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À l’orée de l’âge adulte, Guillaume partage son passé marqué par la joie, les premières blessures, les amours naissantes, et les défis à venir. Au sein de sa bande d’amis, il porte le fardeau de la maladie de son père alors qu’il vit à Madrid une passion ardente avec Rosa qui envisage un avenir commun heureux en accord avec ses ambitions. Pourtant, un choix déchirant se profile à l’horizon, prêt à bouleverser son existence.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jean Bizet découvre sa passion pour l’écriture à l’adolescence, animé par le désir de laisser un témoignage sur ses premières années à sa famille et à ses enfants. Pour lui, la littérature est un moyen de créer un imaginaire partagé.
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Seitenzahl: 963
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Jean Bizet
Nous nous sommes tant aimés
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean Bizet
ISBN : 979-10-422-1548-4
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Guillaume et Rosa avaient décidé de quitter le tumulte madrilène et de se réfugier dans cet espace préservé du tourisme de masse à quelques kilomètres d’Almería. Guillaume connaissait ce site d’exception depuis sa plus tendre enfance. Rosa le découvrait et elle fut immédiatement subjuguée par la beauté sauvage des lieux.
Elle connaissait l’attachement un peu irrationnel de Guillaume pour cette terre – il lui en avait tellement parlé – et elle accepta donc sans réserve sa proposition de partir trois jours à Rodalquilar. Ce petit village au cœur du Parc était connu pour ses mines d’or qui avaient définitivement fermé à la fin des années soixante. Les galeries et les escaliers à flanc de montagne, les bassins de décantation et les modestes maisons de mineurs en ruine étaient les seuls témoignages de cette période faste.
Dans les circonstances difficiles qu’ils traversaient, malgré un amour sans faille, elle savait que Guillaume trouverait ici la sérénité pour prendre les bonnes décisions.
Tous deux fraîchement diplômés de leur école de commerce, ils auraient pu passer un été d’insouciance avant de se lancer dans le grand bain professionnel. Il n’en était rien et déjà, depuis plusieurs semaines, il régnait entre eux une atmosphère pesante.
Elle était heureuse et confiante, il était triste et inquiet.
Elle parlait d’avenir et Guillaume refusait de se projeter, préférant se réfugier dans de longs silences et des regards perdus. Il n’était plus que l’ombre de lui-même.
Elle ne lui en voulait pas, car elle savait ce qui le minait. Mais le temps était venu désormais de savoir s’ils continueraient à remplir ensemble des pages blanches ou bien – et elle le redoutait – si leurs chemins devaient se séparer.
Guillaume avait tout fait pour repousser ce tête-à-tête, préférant laisser du temps au temps alors que la maladie de son père était stabilisée, mais jusqu’à quand ? Devant l’insistance de Rosa, il s’était finalement décidé à organiser cette escapade andalouse au début du mois de juin.
Rosa était pourtant d’un naturel facile, mais son éducation classique de la bourgeoisie espagnole et son désir profond de construire les fondations de sa vie de femme la rendaient exigeante et impatiente. L’incertitude qu’elle ressentait chaque jour davantage dans le comportement de Guillaume devenait insupportable. En temps normal, il avait toujours les idées claires, elle appréciait son caractère posé et l’assurance qu’il affichait en toutes circonstances. Ce n’était plus le cas et elle avait donc décidé de pousser Guillaume dans ses derniers retranchements pour, enfin, savoir de quoi seraient faits les lendemains.
Elle redoutait ces trois jours autant qu’elle les avait réclamés.
Ils y étaient désormais.
Pendant les huit heures de route à travers l’Espagne de l’intérieur, Guillaume profita du voyage pour détailler à Rosa tous les endroits qu’il voulait lui faire découvrir sans oublier de lui raconter, dans le détail, les souvenirs d’enfance qu’il avait pour chacun d’entre eux.
Malgré les circonstances difficiles dans sa relation avec Rosa, il était heureux de lui faire découvrir son petit coin de paradis. Il l’aimait tellement ! Au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient de leur destination, sa bonne humeur prenait le dessus et il arrivait à oublier toutes les craintes qui le tourmentaient sans relâche.
Rosa observait, à la fois surprise et heureuse, ce changement de comportement porteur d’espérance.
Ils arrivèrent en fin d’après-midi à Rodalquilar et prirent possession du petit studio qu’il avait réservé au cœur du village. La rue principale, la calle Santa Barbara, avait un charme fou. On se croyait presque au Mexique avec ses petites maisons basses mitoyennes d’une blancheur immaculée. La petite résidence que Guillaume avait choisie un peu en retrait de la rue principale tranchait avec ses pierres ocre et sa végétation abondante qui démontrait un entretien et un arrosage réguliers.
Sous ces latitudes, rares étaient les plantes capables de subsister sans l’intervention humaine. Pour l’essentiel, la végétation aux accents nord-africains était composée d’agaves, de cactus variés, de figuiers de barbarie et d’un petit palmier endémique de la zone. Par endroits, quelques bosquets de palmiers réussissaient à prospérer.
Une fois les quelques bagages déchargés, il était à peine dix-huit heures, encore tôt pour une balade dans le cœur du village qui commençait doucement à sortir de la sieste ou pour aller boire un verre accompagné de tapas.
En revanche, c’était le moment idéal pour aller au Playazo, une plage située à cinq minutes à peine en voiture. Il faisait encore chaud, mais une légère brise marine rendait la température supportable.
Il l’enlaça tendrement, la regarda fixement dans les yeux. Le regard sévère de Rosa retrouva la douceur qu’il aimait tant et elle acquiesça sans mot dire.
Elle lui fit un grand sourire en se disant qu’il avait encore gagné pour ce soir et partit se changer dans la salle de bains.
Les plages du Cabo de Gata étaient encore désertes au mois de juin. Celle du Playazo n’échappait pas à la règle même si elle était connue pour être l’une des plus belles du Parc Naturel.
Après quelques centaines de mètres sur une route goudronnée, ils bifurquèrent sur un chemin de terre et de cailloux et le charme commençait à opérer. Malgré la poussière, Guillaume ouvrit les fenêtres en grand pour sentir pleinement ces odeurs familières. Ils traversèrent plusieurs petits hameaux composés de quelques maisons, certaines en ruine.
Rosa, amatrice de vieilles pierres, remarqua la tour de guet idéalement positionnée à quelques centaines de mètres du rivage.
Enfin, la plage du Playazo se dévoilait avec ses roches blondes inondées de soleil à chaque extrémité, son sable fin que l’on devinait, et bien sûr la reine des mers limpide et calme. La plage était presque vide et il y avait une belle lumière qui mettait en valeur sa beauté naturelle.
L’eau était translucide et on voyait sans difficulté des bancs de petits poissons argentés. On avait pied sur des dizaines de mètres et il fallait donc s’éloigner suffisamment pour profiter du magnifique panorama.
Ils nagèrent donc plusieurs minutes, Rosa avait du mal à suivre Guillaume, qui était bon nageur. Il se retournait régulièrement pour s’assurer qu’elle le suivait.
Il s’arrêta, se retourna, et comme toujours, il fut émerveillé par le spectacle que lui offrait le Playazo et au loin la superbe vallée de Rodalquilar. Comble de bonheur, la femme qu’il aimait et qu’il allait peut-être perdre le rejoignait. Le soleil était encore haut, mais il ne tarderait pas à se cacher derrière les petites montagnes d’origine volcanique qui enserraient la vallée.
Il enlaça Rosa lorsqu’elle arriva à son niveau, un peu essoufflée. Sa belle chevelure blonde mouillée brillait sous l’effet du soleil. Ses boucles souples avaient disparu, mais mon Dieu, qu’elle était belle ! Son sourire et son regard étaient éclatants, elle était heureuse.
Elle l’embrassa et s’exécuta.
Guillaume ne répondit pas et elle respecta son silence. Ils restèrent encore quelques minutes à profiter du paysage puis nagèrent vers la plage.
Une fois sur la plage, Guillaume lui proposa de marcher un peu sur les rochers pour rejoindre une petite crique.
Sur le chemin, Guillaume plongea dans une petite piscine naturelle et Rosa le rejoignit même si elle appréhendait un peu de devoir emprunter un tunnel sous-marin assez étroit pour rejoindre la mer. Mais Guillaume était là et elle avait pleinement confiance en lui.
Un peu plus loin, il lui montra un promontoire de trois ou quatre mètres de haut à partir duquel on pouvait sauter ou plonger.
Une fois dans l’eau, ils rejoignirent la petite plage de la crique à la nage.
Ils regagnèrent le Playazo, récupérèrent leurs affaires avant de monter en voiture. Ils étaient silencieux, fatigués par la route, mais heureux d’être là ensemble.
La douche de Guillaume fut rapide.
Comme elle l’avait annoncé, Rosa en revanche prit tout son temps. C’était une femme soignée, extrêmement attentive à son apparence. Pourtant, sa jeunesse et sa beauté naturelle suffisaient à la rendre très séduisante. Elle n’était pas d’une beauté classique, mais sa silhouette harmonieuse et son visage lumineux avec ses boucles blondes et ses grands yeux bleus la rendaient rayonnante. Elle ne passait pas inaperçue, Guillaume disait souvent qu’elle brillait. Elle avait, en outre, des goûts vestimentaires très sûrs, un style bien à elle, et elle savait tirer le meilleur parti de son physique.
Mais ce soir, le dernier avant les grandes explications, elle voulait être séduisante pour Guillaume. Après de nombreuses hésitations, elle opta pour une longue jupe souple avec des imprimés émeraude et rose avec un haut soyeux blanc typiquement dans le style bohème chic qu’elle affectionnait.
Pendant ce temps-là, Guillaume attendait patiemment sur la terrasse, ce n’était pourtant pas sa qualité première, que sa dulcinée termine enfin ses préparatifs.
Il était apaisé d’être ici, il fuma plusieurs cigarettes en pensant à la discussion qu’il aurait le lendemain avec Rosa. Il pensait aussi à Edouard, son père, avec qui il aurait tellement aimé partager ce moment de bien-être au coucher du soleil. Il l’appellerait demain de la cabine téléphonique de Rodalquilar pour prendre des nouvelles qui forcément seraient tristes et angoissantes. Mais comme d’habitude, il prendrait sa voix la plus enjouée, son ton le plus optimiste, et lui parlerait de ses derniers jours d’étudiant madrilène et de sa hâte de le retrouver.
Il téléphonait tous les deux jours, c’était un rituel qu’il respectait scrupuleusement afin que ses parents ne s’inquiètent pas. Comme toujours lorsqu’il pensait à son papa, des larmes commencèrent à se former, mais il les réprima en entendant Rosa qui était enfin prête.
Rosa n’aimait pas qu’il garde une barbe de deux ou trois jours, elle trouvait que cela faisait négligé.
Toujours cette intransigeance, pensa Guillaume.
Guillaume décida de l’emmener dans un restaurant de la rue principale qu’il connaissait bien. C’était une des adresses de son père à Rodalquilar, mais c’est la première fois qu’il y venait comme un jeune adulte sans la présence rassurante d’Edouard. On y servait la cuisine typique de la zone. Sans prétention, mais pleine de saveurs locales et en abondance. Rosa trouverait peut-être le service un peu fruste, mais c’était aussi cela qu’il aimait en Andalousie.
Le patron de l’établissement était un personnage. Edouard le surnommait Fidel, car avec sa longue barbe et son regard perçant, il avait un faux air du célèbre dictateur cubain. Il s’appelait en fait Antonio, mais ça, Guillaume ne le découvrirait que bien plus tard. Sa femme était en cuisine et on ne l’apercevait donc que rarement. Fidel était un enfant de Rodalquilar et il s’y sentait bien, peu attiré par tout ce qui pouvait se passer en dehors de la Province d’Almería. Il accomplissait son service sans pression, qu’il y ait du monde ou pas, toujours au même rythme. Le sourire rare, il avait un accent d’Almería typique, un peu rocailleux et délaissant systématiquement les dernières syllabes des mots. Biker convaincu lorsque l’activité du restaurant le lui permettait, il avait exposé sa monture, sa Harley Davidson, à l’intérieur du bar. Autour trônaient tous les accessoires et trophées des amateurs inconditionnels de la célèbre marque chromée. Quelques photos de virées avec ses congénères complétaient la décoration inattendue de l’endroit. Autre particularité, il était amateur de rock, plutôt hard. Sa sono poussive répétait inlassablement les plus grands tubes de AC/DC, Gun’s and Roses ou des Stones. Au fur et à mesure que la soirée avançait, il montait progressivement le son sous le regard désapprobateur de sa femme. Mais c’était son plaisir à lui, il était dans son monde et cela permettait de faire fuir les derniers clients qui n’en finissaient pas de terminer leur bière ou leur digestif.
Il s’approcha de leur table au bout de cinq minutes.
Ils commandèrent deux bières pression, une grande pour Guillaume et une petite pour Rosa. Elles arrivèrent rapidement, on ne badinait pas avec la soif sous ces latitudes. Elles étaient délicieusement glacées et accompagnées d’un petit ramequin de savoureuses olives vertes.
Fidel déposa sans commentaires deux cartes plastifiées. Toujours les mêmes depuis des années, pensa Guillaume.
En attendant leurs plats, ils observaient en silence les nombreux passants nonchalants qui déambulaient dans la rue principale. Des jeunes, des vieux, certains bien habillés, d’autres en tenue de plage ou de randonnée. Il n’y avait pas de code, chacun vivait comme il le souhaitait, à son rythme et sans contrainte. En ce début de soirée, Fidel avait opté pour l’album « Highway to hell » d’AC/DC. Un peu violent vu l’horaire et le caractère paisible du village.
Fidel interrompit leur échange et déposa leur commande sur la table, ils commencèrent à manger et commandèrent une autre bière.
Le restaurant était plein, la nuit commençait doucement à tomber, Guillaume observait Rosa, il n’arrivait pas à savoir si elle se sentait réellement bien ici, elle l’enfant de Madrid et de Castille, ou bien si elle surjouait un peu son émerveillement.
Guillaume comprit que la conversation dérivait doucement mais sûrement vers des sujets qu’il n’avait pas envie d’aborder ce soir. Il régla la note et ils repartirent l’un contre l’autre vers leur logement. La nuit était douce, le ciel étoilé, ils s’aimaient. Ils s’assirent un moment sur la terrasse et observèrent le ciel qui brillait avec une rare intensité.
Deux cigarettes plus tard, ils allèrent se coucher, ils firent l’amour avec douceur et s’endormirent rapidement fatigués pas leur journée.
Demain, il ferait jour.
Comme cet enfant est étrange !
Ce sont ces mots-là, destinés à ses parents, qui ont, sans aucun doute, révélé à Guillaume sa différence par rapport aux êtres qui l’entourent.
Longtemps, cette phrase anodine, prononcée par un professeur de mathématiques, ami de ses parents, trottera dans l’esprit de Guillaume sans qu’il puisse, en dépit de tous ses efforts, expliquer en quoi son attitude pouvait sembler étrange.
Il observait à travers la fenêtre embuée de sa chambre la pluie fine et intense qui fouettait les rues de son quartier lorsqu’il entendit la voix stridente de sa mère :
Brusque retour sur terre, à peine le temps de revenir dans le monde réel que l’intrus, ce professeur de mathématiques qui ressemblait comme deux gouttes de pluie – Guillaume trouvait cela plus joli – au Professeur Tournesol, avait déjà violé son domaine en écrasant une vingtaine de valeureux combattants. Ils étaient chargés de contourner les lignes ennemies pour récupérer un camion de munitions nécessaire à la poursuite des hostilités – elles duraient depuis plus de six mois – entre les petits soldats américains et allemands.
Oubliant le motif de la venue de ce visiteur inattendu, Guillaume se précipita pour réparer les dégâts importants provoqués par ce maladroit. Ce nouvel incident démontra encore à Guillaume que son domaine devait être préservé de toute incursion susceptible de modifier irrémédiablement le cours de la bataille.
L’attitude inattendue de son fils ne fut pas du goût de Camille, la mère de Guillaume :
La réponse de Guillaume, aussi cinglante que spontanée, eut pour effet de repousser les envahisseurs de sa chambre.
Face à une telle détermination, Edouard et Camille proposèrent à l’intrus d’aller prendre l’apéritif au salon. Guillaume observa ce repli défensif avec une certaine satisfaction et mesura à quel point l’effet de surprise pouvait modifier l’issue d’une bataille a priori perdue d’avance. À l’adolescence, la lecture de la stratégie militaire employée par Napoléon à Austerlitz viendrait confirmer cette première impression.
Guillaume profita de cet instant de répit pour replacer au centimètre près les soldats injustement agressés et s’autorisa quelques nouveaux mouvements de troupes avant d’aller saluer Professeur Tournesol. À contrecœur, il emprunta le long couloir qui mène au salon, tendit l’oreille pour s’assurer que le maladroit n’était pas déjà parti s’abreuver ailleurs et là, cette phrase qu’il méditerait si souvent, lui éclaboussa le visage :
Décidément, ce professeur faisait tout pour lui déplaire, après s’être attaqué lâchement à ses hommes, il s’en prenait désormais au Général en chef !
Son attitude n’en fut que plus étrange encore, il se contenta, tel un chef vaincu, mais fier, de lui tendre une main glaciale, de le regarder sans le voir et de répondre brièvement aux sollicitations idiotes qu’un adulte maladroit a coutume de faire aux enfants.
Edouard observait la scène mi-raisin, mi-figue – Guillaume inversait toujours cette expression – laissant à son épouse les remontrances d’usage et changea habilement de sujet pour couvrir le repli de son fils.
Professeur Tournesol se rappela souvent cette rencontre qu’il mit sur le compte de l’impolitesse. Celle de Guillaume, bien sûr, pas la sienne ! Il faut avouer qu’il était bien difficile, pour un professeur agrégé qui enseignait à longueur d’année des concepts barbares à des lycéens, de se faire remettre à sa place par un enfant de sept ans.
Guillaume était fils unique ou presque, sa sœur Sophie était de six ans son aînée, il coulait une enfance heureuse dans un département du Sud-ouest de la France. Vous savez, un de ceux que les Parisiens trouvent tellement pittoresques pour venir y passer leurs congés d’été !
Ses parents, tous deux professeurs, mettaient tout en œuvre pour qu’il puisse s’épanouir sans à coup, au gré des saisons.
Camille, sa mère, l’entourait de toute son affection, mais ne réaliserait que plus tard que c’est à partir des sept ans de Guillaume qu’elle avait commencé à ne plus le comprendre tout à fait.
Edouard, plus distant, avait pour sa part bien conscience qu’il faudrait qu’il s’emploie, durant de nombreuses années, à rapprocher son fils de la réalité. Contraste saisissant avec sa fille Sophie ! Mais, au fond, il comprenait Guillaume, probablement parce qu’il se reconnaissait quelque peu en lui.
C’était Edouard qui l’accompagnait le matin à l’école. Guillaume, en regardant défiler les rues et les maisons de sa ville à travers les vitres de la voiture, se préparait calmement à affronter un univers bruyant et ennuyeux si différent de celui qu’il construisait si patiemment, jour après jour, dans sa chambre.
On ne le forçait pas à aller à l’école, car il savait que c’était irrémédiable. Il s’était donc résigné, mais chaque matin, il quittait son domaine en photographiant le champ de bataille afin d’imprimer dans sa mémoire tous les détails qui lui permettraient de déterminer si une incursion s’était produite dans la journée, ce qui était souvent le cas.
Il profitait du calme qui régnait dans la salle de classe pour élaborer les nouvelles stratégies qu’il mettrait en place dès son retour. Son attention était donc limitée, mais cela n’influait pas sur ses résultats scolaires qui étaient satisfaisants. Jusqu’en terminale, il utiliserait les heures de classe pour laisser voguer son esprit loin de toutes les contingences qu’impose la vie en société. Ses professeurs l’appréciaient, car il n’était pas turbulent, mais soulignaient souvent qu’il donnait l’impression d’être ailleurs.
Il y était !
Camille et Edouard cherchèrent à gommer ce trait de caractère, mais sans conviction puisqu’il franchissait les étapes scolaires sans aucune difficulté.
Guillaume était un enfant qui respirait la santé, à son grand désespoir ! Il aurait tellement préféré tomber plus souvent malade comme ses petits camarades de classe afin de profiter d’instants de bonheur volés pendant lesquels il se retrouverait dans son univers. Lorsque l’humeur de ses parents s’y prêtait et lorsque la bataille faisait rage, il ne rechignait pas à simuler un petit rhume afin de prolonger l’aventure qu’il vivait quotidiennement dans sa chambre.
Camille n’était pas dupe, mais concevait aisément qu’un enfant souhaite être malade de temps à autre. En revanche, elle faisait fausse route sur les motivations de ce rhume imaginaire. Comme toute mère normalement constituée, elle pensait naïvement que son fils ressentait le besoin de se faire câliner et chouchouter alors que son seul désir était de poursuivre la bataille imaginaire qui rythmait sa vie d’enfant.
Plus tard, ce serait une tout autre bataille intérieure qui rythmerait sa vie d’adulte !
Guillaume vivait donc une enfance heureuse sans conflit majeur si ce n’est ceux qui l’opposaient, à intervalles réguliers, à Madame Labadie, la femme de ménage familiale et familière.
Portugaise d’origine comme son nom ne l’indique pas, elle possédait une rare conscience professionnelle et tenait à s’acquitter le mieux possible des missions que lui confiait Camille. Ce zèle, au demeurant fort appréciable, en faisait l’ennemie publique numéro un de Guillaume qui la redoutait. Il la comparait fréquemment à une tornade qui venait bouleverser le champ de bataille qui occupait chaque centimètre carré de sa chambre trois cent soixante-cinq jours par an.
Edouard, qui observait beaucoup son rejeton, trouvait que le monde imaginaire dans lequel vivait son fils occupait une place prépondérante, excessive même. Il avait la sensation que les rares instants pendant lesquels Guillaume vivait avec celles et ceux qui l’entourent constituaient des intermèdes dans l’aventure intérieure qu’il s’était organisée et qui, vraisemblablement, était beaucoup plus importante à ses yeux. En bon pédagogue, il montrait de l’intérêt pour les connaissances apprises par son fils à l’école. C’est lui qui se chargeait de le récupérer le soir. Guillaume se contentait de lui donner sur un ton monocorde les activités de la journée, mais n’affichait aucun enthousiasme. Les leçons glissaient sur lui sans même laisser un sillon, c’est du moins l’impression qu’il donnait. Sur ses camarades de classe, ses jeux de cour de récréation, Guillaume n’était pas plus prolixe.
En revanche, chaque fois qu’Edouard l’interrogeait sur les dernières nouvelles du front, c’est-à-dire de sa chambre, Guillaume décrivait avec une précision de géomètre les derniers mouvements de troupes, détaillait avec soin et méthode les dernières stratégies mises en place, établissait un décompte précis et circonstancié des pertes subies par chacun des belligérants. Une avalanche de détails et d’arguments étonnamment précis et logiques pour un enfant de cet âge.
Edouard, inquiet du comportement de son fils en société, était cependant rassuré de constater que ses capacités intellectuelles n’en étaient pas la cause.
Néanmoins, sa rationalité et sa connaissance des épreuves de la vie l’incitaient à essayer de sortir son fils du monde imaginaire dans lequel il se complaisait. Il voulait le guider jusqu’à l’orée de l’âge adulte et le préparer, tel un sportif de haut niveau, à affronter la compétition qu’est la vie.
En ce mois de septembre mille neuf cent soixante-seize, l’été avait décidé de jouer les prolongations sur le Sud-Ouest de la France. Guillaume et ses parents préparaient leur rentrée respective, mais il régnait sur la ville une ambiance festive qui déparait avec le début de l’année scolaire. À cette époque, les hypermarchés, par l’intermédiaire de leur rayon saisonnier, n’avaient pas encore pris le dessus sur la nature et ses caprices météorologiques. En effet, outre l’abondance de degrés Celsius qui offrait une arrière-saison radieuse, la ville d’Agen avait été touchée par la grâce aux premiers jours de l’été. Son équipe de rugby fut sacrée Championne de France aux dépens de l’ennemi juré, Béziers. Cette victoire âpre avait donné à l’été mille neuf cent soixante-seize une saveur festive incomparable. Cette fierté perceptible qui habitait chaque Agenais est difficile à mesurer pour ceux qui ignorent l’attachement de la ville à son club de rugby et aux valeureux gaillards, la plupart agriculteurs, qui défendent ses couleurs.
En effet, dans une ville et un département où un ballon ne peut être qu’ovale et où la population vit au rythme des rebonds incertains de l’équipe de rugby locale, il va de soi que ce sacre de début d’été intensifia encore l’éclat du soleil estival. Même la sécheresse qui pénalisa lourdement ce département agricole, la Garonne avait un air de « rias » andalouse, ne put endiguer cette ferveur populaire.
Dans ce contexte, le choix d’Edouard pour la première expérience sportive de son fils paraît incompréhensible. À sa décharge, il convient d’expliquer que ni lui ni son épouse n’étaient agenais de naissance et qu’ils étaient donc étrangers aux émotions rugbystiques qui berçaient la ville. Ainsi, durant la trentaine d’années qu’ils vécurent sur les bords de la Garonne, Edouard et Camille n’assistèrent jamais à un match du Sporting Union Agenais plus connu sous ses initiales SUA.
Si tant est qu’Edouard ait imaginé inscrire son fils à l’école de rugby, il n’est pas impossible que Camille, soucieuse de l’intégrité physique de son bambin, l’en ait dissuadé. Toujours est-il qu’Edouard, après avoir obtenu le consentement de Guillaume, l’inscrivit au club de football, chez les manchots comme on dit dans le Sud-Ouest.
Ce choix ne serait pas sans conséquence pour Guillaume, il le reprocherait même à ses parents. En enfant docile, il avait accepté sans discuter la proposition de son père. Qui plus est, il écoutait souvent – d’une oreille distraite bien entendu – les conversations de ses camarades de classe qui vantaient à qui mieux mieux leurs exploits sportifs du week-end. Malgré sa méfiance instinctive, il imaginait que la pratique d’un sport devait apporter certaines satisfactions. Alors, pourquoi pas le football.
C’est son père qui l’accompagna au premier entraînement. Guillaume, impassible en apparence, était extrêmement tendu à l’idée de découvrir un nouvel univers. C’était un enfant timide.
L’entraîneur, un petit homme sec aux cheveux grisonnants, organisa des petits matchs afin de déterminer le niveau de chacun en vue de constituer des groupes. Edouard avait eu la présence d’esprit de lui expliquer les règles élémentaires du football. Il les assimila aisément même s’il ne comprenait pas l’interdiction d’attraper le ballon avec les mains. En effet, il ne lui semblait pas logique de ne pas utiliser une partie aussi importante de son corps. Un peu comme si un général demandait à ses meilleures troupes de ne pas intervenir dans la bataille !
Guillaume s’en sortit plutôt bien, il avait de bonnes dispositions pour le football, même si les règles pouvaient être, à son avis, améliorées.
Sur le chemin du retour, Guillaume se montra plus bavard qu’à l’accoutumée. Le sport constituait un bon moyen pour ouvrir Guillaume au monde extérieur, se félicita Edouard.
Guillaume pratiqua le football jusqu’à l’âge de douze ans. Bien sûr, comme tous les enfants, il s’essaya à d’autres disciplines comme le tennis, la natation et le judo, mais il préférait les sports collectifs. Choix étonnant pour un enfant si solitaire et timide. Le rugby, sport roi dans sa ville natale, il ne le découvrirait que plus tard pendant ses années d’étudiant.
Edouard se réjouissait d’avoir réussi son coup. Grâce au football, il était parvenu à sortir son fils de sa « guerre de cent ans » personnelle. Cela le rassurait, car il souhaitait que son fils emmagasine, pendant ses jeunes années, toutes les informations qui feraient de lui un adulte cultivé et équilibré. Pendant sa carrière de père, il se donnerait tous les moyens pour atteindre cet objectif, il ne négligerait aucun détail et ne renoncerait à aucun sacrifice.
Devant une telle abnégation, on peut se demander si Edouard ne pressentait pas que son temps était compté pour transmettre à son fils les bases incontournables pour réussir sa vie. Cet acharnement qui, au fil des années, frôlait la lubie, faisait reposer sur les épaules de Guillaume un poids qu’il aurait parfois bien du mal à assumer.
Edouard était un gros fumeur. En Espagne, son pays natal, on aurait dit de lui qu’il fumait comme un routier en faisant allusion aux épais nuages de fumée qui s’échappaient des camions espagnols en train de gravir l’un des nombreux cols du pays. Guillaume était déjà fasciné par les volutes de fumée bleue qui, comme des nuages facétieux, s’échappaient de la bouche et des narines de son père et serait rapidement attiré par les bâtonnets jaunes et blancs à l’origine de tant de malheurs. Guillaume était trop jeune pour le savoir, la vie le lui apprendrait assez tôt, mais le piège se refermerait sur lui aussi dès sa quinzième année.
Nul besoin de s’attarder sur ses résultats scolaires de CE 1 qui furent dans la lignée des précédents, très bons.
En revanche, cette année mille neuf cent soixante-seize marqua le début d’une véritable amitié, la première de sa jeune existence.
Les amis de ses parents n’avaient pas d’enfants de son âge, mais plutôt de celui de sa sœur. Un beau jour, ils lui annoncèrent, visiblement très satisfaits, qu’ils étaient invités à passer l’après-midi chez de nouveaux amis et qu’il devait les accompagner. Étonné par cet évènement, ses parents n’avaient pas pour habitude de le faire suivre à chaque invitation, et courroucé à l’idée de perdre une après-midi planifiée de longue date, il accueillit la nouvelle avec une froideur proche de celle des châteaux forts du Moyen-âge. Cependant, l’attitude sans équivoque de ses parents lui fit comprendre qu’il n’y avait pas d’issue de secours cette fois-ci.
Première mauvaise nouvelle !
Comme si cela ne suffisait pas à gâcher son samedi après-midi, Camille lui annonça que ses amis au nom de général allemand – il faudrait qu’il retienne ce nom pour baptiser l’un de ses soldats – avaient cinq enfants, dont deux garçons presque de son âge.
Deuxième mauvaise nouvelle !
Il faudrait en plus qu’il fasse semblant de s’amuser avec une ribambelle d’enfants qui l’assailliraient de questions sans intérêt.
Après avoir simulé, pour la forme, une crise d’allergie qui lui interdisait tout déplacement à la campagne – les Kasmaier habitaient à une dizaine de kilomètres d’Agen –, une subite montée de fièvre qui coûta un thermomètre à Camille car Guillaume l’avait oublié sur le radiateur, et une crise de foie aussi subite que passagère, il s’embarqua pour cette nouvelle aventure le cœur serré.
La demeure des Kasmaier était une vaste maison de maître flanquée de nombreuses dépendances en partie rénovées. Située sur les hauteurs, elle était protégée des agressions extérieures par un écrin de verdure qui donnait une rare sensation de bien-être. La campagne environnante rappelait les paysages austères de la Dordogne malgré son éloignement relatif. Il ne pouvait en être autrement, cette journée était inondée de soleil, ce qui avait pour effet d’augmenter encore davantage l’intensité de l’émerveillement ressenti par Guillaume. Il adopta instinctivement ce cadre enchanteur, tel un animal en captivité qui est relâché dans son milieu naturel, dans lequel il s’imaginait que les rêves d’enfant pouvaient se concrétiser à l’infini. Cet accueil inattendu de Dame Nature modifia du tout au tout son état d’esprit. Il avait pourtant décidé de se montrer sous son plus mauvais jour afin de s’épargner toute nouvelle invitation. Il n’en fut rien.
L’accueil de la famille Kasmaier fut à la hauteur de leur cadre de vie. Extrêmement chaleureux, ce qui contrastait lourdement avec l’image froide et sévère que Guillaume attribuait à ses soldats allemands.
Il ne négligea pas Monsieur et Madame Kasmaier, il se concentra pour être le plus agréable possible afin de créer un climat propice à une nouvelle invitation.
Ses parents en restèrent pantois. Edouard prit conscience qu’il avait réussi son coup, cet endroit, cette famille et tout ce qui s’en dégageait avaient séduit son fils. L’entreprise de séduction de Guillaume fut couronnée de succès, Madame Kasmaier, pourtant intransigeante en termes d’éducation, apprécia sa politesse et sa vivacité d’esprit.
Monsieur Kasmaier était un grand gaillard d’un mètre quatre-vingt-dix au quintal généreux. Il adorait les enfants, cela se ressentait dans chacune de ses attitudes. Conscient de la difficulté pour un enfant inconnu de s’intégrer dans sa tribu, il prit en main les présentations afin de faciliter les premiers pas de Guillaume dans ce nouveau monde.
Etienne et François-Xavier, les deux aînés de la tribu avaient respectivement deux ans et un an de plus que Guillaume. D’emblée, il comprit qu’ils formaient un véritable binôme. Laure et Henri étaient tiraillés entre les jeux de grands de leurs aînés et les premiers pas de la petite dernière, Virginie. Cependant, ils se tenaient à l’écart des occupations de leurs deux grands frères qui, de toute façon, les auraient repoussés avec véhémence à la première incursion.
Ce fonctionnement plut à Guillaume et contredisait l’expérience qu’il avait des familles nombreuses. L’organisation des groupes était claire, le respect mutuel évident, chaque enfant de la famille Kasmaier s’épanouissait donc pleinement.
Etienne et François-Xavier lui proposèrent de découvrir la chambre qu’ils partageaient. La décoration de la maison associait avec bonheur matériaux rustiques et meubles contemporains. Ce ne fut pas ce mélange de styles qui étonna Guillaume, car il était trop jeune pour percevoir ces nuances décoratives. En revanche, mille détails témoignaient de la joie de vivre qui régnait dans la maison. Elle imprégna immédiatement Guillaume. Habitué à l’univers figé et sévère que s’employaient à maintenir sa mère et Madame Labadie, Guillaume fût enthousiasmé par le joyeux désordre de l’intérieur des Kasmaier.
Il n’était pas au bout de ses surprises, la chambre d’Etienne et François-Xavier ressemblait à une caverne d’Ali Baba recouverte de petits soldats. Immédiatement, il remarqua la minutie avec laquelle les troupes et les véhicules étaient positionnés.
Cet indice lui prouva que ses deux nouveaux amis, il en était convaincu à présent, étaient dévorés par la même passion que lui pour les petits soldats et l’organisation d’interminables batailles.
Le souffle de plaisir qu’il avait ressenti à sa descente de voiture s’intensifiait au fur et à mesure qu’il pénétrait l’intimité des Kasmaier, il en était au stade de la bourrasque.
Durant toute l’après-midi, les deux frères expliquèrent à Guillaume les tenants et les aboutissants de la confrontation qui les opposait depuis plusieurs semaines. Marque de confiance qu’il apprécia à sa juste valeur.
Guillaume ne pouvait se résoudre à attribuer cette rencontre magique au hasard, c’est d’ailleurs à partir de ce jour qu’il acquit la conviction qu’une loi supérieure organise les évènements qui pèsent sur la trajectoire de chaque individu.
Edouard et Camille restèrent dîner, visiblement le courant passait également entre adultes. Ce bonus inespéré permit aux garçons de débuter une nouvelle bataille composée de trois belligérants. La bourrasque se transforma en tempête tropicale…
Cette nouvelle marque de sympathie qui représentait aux yeux de Guillaume un immense sacrifice lui montra ce qui différenciait des enfants de famille nombreuse d’un « presque fils unique » comme il aimait se baptiser. Pour sa part, il n’aurait jamais renoncé à une bataille en cours pour un compagnon de jeu provisoire. L’après-midi s’était consumée à un rythme effréné.
La voix de son père qui lui annonçait le départ lui fit l’effet d’un réveil en sursaut. Il descendit le vieil escalier qui donnait l’impression, par ses craquements, de participer à sa peine. Toute la tribu, mise à part Virginie déjà couchée, l’accompagnait dans sa descente aux enfers. Le départ semblait inexorable !
Tout à coup, François-Xavier demanda à ses parents.
Il fut relayé par Etienne et les deux moyens dans un bel élan de solidarité. Les Kasmaier, qui n’étaient pas à un enfant près et qui avaient été séduits par Guillaume, acceptèrent sans sourciller la proposition soudaine de leur tribu. Camille, tel un grain de sable qui bloque un mécanisme, s’opposa au projet arguant que Guillaume n’avait pas de vêtements pour le lendemain et qu’il n’était pas question de déranger la famille Kasmaier. Cette intervention partait d’un bon sentiment, car elle ne pouvait pas imaginer que Guillaume soit favorable à une telle proposition.
Edouard, plus observateur, vit les grands yeux dorés de son fils se charger d’humidité. Il comprit alors que la rencontre qu’il avait programmée constituait une révélation pour Guillaume. Révélation de l’amitié bien sûr, que le partage ne rime pas forcément avec le reniement de sa volonté, toute chose dans lesquelles Guillaume se complairait plus tard et ce, grâce sans doute, à cette rencontre initiatique planifiée par son père.
Avec sa diplomatie coutumière, il intervint dans la conversation afin de permettre à son fils de poursuivre sa découverte.
L’ouragan succéda à la tempête tropicale !
Guillaume était partagé entre l’appréhension de passer une première nuit loin de ses parents et son immense désir d’aller plus avant dans cette relation si riche en perspectives de bonheur. Sa conviction solidement ancrée que son bien-être passait par la solitude commençait à s’en trouver quelque peu ébranlée et cela le troublait. Mais son instinct prenait le dessus et il s’en réjouissait.
Il espérait sans oser le demander que Madame Kasmaier lui proposerait de dormir dans la chambre d’Etienne et François-Xavier, car cela le rassurait. Pas téméraire pour deux sous, l’idée de se retrouver seul dans une chambre inconnue et dans un environnement qui s’avérait être aussi inquiétant la nuit qu’il était enchanteur le jour, ne l’enthousiasmait guère !
Les préparatifs de la nuit dans la maison à moitié endormie le rassurèrent puisque Etienne et François-Xavier s’affairaient à installer un matelas à même le sol dans leur chambre. Une fois le calme retombé chez les Kasmaier, les lumières feutrées du premier étage s’éteignirent une à une. Les consignes de silence et de prompt endormissement furent à peu près respectées par les deux moyens. En revanche, les trois grands, qui avaient beaucoup de choses à se dire, bravèrent les consignes pendant une paire d’heures.
Guillaume découvrit avec délectation les joies des conversations chuchotées, entre copains, emmitouflé dans une couette, bien au chaud et protégé des agressions extérieures. Leur discussion fut variée et aborda tous les centres d’intérêt des enfants de leur âge. Plus que son contenu, ce fut la complicité qu’elle révéla qui plut à Guillaume. Malgré son désir de prolonger ce moment d’exception, ses paupières s’alourdirent progressivement et ses forces l’abandonnèrent pour le plonger dans un sommeil réparateur et rempli de rêves enchanteurs.
Les petits-déjeuners de la famille Kasmaier débordaient de vitalité, chacun s’organisant son menu avec les nombreuses victuailles présentes sur l’immense table de la cuisine, le tout dans un joyeux désordre.
Quel contraste avec ce qu’il connaissait chez lui, où il se retrouvait seul devant un petit-déjeuner conventionnel et monotone ! Avant de rencontrer cette famille, il n’aurait jamais pu imaginer apprécier cette ambiance de famille nombreuse. Cependant, il savait faire la part des choses et ne reniait pas pour autant le bonheur tranquille qui régnait chez ses parents. Ce qui l’étonnait le plus en définitive, c’était de découvrir une alternative à son univers d’enfant quasi unique qui pouvait, de temps en temps, lui procurer du bonheur.
Guillaume décida de prendre cette nouvelle journée à bras le corps.
Etienne et François-Xavier avaient évoqué au cours de leur conversation nocturne de multiples activités pour rythmer ce dimanche ensoleillé.
L’expédition dans les grottes calcaires, typiques de cette partie du Lot-et-Garonne, leur prit toute la matinée. Une heure de marche pour atteindre la tanière de ses deux amis, dans un cadre vallonné et verdoyant, lui permit de découvrir ses limites d’enfant de la ville peu habitué à évoluer en pleine campagne. Loin de toutes les commodités auxquelles il était accoutumé et en compagnie de deux autres bambins à peine plus âgés que lui. Camille n’imaginait probablement pas, en le laissant dormir chez les Kasmaier, qu’il serait ainsi livré à lui-même. Laisser son fils gambader en pleine nature sans surveillance lui aurait paru aussi inconcevable qu’irresponsable. Il va sans dire que leur statut d’aînés d’une famille nombreuse, mais aussi, la conception libérale de l’éducation qu’avaient leurs parents prédisposaient bien davantage Etienne et François-Xavier à affronter ce type d’aventures.
Guillaume se savait emprunté, pataud et dépendant dans cet environnement. Il aurait été bien incapable de retrouver son chemin ! Conscients de cet état de fait, les deux frères ne se privèrent pas de plaisanter Guillaume. Cependant, il n’y avait ni méchanceté ni moquerie malsaine dans leurs commentaires, car ils avaient conscience de l’envie de bien faire qui l’habitait.
La tanière était telle qu’il l’avait imaginée, secrète, sombre et pourtant accueillante. Etienne et François-Xavier avaient mis à profit leurs nombreux allers-retours pour aménager l’espace et faire en sorte que rien d’indispensable ne fasse défaut. On y trouvait pêle-mêle de l’eau en bouteille, des paquets de gâteaux, des lampes électriques, des bougies et des allumettes, mais aussi, des couvertures élimées en quantité suffisante pour réchauffer un régiment en perdition ! Cette abondance dans un espace si reculé laissa Guillaume songeur et il s’empressa de demander :
Les deux frères répondirent par la négative, mais trouvèrent l’idée excellente et se promirent de la soumettre à leurs parents dès leur retour. Guillaume regretta son franc-parler car, pour sa part, c’était une expérience qui ne l’attirait pas du tout. Pire, la perspective de passer une nuit dans cette grotte au milieu de nulle part l’effrayait. Il voulait bien faire des efforts pour être adopté dans la tribu, mais il y avait des limites !
Comme il avait déjà trop parlé, il préféra garder son avis sur la question pour lui et se contenta d’écouter ses deux compères planifier l’organisation de cette nouvelle aventure et imaginer la meilleure façon de présenter la chose à leurs parents. N’étant pas totalement convaincus par aucune des stratégies évoquées, ils tombèrent d’accord sur le fait que la participation de Guillaume à cette épopée constituerait, à n’en pas douter, un atout majeur. Cela ne l’arrangeait pas du tout et il tenta maladroitement de les en dissuader. Vaine tactique, la cause était entendue, la nuit dans la grotte se ferait à trois ou ne se ferait pas !
Belle preuve de camaraderie, Guillaume en frissonnait d’avance !
Contrairement à l’aller, le chemin du retour lui parut rapide et facile, Guillaume se félicita intérieurement de sa faculté d’adaptation.
Le soleil avait presque atteint son zénith, les insectes printaniers pullulaient autour des trois enfants transpirants en décrivant un ballet anarchique. La rosée du matin s’était évaporée depuis déjà quelques heures et c’est une chaleur étouffante qui s’installait sur la campagne agenaise. La cuvette de la Garonne facilitait le développement d’une chaleur lourde et éprouvante pour ceux qui n’y étaient pas habitués. Souvent, en soirée, comme si la nature se révoltait contre cette température suffocante, un orage se formait pour libérer en quelques minutes les litres d’eau nécessaires pour rafraîchir l’atmosphère. Parfois, même ces orages impressionnants ne parvenaient pas à rendre l’air plus respirable. Guillaume, habitué aux degrés Celsius, n’en souffrait pas trop.
La demeure des Kasmaier apparut à la sortie d’un petit bois, fière et resplendissante sous les rayons du soleil. Les derniers hectomètres donnèrent lieu, bien entendu, à une course entre les trois bambins animés par l’impatience d’arriver et par un appétit largement ouvert par l’expédition matinale. Guillaume termina bon dernier, mais il s’en fichait tellement son sentiment de bien-être prenait le pas sur tout le reste.
Si ce n’est pas ça le bonheur, ça doit y ressembler, se dit-il.
Le déjeuner fut d’une simplicité exemplaire, mais les victuailles disposées sur la table, à l’ombre des pins parasols, avaient un goût inattendu pour Guillaume. Celui de la découverte d’un autre univers. Il détestait l’agneau, mais ce midi-là, il apprécia la saveur incomparable de cette viande cuite sur des sarments de vigne et rehaussée par quelques branches de thym frais. La salade verte craquante en diable et probablement cueillie du matin regorgeait de vitalité et de fraîcheur. Ses sens semblaient se quereller à qui mieux mieux pour prendre le dessus. Tout ce qu’il ressentait était décuplé. La moindre saveur, le plus ténu murmure du vent dans les feuillages, le reflet du soleil le plus fugace sur les pierres calcaires de la grange ou même, la riche odeur que dégageait la végétation asphyxiée par la chaleur, tout participait à l’explosion sensorielle que ressentait Guillaume.
Peu d’intermèdes pendant le repas, chacun prenant la parole dès que le précédent avait fini sa phrase. L’euphorie générale n’empêchait pas, bien au contraire, un respect des autres et un sens inné de la vie en société.
Heureusement pour Guillaume, la nuit dans la grotte fut balayée d’un revers de la main par Monsieur Kasmaier qui apparut, pour la première fois, sous un jour sévère et autoritaire devant l’insistance de ses deux aînés. Malgré sa bonhomie, Jacques, puisque c’est ainsi que Guillaume l’appelait à présent, avait beaucoup de points communs avec Edouard. Ce discours pédagogue qui transformait chaque évènement ou commentaire en leçon de choses. Jacques était aussi un puits de science et s’appliquait à transmettre son savoir à sa progéniture chaque fois que l’occasion se présentait.
La rigueur dont ils faisaient preuve, l’un et l’autre, constituait également un point commun entre les deux hommes, même si Jacques la transpirait moins grâce à sa plus grande jovialité.
Enfin, leur sens inné du contact, de la relation humaine et de l’esprit de famille leur attirait immédiatement la sympathie des autres. Jacques, cependant, dévoilait ses sentiments plus aisément qu’Edouard.
Ces similitudes satisfaisaient Guillaume, car elle rendait possible une amitié entre les deux hommes. Cela lui permettrait de continuer à tisser des liens solides avec Etienne et François-Xavier.
L’après-midi fut réservée à des activités plus casanières davantage dans les cordes de Guillaume qui en profita pour démontrer aux deux frères que sa présence représentait une véritable plus-value dans leurs jeux. De toute façon, la partie était déjà gagnée ! Etienne et François-Xavier avaient été séduits par son savoir-être et son savoir-faire. Il avait pris lui aussi une place dans leur vie.
Une belle histoire d’enfants, d’amitié partagée, avait vu le jour entre les trois bambins. Nul n’était besoin de paroles et de promesses de se revoir très bientôt. Lorsqu’Edouard vint chercher Guillaume, la cause était entendue. Les hommes ont parfois du mal à exprimer leurs sentiments les plus intimes.
Les trois garçons se comportèrent en hommes, leur tristesse d’être séparés était restée enfouie au plus profond d’eux-mêmes et leur désir de se revoir coulait de sens. La poignée de main qu’ils échangèrent suffit à remplacer et à exprimer toutes les paroles et les émotions qu’ils partageaient à présent.
Edouard et Jacques apprécièrent cette pointe de virilité naissante qui caractérisait le comportement de leurs fils. Ils savaient que les fils qu’ils observaient d’un regard empli d’amour et de fierté deviendraient, eux aussi, des chefs de clan qui auraient la charge d’une famille.
Guillaume avait à présent quinze ans, il possédait globalement les mêmes traits de caractère, mais le travail de laboureur gascon entrepris par ses parents pour son éducation avait porté ses fruits. Il était désormais moins solitaire, plus avenant avec ses semblables et, surtout, moins renfermé sur lui-même. Outre les enfants Kasmaier qui restaient ses deux meilleurs amis, il nouait de véritables relations de camaraderie avec d’autres adolescents qu’il fréquentait. Il poursuivait son parcours sportif même si, curieusement, il se consacrait désormais à des sports individuels. Le tennis, car on ne pouvait pas prétendre appartenir à la bonne société agenaise sans un bon niveau dans ce sport. Camille n’avait pas son pareil pour compliquer des choses simples telles que le choix d’une discipline sportive. La natation, car Camille, toujours elle, voulait absolument affiner la silhouette déjà massive de son fils et lui faire gagner, par ce truchement sportif, les quelques centimètres qui lui manqueraient de toute façon pour atteindre la barre des un mètre quatre-vingts à l’âge adulte. Là aussi, il s’agissait d’un des nombreux préjugés de sa mère sur la taille nécessaire pour intégrer le cercle fermé des hommes grands. Avec son mètre soixante-dix-huit à l’âge adulte, Guillaume serait irrémédiablement condamné à celui des petits. Il n’en avait cure !
Mises à part les tracasseries quotidiennes de sa mère, il poursuivait son éducation sereinement, il s’épanouissait. Le départ de sa sœur en faculté de droit avait grandement facilité cet épanouissement. Sophie, aussi attachante qu’envahissante, laissait peu d’espace à ceux qui l’entouraient. Son caractère fantasque, extraverti et excessif, laissait Guillaume perplexe. Il préférait, en sa présence, prendre du recul afin de ne pas être emporté par le tourbillon qu’il avait pour sœur. La lucidité de son analyse et sa défiance vis-à-vis d’elle ne l’empêchaient pas de beaucoup l’aimer. Il sentait à quel point cette attitude explosive démesurée trahissait un immense besoin d’amour et de reconnaissance. Cependant, en fin stratège, il préférait de loin que sa présence au domicile familial se limite aux fins de semaine. Cela lui permettait de souffler !
La vie avait été clémente avec lui pour ses quinze premières années. Aucun obstacle majeur n’était venu entraver son cheminement.
Comme s’il devait rembourser comptant ces années de bonheur tranquille et d’insouciance juvénile, elle lui réserva, cette année-là, deux terribles évènements qui le frappèrent avec d’autant plus de force qu’il n’imaginait pas que tant de malheurs pouvaient s’abattre sur lui.
L’offensive fut double, machiavélique. Le premier assaut fut violent, soudain et inattendu. Il le toucha en plein cœur. Le second s’apparenta davantage à une guerre d’usure, insidieuse, imprévisible et cruelle. Un combat de longue haleine en quelque sorte dont il savait, dès le départ, que la défaite serait au bout.
L’adolescent de quinze ans ne tarderait pas à comprendre qu’il fallait se construire une carapace sans faille pour résister aux terribles épreuves que le destin pouvait lui présenter.
« C’est la vie », se disait-il en rectifiant dans la foulée par « non, c’est la mort » !
Il était déjà tard ce soir-là. Le domicile familial était paisible. Camille, couche-tôt, avait déjà regagné sa chambre et luttait contre le sommeil devant la télévision. Edouard, couche-tard et maigre dormeur, se préparait à vivre une nouvelle nuit d’insomnie pendant laquelle il s’adonnerait à de multiples activités. Télévision bien sûr, lecture et correction de copies. Le tout accompagné de nombreuses cigarettes et rythmé par des assoupissements sans lendemain.