Nouilles sautées pour le soldat Nguyen - Hugues Poujade - E-Book

Nouilles sautées pour le soldat Nguyen E-Book

Hugues Poujade

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Beschreibung

Ancien combattant Viêt-Cong, devenu vendeur de pho, cette soupe au bœuf ou au poulet vendue sur les trottoirs de Saïgon (Hô-Chi- Minh-City), Nguyen Ly-Cuang ne s’est jamais remis de sa guerre. Il habite un misérable appartement près du Canal de Thi Nghe et vit seul mais s’estime moins malheureux que la plupart de ses concitoyens.

Essayant d’épargner ses amis, même s’ils ne partagent pas ses idées révolutionnaires, Nguyen travaille dur et s’épuise à survivre. Même si on ne déporte plus dans les camps, si on n’exécute plus d’une balle dans la tête, le Vietnam moderne n’est guère indulgent pour les réfractaires. Le chantage sévit avec tout le raffinement qu’on prête aux Asiatiques.

Entre ses anciens idéaux et une réalité qui le rattrape, Nguyen ignore jusqu’où la trahison pourra le mener, jusqu’où il pourra continuer à se regarder dans une glace.

Tour à tour sous l’influence du redoutable Ngoc Du, manipulateur lui-même, il pénètre dans la terrible prison de Phan Dang Lu, jusqu’au moment de tomber sous le charme de la fille de

son meilleur ami, Anh Van Lan. Comme les marionnettes du théâtre sur l’eau de Thang Long, un spectacle prisé des Vietnamiens d’Hanoï, le reflet de sa propre image n’est pas fait pour le rassurer. Il sait qu’il est coupable et qu’il devra payer.




À PROPOS DE L'AUTEUR

Hugues Poujade - Né à Rennes sur les quais de la Vilaine, l’auteur après des études de Droit à Nantes a été pigiste pour des quotidiens d’information A Paris, il termine des études de Sciences politiques, présente une thèse sur l’idéologie du régime Pinochet, sous la direction d’Armando Uribe, poète, ancien ambassadeur du Président Allende à Pékin et professeur à la Sorbonne, puis fréquente la bande de L’Idiot International.

Intervenant à la Faculté de Droit et de Sciences économiques de Nice, spécialiste de l’Egypte moderne, il a écrit plusieurs romans dont une trilogie égyptienne, des nouvelles, des thrillers,

ainsi qu’un essai sur Jean-Edern Hallier.



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Hugues POUJADE

Du même auteur

Trilogie « Horus et la nouvelle lune »

Samir (Tome 1)    Arha 2012

La révolution du Nil (Tome 2)  Ovadia 2015

La prière des mécréants (Tome 3)  Ed2A 2023

Le vendeur de pho    Ovadia 2014

Le cimetière des Ravageurs  Ovadia 2017

Jean-Edern Hallier, cet écrivain

qui a raté l’Académie française   Edilivre 2018

Coup de sang à la Marina   Le Lys Bleu 2019

Vous avez le droit de garder le silence  Maïa 2020

L’après-midi d’un fauve    Le Lys Bleu 2021

Dernière crêperie avant l’Amérique L’Ancre de Marine 2021

La chute des doryphores   Edilivre 2022

L’odeur des cafards   La Gauloise 2023

« Impassible sous la fournaise, assis sur un siège de fortune, un homme s’abritait des rayons du soleil sous un chapeau de ranger aux bords rabattus ».

« Une clique poussiéreuse de scooters et de mobylettes coréennes pétaradait au point du jour comme un essaim tourbillonnant dans la fourmilière des vendeurs survoltés ».

Chapitre 1. Marché Binh Tây

« La ligne juste tracée par l’État qui ne peut pas se tromper »

Lê Duan, Secrétaire général du Parti communiste

Place du Grand marché… Impassible sous la fournaise, assis sur un siège de fortune, un homme s’abritait des rayons du soleil sous un chapeau de ranger aux bords rabattus. L’encolure de son treillis déboutonnée, la moustache clairsemée, il suivait les piétons d’un œil farceur.

Un brassard rouge lui ceignait le biceps. Sans doute appartenait-il à l’un de ces Comités de quartier qui contrôlaient la ville. Peut-être même émargeait-il comme délateur au service d’une milice politique.

Il aurait pu tout aussi bien faire l’objet d’un avis de recherche de la Cour pénale internationale, suspecté plus jeune d’avoir pratiqué la torture. Parmi les mouchards et les voleurs qui hantaient le périmètre, il semblait en tous cas s’en donner à cœur joie qu’on le prenne pour un ancien bourreau. Connaissant la crédulité du peuple saïgonnais, il ne cherchait pas à le détromper...

Des grappes de vingt kilos, dures comme des abcès, greffaient l’écorce sédative d’un vieux jacquier planté par le 13ème Empereur de la glorieuse dynastie des Nguyen Phuoc.

L’odeur moite et musquée de berlingot confit dégoulinait sur le tronc butiné par les papillons monarques.

Grandi dans cette jungle de bitume poisseux, au milieu de pylônes infestés de fourmis blanches, l’arbre massif embaumait une odeur mi-sucre mi-latex qui suintait de l’enveloppe granuleuse de ses fruits jaune citrine.

Dans la rue traversée par les masses d’air humide descendues de l’Annam vers l’archipel des Spratleys, chacun s’affairait.

Autour de Nguyen Tay Kiêm, en plein cœur du 6ème district sur une zone de trois hectares, le mercure étouffait le marché.

Une clique poussiéreuse de scooters et de mobylettes coréennes pétaradait au point du jour comme un essaim tourbillonnant dans la fourmilière des vendeurs survoltés.

⸺ Quelle poisse, quelle malédiction de devoir supporter cet enfer, rouspéta notre homme !

En déséquilibre sous le poids des marchandises et des passagers, les motos s’agglutinaient aux carrefours, harcelaient les pousse-pousse, suffoquaient la foule de vapeurs toxiques pulsées par les pots d’échappement.

Une muselière en fibre de coton sur le visage, les pilotes prenaient l’allure de pirates contagieux.

Moulés d’une résine légère antinomique des normes de sécurité en vigueur, les casques accentuaient le tape-à-l’œil. La couleur n’y changeait rien. Rose bonbon, customisés de héros de mangas, imitant les carreaux d’échiquier, étoiles d’or sur fond rouge, certains bleu pétard, tomate pourpre ou carrément diarrhéique, en cas de chute ils causaient d’irrémédiables traumatismes.

Sur les crânes diaphanes de la ruche des lève-tôt, ces milliers de bureaucrates dociles et de manutentionnaires habitués à une circulation saturée, les coques valsaient comme des couvercles de lessiveuses.

Aux feux rouges, hommes et femmes stoppaient leurs engins, avant de repartir au coude à coude dans une cohue où chacun se battait pour continuer à vivoter.

Sur la Grand’ Place néocoloniale de Cho Lon, devant l’horloge du bâtiment des halles, rien n’étonnait plus Nguyen. Les banderoles signalaient le labyrinthe des stands et des allées couvertes. Dans cette pagaille urbaine, tandis que les acheteurs marchandaient, les portefaix se disputaient l’aumône d’un pourboire qui leur paierait une ration de féculents et le gîte pour la nuit.

Sous les avant-toits, charpentes de tuiles vernies aux coins roulés en fleurs de lotus, emblèmes du Bouddha, les yeux globuleux d’un quatuor de lions d’airain effrayaient les étrangers. L’ombre de leurs griffes crochues brillait de leur noirceur et ne s’éteignait qu’au coucher du soleil.

Le monde de Nguyen se partageait donc ainsi. D’un côté la débrouille des petits boulots, de l’autre la paresse, l’arnaque et la rapine. Les sifflets hystériques des policiers qui géraient les embouteillages des cars de tourisme n’impressionnaient même pas les revendeurs et les artisans de la contrefaçon.

Sous le faisceau respectable des drapeaux rouges caressant le clocher, Nguyen s’aperçut que l’aiguille de la pendule pointait sur 8h22. Par réflexe, il consulta sa montre pour vérifier…

Avant de s’engouffrer dans les entrailles du marché, de s’y mêler au grouillement général, de suivre l’enfilade des coutelleries et des échoppes alimentaires où s’étalonnaient les sachets d’hippocampe lyophilisé, les baies de poivrier aux nuances arc-en-ciel, chacun se préparait à affronter la déferlante. Poussées par des commissionnaires frénétiques, les bennes et les charrettes remplies à craquer représentaient un réel danger car elles n’attendaient pas que l’on s’écarte.

Une cliente de Nguyen, plus âgée et moins attentive, avait eu l’épaule déboîtée.

Restait le bruit bielleux, plus fort que tout, des Kamaz, ces camions de l’ère soviétique circulant à travers les basses pressions du Delta, les températures extrêmes, les pluies orageuses et les routes effacées. Seul le sang-froid des chauffeurs compensait le défaut des châssis et permettait de livrer la marchandise en temps et heure à Cho Lon.

Un vrai respect entourait ces activités, celles des milliers de palettes qui convergeaient de toutes parts.

⸺ Sacré boulot que d’acheminer ici les tonnes de rhizomes, de fruits à pain, de caramboles et de mangues, les concombres de mer, les épices et les énormes quartiers de bœuf prêts à la découpe, sans parler des cochons pris de panique dans leurs cages en bambou !

En tongs, accélérant dans les passages plus dégagés, le pantalon en soie épousant la musculature de leurs cuisses nerveuses, le chignon aplati sous le chapeau conique des campagnardes, les marchandes ambulantes équilibraient leurs paniers de bananes ou d’ananas au bout des palanches.

Tantôt elles préparaient du riz cuit, du phô, cette soupe de nouilles à l’eau bouillante accompagnée de fibres de viande, d’oignon et de gingembre, tantôt des beignets au nuoc-mâm.

Certaines, chevauchant un scooter, amenaient les piles de t-shirts, les laques de l’artisanat local et les sacs de poisson séché par l’avenue Loï. Les plus intrépides ficelaient des bidons d’essence et d’alcool à 90° sur le porte-bagages.

Entourant ce maelstrom, un concert vertigineux de klaxons malmenait les tympans des passants.

Des restes de pluie collaient aux sandales et brassaient les alluvions, mais les sourires se faisaient immuables et les gestes suffisamment avenants pour ne blesser personne.

Une gamine revêche, orpheline parmi tant d’autres, les cheveux en nid d’hirondelle, fendit les étals, empêtrée d’un sac de farine trop lourd pour elle qui lui glissait sous les bras, arc-boutée sur son bâton en bois de fer dès qu’elle voulait rétablir l’équilibre.

Jambes sales égratignées sous sa jupe de souillon, elle continuait de trottiner dans l’indifférence qu’on accorde en général aux miséreux.

Sous son chapeau de jungle, avant de lui tendre un caramel, Nguyen lui demanda quelque chose.

Peut-être une promesse ? …

⸺ Reviens à deux heures, je te donnerai un billet pour un soda au KFC !

Sur l’angle arrondi d’une façade voisine, l’enseigne de la chaîne de restaurant étalait en effet le sourire poulet frit du Colonel Sanders. Son bouc de trappeur impérialiste respirait la joie d’avoir conquis la planète et bouleversé la chimie des estomacs.

Forcés de nettoyer les résidus épars, les balayeurs en vareuse indigo, casquettes de miliciens sur leurs nuques de coolies, avaient depuis longtemps renoncé à y commander un menu burger-frites. Tristes de pousser les emballages vides, les papiers gras et les gobelets polystyrène, ils maudissaient leur avilissement.

A la cadence d’un métronome, le buste agile et précis, une pelle en fer blanc dans leurs mains calleuses, ils entassaient les déchets dans des charriots à bras d’un autre âge.

Tout près, une équipe de terrassiers accroupis cimentait des pavés à l’angle d’un trottoir.

Sans ménager sa peine, des rides de guenon plissant sa peau sèche, une ouvrière leur apportait des bassines de chaux prêtes à l’emploi. Pendant la pause, elle gardait la position assise sur les talons et, de la pointe de ses baguettes, piquait les feuilles de chou et le gras de porc en flottaison sur le bouillon qu’elle avait mis à cuire entre deux coups de truelle.

Certains l’auraient méprisée, pas Nguyen. Il se contentait de surveiller son manège et s’il l’avait pu lui aurait bien volé le secret de sa tambouille.

⸺ Tiens, s’étonna-t-il, la Compagnie d’Electricité a envoyé quelqu’un pour réparer !

Juché sur une échelle de bambou à plus de six mètres au-dessus du carrefour, ses reins nus luisant d’une sueur ambrée, un technicien parcourait le réseau de gaines isolantes et de câbles en toile d’araignée. Une ceinture autour de son bermuda kaki, une pince dans la main comme pour extraire une dent cariée, il marchait en équilibre et se jouait des périls de la haute tension.

L’employé de la filiale française ayant récupéré le contrat d’entretien, obligée de vendre son électricité à des tarifs strictement encadrés par l’Etat vietnamien, 700 dôngs le kilowatt pour les particuliers, n’avait pas le droit à l’erreur mais s’en tirait fort bien, hermétique aux allées et venues des véhicules au sol.

Rapide dans ses déplacements, le funambule vagabondait sur son fil, survolait les autobus et les utilisateurs de scooters.

⸺ Tout ça pour du courant hors de prix, une augmentation scandaleuse de 8,92% applicable le 1er mars prochain. Ils justifient cette envolée par les mécanismes de marché, le coût de revient, l’indice des prix du carburant et différents facteurs extérieurs !

Seul là-haut à travers les tresses mortelles qui striaient le ciel humide de traits noirs, l’ouvrier électricien s’acharnait à démêler les connexions.

Chaussé de simples savates, l’homme enjambait ce pont de lianes couleur réglisse, dictant ses ordres aux collègues qui tenaient l’échelle, retardant le moment de redescendre de son perchoir.

Sans gants, familier du danger, il voltigeait d’un poteau à l’autre. Quant à ses chances de s’électrocuter lorsqu’il empoignait les cordages de ces passerelles éphémères, il semblait les sous-estimer.

Difficile de si près de définir les intentions de Nguyen, d’interpréter cette veste des surplus de l’armée populaire et le brassard qu’il venait de retirer, la plante des pieds battant la cadence dans des sabots en caoutchouc jaune. Qu’il soit resté ainsi une partie de la journée, incliné sur les accoudoirs en plastique rose du fauteuil de cette cantine tonkinoise improvisée, ne dénotait-il pas qu’on l’avait recruté pour cafarder ?

Qu’espionnait-il de si important et qu’avait-il découvert ?

Derrière ses pupilles grises, ses gestes suborneurs, il suivait avec un mélange d’ironie et de renoncement les piétons pressés qui s’écartaient de sa chaise. 

À l’extrémité du maxillaire inférieur, dans la continuité de ses poils de moustache, un début de bouc lui donnait un air de famille avec l’héroïque Oncle Hô. Devant les curieux qui s’en apercevaient, il prenait la pose, mais il n’avait ni le charisme, ni le sourire angélique, du libérateur des opprimés.

Nguyen s’en moquait et n’entendait pas l’égaler.

⸺ Nous avons mené une guerre de plus de 10.000 jours ! Nos brillants exploits, symboles de l’héroïsme révolutionnaire, nous ont permis de fonder une démocratie basée sur la justice et le progrès social. L’enseignement des arts, notre façon de nous nourrir, de nous vêtir, de philosopher, se revendique à juste titre de cette audace…

Le chapeau tenu par une lanière racornie, il inspirait paisiblement. Seule sa langue s’animait quand il basculait sa chique de bétel d’une joue sur l’autre, crachant un jet de salive rougeâtre.

Qu’aurait-il d’ailleurs raconté à ces jeunes gens irrespectueux qui arpentaient avec insouciance les échoppes du boulevard Hua Giang ?

Devait-il leur réapprendre l’histoire, tenter de leur décrire les oppressants tunnels de Vinh Moc quand, à leur âge, il ravitaillait les avant-postes en caisses de munitions sous les bombardements de l’US Air Force ? À la fin, il ne se posait même plus la question de son obéissance aux officiers, ne se demandait plus si cette noria perpétuellement recommencée gardait un sens ou s’il arriverait à courir plus vite que la mort.

Pouvait-elle comprendre, cette génération qui le week-end confondait le Pont du 17ème parallèle sur la rivière Ben Haï avec un Luna Park, comment il s’était retrouvé, lui Nguyen Tay Kiêm, fils de fermier de la région de Quang Binh, enrôlé dans un contingent de l’armée vietminh ? Pouvait-on expliquer pourquoi il avait survécu ?

Un Chinois dont il épousa la fille après-guerre lui avait revendu son commerce de soupe. Depuis plus d’une trentaine d’années qu’il le faisait prospérer, y mettant la même énergie qu’à l’époque où il crapahutait avec ses boîtes de cartouches dans les tunnels de Cu Chi, s’astreignant à une discipline draconienne, il était à présent un patron efficace.

À cinq heures tapantes, il levait son rideau métallique et allumait les lampes dans le jour à peine levé. Dans l’étroite boutique, il servait aux travailleurs matinaux qui s’y pressaient comme tous les matins, les yeux ensommeillés et s’étirant doucement, une louche de son potage à base de tripes et de pattes de poulets.

Sa femme, morte en couches, lui avait légué un fils, un demeuré incapable d’éplucher des oignons.

⸺ Ce gamin n’avait pas d’avenir ! Faute de temps pour m’en occuper, je ne regrette pas de l’avoir confié aux sœurs catholiques.

Il organisait donc tout lui-même, que ce soit les courses, la cuisine ou le ménage, une habitude tirée de son expérience dans les tunnels où les corvées et la chasse aux ingrédients les plus surprenants étaient devenues son lot.

Manger les rongeurs de la forêt tropicale, les reptiles ou les singes à tête blanche rôtis par le napalm, ces épreuves l’avaient endurci.

Aujourd’hui, il ne convoitait plus que des choses simples et bornait ses dépenses à l’essentiel, sortant peu, ne répondant qu’à quelques rares invitations.

Sa seule passion concernait le théâtre. Un ami, Bao Van Lan, son confident le plus proche, s’était chargé de l’initier à des pièces accessibles.

Que ce soit le répertoire du théâtre parlé, l’opéra moderne, l’opéra traditionnel caractérisé par le clinquant de ses costumes de mandarins, une faim insatiable des grands auteurs du théâtre populaire le tenaillait désormais.

Marié lui aussi à une Chinoise, une assez belle femme originaire de la ville frontière de Hekou, père de deux gamines adorables et rayonnantes, Bao avait payé son appartenance à l’ancienne bourgeoisie du Sud.

Contre le régime actuel, il n’avait pas de mots trop durs. Spolié dans l’euphorie de la réunification de la douzaine d’appartements que sa famille exploitait du temps des Américains en Centre-ville, il ne désarmait pas d’une rancune tenace à l’égard des nouveaux maîtres du pays.

Pourtant, il avait dû faire le dos rond, se réinventer et apprendre le métier de comédien.

De temps en temps, il participait même aux tournées autorisées du Nouveau cirque national et se rendait en France, ému chaque fois par le rayonnement culturel de la patrie de Montaigne.

Cette admiration surprenait un peu Nguyen, le modeste restaurateur, vétéran d’un conflit plus meurtrier que la bataille d’Indochine, mais il s’efforçait de respecter l’émotion de son ami artiste.

Au cours de leurs entretiens, Bao décrivait Paris, les marbres de l’escalier à double révolution de l’Opéra Garnier, peignait avec enthousiasme la pagode-cinéma dans le 7ème arrondissement, un endroit unique classé monument historique. Sinon, il expliquait le parc anglo-chinois de Cassan aux portes de la Capitale, comparant l’expo à la Pinacothèque des merveilles de l’armée souterraine de Xi’an aux dentelles de Notre-Dame ou de la Tour Eiffel.

⸺ Rends-toi compte, les Parisiens adorent l’Extrême-Orient comme nous devrions adorer les palais de leurs rois si nous n’avions pas la hantise de déchoir ! Il faut oublier les diatribes démagogiques de nos gouvernants contre l’impérialisme néo-colonialiste. Cette idéologie n’a plus aucun sens, nous ne gagnerons pas la paix à nous gargariser du 55ème anniversaire de la victoire de nos troupes sur les parachutistes du Colonel De Castries dans la plaine de Diên Biên Phu. Certes les affiches de propagande sont joliment colorées, elles témoignent d’un culte inchangé, mais ne vaudrait-il pas mieux faire table rase de ces commémorations caricaturales pour repartir d’un pied    nouveau ?

⸺ C’est toi qui parles de passer l’éponge, était intervenu Nguyen qui mesurait les limites de l’ouverture d’esprit de son ami autant que le danger toujours à craindre de pareils propos ?

Il frémissait. Extraites de leur contexte par un indic malveillant, ces critiques en effet pouvaient leur valoir quelques ennuis.

Sous le 17ème parallèle, l’innocence se payait au prix fort et rares étaient les peines assorties d’un sursis.

⸺ Nous avons renié Victor Hugo pour adopter l’anglais et le pinyin, s’indignait Bao. C’est proprement scandaleux ! Résultat, les Yankees nous obsèdent et nous imprègnent de leur mode de vie. Ils répandent leurs films, nous abreuvent de leurs musiques, de leurs sodas vitaminés, déguisant la jeunesse en Lévi Strauss, une manière de nous réduire à néant beaucoup plus insidieuse que la conquête militaire. Quant au « Grand frère » chinois qui fit longtemps semblant de nous protéger pour mieux abuser de nos faiblesses, seul lui importe l’exploitation de nos plateformes pétrolières en Mer de l’Est.

Nguyen Tay Kiêm réprimait un sourire, éludant la controverse.

⸺ Je ne sais pas si cela te consolera, mais je garde en mémoire quelques bribes d’expressions françaises, je sais dire « Bonjour Madame, bonsoir Monsieur, bon voyage… »

⸺ Vous êtes maintenant des millions à ne plus parler le français et même les agences de voyages peinent à embaucher des guides bilingues formés à cette langue riche et complexe. Par-delà l’amnésie, vous ne vous intéressez plus qu’au socialisme de marché et vous souscrivez aveuglément au mot d’ordre de la relance par l’argent prôné par le 6ème Congrès du Parti. Ils appellent çà « Rénovation », je ne t’en tiens pas rigueur, tu ne fais que te glisser en toute bonne foi dans le moule des chimères pseudo-libérales d’une armée de fonctionnaires corrompus. Hélas, ce virage à 360° scellera forcément notre déclin culturel si, sous couvert de partenariats commerciaux modernisés, nous réduisons l’héritage de Paul Doumer à quelques bâtisses coloniales transformées en musées, d’anciennes résidences de gouverneurs réquisitionnées pour des ministères, ou à la fabrication de baguettes de pain « à la française ».

Ces finasseries déconcertaient le soldat Nguyen, même s’il ne pouvait s’empêcher d’admirer la vaillance de son ami pour défendre non seulement son point de vue mais les valeurs qu’il y associait et qui déplaisaient tant aux autorités.

Bao en effet avait toujours fait preuve d’un caractère intègre et d’une franchise qui lui valaient encore aujourd’hui pas mal d’inimitiés.

Nguyen n’oubliait pas les ennuis du comédien pendant la campagne de réconciliation nationale, les cinq mois d’internement dans un camp du Nord réservé aux « subversifs » et aux « éléments contre-révolutionnaires », toute cette haine accumulée, jamais purgée. Là-bas, les détenus se nourrissaient de cailloux ou croquaient des insectes…

Peu importe que la répression se soit assouplie, qu’elle ait pris des formes plus larvées, les blessures demeuraient.

Nguyen Tay Kiêm se massa la nuque et rouvrit les paupières sur une paire de collégiennes qui cheminaient avec leurs cartables sur le dos. Jupes plissées et chemisiers neigeux, elles s’étaient arrêtées pour discuter autour de l’assemblage de bambous du réparateur de la Compagnie d’électricité.

Les adolescentes, douze-treize ans pas plus, aussi délicieuses et futiles que les filles de son ami francophile qui l’invitait justement ce soir à dîner, auraient sans doute trouvé démodé de ressasser les souffrances engendrées par la guerre.

En fin de repas, Nguyen remercierait comme à son habitude madame Van Lan de sa bienveillance et de l’excellence des mets servis.

Plus effacée que son mari, elle rougirait, bégayerait des paroles convenues sur l’estime que Bao lui portait et dont il ne cessait d’abreuver sa famille.

Elle prendrait à témoin ses filles pendant qu’elles débarrassaient, Anh l’aînée et Diep la cadette, deux effrontées aux yeux étirés en amandes douces, qui jugeaient que leur hôte profitait peut-être un peu trop des invitations à s’asseoir à la table des parents et ne méritait sans doute pas autant d’égards.

Anh et Diep hocheraient poliment de la tête.

Influencée par son père, Anh avait entrepris des études de français et ambitionnait une carrière dans le tourisme, guide-accompagnatrice ou organisatrice de circuits à thèmes :« Aventures à Sapa, la route mandarine, patrimoine et traditions, combiné Laos-Vietnam ». Elle rêvait d’emmener ses clients à la découverte des tours chams de Po Nagar, des bains de boue de That Ba, des coraux de Nha Trang, des étals de poulpes du marché Dam et de l’énorme statue du Bouddha en cuivre de Long Son.

Plus ambitieuse, Diep visait un destin différent dans la diplomatie en même temps qu’un diplôme en droit à la prestigieuse Académie Nationale de l’Administration Publique, la NAPA d’Ho Chi Minh City. Grâce à son travail acharné, elle avait à cœur de gommer son image de « fille de dissident ».

Aucune des sœurs en revanche ne se cherchait officiellement un fiancé, du moins Bao aimait-il le croire, récusant qu’elles soient assez sottes pour s’enticher d’un charmeur sans le sou et lui sacrifier leur avenir.

Proche comme une mère sait l’être de ses filles, madame Van Lan se défiait de ces jugements à l’emporte-pièce et préférait changer de sujet au lieu de contredire son époux.

Nguyen quant à lui avouait une préférence pour Anh, moins féminine que Diep, plus garçonne et tellement désarmante avec ses pupilles noisette et son profil de casse-cou, sa peau rose vif de fruit du dragon et ses gestes d’oiseau maladroit, qu’elle le troublait étrangement.

Retenu par la crainte de compromettre son amitié avec Bao, il aurait bien entamé avec elle une relation moins platonique et plus tendre que celle qu’ils observaient lorsqu’ils partageaient un repas, mais il se faisait violence.

Quand il pensait à leur différence d’âge, il se reprochait de désirer cette jeunesse dont son fils lui-même, s’il avait été un garçon normalement constitué, aurait pu tomber amoureux.

Par respect pour les Van Lan, il oubliait très vite cette idée saugrenue.

Le vétéran Nguyen, les tibias croisés et immobiles qui le rapprochaient du papier journal au sol, râpait de la pointe de son couteau quelques racines et tubercules. Bientôt, il vit un groupe de policiers accouru pour malmener une saoularde.

Leurs trognes de pitbulls, leurs pantalons-chemisettes kaki impeccablement repassés, les chaussures graissées d’une épaisse pâte à cirage, l’étoile jaune à cinq branches épinglée sur la casquette plate, ils ne plaisantaient pas. Deux d’entre eux menaçaient la femme, le troisième venait d’enlever son casque et de mettre sa Honda blanche 250cm3 sur béquille, gyrophare éteint, pour les rejoindre.

Son AN/PRC contre l’oreille, le motard contactait déjà les renforts. Le scandale prenait de l’ampleur et leur uniforme ne suffisait plus à rétablir le calme.

Malgré ses mèches filasse et ses vêtements loqueteux qui sentaient le squonce, la fauteuse de troubles avait encore assez d’inconscience pour ne pas craindre de ruer dans les brancards. Moins téméraires, les badauds s’attroupaient, curieux de voir de quoi les flics étaient capables pour sauver leur prestige et celui de la révolution.

Si les plus prudes s’inquiétaient de l’exemple qu’on donnait aux étrangers, beaucoup pensaient que la vieille avait perdu la tête. Par ses cris d’émeutière, elle pouvait se flatter d’avoir fait sensation dans le quartier.

Un moment, Nguyen eut le sentiment de l’avoir déjà croisée quelque part, mais il resta sur ses gardes et observa la scène de loin, comme masqué par le nuage du potage de bœuf bouilli que la clocharde lapait avec gloutonnerie.

La grosse Bich Thuy, qui gérait un magasin d’art kitsch tout proche, sortit pour adresser ses griefs. Elle avait beau sous-payer à longueur d’année des grouillots pour pasticher la Place du Tertre, les Champs-Elysées, les portraits pop art de Mao Zedong et Marilyn Monroe, ou tartiner un mélange gueulard de jonques chinoises et de palanquins sous des couchers de soleil pesants, elle ne voulait pas qu’on écorne son bénéfice.

⸺ Messieurs les agents, ne vous laissez pas apitoyer et débarrassez-moi de cette saleté, c’est mauvais pour le commerce, s’énerva-t-elle !

Sous une parure de verroteries clinquantes, boudinée d’un caleçon à motifs d’origamis, les pommettes couleur pétales de jambosier, elle se comportait comme si la rue n’appartenait qu’à elle. Rien d’étonnant ! Parvenue notoire, la vilaine Bich maniait les millions comme la vulgarité, arrosant la police sans complexes.

Débordés, les flics perdaient pied et sortaient les matraques pour essayer de se mettre en sécurité. S’ils s’en étaient servis, le crâne de la vieille cloche aurait éclaté comme une pastèque et elle aurait fertilisé les crevettes du Mékong avant de rejoindre le royaume de ses ancêtres. Mais ils ne l’envisageaient plus car l’affluence des témoins aurait joué en leur défaveur.

À quoi bon ? Le mois dernier, des collègues s’étaient enfuis sous les quolibets d’une bande de trafiquants furieux qu’on leur confisque leur stock de fausses perles en jade. Considérant cela, réduit aux problèmes de circulation et de fluidité des artères à Thanh Phô Hô Chi Minh, au contrôle du port du casque et au lancer de filets pour attraper les motos en excès de vitesse, le métier de policier perdait tout son intérêt.

Hasard ou pas, le portrait de l’Oncle Hô, vaste placard rouge allégorique, couvrait la façade mitoyenne d’une animalerie équipée de lampes à ultra-violets pour chauffer sa collection de serpents.

Derrière les paquets où la vagabonde serrait ses vieilles hardes et tant de souvenirs personnels, l’affiche exhortait à combattre les grands fléaux sociaux.

Cinq principes majeurs illustraient cette philosophie :

Aimer sa patrie,

Bien travailler,

Être discipliné,

Garder une hygiène irréprochable,

Être modeste et courageux.

Avant, en temps de guerre, une balle dans la nuque aurait abrégé l’explication. Aujourd’hui, la liberté et les droits de l’homme faisaient partie intégrante de la Constitution.

Plus récemment, avec la pression des chaînes de télé par satellite, les militants politiques et les journalistes emprisonnés pour outrage au gouvernement, insulte contre un apparatchik, étaient graciés et libérés sans besoin de longs discours.

Désormais au Vietnam, on devait tenir compte des opposants et ne plus se scandaliser de l’ingérence des pays occidentaux.

Certains médias, les quotidiens Thanh Nien ou Tuoi Tre, critiquaient ouvertement les abus du pouvoir, les comportements rétrogrades d’une censure qui les avait si longtemps humiliés.

Emporté par la spirale du changement, on se réjouissait des entorses à la doctrine et que le mythe d’un socialisme prétendument magnanime se soit fissuré. Les conservateurs n’avouaient des dérives que pour mieux les circonscrire à quelques cas isolés qu’on étudierait plus tard, dont il ne fallait pas faire une montagne.

Plus question de laisser fuiter une bavure, plus question d’impunité !

Depuis que l’alibi de la chasse aux réactionnaires ne justifiait plus d’écraser la sédition sous le rouleau compresseur d’une justice inhumaine, la démocratie devenait tendance. Parallèle obligé, le pouvoir exécutif prônait la libéralisation des échanges.

La liberté d’expression s’inscrivait dans les mœurs, à charge pour les plus hautes instances militaires d’en répondre.

Enfreindre ces directives pouvait, aucun flic ne l’ignorait, coûter une carrière, anéantir la brebis galeuse comme le typhon Lekima avait balayé la route Mandarine lors de son passage en octobre 2007.

Tous connaissaient ces nouvelles règles et ne dépassaient jamais les strictes limites de l’acceptable.

Sachant les risques encourus, ils traînèrent le pas, donnèrent quelques coups de sifflet, le regard appuyé en direction d’une populace sceptique. Ils rebroussèrent chemin et arraisonnèrent un vendeur de litchis séchés de la minorité sino-vietnamienne qui stationnait en double file avec sa roulotte près d’un feu rouge, au croisement des rues Thap Muoi et Confucius.

Nguyen Tay Kiêm essuya la lame de son couteau sur la manche de sa vareuse et soupira contre le malaise qu’il ressentait de vivre cette existence de chien.

Parfois, il se demandait s’il n’avait pas inventé sa guerre, si ces atrocités n’avaient pas finalement accéléré la marche de la société vers des lendemains plus perturbant.

L’évocation des soldats morts au combat n’attristait plus personne, effacée par le virus de l’amnésie collective. Même les slogans n’éduquaient plus les travailleurs.

Les vitrines des magasins regorgeaient d’un prêt-à-porter bon marché de fausses Nike, de fausses chemises Timberland et de faux Lacoste vendus par de vrais voleurs.

L’opulence et un sens inné du commerce, mêlés à la publicité omniprésente sur Camau ou Vov Radio, inondaient les ondes de messages anglophones qui ne pouvaient que justifier l’amertume d’un type comme Bao Van Lan.

Une perle de sang goutta à la terminaison du pouce de Nguyen et s’écrasa sur le journal froissé.

Celui-ci regarda la tâche en formation, de plus en plus imprécise, peinant à distinguer les contours lorsqu’ils commencèrent à se liquéfier comme la gélatine rebutante d’une méduse échouée sur un banc de sable.

Au bout de quelques secondes, il abdiqua toute perception des bruits environnants, toute aptitude à mesurer dans ce tintamarre de freinages et de dérapages joyeux d’où surgirait la menace…

Une déflagration sourde, le souffle simultané de dizaines de mètres cubes de gravats, de poutres d’étayage s’écroulant sur ses épaules, il eut le sentiment qu’il allait mourir et qu’aucun camarade ne viendrait le sortir de cette gangue de glaise lourde.

Sous un pan de la caverne éboulée, Duoc et Kêt, le gars de Dông Hoi, gisaient inanimés.

Chaque organe, chaque partie de leurs corps saignait, un condensé de chairs cramoisies, de fractures ouvertes et d’impacts hémorragiques dans leurs vareuses en loques.

Savoir qui est à qui, comment et par où la bombe avait pénétré, aucune certitude ne valait plus dans le concert des plaintes et des cris rauques des officiers qui résonnait sans charité et se mêlait au fil des kilomètres de galeries superposées à une ambiance de fin du monde.

Finies les veillées à plaisanter entre camarades, finies les embuscades faciles, finies les journées entières à l’affût derrière le viseur d’une mitrailleuse pour shooter l’éclaireur d’une colonne de Ricains abrutis par le shit et les riffs stridents de la guitare de Jimi Hendrix.

Les tendons de la mâchoire de Duoc, le gars qui lui avait fait cadeau du couteau de GI, pendaient sectionnés, rappelant la posture des marionnettes du Mua Roi Nuoc, le Théâtre sur l’eau d’Hanoï. Le cuir chevelu trépané de l’aimable Duoc s’était scotché sur un côté de son casque de camouflage.

Dans le blanc des yeux révulsés de ses copains morts, Nguyen lut cette fois l’abomination, un néant péremptoire pour des combattants anonymes, toute l’infamie de cette guerre d’usure contre l’occupant et les tentacules d’une hydre colonialiste qui ne reculait jamais.

« Good morning, Vietnam, braillaient avec irrévérence les radios californiennes ! »

L’Oncle Hô contre l’Oncle Sam ! La sagesse du leader emblématique permettait-elle d’excuser ses nombreux crimes ? Peut-être la grande figure avait-elle enfin compris qu’aimer ses compatriotes ne signifiait pas forcément vouloir leur bonheur.

Hô n’avait-il pas choisi l’heure de sa mort pour essayer de sauver ce qui pouvait l’être encore de son peuple en déroute, stopper du même coup la propension de la propagande marxiste à le momifier ?

Surveillée par une garde d’honneur, la dépouille du vieux singe dans son Mausolée sur la Place Ba Dinh s’exhibait désormais comme un raccourci de l’Histoire.

Pourtant, qu’on trouve ou pas ce sarcophage de granite gris inconvenant, cela ne changeait rien à la mauvaise foi des dictatures.

Nguyen se mordit la lèvre et s’étonna de s’être vu confisquer si longtemps son libre arbitre, de n’avoir pas jeté les armes, tourné le dos à la bêtise humaine et réussi à déserter.

Mais peut-on fuir ses résolutions d’honnête homme, la conviction que la société qui vous a fait naître vous désigne pour un travail qui ne permet aucune échappatoire ?

Fascistes, populistes, africanistes, kampuchéennes ou staliniennes, les tyrannies se perpétuent. Ceux qui seraient tentés de l’oublier s’exposent à finir relégués aux oubliettes de l’histoire, chargés des chaînes de leur arrogance.

Ses regrets ravalés, Nguyen revint à son commerce de soupe et se composa une attitude plus convenable.

Tant bien que mal, il se redressa et encaissa les billets de mille dôngs qu’un habitué lui glissait dans la main, empreint peut-être du sentiment qu’à cet instant un truc clochait chez le patron qu’il ne s’expliquait pas.

Les scooters du marché de gros de Cholon réapparurent, jetant leurs sales effluves contaminants. Zigzaguant dans l’encerclement des bus et des remorques de poids lourds, ils sinuaient chargés de passagers à travers les ornières, tout à leur rythme égoïste.