ans, les emplois devenaient plus administratifs et organisationnels. À soixante-cinq ans, le dur labeur s’arrêtait enfin. L’Autorité estimait qu’il n’y avait plus suffisamment de rendement. Cependant, personne n’était désireux d’arriver à ce stade.

Naël était l’un des rares habitants à jouer d’un instrument de musique. Depuis son enfance, il pratiquait l’harmonica. Une fois n’est pas coutume, c’était sa grand-mère qui l’avait initié à la discipline. Elle lui avait enseigné de nombreuses mélodies terriennes dont elle avait hérité de ses parents. Il appréciait particulièrement les airs mélancoliques. C’est donc sans surprise que sa mélodie préférée s’intitulait High Hopes. Il regrettait de n’avoir jamais connu le nom de l’artiste à l’origine de cette pépite sensorielle.

Seul dans la nuit éternelle, l’homme se décida à jouer ce morceau. Les notes s’échappaient tout doucement du petit harmonica, laissant planer une atmosphère particulière. Une certaine tristesse en émanait, légèrement contrebalancée par la prégnance d’une douceur extrême.

Il se souvenait des instants de joie qu’il avait partagés avec sa femme. Travailleur acharné, il n’avait quasiment pas d’amis. Créer de nouvelles relations l’intéressait assez peu, Naël avait toujours été un solitaire. Sa rencontre avec la femme de sa vie relevait donc du miracle. À l’époque, il occupait un poste de contremaître dans une usine de recyclage de textiles. Le bâtiment abritait quatre étages, Naël travaillait au premier. Son rôle était simple : prévenir tout dysfonctionnement dans la chaîne de production. Un jour, alors qu’il attaquait sa journée, un cri perçant avait retenti dans son dos. Craignant pour l’un de ses collègues, Naël s’était retourné d’un coup. C’est alors qu’il avait vu une femme finissant sa chute dans le bac de vêtements quotidiens à recycler. Il s’était précipité vers elle pour s’assurer qu’elle était indemne. Penché au-dessus de la cuve, il avait senti son cœur arrêter de battre lorsqu’il avait découvert l’accidentée étalée dans le linge. Malgré l’air choqué qu’elle affichait, résultat direct de sa chute brutale de l’étage supérieur, l’homme n’avait pu s’empêcher de la trouver splendide. Son regard encore horrifié s’imposait sur un visage dont la douceur se révélait un peu plus à chaque seconde. Ses cheveux noirs comme l’ébène magnifiaient cette figure et ces lèvres qu’ils caressaient gracieusement. Ce contraste entre la délicatesse de son faciès et la dureté de ce brun profond était stupéfiant.

Naël avait aidé la jeune femme à se relever et à sortir du bac. Il s’était assuré qu’elle ne présentait aucune blessure avant de la raccompagner à son poste de travail, au niveau supérieur. L’inconnue était demeurée silencieuse tout du long.

Le soir, alors qu’il sortait de l’usine, songeant une énième fois à cette chute irréaliste, il avait été étonné de découvrir que la femme l’attendait. Deux ans plus tard, ils s’étaient mariés et avaient eu une fille.

Naël continuait de jouer de l’harmonica tout en faisant défiler ses souvenirs de sa famille. Ses larmes poursuivaient leur chute inévitable le long de ses pommettes, mais il ne s’agissait plus de larmes de tristesse. Cette fois-ci, c’étaient de véritables flots de colère qui dévalaient sans discontinuer son visage, le gelant sur leur passage.

Il s’en voulait. Il s’en voulait terriblement. Il abandonnait sa fille. S’il s’était abstenu, il n’aurait jamais fait l’objet d’une condamnation. Il aurait pu rester auprès de cet être adoré qu’il chérissait tant.

Depuis la mort de sa femme, leur fille était tout pour lui. Après ce tragique épisode, alors qu’elle avait tout juste dix ans, elle était devenue la seule âme qui comptât vraiment à ses yeux. L’homme avait dû assurer seul son éducation. Cela n’avait pas toujours été facile, mais il était fier du chemin qu’ils avaient parcouru ensemble. Aujourd’hui, son unique descendante était une scientifique accomplie et reconnue. Enfant discrète et réservée, elle avait toutefois été repérée pour ses hautes capacités intellectuelles. La veille des quinze ans de la jeune femme, deux représentants de l’Autorité avaient débarqué chez Naël pour lui proposer qu’elle intègre une école spéciale, unique en son genre, réservée aux enfants dotés d’un fort potentiel. Cette école faisait partie d’un tout nouveau programme intitulé « Renaissance » et qui avait pour objectif de construire un collectif de scientifiques, dont l’unique mission consisterait à élaborer des outils et des méthodes visant à accroître les rendements de la planète. Ce programme était parfaitement innovant en ce que, pour la première fois depuis des décennies, l’Autorité changeait sa politique. Confrontée à une extrême limitation des ressources, que la force de travail peinait à accroître, l’Autorité misait enfin sur l’émergence de solutions technologiques qui les décupleraient.

Si Naël avait longuement hésité devant cette proposition, sa fille avait voulu, quant à elle, accepter immédiatement. Loin de fragiliser la fillette, la perte de sa mère l’avait renforcée. Elle était devenue brave et courageuse. Intrépide, elle agissait spontanément et semblait ne jamais être atteinte par le doute. Contrairement à son père, elle allait toujours de l’avant. Elle n’avait ainsi pas hésité une seule seconde à intégrer Renaissance, même si cet avenir devait l’éloigner de son père. Les élèves du programme étaient en effet conviés à résider dans un internat. L’enseignement était rude et les « élus » étudiaient sans relâche. Ils n’étaient autorisés à retrouver leurs proches que deux fois dans l’année et pour une poignée de jours seulement.

L’idée de se séparer de son enfant tout juste adolescente brisait le cœur de Naël. Après tout, pendant les cinq années qui avaient suivi la mort de sa femme, il n’avait tenu le coup que pour elle. Pourtant, il avait plusieurs fois pensé mettre fin à ses jours. Il s’était ainsi surpris à maintes reprises en train de s’imaginer sautant du dernier étage de l’usine de recyclage de vêtements. Contrairement à sa femme qui avait eu la chance d’être recueillie par une cuve remplie de vêtements, il se voyait déjà s’écrasant violemment sur le sol. Cette fin lui paraissait parfaite : la boucle serait bouclée. Sa vie avait démarré à cet endroit précis, alors qu’il posait les yeux pour la première fois sur la femme de sa vie. Elle devait donc se terminer ici même. Une idée vraiment séduisante.

Mais chacune de ses pensées suicidaires s’évanouissait instantanément lorsqu’il songeait à sa fille. Il ne pouvait pas quitter ce monde. Il ne pouvait pas la laisser. Il s’était donc résolu à ce que la deuxième femme de sa vie quitte le nid familial pour être formée par l’Autorité. Le jour où elle était partie, Naël s’était fait la promesse de rester fort pour sa fille et de ne jamais l’abandonner.

À cette pensée, le cœur de l’homme se serra. Les larmes déferlaient désormais sans répit sur son visage attaqué par le gel. Naël bouillonnait. Incapable de tenir sa promesse, il avait trahi la personne qu’il aimait plus que tout au monde. Elle ne pourrait désormais plus jamais compter sur lui. Il n’était qu’un égoïste qui n’avait pensé qu’à son propre désir,sans imaginer une seule seconde ce que cela impliquerait pour la suite. Il avait trahi sa fille.

Il se mit à hurler. En dépit du froid qui s’engouffrait dans sa gorge et brûlait ses poumons, il cria de rage un moment sans discontinuer. Les minutes s’écoulèrent. Ses rugissements ne s’estompaient pas. Au contraire, la haine qui lui tailladait le cœur ne cessait de s’accroître. Il suffoquait et peinait à respirer. La douleur qu’il ressentait était terrible. Si violente qu’au bout de quelques minutes, ses mains laissèrent échapper son harmonica. Ses genoux plièrent. Il se sentit tomber de tout son long dans la neige avant de s’évanouir.

Chapitre 2

Naël était désorienté. Une lumière forte transperçait ses paupières. Sans ouvrir les yeux, il commença à se mouvoir tout doucement. Il sentit une douleur lui parcourir l’échine. Il gardait en mémoire le souvenir de son évanouissement. Ainsi, je ne suis peut-être pas encore mort, pensa-t-il. Pourtant, il lui avait semblé apercevoir quelque chose avant de sombrer. Un visage. Il ne pouvait se défaire de la sensation du souffle chaud qui avait envahi son corps. Sans doute un mirage dû à la fatigue. Il fit un effort mental et se rappela qu’une femme le regardait avec anxiété. Elle avait même prononcé quelques mots. Sa voix lui avait alors paru très apaisante.

Naël se convainquit que l’esprit humain créait de telles images pour accompagner la mort. Il ne concevait pas que l’on puisse mourir en emportant une vision de désolation ou de tristesse. Il s’étonna alors de ne pas avoir contemplé les visages de sa femme et de sa fille. Il s’en voulut presque d’être mort avec en tête le visage et la voix d’une parfaite inconnue.

L’homme se ressaisit. La douleur qui le tenaillait plaidait une thèse opposée à sa mort. Ses membres étaient incroyablement crispés, si bien que chaque centimètre de son enveloppe corporelle souffrait de courbatures. Il sentait aussi son visage le tirailler. Enfin, il s’aperçut qu’un poids pesait sur son cœur. Cette dernière information lui suggéra qu’il ne pouvait pas avoir véritablement rendu l’âme dans le désert de glace. Avec cette pensée et la luminosité, qui était saisissante, il finit par se résoudre à ouvrir les yeux.

Il se trouvait dans une pièce aux parois entièrement revêtues de bois clair. Chaque pan du mur était traversé de fentes laissant pénétrer une lumière chaleureuse. L’atmosphère bienveillante rassura Naël qui, décidé à inspecter davantage les lieux, obligea avec peine son corps à se relever. Il prit alors conscience de se trouver sur un lit bordé avec soin de tous côtés. À sa droite, il vit sur une petite table un verre d’eau ainsi qu’un petit panier en bois rempli de fruits. Finalement, j’ai peut-être bien un ange gardien. Ces éléments avaient, selon toute vraisemblance, été déposés ici à son intention. Quelqu’un semblait veiller sur lui.

Tout doucement, il parvint à se redresser et à s’asseoir au bord du lit. Avec un effort supplémentaire qui lui arracha une grimace au passage, Naël réussit à se mettre debout. Il se dirigea à pas lents vers la corbeille de fruits qu’il commença à examiner. Son contenu lui parut incroyablement coloré. Les fruits étaient volumineux et appétissants. L’homme fut intrigué par l’un des mets qui s’y trouvaient : de toute petite taille, parfaitement cubique, l’aliment présentait une teinte arc-en-ciel. Lui qui n’avait jamais rien vu de tel se demanda si l’Autorité avait réussi ce tour de maître en créant une nouvelle substance. Bien que subjugué par cette découverte, il se résolut à ne pas y goûter pour l’instant. D’un naturel prudent, il préférait ne pas se risquer à l’avaler sans en savoir davantage.

Son attention se détacha du panier. Il remarqua qu’il portait toujours ses vêtements, bien que l’épais manteau que lui avaient donné les représentants de l’Autorité fût soigneusement posé sur une chaise située en face du lit. Naël fut soulagé de sentir quelque chose dans la poche de son pantalon : son harmonica, intact.

Il poursuivit son inspection, se dirigeant lentement vers un miroir. Là, il découvrit un visage qu’il ne reconnaissait pas. Lui qui, sans être ce que l’on appelle un « bel homme », estimait présenter un faciès plutôt correct, contemplait à présent un visage endommagé. Ses pommettes avaient été creusées par le gel. Sa peau était à vif et présentait diverses plaies verticales. Il se remémora alors ses larmes dans le désert de glace, et il comprit que ces instants l’avaient défiguré à jamais.

Tentant d’oublier cette vision fâcheuse et les picotements qui s’y rattachaient, il fit un tour d’observation de la pièce puis se déplaça vers la porte qu’il entreprit d’ouvrir. Il débarqua dans une nouvelle pièce, bien plus grande. Elle aussi habillée de bois et inondée de lumière. Bien qu’elle fût dotée de peu de meubles – seulement une table accompagnée de chaises et d’un canapé –, ses murs étaient richement décorés de multiples toiles très colorées et finement brodées. Naël constata que celles-ci étaient serties de pierres précieuses. Il s’en dégageait une atmosphère incroyablement chaleureuse et lénifiante. Il n’avait jamais vu une telle habitation. Les appartements qu’il avait pu fréquenter présentaient toujours une allure austère. Ils étaient dépourvus de décoration et surtout, personne à sa connaissance ne possédait de pierres précieuses. Il ne les avait ainsi observées qu’en photographies dans des livres relatant l’histoire de l’humanité. Leur abondance lui parut indécente. Ces pierres vives et brillantes, chatouillées par les rayons lumineux qui traversaient les fentes du mur, offraient à la pièce un halo multicolore de toute beauté.

Ces découvertes attisèrent la curiosité du quinquagénaire qui se dirigea d’un pas plus assuré vers ce qui lui sembla être l’entrée du logement. Lorsqu’il ouvrit la porte, il se tétanisa.

Le ciel qui prenait vie sous son regard était tout bonnement incroyable, éclatant. Des étoiles d’une blancheur extrême scintillaient dans un espace étonnamment proche de lui. La lumière qui se dégageait de ces astres lui sembla bien plus forte que celle produite par les étoiles classiques. Le condamné constata qu’il y voyait comme en plein jour, alors qu’il ne percevait aucun soleil. Cette luminosité débordante provenait exclusivement de ces mystérieux points suspendus au plafond. « Plafond », le terme lui parut approprié puisque ce firmament étoilé se trouvait presque à portée de main, peut-être à une centaine de mètres seulement au-dessus de sa tête. S’il admirait ce phénomène surréaliste, il avait parfaitement conscience que quelque chose clochait. Comment ces astres lumineux pouvaient-ils réjouir ainsi, en un tel lieu, les yeux des hommes ?

Naël naviguait dans des eaux obscures. Il ne comprenait pas où il se trouvait ni comment il avait pu arriver là. Il était mort dans les bras cruels du désert de glace. Pourtant, il se tenait debout sur le pas de la porte d’un logement atypique, à observer un ciel étoilé dont il n’avait jamais entendu parler et qui lui paraissait incongru.

Sa léthargie prit fin lorsqu’il entendit très distinctement des rires d’enfants. Il revint à lui et regarda une bande de jeunes bambins courir sous ses yeux, s’amusant à essayer d’attraper l’un des garçons qui détalait à toute allure. Finalement, je suis peut-être effectivement mort, se persuada-t-il.

Soudain, il aperçut le visage de la mystérieuse inconnue qu’il avait contemplé avant de sombrer dans le désert de glace. Elle se tenait à une centaine de mètres, entourée d’autres silhouettes étrangères à ses yeux. Bien que marqués par le temps, ses traits étaient doux. Elle devait avoir une cinquantaine d’années, comme lui. Sa peau était sombre, et ses cheveux longs et bouclés terminaient leur course au niveau de sa poitrine. Naël ne put s’empêcher de penser qu’en dépit de sa taille moyenne et de sa musculature assez développée, une aura de légèreté et d’apaisement émanait avec force de cette femme.

L’inconnue se tenait avec prestance au milieu d’une dizaine d’individus. Les échanges devaient être assez houleux puisque Naël entendait des voix s’élever, sans parvenir véritablement à distinguer leurs propos. L’un des hommes s’agitait plus que les autres, et Naël l’entendit affirmer que tout ce problème se réglerait à l’agora, avant qu’il ne quitte, furieux, l’assemblée.

Le silence s’installa dans le groupe. Les participants affichaient des mines embarrassées. Avant que Naël n’eût le temps de détourner son regard, la femme du désert le vit. Elle invita alors le petit groupe à se dissoudre et elle se dirigea avec enthousiasme vers le rescapé. Ce dernier nota que les membres congédiés le dévisageaient avec insistance, certains d’une manière assez glaciale, avant de se disperser.

— Soit le bienvenu parmi nous, lui lança la femme, désormais presque à sa hauteur.

Naël, stoïque, ne répondit pas. Il doutait que les personnes avec lesquelles son hôtesse échangeait auparavant partagent ce sentiment amical. Le voyant déstabilisé, elle esquissa un sourire.

— Je m’appelle Déborah. Et toi ?

— Naël, répondit machinalement ce dernier.

— C’est moi qui t’ai trouvé dans le désert de glace et qui t’ai ramené ici. Tu dois avoir une bonne étoile qui veille sur toi. Il est rare de trouver des condamnés encore en vie à l’extérieur.

— Où suis-je ?

— Te voilà dans la cavité d’Halia ! s’exclama-t-elle.

Devant l’abasourdissement total de l’homme, Déborah développa son propos :

— Il s’agit d’une cavité située sous le désert de glace. Son existence est inconnue de l’Autorité et de la Société. Personne là-bas ne sait qu’au-delà du Gouffre, il est possible de survivre. Ces chiens t’ont envoyé à une mort certaine, pourtant, tu es bel et bien en vie, et je peux t’assurer que tu es maintenant parfaitement sauf.

— Une… une ca… cavité ? bafouilla le condamné.

— Oui. Le désert de glace recèle bien des secrets… dont celui de l’existence de lieux propices à la vie sous son épaisse couche glacée. Nous sommes ici à plus de cent cinquante mètres sous terre. L’entrée s’effectue par une grotte. Il faut traverser un long tunnel descendant, avant de déboucher sur cette immense ouverture, expliqua Déborah.

Constatant l’étourdissement de son interlocuteur, la femme osa le prendre par la main pour l’attirer vers elle.

— Suis-moi ! ordonna-t-elle. Une visite des lieux devrait t’aider à comprendre où tu as mis les pieds.

Naël, d’un naturel réservé et méfiant, se surprit à la suivre sans émettre la moindre résistance. Son corps se mouvait machinalement, comme connecté à celui de sa guide. Le contact de la paume de Déborah dans la sienne le rassurait. Il se laissa entraîner, abandonnant ses doutes et ses craintes, dans cet endroit spectaculaire.

Dévalant le chemin qui partait de la maisonnette de son hôtesse, il vit défiler sous ses yeux des maisons tout en bois et très colorées. Chaque construction arborait un ton pastel unique, rose, vert, bleu, et d’autres teintes dont il ne connaissait pas le nom. De fait, chacune des maisonnettes du voisinage était distinguable des autres. Cette richesse de couleurs le frappa, lui qui n’avait jamais connu que des bâtiments à l’allure grisonnante. Devant chacune des demeures s’étendait un potager. Naël aperçut ainsi quelques résidents les entretenir. Les jardins présentaient des fruits et des légumes en abondance, dont certains parfaitement inconnus du condamné. Son regard s’arrêta sur un arbre porteur de cubes multicolores comme celui qu’il avait découvert chez Déborah. L’arbre lui parut aussi étrange que son fruit. Deux troncs sortaient de terre pour se retrouver et ne former plus qu’un à environ un mètre du sol. Ce faisant, la base prenait la forme d’une pyramide. S’arrêtant net, il demanda à Déborah quel était ce curieux spécimen.

— Ah, ça ! C’est vrai qu’ils n’en produisent pas, de l’autre côté du Gouffre… Il s’agit d’un apex et les cubes colorés qui l’ornent sont ses fruits. On les appelle les apexeilles. Tu devrais les goûter, c’est très sucré et délicieux ! J’en ai chez moi, tu essayeras.

— Avec plaisir, lui répondit Naël, lui-même surpris d’avoir perdu toute suspicion vis-à-vis de ce mets. Pourquoi toutes ces maisons possèdent-elles un potager ?

— Ici, les gens cultivent eux-mêmes une grande partie de leur alimentation. Nous n’avons pas de centres de développement gigantesques comme ceux que tu as connus là-bas. La terre est très fertile, et la nourriture abondante. Il est très facile de récolter le fruit de son travail. Les habitants de la cavité ont donc fait le choix de gérer eux-mêmes la production de la base de leur alimentation.

— Et comment faites-vous, si l’un d’entre eux ne parvient pas à obtenir une quantité suffisante pour les siens ?

— Ce n’est jamais arrivé. En fait, depuis que je suis là, je constate que chaque année, nous gaspillons de la nourriture, car la terre est trop généreuse.

— « Nous gaspillons » ? Qu’est-ce que ça veut dire ? s’étonna Naël.

— Nous ne parvenons pas à tout manger, donc une partie de la nourriture pourrit naturellement.

Le rescapé du désert fut estomaqué par cette révélation. Lui qui avait passé des années entières à se restreindre et à calculer la dose de nourriture journalière adéquate pour satisfaireà ses besoins vitaux ! Il n’avait jamais eu, dans toute son existence, le loisir ne serait-ce que de gâcher un seul grain de riz. À vrai dire, le concept même du gaspillage lui échappait.

— Tu verras, lui promit Déborah, c’est le paradis ici !

***

Déborah ne mentait pas. La cavité qu’ils visitaient était une immense étendue de lumière. L’entrée, qui s’effectuait par un long chemin escarpé d’environ cinq kilomètres, débouchait sur un dôme cathédral grandiose. Mais la chose la plus spectaculaire aux yeux de Naël fut sans aucun doute le lac majestueux qui bordait le village, ce grandiose horizon bleu. Il n’avait jamais rien vu de tel.

Le voyant bouche bée devant ce spectacle, Déborah ne put s’empêcher d’esquisser un sourire.

— C’est surprenant, n’est-ce pas, de se retrouver face à autant d’eau ?

— Je… je ne comprends pas. Comment peut-on souffrir à ce point du manque d’eau et de nourriture à la surface et posséder autant de richesses ici ?

— Je me suis posé la même question à mon arrivée. Cette planète regorge de secrets et d’endroits encore inexplorés. Dont cette cavité. Aucun habitant n’en a fait le tour. Il nous reste tellement de choses à découvrir ! s’excita-t-elle. Hélas, personne ne semble réellement désireux d’entamer une expédition. Comme là-haut…

— Pourtant, tu dirigeais bien une patrouille dans le désert de glace il y a encore quelques heures ? lui demanda Naël, interloqué.

— Oui, c’est vrai. Mais je me suis battue pour pouvoir monter l’équipe. Ça fait des années que j’essaye de motiver les autres à partir à la découverte d’autres terres. Mais personne n’en voit l’utilité. Nous avons tout ici, pourquoi aller plus loin ? Voilà ce que pense la majorité des gens, soupira-t-elle.

— Dans ce cas, quel est le but de ton équipe ? demanda-t-il.

Légèrement hésitante, Déborah finit par lui retourner une question :

— Naël, tu gardes ça pour toi, d’accord ?

Il lui adressa un signe de tête entendu.

— L’objectif officiel est double. Il s’agit, d’une part, de découvrir d’autres cavités pour vérifier si nous sommes les seuls ou non, et d’autre part, de nous assurer que l’intégrité de notre cavité est préservée. C’est surtout ce second motif qui a convaincu les habitants. En clair, il s’agit de vérifier qu’aucun représentant de la Société ne découvre l’existence de cet endroit et de ses résidents. Qui sait comment il réagirait, alors que les hommes et les femmes qui se trouvent ici sont soit des condamnés à mort soit leurs descendants ?

Le quinquagénaire comprenait parfaitement cette crainte. En bannissant des âmes par-delà le Gouffre, l’Autorité ne souhaitait qu’une seule chose, leur mort. Si elle apprenait que certains avaient survécu, il serait cohérent qu’elle décide d’appliquer sa sentence d’une manière plus radicale que la mort lente assenée par le désert de glace. Pendant un bref instant, il se demanda toutefois si l’Autorité ne réviserait pas ses pratiques en apprenant l’existence de toutes ces ressources. Ressources qui cadraient avec l’unique credo, Norme, Rendement, Modération, et avec la raison d’être même de l’Autorité.

Naël chassa rapidement cette idée de son esprit, tandis que Déborah poursuivait son explication. Elle lui révéla que son équipe surveillait les va-et-vient des représentants de l’Autorité. Ces derniers patrouillaient dans le désert de glace afin d’y récupérer le peu de ressources offertes aux condamnés avant leur départ : les vêtements qu’ils portaient et l’unique objet de leur souhait. Les dépouilles des condamnés étaient ensuite abandonnées, entièrement nues, dans la plaine désertique. L’endroit se chargeait de les ensevelir petit à petit sous la neige et la glace. Même laisser leur dignité aux morts, ils n’en sont pas capables, songea le rescapé. Son hôtesse continua son récit.

Les membres de la cavité devaient régulièrement avancer dans le noir, lumières éteintes. Cette technique leur permettait d’observer les patrouilleurs adverses sans être repérés. Naël comprit que c’était sûrement pour cette raison qu’il ne les avait pas vus approcher. La femme le rassura quelque peu : il était rarissime qu’ils viennent jusque dans les parages. La cavité était trop éloignée du Gouffre, et la plupart des corps étaient retrouvés bien avant.

— Ce que je voulais te dire et que tu dois garder pour toi, c’est mon objectif personnel. Pourquoi ai-je insisté pour monter cette équipe ? Au fond, je crois que je voulais récupérer des condamnés, comme toi.

Naël l’observait avec attention et ne perdait pas une miette de ses propos.

— J’ai été condamnée à l’exil il y a de ça presque trente ans, expliqua-t-elle, le visage s’assombrissant.

Elle avait dû être balancée assez jeune, pensa Naël, peut-être entre vingt et vingt-cinq ans, puisqu’ils semblaient tous les deux partager la même tranche d’âge.

— Depuis ce temps-là, je me suis toujours demandé si les choses évoluaient de l’autre côté du Gouffre. Tu sais comme moi qu’il est impossible d’y retourner. Je me suis alors dit que si je parvenais à récupérer d’autres condamnés, je pourrais savoir ce qu’il advenait de cette Société qui m’a abandonnée !

Elle avait soudain élevé un peu la voix, et cela surprit Naël qui, depuis son réveil, trouvait cette femme si douce.

— Mais les malheureux que j’ai pu trouver n’ont fait que confirmer que rien ne changeait, et que la Société et ses habitants se complaisaient dans leur sordide organisation, lâcha-t-elle.

Déborah fit volte-face, se retournant vers son interlocuteur :

— C’est la même chose avec toi. Il me suffit d’observer ton émerveillement face à ce que nous possédons ici pour comprendre que c’est toujours abominable là-bas.

À ces mots, Naël resta silencieux. Elle avait raison. Sans connaître son histoire, il ne pouvait qu’envisager qu’elle avait vécu les mêmes choses que lui trente ans plus tôt. Après tout, depuis sa naissance, il n’avait jamais observé de véritable évolution dans l’organisation de la Société. Il est vrai que sa fille avait intégré ces nouvelles écoles réservées à l’élite. Les écoles Renaissance destinées à former de futurs scientifiques, dont l’unique mission consisterait à trouver comment accroître les rendements de la planète. Hormis cela, Naël avait la désagréable sensation que rien n’avait bougé depuis ces cinquante dernières années. La Société stagnait.

Les deux se turent un instant. Puis Déborah proposa de reprendre la visite. Naël était assailli d’informations. Il apprit par exemple qu’à Halia, il n’y avait pas de prédateurs pour l’homme, les espèces présentes étant majoritairement herbivores. Les quelques-unes que la nature avait faites carnivores, sans doute pour réguler le cycle de la vie, se composaient d’animaux de petite taille, pas plus grands qu’un gros chat, et qui n’attaquaient ainsi jamais une proie aussi difficile que l’être humain. Hormis les nourrissons, qui faisaient l’objet d’une vigilance particulière, les habitants n’avaient donc rien à craindre.

Sa guide lui expliqua le fonctionnement de l’endroit. Les occupants de la cavité présentaient tous des compétences très développées et se révélaient souvent experts dans des domaines assez précis : médecins, ingénieurs, scientifiques, artistes, et bien d’autres encore. Leurs savoirs paraissaient aux yeux du condamné bien plus développés que ceux des quelques spécialistes de la Société. Elle lui précisa que ces connaissances avaient pu être mieux entretenues qu’à la surface, parce que les premiers condamnés qui avaient fondé Halia disposaient encore des savoir-faire pointus transmis par les générations qui avaient connu la Terre. Et ceux-ci étaient enseignés aux plus jeunes, tandis qu’en parallèle, ils s’amenuisaient au sein de la Société, car jugés par l’Autorité comme non prioritaires et non essentiels pour l’objectif commun d’accroissement des ressources.

Alors que le duo arpentait la cavité, Naël interrogea son hôtesse sur la nature de la conversation qu’elle entretenait un peu plus tôt avec le petit groupe, devant sa maison.

— Les personnes que tu as vues appartiennent toutes au groupe appelé « les Gestionnaires ». J’en fais également partie. Nous sommes dix, tous élus par les habitants d’Halia pour nous occuper des affaires quotidiennes et du bon fonctionnement de notre communauté. En somme, nous assurons sa pérennité.

— Élus ? Je… je ne comprends pas.

— Ah oui, excuse-moi ! s’exclama Déborah. Il est vrai qu’il n’y a pas d’élections, là-haut. Les élus sont des personnes comme toi ou moi, désignées par les membres d’une société en vue de la diriger dans son intérêt. Avec mes neuf pairs, nous avons ainsi été choisis il y a neuf ans pour guider nos membres.

— Toute la vie ? interrogea Naël.

— Non. Pour une durée totale de dix ans. L’année prochaine, de nouvelles élections auront lieu et de nouveaux Gestionnaires de la cité seront mandatés. Mais j’ai bon espoir d’être reconduite, avec une partie de mes collègues. Pour Argan, c’est même une certitude.

Ne relevant pas ce nom inconnu, le rescapé poursuivit son interrogatoire :

— Comment les Gestionnaires sont-ils choisis ? Je veux dire… pourquoi t’ont-ils désignée, toi, et pas un autre ? s’exclama-t-il.

— Pour faire simple, je dirai qu’ils adhèrent à la vision et au futur d’Halia que je leur ai promis.