Nouvelles à quatre mains - Laurence Bodilis - E-Book

Nouvelles à quatre mains E-Book

Laurence Bodilis

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Beschreibung

"Nouvelles à quatre mains" est un recueil de 54 textes qui présentent au fil des pages des personnages hauts en couleur qui partagent des aventures périlleuses et invitent à une prise de conscience sur des thèmes variés. Outre cet engagement, certaines histoires se parent de couleurs sombres et versent dans le pessimisme tandis que d’autres se projettent dans l’avenir et donnent dans le récit d’anticipation. Cependant, quelle que soit la connotation portée par ces écrits, ils évoquent des tranches d’existence et des instants de tous les jours.

À PROPOS DES AUTEURS

Dès son plus jeune âge, Laurence Bodilis développe un amour indéfectible pour la lecture. Elle enseigne d’ailleurs pendant plus de 40 ans en tant que professeure certifiée de langues anciennes. Sa vaste culture littéraire et ses nombreux voyages représentent une source d’inspiration majeure pour ses écrits.

Docteur en littérature, Daniel Ribaucourt est également agrégé de Lettres modernes. Au gré de ses recherches académiques et des circonstances, il s’est attaché aux écrits d’auteurs comme Le Clézio et Michel Tournier. C’est tout naturellement qu’il transmet sa soif de lecture et d’écriture aux élèves qu’il accompagne en tant qu’enseignant de français.

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Laurence Bodilis

&

Daniel Ribaucourt

Nouvelles à quatre mains

© Lys Bleu Éditions – Laurence Bodilis & Daniel Ribaucourt

ISBN : 979-10-422-2084-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Préface

« Nouvelles à quatre mains », c’est une rencontre, il y a quarante ans, de deux professeurs de français enseignant dans le même collège à Tourcoing et « écrivains dilettantes » à leurs heures perdues. Une photo dans un jardin, une lettre retrouvée dans un grenier et puis… quarante ans plus tard, des retrouvailles face au Grand Hôtel de Cabourg et un projet d’écriture à « quatre mains » qui aboutit à ce recueil de nouvelles d’ici et d’ailleurs, de ce temps ou du passé, rédigées dans un charmant désordre à l’image d’un jardin d’herbes folles.

Qu’elles soient courtes, avec une chute savamment recherchée ou plus longues, plus « classiques », davantage apparentées au récit ou au conte, ces nouvelles, diverses sur le plan du contenu comme de la forme et du style, invitent à l’évasion, au plaisir d’une lecture souriante ou émue, au moins égal à celui qui a présidé à la démarche d’écriture de ces écrivains néophytes.

Aussi, au fil de ces pages, découvrons Jean Bart, autre Tartarin de Tarascon, bien curieux chasseur comme celui-là, haut en couleur et attachant, ou Pierre Douvet, batelier courageux sur la Loire à la fin du XVIIIe siècle qui, au départ de Roanne doit charger et livrer du charbon de terre à Orléans et dont le voyage prend vraiment l’allure d’un périple aventureux. Sinon, plus près de nous, il y a ce fils qui échoue à l’épreuve du permis de conduire, mais qui oublie très vite sa déception, trop heureux du succès de son père à ce même examen, tant celui-ci lui semblait insurmontable… Il y a aussi ces deux fillettes, au nord de la Sibérie, qui observent une ourse égarée loin de la banquise éblouissante, errant dans les faubourgs sordides de Norilsk à la recherche d’une pitance bien aléatoire. Consternation des gamines et prise de conscience intime que le réchauffement climatique n’est pas un vain mot si près du cercle polaire. Suivons aussi Garance qui rencontre un chien errant dans la forêt en allant visiter sa grand-mère ; mais quoi ? Aux dires du bûcheron, son oncle, à la vérité ce n’était pas un chien et ce conte prend très vite l’allure d’un avatar du Chaperon rouge.

Du reste, les animaux ont la part belle dans ce recueil. Admiratrice de Marcel Aymé, la narratrice brosse avec bienveillance le portrait de la vache Marguerite qui lui permet, élève dans la classe de Monsieur Martinerie, l’instituteur, d’obtenir une distinction lors d’un exercice de rédaction ou celui de l’horrible chat de Tante Jeanne et de Tonton Paul que l’on pleure « de soulagement » quand on le découvre, raide, au milieu de la cuisine.

D’autres fois, la nouvelle se pare de couleurs sombres et verse dans le pessimisme, lorsqu’elle narre la douleur d’un père qui, retrouvant le cadavre de son fils disparu, l’emporte et se jette avec lui dans la mer, « accueillant la mort comme une délivrance ».

Mieux, elle prend une dimension toute flaubertienne dans le récit de cette femme trompée durant des années par son mari et amoureuse d’un homme qui ne l’aime pas en retour ; ce qui la conduit à se jeter sous un train.

Il se peut encore que l’auteur se projette dans l’avenir et donne dans le récit d’anticipation. Dans l’espace qu’il invente, les voitures ont disparu. On se déplace dans des tunnels desservis par des sièges mobiles au design étudié ; de simples blocs de plastique multicolores, fixés à des tiges « d’aciglass », nouveau composant alliant la dureté du métal à la transparence de l’eau… C’est la magie de l’écriture qui transporte et fait rêver.

Enfin le récit, qui se plaît à présenter mille visages, connaît quelquefois des connotations mystiques. C’est le cas lorsque l’héroïne, témoin de la souffrance de son père adoré qui lutte contre un cancer puis de son agonie qui le défigure, le contemple après qu’il a rendu l’ultime soupir. « Une paix céleste illuminait son visage. » Et elle, d’être certaine qu’il a rencontré Dieu.

Voilà quelques-unes des nouvelles réunies dans ce livre. Il y en a bien d’autres, d’aujourd’hui comme du temps passé, d’ici ou d’ailleurs, toutes évoquant des tranches d’existence, des aventures, des instants de tous les jours, des joies, des peines, des caractères, des atmosphères, saisis pour vous, lectrices, lecteurs et emprisonnés dans ces lignes. Il nous apparaît important de partager les histoires qui existent vraiment pour qu’elles soient lues, et qui sait, de faire résonner chez vous des impressions, des sensations, des sentiments qui feront écho à ce que nous-mêmes avons ressenti au fil de la plume ou plus prosaïquement au toucher du clavier.

La falaise

Laurence Bodilis

Quand elle se réveilla, il faisait nuit. Assise sur le siège passager, elle mit quelques secondes à réaliser qu’elle se trouvait dans la voiture de Pierre. Où était-il d’ailleurs ? Elle scruta l’obscurité, appela, en vain. Elle était seule. Une rumeur assourdie lui parvenait, semblable à celle de la mer quand elle se retire lentement vers le large. Où se trouvait-elle ? Que lui était-il arrivé ? D’abord quelques bribes de souvenirs seulement lui revinrent : une dispute, Pierre qui criait… Puis toute la soirée défila sous ses yeux. Ils avaient été invités chez des amis à lui qu’elle n’aimait pas. Elle le lui avait fait comprendre, mais l’égoïsme masculin étant ce qu’il est, il n’avait pas voulu entendre ses protestations, lui enjoignant froidement de cesser ses crises d’hystérie et de s’habiller. Elle avait capitulé, était montée en voiture et ne lui avait pas adressé un mot de tout le trajet.

À leur arrivée leurs hôtes les avaient chaleureusement accueillis puis présentés à une foule d’inconnus à qui elle avait dû serrer la main. Elle sentait encore la moiteur de ces mains presque humides, revoyait les sourires affectés qu’on lui avait décochés et de nouveau fut prise de dégoût. Pierre, lui, était parfaitement à son aise, évoluant dans la salle comme un poisson dans l’eau, souriant, beau comme un dieu, adressant à chacun un petit mot qui semblait ravir ses interlocuteurs. On l’aurait cru chez lui…

On passa à table et on la fit asseoir entre un député obèse et libidineux et l’épouse caquetante et prétentieuse d’un médecin. Pierre, lui, avait été placé à côté de leur hôtesse. Quelle soirée ! Obligée de subir les assauts grossiers et déplacés de son voisin qui lorgnait son décolleté et de répondre – par monosyllabes – aux remarques sans intérêt de la bécasse à côté d’elle, elle regrettait de n’avoir pas été plus ferme quand Pierre lui avait demandé de l’accompagner. Après un repas rapide, elle se serait plongée dans le délicieux roman qu’elle avait acheté le jour même… Elle observa son mari qui, plein d’animation, discutait avec sa voisine. Celle-ci, le rose aux joues, buvait verre sur verre, riant à chacune de ses remarques, rejetant d’un mouvement étudié ses longs cheveux en arrière… Ma parole, elle essayait de le séduire ! Et lui paraissait subjugué… Elle se retint de hurler et attendit la fin du repas sans cesser de les observer. Lorsqu’on servit le dessert, la jeune femme était écarlate, riait de plus en plus fort et Pierre lui chuchotait à l’oreille en lui prenant la main… C’en était trop ! Elle se leva devant l’assemblée stupéfaite, expliqua qu’elle se sentait mal et demanda froidement à son mari de la ramener. Celui-ci, bien qu’à contrecœur, dut s’exécuter sous peine de passer pour un époux dur et insensible. Il prit congé de sa voisine qui tentait de le retenir avec des sanglots dans la voix, aida sa femme à enfiler son manteau et tous les deux sortirent enfin. À peine arrivé dans la voiture, Pierre se déchaîna :

— Tu es fière de toi, je suppose ? Tu t’es donnée en spectacle devant mes amis et, une fois de plus, tu m’as fait honte ! J’en ai assez de ta jalousie maladive ! Car c’est bien de cela qu’il s’agit, n’est-ce pas ? Tu n’as pas supporté qu’une jolie femme puisse me trouver agréable !

— Effectivement, je ne supporte plus tes frasques et moi aussi j’en ai assez. Si je n’avais pas simulé ce malaise, où aurais-tu fini la nuit à ton avis ? Dans le lit de cette fille, comme d’habitude. Cela fait plus de vingt ans que cela dure, mais cette fois c’est fini. Je vais demander le divorce, Pierre, et je récupérerai toute ma fortune : la propriété, le chalet à la montagne, l’argent, la galerie… Mais oui, ne prends pas cet air médusé, je récupérerai aussi la galerie, tu devras te trouver un autre travail. Tu n’oublies quand même pas que nous nous sommes mariés sous le régime de la séparation de biens ? Quand je pense que je ne voulais pas et que c’est papa qui a insisté ! Qu’il en soit éternellement remercié !

Elle se souvenait du silence qui avait suivi, de Pierre qui conduisait comme un fou, sans un mot, muré dans un mutisme inhabituel, les mâchoires crispées… Elle avait avalé un tranquillisant – elle en avait toujours dans son sac – et, l’alcool aidant, s’était endormie…

Et maintenant elle se trouvait là, en pleine nuit, seule dans la voiture, au milieu de nulle part ! Et toujours cette rumeur lancinante, exaspérante, qui lui portait sur les nerfs… Où Pierre s’était-il garé et où était-il allé ? Elle ouvrit la portière, sentit le vide sous ses pieds et sans comprendre ce qui se passait, fut entraînée dans une chute interminable. La mer, en contrebas de la falaise, accueillit son corps disloqué qui s’abîma dans les eaux obscures.

Ville du futur

Laurence Bodilis

Il y a longtemps les villes engendraient la violence. Assertion d’autant plus vraie quand elles s’agrandissaient pour devenir de véritables mégalopoles. À cette violence, sans doute de nombreuses raisons dont l’origine n’était pas la cité elle-même qui en subissait cependant peu ou prou les conséquences : chômage, incertitude quant à l’avenir, bouleversements politiques… La liste était longue des maux dont souffraient les jeunes ou les vieux, les citadins, et auxquels s’ajoutaient trop souvent ceux liés à l’urbanisation : désœuvrement des adolescents en mal de rêves, habitations vétustes et sans confort – quand elles existaient ! – où l’on s’entassait, décor de béton gris sans âme et sans joie, disparité trop grande entre les nantis et les autres. Que faire d’une ville quand on n’a pas d’argent ?

L’an 3000 s’achevait et je me hâtais de rentrer. Les premiers flocons commençaient à tourbillonner. J’eus un léger sourire en m’engageant dans l’un des tunnels de verre dont l’immense réseau étoilait la ville comme autant de fils tissés par une araignée monstrueuse. Qu’il était loin le temps des voitures ! Mises à l’amende, bruyantes, polluantes, trop souvent mortifères, que de mal elles avaient causé ! À l’entrée du tunnel, j’appuyai sur un bouton rouge. Aussitôt un siège s’arrêta devant moi, j’y montai… Une belle invention ! Et tellement simple qu’on se demandait bien pourquoi personne n’y avait pensé auparavant : de simples blocs de plastique multicolores fixés à des tiges « d’aciglass » – ce nouveau métal qui alliait la dureté de l’acier à la transparence de l’eau –, elles-mêmes suspendues à des rails qui couraient au sommet de la voûte. Confortablement installé, il ne restait plus qu’à se laisser conduire à destination, en regardant le paysage à travers les parois de verre.

Justement, je passais devant un immense dôme en bois peint baptisé « salle de restructuration mentale ». Un endroit ouvert aux malheureux qu’une vie d’infortune avait précipités dans la débâcle et que l’on accueillait pour en soigner l’esprit autant que le corps.

Le décor qui défilait sous mes yeux me ramena à mes grands-parents. Qu’auraient-ils dit devant ces bosquets de sapins recouverts de neige au pied desquels courait une rivière ? Qu’auraient-ils pensé de ces moulins aux ailes démesurées remis en service vingt ans auparavant afin d’éviter les nuisances des minoteries modernes ? Nous étions en plein cœur de la ville pourtant. Où se cachaient les commerces, les maisons d’habitation ? Autant de questions qu’ils n’auraient pas manqué de se poser.

En fait, il y avait de nombreuses années de cela, la ville traditionnelle avait éclaté sous la pression de ses habitants. Trop de pollution, de chômage, de cités HLM avaient poussé les hommes à chercher des solutions aux problèmes posés. On avait rasé les usines, jugées néfastes, et remis les petites fabriques d’antan au goût du jour. Installées dans le sous-sol de la ville, elles libéraient l’espace en surface essentiellement consacré au plaisir des yeux. Le chômage avait ainsi décru de façon spectaculaire, d’une part grâce à l’arrêt systématique de toute forme de robotisation, d’autre part grâce aux zones vertes dont l’entretien demandait une main-d’œuvre qualifiée de plus en plus nombreuse.

Fini aussi les commerces à vitrines, les habitations disparates, maisons cossues pour les uns, taudis pour les autres, immeubles sans gaieté pour l’entre-deux. Les citadins les avaient voulus d’une conception originale et résolument nouvelle. Des coquillages géants avaient remplacé les commerces traditionnels, à l’intérieur desquels on entrait par de larges escaliers à spirales. Quant aux maisons d’habitation, qu’elles fussent collectives ou individuelles, on en avait confié la réalisation à une équipe de jeunes architectes. Le résultat étonnait : troupeaux de vaches géantes et colorées pour remplacer les anciens lotissements, flottes de navires chatoyants en lieu et place des sinistres HLM, demeures extravagantes, cocasses, surprenantes certes, mais si gaies, si fonctionnelles, qu’on ne pouvait que louer le cerveau enfiévré qui les avait conçues…

J’arrivais à destination. La neige avait maintenant cessé de tomber et recouvrait des ombres gigantesques qui scintillaient sous la lune. Je poussai la grille et, tout heureux, j’entrai dans mon escargot…

Voyage en Loire

Daniel Ribaucourt

Par cette matinée de mars 1780, Pierre Douvet arpentait les quais de Roanne parmi les monticules de sable, de gravier, de charbon de terre qui attendaient d’être transportés par voie d’eau ou par la route. Il avisa un marchand qui haranguait un groupe de bateliers, on dit aussi de voituriers d’eau même s’ils ont pour métier de transporter par la rivière et non par la route :

— Qui est volontaire pour cette charge de mille muids de charbon de terre à livrer à Orléans en un mois ? Personne ?

Pierre s’approcha et écouta. Les commentaires allaient bon train parmi les « gens de rivière ».

— Ça dépend des conditions ; se hasarda le propriétaire d’une toue. J’ai un baquet de petites dimensions, moins de sept toises avec un faible tirant d’eau. Je ne tiens pas à le remplir à ras bord. Cette charge, c’est trop pour moi et puis Orléans, c’est loin. Voyez Gerson, il a un chaland, ça l’intéressera peut-être ! Hein Gerson ?

— Non ! Le charbon de terre c’est pas pour moi ! Du bois à la rigueur pour les messieurs de Cosne. Et puis il y a le retour… Que transporter ?

— À Orléans vous pourrez toujours trouver du grain de Beauce à ramener par ici ou du vin de Sancerre ou d’Anjou.

— Ouais… Pas sûr. En tout cas ça ne m’intéresse pas. Du bois, rien d’autre pour l’instant.

Pierre Douvet observait la scène et les échanges. L’affaire le tentait. On était en mars. La Loire montait en niveau ; le moment était idéal pour descendre. Certes Orléans c’était loin. Un mois pour s’y rendre… peut-être un peu moins. Le charbon de terre, ce n’était pas ce qu’il préférait transporter. La possibilité de remonter du vin ou du blé était réelle ; par contre cela prendrait bien deux mois pour rentrer. Par ailleurs il était en attente depuis plusieurs jours ; ce voyage assainirait les finances. Encore fallait-il connaître le montant de la transaction. Maud, sa femme s’occuperait de la métairie. Les semences d’hiver étaient faites. Il suffirait d’attendre la levée des pousses. Il n’y aurait que les bêtes à gérer ; Clémence l’aiderait ; lui descendrait avec son fils Germain qui aurait ainsi l’occasion d’apprendre le métier.

Toutes ces réflexions allaient et venaient dans sa tête. Il leva le bras.

— Ouais Douvet ; tu es intéressé ?

— Je prends si vous me précisez les conditions et si elles me conviennent.

— Cent livres tournois : la moitié au départ, l’autre moitié à l’arrivée à la remise de la marchandise intacte bien entendu et livrée dans les délais. Les droits de péage sont à notre charge. Départ dans trois jours. Si tu es d’accord, amène ton chaland à quai ; les manouvriers chargeront le charbon. Tu passeras au comptoir des marchands afin de signer la lettre de voiture. Je peux me renseigner pour savoir s’il y a possibilité pour toi de remonter du grain ou du vin, même si l’on ramène de moins en moins de fret d’Orléans jusqu’ici.

— Ça va. Je rentre chez moi informer mes proches et m’apprêter pour le départ. J’avancerai mon chaland au quai au lignite. Je trouverai bien huit à dix compagnons pour m’aider à le haler.

Pierre Douvet s’empressa de retrouver les siens, à la fois excité par le voyage tout proche et ses préparatifs, et anxieux de leur annoncer cette entreprise qui n’était pas anodine, financièrement intéressante quoique, si l’on comptait l’investissement en vivres, les risques encourus, les aléas du voyage, la séparation… ce ne fût pas si cher payé.

La nouvelle n’enthousiasma pas Maud, inquiète d’une absence si longue, mais Clémence assura son père qu’il pouvait partir tranquille pour cette livraison à Orléans et Germain sauta de joie quand il apprit qu’il faisait partie de l’aventure. Le père tempéra l’entrain du fils en insistant sur les difficultés, les obstacles potentiels, la fatigue, le découragement quelquefois et, si la perspective de découvrir du pays pouvait enchanter le jeune homme, cet agrément avait son revers.

Pierre Douvet retourna sur les quais, accompagné de Germain. Ils montèrent à bord du chaland afin de vérifier que tout était en ordre avant de le déplacer. Ils replièrent le mât qui était resté dressé, remontèrent l’ancre toujours immergée par précaution surtout au moment des crues et avant d’ôter les amarres qui retenaient le bâtiment au quai, Pierre interpella, quelques compagnons qui s’étaient attroupés et observaient la manœuvre.

— Cinq livres à vous partager si vous m’aidez à le déplacer jusqu’au quai à charbon de terre. Vous êtes une dizaine, cela devrait suffire et l’ouvrage ne prendra que peu de temps.

Il distribua à chacun des volontaires un harnais fixé à une longe, elle-même arrimée au plat – bord du chaland. Les haleurs prirent place les uns derrière les autres et s’arc-boutèrent pour mettre le bâtiment en mouvement. C’était le plus difficile, ensuite, il irait sur son erre, si tant est que Pierre Douvet le maintenait à distance du quai à l’aide d’une gaffe.

L’opération prit néanmoins trois heures pour parcourir le quart de lieue qui séparait le point d’attache du quai au charbon, mais elle se déroula sans encombre. Le batelier rétribua les treilleurs satisfaits de percevoir un salaire conséquent pour un temps si réduit.

À l’issue de l’entreprise, l’un des compagnons dit à Pierre Douvet que s’il cherchait quelqu’un pour descendre la Loire et le seconder dans la manœuvre, il était son homme. Il lui répondit que cela pouvait s’envisager. En fait il était satisfait de cette opportunité ; ainsi il n’aurait pas à perdre du temps à rechercher un aide.

Le représentant des marchands arriva dans l’intervalle, fit déplacer le chaland de quelques pieds afin qu’il fût à proximité de la grue mobile qui allait charger le combustible à son bord.

Du reste le grutier et ses servants ne tardèrent pas à arriver et positionnèrent l’engin. Dans deux jours le fret à transporter serait prêt et le bâtiment pourrait appareiller.

Pierre Douvet revit le compagnon qui lui avait proposé ses services ; ils convinrent du montant de la rémunération et topèrent pour conclure la tractation.

— Nous partons dans deux jours. Rendez-vous à l’aube ici même avec votre baluchon.

— Entendu, Monsieur Douvet.

— Ah ! Rappelez-moi votre nom !

— Jacques Vernier ; je suis du hameau de Saint-André d’Apchon.

— Ah… bien ! C’est à quatre lieues d’ici. J’y ai des amis. Alors sans faute dans deux jours !

Les deux hommes se séparèrent. Le quai était en ébullition. Des manutentionnaires chargeaient les toues et les bateaux à fond plat de sable et de gravier, de bois ou de tourbe. C’étaient des cris, des appels, des ordres qui fusaient, se répondaient, donnaient au lieu une vie sans pareille. Des bruits de poulies, des grincements de mécanismes dentés, des fracas de coups de marteau dominaient le bruit du vent dans les voiles des mâts dressés et le clapotis des vagues qui venaient battre la base de la longue jetée baignée d’un soleil pâle, annonciateur d’un printemps qui se faisait attendre.

Le lendemain Pierre et son fils s’employèrent à réunir de la nourriture pour le voyage, essentiellement des haricots, du lard, du vin et de l’eau, du pain, des pommes qu’ils entreposèrent dans la « carré ». Ils passèrent en revue tous les éléments du bâtiment pour vérifier leur état de fonctionnement : le « piaultre » qui n’était ni plus ni moins qu’un gouvernail rudimentaire, en fait une grosse rame un peu élaborée qui permettait toutefois de louvoyer entre les grèves, les hauts fonds, les écueils de toutes sortes. Encore fallait-il que le pilote fût adroit et vigilant, car la force d’inertie du chaland est telle qu’il était nécessaire d’anticiper toute manœuvre surtout à la descente d’un fleuve aussi capricieux que la Loire. C’était là qu’entrait en scène le « toutier », en l’occurrence Germain dont le rôle serait de se tenir à l’avant et de scruter le fleuve pour en déceler les dangers, les obstacles et en avertir le père, calé contre le gouvernail. Sans doute père et fils auraient-ils pu à eux seuls mener à bien l’expédition, mais c’était sans compter avec les passages difficiles voire dangereux, les incidents ou accidents qui pouvaient survenir et nécessiter l’appoint d’un troisième homme.

Le moment du départ fut émouvant ; Maud et Clémence avaient tenu à y assister. Pierre réconfortait sa femme. C’était l’affaire de trois mois, sans doute moins si les conditions étaient favorables. Elle s’inquiétait pour son Germain. Dix-sept ans, c’était encore un gamin. Il fallait être prudent. Elle savait combien le fleuve ligérien était sauvage et dangereux sous son aspect séduisant et agréable, combien il avait emporté de vies lors de crues ou de naufrages. Elle salua Jacques Vernier qui était venu au lieu de rendez-vous bien avant l’aube, assis sur un sac de grosse toile de forme cylindrique dans lequel il avait entassé ses effets.

— Monsieur, vous semblez être un brave garçon, je vous recommande mon mari et mon fils. Revenez tous les trois sains et saufs de cette expédition.

— N’ayez pas d’inquiétude, Madame ! Pour nous bateliers, c’est la routine et puis le fleuve est beau ; dans les jours prochains le temps devrait être clément, la descente se fera sans dommage, au moins jusque Marcigny ou Digoin.

À son tour, Pierre rappela à Maud et à sa fille quelques consignes relatives à la métairie, mais avait-il besoin de le faire ? Elles savaient toutes deux quelles étaient leurs tâches. C’était davantage pour cacher son émotion. Il avait même durci un peu sa voix, croyant ainsi rendre au voyage une dimension banale qui ne devait entraîner aucune inquiétude chez les siens. Ce furent les embrassades. Quelques amis et riverains vinrent souhaiter bon voyage au trio. Jacques Vernier remonta les ancres sans effort. Pierre s’aidant d’un bâton de quartier écarta le bateau du quai puis, toujours à l’aide de gaffes, ils guidèrent le chaland jusque dans le courant.

Toute cette partie du périple ne posait pas de problèmes. Le fleuve était large, dépourvu de bancs de sable ou de gravières ; la pente presque nulle rappelait l’indolence des canaux du nord. Maud et sa fille suivirent le chaland des yeux jusqu’au moment où une inflexion de la rivière le cacha à leur vue. Arc-bouté contre le gouvernail, Pierre eut le temps de lever le bras dans un signe d’au revoir.

Jacques Vernier avait raison. La navigation jusqu’à Digoin se déroula sans histoires. Il y eut bien sûr quelques « bâtons de quartiers » brisés immergés qui firent dévier le chaland de sa course et contrarièrent sa progression. Ces « bâtons » sont les perches que les mariniers utilisent pour guider le bateau à la descente du fleuve ou encore pour se tenir à distance des embûches ou encore lors de la remontée en s’arc-boutant pour avancer contre le courant. Il arrive fréquemment que dans ce dernier cas les perches se rompent et restent plantées dans le fond de l’eau, constituant ainsi un embarras pour la navigation. Plusieurs fois Germain déplora l’insuffisance du balisage d’obstacles aussi divers que des fragments d’épaves de bateaux déplacés par les crues récentes ou des arbres déracinés par les dernières tempêtes. Cependant, comme il était particulièrement vigilant et qu’il prenait très au sérieux sa tâche de scruter la configuration du fleuve, il parvenait à déjouer ses pièges et avertissait son père des moindres accidents de parcours.

À bord du chaland la vie s’était organisée à l’intérieur de la « carré » située à l’arrière. Un coin était réservé au couchage qui consistait en trois lits de sangles alignés, trois tabourets et un panneau de bois amovible permettaient de prendre les repas auprès d’un poêle en fonte des plus rudimentaires que Jacques alimentait en bois et en lignite afin d’y faire chauffer de l’eau pour cuire les haricots ou les fèves.

Chaque soir l’équipage amarrait le chaland aux pontons des bourgades et des cités qui bordent la Loire. En effet même la plus petite des villes possédait un « port », un quai, une jetée afin d’accueillir les multiples bâtiments qui naviguaient sur la rivière. Après le repas pris en commun : l’invariable plat de haricots aux lardons, arrosé de vin de la côte roannaise, Pierre Douvet allumait sa pipe et la veillée s’étirait en conversations, en évocations de souvenirs ou de projets, en échange de points de vue ; et tout cela roulait autour du fleuve, leur passion commune.

Le patron racontait la rivière à merveille : prise par les glaces certains hivers du « petit âge glaciaire », en crue formidable d’autres années après la débâcle de printemps, avec ce que cela comportait de conséquences terribles pour les gens ; misère de ne plus travailler et donc de ne pouvoir subvenir aux besoins d’une famille, famine dans le premier cas, inondations, noyades dans le second. Ah ! Ce fleuve n’avait pas que de bons côtés et la beauté de ses rives aux beaux jours d’été, le miroir d’eau dans lequel se reflétaient les somptueux châteaux « Renaissance », la douceur de l’air, l’harmonie des teintes en toutes saisons et l’azur des ciels ne faisaient pas oublier que la vie était dure aux petites gens qui vivaient de son activité.

Jacques Vernier, quant à lui, aimait se projeter dans l’avenir et évoquait son intention de développer l’affaire de son père, charpentier de son état, pour l’orienter exclusivement vers la navigation fluviale. Finies pour lui les charpentes de maisons, de granges ou de dépendances quelconques… Prochainement il construirait des baquets, des chalands, des toues et autres gabarres… Il serait charpentier en bateau, mais aussi « voiturier par eau », c’est-à-dire qu’il envisageait de faire naviguer les bâtiments qu’il construirait. Certes le projet était ambitieux, mais le cumul des deux activités lui permettrait de vivre aisément, contrairement à ceux qui, comme Pierre, conjuguaient le transport et une profession paysanne aléatoire.

Germain écoutait le jeune homme avec intérêt et convenait qu’il professait des idées séduisantes et novatrices. Cependant, quoiqu’amoureux, lui aussi, du fleuve depuis la petite enfance, il ne dénigrait pas le travail de la terre et songeait plutôt à spécialiser les arpents de la métairie dans la pratique viticole ; en effet, particulièrement bien exposées au sud, avec une pente inclinée à souhait, les terres de la côte entre Saint-André et Villemontais pouvaient produire un vin appréciable qu’il s’emploierait à bonifier au fil du temps.

Souvent la fatigue accumulée tout au long de la journée mettait un terme aux conciliabules et les trois voyageurs s’endormaient sur leur lit de sangles non sans avoir ajouté du charbon dans le foyer de la « carré », vérifié les amarres, l’état du fret ou encore alimenté les lampes à huile allumées à l’arrière et à l’avant du chaland pour signaler sa présence.

Un peu avant Cosne, un vent de sud-est se leva et le patron crut pouvoir utiliser cette opportunité à son avantage. Il demanda à Jacques et à Germain de dresser le mât et d’y déployer la voile. Le fleuve était large à cet endroit, visiblement dépourvu d’obstacles ; les méandres étaient rares et peu prononcés. Le chaland restait facile à gouverner même s’il prenait un peu de vitesse. Il fila ainsi dix bonnes lieues ; puis le vent tomba avec la fin de la journée. Il fallut affaler la voile et escamoter le mât d’autant que l’équipage s’apprêtait à passer sous un pont. Là la manœuvre s’avéra délicate, non seulement les hommes devaient freiner la descente du chaland en s’aidant des perches qu’ils enfonçaient dans le fond de la rivière, mais il fallait également veiller à ne pas heurter les piliers de l’édifice et risquer ainsi une avarie.

Satisfait d’avoir bien navigué, Pierre Davout annonça qu’à l’arrivée à Cosne on souperait chez Mauduit, à « La Petite Ancre », une auberge où les bateliers avaient coutume de manger et même de dormir dans un vrai lit, ce qui les changeait des conditions de couchage spartiates qu’ils connaissaient à bord des bateaux.

Après avoir amené le chaland le long d’un môle aménagé pour le débarquement des marchandises, le trio vérifia l’amarrage, procéda à la descente des ancres et retrouva la terre ferme. Bien que la saison printanière approchât, les soirées étaient encore fraîches ; cette impression de froid était accentuée par la proximité du fleuve et de ce courant d’air qui semble toujours circuler à la surface des eaux. Aussi Pierre Douvet, son fils et Jacques Vernier apprécièrent la confortable chaleur qui régnait dans l’auberge bondée de voituriers par eau ou de métayers attablés devant un plat fumant de fèves au lard ou debout, un pichet de vin de Sancerre à la main. Pierre interrogea l’aubergiste du regard en mimant le geste de porter la nourriture à la bouche et précisa qu’ils étaient trois. Le maître des lieux lui fit signe qu’une table était libre au fond de la gargote. Nos amis s’y installèrent et attendirent qu’on s’occupât d’eux.

Tout sourire, une jeune fille se présenta et leur proposa un jambonneau aux choux ou de l’omble pêché le matin, servi avec des carottes, des navets et des herbes du potager. Hommes du fleuve jusqu’au bout, Pierre et Jacques choisirent le poisson.

— Et vous, jeune homme ! Que prendrez-vous ?

Germain, fasciné par la jeune serveuse qu’il ne pouvait quitter du regard, bredouilla en rougissant jusqu’aux oreilles :

— Oui… le poisson ! … Comme eux ! Ce sera très bien.

Les deux bateliers éclatèrent de rire en constatant la confusion du jeune homme. La demoiselle vint à son secours.

— Allons messieurs, ce n’est pas bien de se moquer ! À voyager sur le fleuve, ce garçon n’est pas coutumier de causer aux filles. C’est compréhensible et plutôt mignon. Dites-moi plutôt ce que vous prendrez avec le poisson. Un vin de Loire ? Mon père a reçu dernièrement un Chinon. On le dit réussi.

— D’accord ; si comme vous le laissez entendre ce n’est pas de la piquette, reprit Pierre. Apportez néanmoins une carafe d’eau de fontaine au cas où on voudrait le couper.

— C’est bon ! Je m’occupe de vous servir au plus vite, conclut la serveuse en jetant un dernier regard à Germain revenu de son trouble.

Le repas fut mémorable, le service exemplaire. On n’eut pas à couper le vin qui était excellent. Le poisson, les légumes, tout était parfait. La jeune fille revint à plusieurs reprises afin de s’assurer que tout allait bien. Elle ne manquait pas à chaque fois de regarder Germain qui s’amusait finalement de ce manège et soutenait le coup d’œil en souriant. L’aubergiste interpellait sa fille et lui faisait remontrance, mais elle s’en tirait toujours par une courbette agrémentée d’un sourire et le paternel haussait les épaules.

Les trois convives avaient du mal à quitter ce lieu hospitalier et agréable. Ils s’apprêtaient cependant à partir, Pierre Douvet sortait de son escarcelle de quoi payer, quand l’aubergiste leur dit :

— J’ai une belle chambre là-haut avec un grand lit. Si vous voulez, vous pouvez dormir ici cette nuit. Ce sera quand même plus confortable que sur l’eau. Qu’en pensez-vous ?

Le trio se concerta. Pierre ne voulait pas trop dépenser, mais la perspective d’une nuit dans un vrai lit, surtout après quinze jours de navigation, le tentait. Il accepta. Auparavant il demanda au compagnon d’aller vérifier que tout allait bien à bord du chaland. La hantise du voiturier d’eau c’est bien le vol, toujours possible la nuit, quand l’équipage ne dort pas sur le bateau. Un peu plus tard la jeune fille les conduisit à l’étage et leur souhaita bonne nuit.

Le lendemain, après un sommeil réparateur et une toilette soignée, Pierre, son fils et Jacques Vernier sortirent de « La Petite Ancre ». La fille de la maison se tenait sur le seuil prête à leur souhaiter bon voyage. Ce qu’elle fit. Le patron et le compagnon se firent signe et laissèrent les jeunes gens seuls.

— Comment t’appelles-tu ?

— Germain ! Et toi ?

— Ondine ! C’est ma mère qui a voulu. En bordure de Loire, elle trouva cela naturel. Elle est morte ; elle s’est noyée lors de la crue de 1767. J’avais cinq ans.

— Je suis désolé. Ondine, c’est joli… comme toi tu l’es.

— On se reverra peut-être. Tu remonteras le fleuve… forcément.

— Oui ; dans deux mois ou à peu près. On ne sait jamais avec cette rivière. Elle est si… imprévisible.

— Arrêtez-vous en remontant ; ça me ferait plaisir de te revoir.

— J’essaierai de convaincre mon père et Jacques. Je pense qu’ils voudront bien. Moi aussi je serai heureux de te revoir… je…

Avant qu’il ait pu terminer son propos, elle lui avait déposé un baiser sur la bouche et s’était enfuie comme un oiseau. Surpris et ravi à la fois, Germain rejoignit les deux hommes qui riaient sous cape.

Avec l’aide de quelques haleurs de col, Pierre Douvet et son équipage remirent le chaland dans le courant du chenal. Ils n’avaient pas à s’acquitter du péage puisque la communauté des Marchands en faisait son affaire. Cela leur permettait de gagner du temps.

La navigation se déroula sans accroc durant les jours suivants. Il y eut bien quelques invectives à l’adresse d’un meunier, un certain Goubet en amont de M… à cause d’un moulin à bac. Les rives de la Loire sont changeantes ; à cause des crues les gravières, les dépôts de sable se déplacent. Il est pratiquement impossible pour la meunerie d’établir des moulins à eau à demeure sur les rives. Aussi les gens du métier préfèrent-ils des édifices mobiles, qu’ils déplacent pour profiter du courant. De plus il n’est pas rare qu’au moyen de digues de petites dimensions ils captent et orientent l’eau vers les roues à aubes pour optimiser la capacité de leur production de farine.

— Meunier ! Sais-tu que ton moulin s’est déporté d’au moins deux toises dans le chenal, qu’il m’oblige à manœuvrer dangereusement ? De plus ton « roulis » à fleur d’eau risque d’endommager ma coque. J’en dirai deux mots à la communauté au prochain port.

— Tu diras ce que tu veux, cousin, et à qui tu veux. Vous les « traîne-bâtons », vous n’avez pas une vie facile, mais vous vous en tirez à peu près. Ce n’est pas notre cas. La rivière nous est ingrate : ses crues changent sans cesse le cours du fleuve ; elles malmènent nos moulins quand elles ne les emportent pas et les détruisent. Il faut bien ruser avec elle et nous tenir au plus rapide du courant sinon les meules ne tournent pas et adieu à notre gagne-pain. Aussi tu peux maronner ; aujourd’hui mon moulin est là et il n’en bougera pas ; demain il y sera encore ou il sera plus en aval ou en amont, plus près de la berge ou au milieu du lit. Que veux-tu que j’y fasse ? Il faut bien vivre.

— Ça va ! Ça va ! Brisons là. Mettons que je n’ai rien dit. Tu sais bien meunier que nous autres bateliers nous devons aller à « toutes eaux, sans séjour », autant dire en évitant toute perte de temps. C’est vrai que nous n’avons rien à gagner à nous quereller. La rivière nous fait vivre tous deux ; elle est souvent mauvaise et nous mène la vie dure. Ne nous la rendons pas encore plus insupportable par des propos mesquins qui dépassent notre pensée. Aidez-nous plutôt, ton commis et toi, à dégager mon chaland qui dans la manœuvre a accroché un banc de sable. Grimpez à bord et saisissez-vous de ces bâtons de marine. Rejoignez mon fils et mon second, placez-vous à dix pieds les uns des autres et poussez ferme à mon ordre. Cela devrait suffire à replacer le bateau dans le courant.

— Entendu.

Prenant appui sur les pilotis du moulin, le meunier et son aide se hissèrent à bord du bateau et firent comme le patron du chaland le commandait. Arc-boutés de toutes leurs forces jusqu’à grimacer de douleur, ils eurent tôt fait de tirer le bâtiment de sa situation délicate d’atterrage. Le bateau se remit en mouvement ; le meunier Goubet et son compagnon eurent juste le temps de sauter par-dessus bord. Ils en furent quittes pour un bon bain. La scène était comique : Jacques et Germain riaient aux éclats. Ayant rejoint la rive, le meunier et son second, peu rancuniers, leur firent de grands signes d’au revoir. Ils crièrent également quelque chose que le trio ne comprit pas.

Le lendemain eut son lot d’incidents. Une toue qui remontait le chenal à la voile frotta contre le chaland sans causer de réels dommages. De moindre tonnage et plus facile à manœuvrer que des bateaux plus gros, elle est aussi plus rapide si l’on peut dire. Germain le toutier, sans doute absorbé par ses pensées, rêvant peut-être à sa dulcinée de « la petite ancre », manqua de vigilance et n’avertit pas assez tôt le père occupé au gouvernail. Jacques, de son côté, descendait la « touille » pour vérifier si la profondeur du lit correspondait au tirant d’eau. Le propriétaire de la toue modifia sa trajectoire ; le choc fut léger, trop insignifiant pour provoquer une avarie, mais Germain, surpris, déséquilibré, tomba à l’eau. C’était un lieu de hauts fonds, animé par d’impressionnants tourbillons. Le jeune homme disparut quelques instants puis reparut à la surface, paniqué, gesticulant de façon désordonnée.

Le père cria à Jacques Vernier :

— Vite ! Des vessies de porc attachées à une corde. Il ne sait pas nager.

Le second pénétra dans la « carré » puis en ressortit avec l’engin de secours rudimentaire certes, mais qui sauva des vies dans bien des cas. Il courut sur le plat-bord du chaland et jeta la bouée au malheureux naufragé qui désespérait de s’en sortir. Il s’en saisit et s’y agrippa ; les deux hommes le ramenèrent ainsi près du bateau puis le hissèrent à bord.

Sonné, trempé, étourdi, épuisé, le jeune homme resta un moment seul à même le pont, Pierre et Jacques étant retournés à la manœuvre du bâtiment qui, laissé à lui-même, menaçait de s’échouer de nouveau sur une gravière.

Finalement tout semblait rentrer dans l’ordre et le bateau voguait de nouveau quand un choc à l’avant droit alerta Pierre Douvet. Son front se plissa, car à la suite du contact le chaland marqua comme un temps d’hésitation puis reprit sa descente. Le patron se précipita et ne put que constater une voie d’eau un peu au-dessous de la ligne de flottaison. Un bâton de quartier brisé s’était coincé entre deux planches assemblées « à clins » et avait troué la coque. Le bateau en mouvement s’était débarrassé du fâcheux aiguillon, mais l’eau jaillissait et arrosait copieusement le chargement de lignite. Il fallait agir vite sinon la barge finirait au fond de l’eau et l’entreprise serait définitivement compromise.

Là encore en homme d’expérience, Pierre Douvet ne se départit pas de son calme. Pendant qu’il se dévêtait de sa blouse qu’il roulait en boule, il cria à Germain de lui apporter de la mousse, des « pallastres » et un maillet, qu’il trouverait dans la « carré ». Entre-temps il avait bondi à l’endroit du sinistre et s’aidant de sa blouse comme d’un bouchon, s’efforçait d’empêcher l’eau d’envahir son bateau. Encore une fois livré à lui-même, le chaland heurta la rive, mais ce fut une chance puisque l’avant se souleva légèrement et mit la brèche hors d’eau. Jacques descendit les ancres pour immobiliser le bateau et les deux hommes purent calfater la blessure dans les règles de l’art : d’abord de la mousse puis un fragment d’étoffe, enfin une « pallastre », une pièce de bois ajustée rapidement à la dimension du trou dans la coque, que Pierre enfonça à l’aide du maillet. Finalement tous s’en sortaient bien.

Germain avait repris ses esprits. À l’aide d’un cuveau, il entreprit d’écoper l’eau qui stagnait au fond du chaland. Heureusement que le fret consistait en pondéreux ; un transport d’une autre nature – sel ou blé aurait été gâté partiellement et la transaction dénoncée.

L’accident avait attiré des badauds et des curieux qui s’étaient attroupés sur la « hausserée ». Pierre Douvet allait les solliciter pour qu’ils les aident à remettre le chaland en marche, mais il réalisa que la nuit allait venir et que de toute façon il était trop tard pour entreprendre quoi que ce fût. Toutefois, il les informa qu’il aurait besoin de main-d’œuvre dans ce but le lendemain à l’aube, laissant entendre qu’il était prêt à rémunérer la tâche.

La nuit fut réparatrice pour les trois voituriers par eau, même passée sur des lits de sangles inconfortables.

À l’aube, plusieurs treilleurs intéressés par le gain de quelques sous réclamèrent un harnais pour participer au halage à col. Pierre Douvet vérifia d’abord si le pansement appliqué à la coque avait tenu et s’il pouvait supporter la poursuite du voyage. Jacques suggéra qu’ils pouvaient attendre un jour ou deux, mais le patron, soucieux de respecter les délais, prit le risque de reprendre l’eau. Il distribua les harnais, donna les consignes et après une heure d’efforts pour dégager le chaland et le replacer sur son erre, celui-ci glissait de nouveau sur les eaux apaisées du fleuve. On passa S puis T. Il semblait qu’on atteindrait bien Orléans pour le 5 du mois d’avril si toutefois plus rien ne venait contrarier les plans de l’équipage.

La ville s’offrit aux yeux de nos amis au détour d’un vaste méandre en fin d’après-midi. Le soleil déclinait vers l’horizon et colorait joliment les berges du fleuve, puis au-delà, les différents monuments, la cathédrale et le pont de pierre qui enjambait nouvellement les deux rives. Le port d’Orléans était alors un véritable entrepôt général du pays commercialisant des marchandises de toute espèce. Les quais aménagés regorgeaient de poches de blé et de diverses céréales, de sacs de sel, de barriques et de tonneaux de vin de Loire abrités sous de larges auvents ouverts sur le fleuve. À l’extrémité des canaux de gare s’amoncelaient les pierres de construction, différentes essences de bois : merrain, chêne, orme…

En traversant la ville, la rivière s’élargissait, accueillant ainsi une foule de bâtiments des plus variés : les « bascules », bateaux viviers transportant des poissons vivants pêchés en Loire ou dans les étangs de Sologne ou du Nivernais voisin côtoyaient les « cabanes », ces coches d’eau dévolus aux voyageurs ou bien encore, plus imposants, de hauts chalands à hautes voiles venus de Nantes, chargés de morue salée ou de denrées exotiques comme le café ou le cacao dont raffolaient l’aristocratie parisienne et plus récemment l’élite de la maison d’Orléans.

Cependant la vie du port ne se résumait pas à sa fonction économique. Sous l’impulsion des autorités de la cité, soucieuses d’attirer une bourgeoisie d’affaires, les abords du fleuve avaient été aménagés en promenades ombragées où badauds et passants venaient, en devisant, admirer les bateaux et sourire aux plaintifs appels des oiseaux migrateurs qui les avaient accompagnés depuis l’océan et jouaient à un jeu de cache-cache parmi la forêt de voiles et de mâts dressés.

Germain admirait tout cela. Aussi dans cette douce fin de journée d’avril, posté en vigie à l’avant du chaland qui s’apprêtait à obliquer vers un canal parallèle où il aurait la possibilité de se ranger, le jeune homme ne perdait rien du spectacle. Il était attentif également aux mille bruits qui lui parvenaient nettement des deux rives, du fleuve lui-même et, au-delà, la rumeur étouffée de la cité.

— Vite ! Abordons ; ensuite nous irons marcher. Ce doit être un vrai bonheur que de déambuler parmi ces gens, toute cette animation, toute cette vie. La terre ferme me manque.

— Les choses ne sont pas si simples. Il faudra prendre ce canal parallèle à la Loire, puis à l’aide des perches, progresser vers le quai aux pondéreux jusqu’à un anneau d’amarrage. Je crois bien que nous devrons avoir recours aux haleurs à col. Auparavant, il faudra faire enregistrer notre arrivée au comptoir des marchands pour qu’ils attestent que nous sommes bien dans les délais et que la marchandise n’a pas souffert.

L’équipage n’eut pas à utiliser les bâtons de marine bien longtemps : les haleurs se présentèrent, certains avec leurs propres harnais et ils eurent tôt fait d’amener le chaland au quai au charbon de terre. Celui qui semblait mener la bande s’approcha de Pierre et réclama son dû. Le patron n’en discuta pas le montant et s’exécuta. Il se présenta au comptoir des marchands où on lui indiqua qu’on cherchait justement un marinier pour livrer à Digoin cinquante barriques de vin de Sancerre à un certain maître Baligand deux jours plus tard. Pierre Douvet estima que ce serait trop juste : il faudrait déjà deux jours pour débarquer le lignite et bien un jour de plus pour nettoyer le bâtiment et y arrimer correctement les tonneaux.

— Ce transport m’intéresse ; si je pouvais disposer d’un jour de plus je l’accepterais. De plus, j’ai subi une avarie à l’aller. Un vilain bâton de quartier. Cinquante barriques et le trou sera hors d’eau ; je serai tranquille au retour. Essayez de transiger avec le propriétaire. Et puis trois jours ne seront pas de trop pour nous refaire une santé… Où en sont les vents depuis une semaine ?

— Ouest-Est. Une bonne brise qui devrait gonfler votre voile et vous permettre de remonter assez loin sans recourir aux haleurs. Je sais bien que c’est un budget, mais je connais le négociant ; il ne se montrera pas pingre et vous pourriez réaliser une belle affaire. Vous avez cela pour vous : peu de bateaux remontent en ce moment. Les « sapinières », les toues et même les chalands accidentés finissent à la casse. Par ailleurs je vais voir ce que je peux faire en ce qui concerne le jour du départ.

Dans l’attente d’en savoir plus, Pierre Douvet et Jacques Vernier se rangèrent au souhait de Germain et tous trois décidèrent de découvrir la ville et son port. Dire que les lieux bruissaient d’activité à l’image d’une ruche géante serait en dessous de la vérité. Le port offrait à la vue mille occupations diverses avec leurs bruits et leurs odeurs : les cordiers côtoyaient les cloutiers qui eux-mêmes s’étaient installés près des charpentiers en bateau. Il n’était pas rare de humer un parfum de miel à l’approche d’une raffinerie de sucre et l’on croisait, sortant d’un atelier ou d’un hangar des portefaix, des commis de péage ou bien on surprenait des fragments de conversation dans un groupe de voituriers :

— Vous verrez, la batellerie vit ses derniers instants ; l’avenir c’est la route. L’intendant général, sous la pression royale, fait construire des routes… Ce sont elles qui porteront les marchandises dorénavant.

— Marchandises de route, marchandises de riches, dit le dicton. Il faudra du temps pour obtenir un réseau digne de ce nom ; ce n’est pas demain la veille. De plus, si on peut admettre qu’on transportera par la route des produits de grande valeur et de faible volume, il y aura toujours pour la batellerie, les pondéreux, le fret en vrac, que sais-je ? Ce sera mieux que rien. Collègues, je crois que le fleuve a encore de beaux jours devant lui et nous aussi, même si la vie qu’il nous impose est loin d’être enviable par le commun des mortels. On est des gens du fleuve, oui ou non ? Comme d’autres sont des gens de mer ou de terre…

Laissant la conversation se poursuivre, prolongeant leur déambulation jusqu’à ce qui ressemblait à une promenade sans doute empruntée par les badauds et les flâneurs aux beaux jours d’été, moins courue qu’aux premiers jours d’avril, le trio franchit le pont royal nouvellement construit d’où il contempla le fleuve.

Outre la multitude d’embarcations qui parsemaient la rivière très large à cet endroit, de l’amont vers l’aval ou l’inverse, ou encore d’une rive à l’autre, Germain contemplait les nuances diverses que prenait l’onde selon la profondeur et les irisations de l’eau sous le soleil ; il s’amusait de la taille et du mouvement des poissons qu’il observait distinctement de l’endroit où il se trouvait. Mais le spectacle était aussi sur le pont : bateliers, ouvriers, apprentis, badauds s’y croisaient dans le bruit des conciliabules, les rires et les invectives. Le jeune homme admirait les dames de l’aristocratie sous leurs ombrelles, les bourgeoises en toilette plus sage, s’attardait auprès d’un luthiste et d’un jongleur exerçant leur art ou d’un bonimenteur vantant avec véhémence les vertus d’un élixir dont il brandissait la fiole avec conviction.

De retour sur le port, Pierre Douvet croisa le responsable du comptoir des marchands qui le cherchait. Il lui apprit que le propriétaire consentait à lui laisser un jour de plus avant de partir pour Digoin. Il restait au maître du chaland à convenir avec le destinateur, M de Rémuzat, de la rémunération et à parapher la lettre de voiture. Ce qui se fit dès le lendemain. Le viticulteur était un honnête homme : il eut tôt fait de juger le sérieux de Pierre Douvet. Il inspecta le chaland, ne tergiversa pas sur les deux cents livres tournois réclamées par le marinier, compte tenu des difficultés à la remonte, des frais de halage et des autres désagréments qui ne manqueraient pas de survenir. Les deux hommes se serrèrent la main et conclurent l’affaire.

Tout alla très vite : le nettoyage du chaland, l’installation précautionneuse des barriques bien calées sur des chevrons que Douvet se fit livrer par un charpentier du port. Point ne serait besoin de rafraîchir les tonneaux avec l’eau du fleuve comme il est recommandé de le faire l’été quand le vin risque de souffrir de la chaleur. Il suffirait de convoyer sans heurts la cargaison qu’on lui confiait et Pierre Douvet réalisait que ce ne serait pas une mince entreprise.

L’appel du fleuve se faisant insistant, les bateliers embarquèrent à l’heure dite. Une équipe de halage tira le chaland hors du chenal de gare parallèle à la rivière. Jacques Vernier dressa le mât puis hissa la voile carrée qui se gonfla sous l’action des vents d’ouest. Le bateau et ses occupants rentraient à la maison. Germain ne cachait pas sa joie et pensait en secret à Ondine, se promettant d’insister au moment opportun auprès de son père et de Jacques pour faire escale à « La Petite Ancre ».

Les premiers jours de la remontée n’embarrassèrent point les mariniers : la voile remplissait parfaitement son office et les vents très favorables poussaient le chaland à merveille. Lorsque le fleuve multipliait les sinuosités et que le vent n’était d’aucun secours, il fallait recourir aux haleurs à col, mais Pierre Douvet était plutôt satisfait de la tournure que prenaient les événements. Ils avaient dépassé Jargeau, Châteauneuf, Saint-Benoît. Jouant habilement avec le gouvernail, il gardait bien le chaland sur son erre ; quant à Jacques Vernier, attentif au souffle du vent, il faisait pivoter insensiblement la voile de façon à ce qu’elle eût un maximum de prise à l’air. Dans son rôle de vigie, Germain le toutier signalait le moindre danger quand il ne sondait pas la profondeur pour vérifier si le tirant d’eau suffisait.

Au bout de quelques jours, le vent tomba. Le patron fit affaler la voile et descendre le mât. Comme les voituriers venaient de dépasser Sully et qu’ils se trouvaient en pleine campagne, ils n’eurent d’autre choix que de sortir les bâtons de quartier et de faire avancer le chaland à la perche contre le courant. C’était l’exercice le plus redouté des mariniers, car ils y dépensaient une énergie incommensurable. Heureusement du côté de Saint Gondon des paysans, occupés aux champs, les virent en difficulté et accoururent pour proposer leurs services. Pierre Douvet ne refusa pas et distribua les harnais. De cette façon ils purent atteindre Gien et y faire accoster le chaland.

Au grand désappointement du patron, les vents ne soufflèrent pas durant deux jours et l’équipage se morfondit, bloqué dans un canal de gare à la sortie de la cité. Pierre songeait aux délais, Germain à la proue du bâtiment pensait à Ondine, séparée de lui par quelques dizaines de lieues. Enfin au matin du troisième jour, sortant de la « carré », Jacques Vernier s’écria :

— Le vent s’est levé ; il souffle ouest-est. Ce serait bien le moment de prendre le fleuve !

Pierre Douvet acquiesça. Dans la demi-heure qui suivit les ancres furent remontées, les amarres détachées, la cargaison inspectée afin de voir si tout était en ordre. Jacques et Germain relevèrent le mât, y déployèrent la voile qui s’enfla aussitôt. Il suffit alors de guider le chaland vers le fleuve en corrigeant sa progression à l’aide des bâtons de quartier à tribord et à bâbord. Le patron se réjouit de s’être passé des services des haleurs de cols même si l’utilisation des perches mit les corps à rude épreuve.

Le trio retrouva le fleuve avec plaisir, d’autant que les conditions de navigation étaient idéales. Les vents étaient soutenus sans être tempétueux, la visibilité était parfaite et la touille indiquait une profondeur suffisante qui excluait tout risque d’atterrage. Tout sourit aux mariniers pendant plusieurs jours. On approchait de Cosne-sur-Loire et Germain ne savait comment persuader ses compagnons d’expédition de faire escale dans « la cité des forges » afin de revoir Ondine comme il l’espérait depuis qu’il l’avait quittée plusieurs semaines auparavant. Or il se trouva que le ciel soudain s’obscurcit et que le vent en quelques instants forcit et emplit la voile au point qu’elle faillit se déchirer. Le chaland dévia de sa course, prit de la vitesse et comme le souffle ourlait le fleuve de vagues menaçantes et créait d’inquiétants remous, Pierre Douvet ne maîtrisait plus vraiment son bâtiment. Il cria aux deux autres d’affaler la voile et d’escamoter le mât ; ce qu’ils firent avec beaucoup de peine, craignant eux-mêmes d’être jetés à l’eau par les bourrasques. Une pluie violente s’abattait en même temps sur le pont, le rendant glissant et ne leur facilitant pas la tâche.

Malmené par le fleuve et ses eaux tumultueuses, le chaland tanguait dangereusement et l’on entendit un bruit semblable à un claquement suivi d’une multitude de coups sourds. Le bateau fit alors une embardée qui le rapprocha de la rive. L’un des filins qui arrimaient les barriques avait cédé et plusieurs d’entre elles, libérées, s’entrechoquaient et frappaient contre la coque au risque de l’éventrer. Une nouvelle fois les bateliers allaient friser la catastrophe. Le chaland, jouet des éléments, tournait sur lui-même et ses occupants se résignaient au pire. Au terme d’une ultime révolution, l’avant du bateau percuta la rive et vint s’y ficher. Il s’immobilisa. Sous la violence du choc, Germain et Jacques Vernier furent projetés sur la haussière. Douvet, lui, heurta en tombant la panse d’un tonneau. Quand il eut repris ses esprits, il ordonna à son second et à son fils de descendre les ancres puis tous trois s’employèrent à inspecter les dégâts et à remettre de l’ordre dans la cargaison. Une fois de plus ils s’en tiraient bien. La rive d’argile et de marne avait amorti le choc et le chaland ne souffrait d’aucune avarie sérieuse. Les barriques qui s’étaient détachées ne s’étaient pas ouvertes ni n’avaient été éventrées. Le vin de Sancerre avait bien été secoué, mais on pouvait raisonnablement penser qu’il ne serait pas gâté.

La tempête s’était atténuée. Le ciel encore noir hâterait la venue de la nuit. Exténué, le trio se retira dans la « carré », prit un repas frugal de pain et de fromage et chacun s’endormit sur son lit de sangles. On aviserait le lendemain des décisions à prendre.

Les premières lueurs du jour tirèrent les bateliers de leur sommeil. Des paysans du cru, affairés à faucarder dès l’aube dans les prés proches du fleuve, s’étaient attroupés sur les lieux du « naufrage » et chacun y allait de son commentaire. À Pierre Douvet qui leur relatait les circonstances de l’accident, ils suggérèrent d’user de la traction animale plutôt que d’utiliser les harnais et de haler eux-mêmes le chaland. Ils loueraient trois couples de bœufs qui, conduits par leurs soins, permettraient à l’embarcation d’atteindre Cosne-sur-Loire dans les meilleurs délais. Douvet y consentit. Avant tout il fallait cependant rattacher solidement les barriques dont les sangles avaient cédé au cours de la tempête et surtout dégager l’avant du bateau prisonnier de la berge. À grand renfort de houes et de louchets, les paysans creusèrent la rive et Pierre, Jacques et Germain, arc-boutés sur les perches, libérèrent le bâtiment. Entre-temps un dénommé Merchez avait amené six superbes bœufs charolais et après quelques modifications d’attelage que nécessitait la situation, on vit ce curieux équipage remorquer le chaland. L’image était plaisante et bucolique. Les animaux, aussi dociles que vigoureux, parcoururent les quatre lieues qui les séparaient de la cité voisine et amenèrent à bon port la cargaison à la satisfaction de l’équipage trop heureux de s’épargner une peine inutile.

Ce fut une arrivée triomphale et remarquée non loin de « La Petite Ancre ». Ondine, penchée sur son ouvrage dans le jardinet jouxtant l’auberge, se releva aux injonctions du piqueur qui conduisait les bœufs et à la rumeur des familiers du quai qui assistaient à la scène et vit le chaland accoster, freiné par les perches plantées dans le lit du fleuve. Elle aperçut Germain, fier et heureux, maniant son bâton de quartier en batelier chevronné. Aussitôt elle abandonna sa tâche, s’essuyant les mains à son tablier, courut vers lui, bondit sur le chaland, se précipita encore vers le jeune homme et l’étreignit comme une folle. Au milieu de ce qui était à la fois des rires et des larmes, sans se préoccuper le moins du monde des gens qui l’entouraient, elle lui dit à l’oreille :

— Tu m’as manqué, nigaud, comme tu ne peux l’imaginer !

— À moi aussi tu as manqué. Je te le promets. J’avais hâte de te revoir.

— Alors, ne nous quittons plus !

— Promis.

— Je veux dire… pour la vie !