Nouvelles de Guadeloupe - Fortuné Chalumeau - E-Book

Nouvelles de Guadeloupe E-Book

Fortuné Chalumeau

0,0

Beschreibung

À la découverte des traditions et de la culture de la Guadeloupe.

Alors que la mondialisation des échanges progresse, que le monde devient un pour tous, des mondes-miniatures s’imposent, des pays et des régions entières affirment leur identité, revendiquent leur histoire ou leur langue, réinvestissent pleinement leur espace. Quoi de plus parlant qu’une miniature, la nouvelle, pour lever le voile sur ce monde-là, celui d’une diversité infinie et porteuse d’espoir ?

« Dans l’exil, manger n’est pas manger, c’est se souvenir des fleurs, des fruits, des herbes, de la montagne et de la mer, c’est consommer le pays, en quelque sorte, et c’est faire surgir tout un monde absent, c’est faire lever des visages et des rires, des gestes, des paroles sans lesquelles on se dissoudrait, on cesserait d’être, on perdrait, comme on dit aujourd’hui dans un langage presque administratif, son identité », écrit Simone Schwarz-Bart dans ce volume consacré à la Guadeloupe.

Aux Antilles, « identité » est un terme souvent utilisé dans les écrits ou les discours, par les Guadeloupéens en particulier, ce dont témoigne cette riche littérature. L’appel de l’île et ses sortilèges, l’âme de son peuple, son identité parcourent chacune des nouvelles ici réunies. 

Laissez-vous emporter dans un formidable voyage grâce aux nouvelles guadeloupéennes de la collection Miniatures !

À PROPOS DES AUTEURS

Adolescente, Gisèle Pineau découvre la Martinique puis la Guadeloupe où ses parents s’installent définitivement. De retour à Paris en 1974, elle entame des études de lettres qu’elle doit abandonner faute d’argent. Elle devient infirmière en psychiatrie en 1979, métier qu’elle continue d’exercer parallèlement à sa carrière d'écrivain. Elle est la première femme à avoir obtenu le prix Carbet de la Caraïbe en 1993 pour le roman La Grande Drive des esprits (Le Serpent à plumes) qui a reçu également, en 1994, le Grand Prix des lectrices de Elle. Elle apparaît alors comme une nouvelle voix au sein de la jeune génération d’écrivains d’outre-mer, aux côtés de Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et Ernest Pépin. Proche du mouvement de la Créolité, elle apporte sa « féminité » à ce courant littéraire. En 1996, elle a reçu le prix RFO pour L’Espérance Macadam (Stock), en 2002, le Prix des Hémisphères-Chantal Lapicque, pour le roman Chair piment (Mercure de France) et, en 2006, le Prix littéraire Rosine-Perrier pour Fleur de Barbarie (Mercure de France). Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres, Gisèle Pineau est membre du jury du Prix RFO et de celui du Prix Tropiques. Elle est l’auteur de plusieurs romans pour la jeunesse, notamment.

Fortuné Chalumeau est docteur en sciences naturelles et, à ce titre, spécialiste de l’évolution des espèces. Fondateur et directeur de l’Institut de recherches entomologiques de la Caraïbe, il est l’auteur de nombreux romans et nouvelles parmi lesquels : Le Chien des mers (Grasset, 1988), et sa suite, Les Cavernes célestes (JC Lattès, 1996). Il a également publié Mille et une Vies (JC Lattès, 1997) qui a reçu le prix Arc-en-Ciel MédiaTropical.

EXTRAIT

Elles avaient encore parlé dans sa tête.
Certaines fois, elles chuchotaient, comme emprisonnées dans de la ouate. Chuchuchu…
Des paroles qu’on aurait pu croire sans queue ni tête, sans endroit ni envers…
Chuchuchu…
Au ciel et sur la terre…
La mission de Dieu…
Chuchuchu…
Blasphème érésipèle…

Mais que Marny savait codées. Dites juste pour elle, Marny.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 168

Veröffentlichungsjahr: 2015

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Avant-propos

« Dans l’exil, manger n’est pas manger, c’est se souvenir des fleurs, des fruits, des herbes, de la montagne et de la mer, c’est consommer le pays, en quelque sorte, et c’est faire surgir tout un monde absent, c’est faire lever des visages et des rires, des gestes, des paroles sans lesquelles on se dissoudrait, on cesserait d’être, on perdrait, comme on dit aujourd’hui dans un langage presque administratif, son identité », écrit Simone Schwarz-Bart dans la nouvelle de ce dixième « Miniatures » consacré à la Guadeloupe.

Aux Antilles, « identité » est un terme souvent utilisé. Il en est souvent question dans les écrits ou les discours des Antillais, des Guadeloupéens en particulier, ce dont témoigne la riche littérature de l’île. D’identité, d’âme, de l’île et de son peuple, chacune des nouvelles ici réunies s’en fait l’écho. L’appel de l’île et ses sortilèges parcourt ces textes de l’un à l’autre, que tel personnage soit à Paris ou que tel autre revienne de Montréal.

Dans le texte de Gisèle Pineau, Ta mission, Marny, une jeune Guadeloupéenne, devenue anorexique en métropole où sa mère, possessive et autoritaire, l’a envoyée pour ses études, entend les voix de son île lui rappeler constamment le mystère de ses origines. Dans la nouvelle de Fortuné Chalumeau, Le Coq rouge Jaffar ou le maléfice de Satan, cloches d’église et tambour-ka, croyances populaires et rites chrétiens, se répondent sous l’œil soi-disant maléfique du coq Jaffar. Dans la nouvelle de Simone Schwarz-Bart, Du fond des casseroles, c’est l’âme de la Guadeloupe qui surgit de plats cuisinés. Dans le texte d’Ernest Pépin, La Femme-Fleuve, Koan, l’orphelin à la patte folle, constructeur de pirogues et « réserve de connaissances » à lui seul, aime en silence et initie Moimanman. Dans la nouvelle de Dominique Deblaine, L’Odeur de la terre humide, Honoré, un peintre qui s’était exilé à Montréal, retourne en Guadeloupe et redécouvre, au travers du regard de sa bienveillante sœur, ce qui fait qu’il est ce qu’il est devenu. « Puis, elle reprit son livre et lut calmement à haute voix : “Le pays dépend bien souvent du cœur de l’homme : il est minuscule si le cœur est petit, et immense si le cœur est grand. Je n’ai jamais souffert de l’exiguïté de mon pays, sans pour autant prétendre que j’aie un grand cœur. Si on m’en donnait le pouvoir, c’est ici même, en Guadeloupe, que je choisirais de renaître, souffrir et mourir. Pourtant, il n’y a guère, mes ancêtres furent esclaves en cette île à volcans, à cyclones et moustiques, à mauvaise mentalité. Mais je ne suis pas venue sur terre pour soupeser toute la tristesse du monde. À cela, je préfère rêver, encore et encore, debout au milieu de mon jardin, comme font toutes les vieilles de mon âge, jusqu’à ce que la mort me prenne dans mon rêve, avec toute ma joie…” » tels sont les mots de Simone Schwarz-Bart qui permettent à Honoré de découvrir le sens de sa vie.

La littérature est un puissant catalyseur de quête de soi. Ce recueil en est l’illustration.

Pierre ASTIER

Gisèle Pineau est née à Paris en 1956 et passe son enfance dans la région parisienne. Adolescente, elle découvre la Martinique puis la Guadeloupe où ses parents s’installent définitivement. De retour à Paris en 1974, elle entame des études de lettres qu’elle doit abandonner faute d’argent. Elle devient infirmière en psychiatrie en 1979, métier qu’elle continue d’exercer parallèlement à sa carrière d’écrivain.

Elle est la première femme à avoir obtenu le prix Carbet de la Caraïbe en 1993 pour le roman La Grande Drive des esprits (Le Serpent à plumes) qui a reçu également, en 1994, le Grand Prix des lectrices de Elle. Elle apparaît alors comme une nouvelle voix au sein de la jeune génération d’écrivains d’outre-mer, aux côtés de Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et Ernest Pépin. Proche du mouvement de la Créolité, elle apporte sa « féminité » à ce courant littéraire. En 1996, elle a reçu le prix RFO pour L’Espérance Macadam (Stock), en 2002, le prix des Hémisphères-Chantal Lapicque, pour le roman Chair piment (Mercure de France) et, en 2006, le prix littéraire Rosine-Perrier pour Fleur de Barbarie (Mercure de France). Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres, Gisèle Pineau est membre du jury du Prix RFO et de celui du Prix Tropiques. Elle est l’auteur de plusieurs romans pour la jeunesse, notamment : Un papillon dans la cité et Caraïbes-sur-Seine.

TA MISSION, MARNY

Elles avaient encore parlé dans sa tête.

Certaines fois, elles chuchotaient, comme emprisonnées dans de la ouate. Chuchuchu… Des paroles qu’on aurait pu croire sans queue ni tête, sans endroit ni envers…

Chuchuchu…

Au ciel et sur la terre…

La mission de Dieu…

Chuchuchu…

Blasphème érésipèle…

Mais que Marny savait codées. Dites juste pour elle, Marny.

Là, les voix hurlaient. Elles s’étaient levées d’un coup dans la boulangerie, pareilles à un mauvais cyclone. Un cyclone enragé, sorti du fin fond du ciel et gonflé de colère contre le genre humain, contre les Nègres surtout, les Nègres maudits, les Nègres des îles, qui méritaient toutes les peines du monde, qui avaient déjà payé cent fois la maudition de leurs ancêtres, la mauvaiseté de leurs âmes. Marny avait sursauté et tendu l’oreille, et même regardé autour, un bref coup d’œil pour vérifier qu’elle était bien la seule à les entendre. Peut-être y avait-il d’autres personnes à posséder ce don, cette connaissance. Au fond d’elle-même, elle en doutait, mais sait-on jamais… Par moment, c’est vrai, elle espérait qu’un de ses semblables allait d’un coup se manifester, échanger avec elle un air complice et murmurer : « Moi aussi, Marny, je les entends. Tu n’es plus seule, Marny. » Mais non, pas un de ceux qui faisaient la queue dans la boulangerie n’avait tressailli. Les visages étaient demeurés impassibles. Les regards fixes, les mains crispées sur trois euros, les pieds battant la cadence de l’impatience et du piétinement.

Quand son tour était venu, la boulangère lui avait jeté sa monnaie avec un faux sourire trop bien ourlé qui en disait long, et un « Merci mademoiselle » trop sonore. Marny n’était pas dupe. Elle avait entendu ses pensées haineuses, lu dans ses yeux verts. Et Marny avait noté qu’elle avait cligné de l’œil. L’œil gauche. La femme avait lancé : « Tout chaud sorti du four ! » d’un ton enjoué. Et puis ses lèvres s’étaient figées dans un sourire hypocrite. Et elle était restée un instant statufiée, le bras en l’air, la main étranglant la baguette de pain. Alors, les voix dans la tête de Marny avaient cessé de hurler pour entonner une drôle de complainte comme arrachée à un disque rayé datant de Mathusalem. Des voix-sirènes, orfraies, des voix crécelles et tintamarres de batterie de cuisine, des voix-scies, des voix-litanies qui lui enjoignaient de fuir au plus vite, qui la mettaient en garde…

Poison Seigneur !

Mortelle farine !

Démon et tentation !

Marny avait jeté la baguette dans la première poubelle qui offrait sa gueule vorace aux passants. Elle n’avait pas retenu tous les mots de la curieuse mélodie, mais elle avait bien compris le message. Elle en avait inscrit quelques-uns sur une page de son carnet blanc. Blanc, pur, immaculé, pareil à ce don qu’elle avait reçu du ciel. Les voix la protégeaient, assurément, et il fallait les écouter, les adorer. Ces voix ne pouvaient être que celles des anges. Et même si elles étaient le plus souvent désagréables à entendre, cacophoniques et emplies de sons discordants, Marny se disait qu’elles étaient seulement parasitées par les bruits de la ville, les pétarades des mobylettes, les ondes échevelées de la technologie, les antennes, paraboles et satellites que le genre humain avait fabriqués pour son malheur. Et c’était vraiment miraculeux que Marny parvienne à percevoir les voix des anges dans ce brouhaha perpétuel. Il suffisait maintenant qu’elle parvienne à décrypter le message. Et cela serait possible, avec de l’entraînement, du temps, une assiduité à noter, à découper, à réunir, à agencer les mots dans son carnet blanc. Elle avait été choisie. Elle était, en quelque sorte, une élue. Un jour, se disait-elle, je percerai le mystère de ces voix. Un jour, tout sera clair.

J’ai été choisie, se répéta-t-elle en regagnant sa chambrette sous les toits. Je suis élue, se redit-elle devant le miroir qui lui renvoyait son visage creusé, son corps efflanqué. Il y a longtemps, elle avait été rondelette. Si bien qu’au collège on la surnommait Bouboule. Et ceux de sa classe ricanaient dans leurs uniformes vert et blanc. Bouboule par-ci, Bouboule par-là… À présent, ils ne l’auraient pas reconnue s’ils l’avaient croisée sur un trottoir. Ses côtes étaient bien visibles sous sa peau, tout près de percer la chair. Elle aimait les caresser, les sentir sous ses doigts, pareilles à des arêtes acérées, des lames de rasoirs affûtées. Et puis, laisser courir sa main jusqu’à son ventre et constater qu’il était vide en exerçant, du poing, des pressions de plus en plus fortes. Et approcher le nombril en traître et, d’un coup, y enfoncer l’index comme pour crever ce troisième œil.

Quand elle était arrivée en France, Marny avait cessé de se goinfrer. Là-bas, chez elle, aux Antilles, il y avait toujours des choses à manger et à boire, partout sur la route et dans la case de sa mère, dankits1 à la morue salée et au piment, snowballs au sirop d’orgeat, gâteaux à la confiture de coco, colombo de cochon, riz au lait, pains aux raisins, court-bouillon de poisson, sandwiches à la viande, Sprite et Coca-Cola… Et elle se remplissait, jusqu’à la nausée, comme tous ceux de là-bas. Par mimétisme. Sans faim ni soif. Se remplir. Se remplir le ventre. Et aussi les yeux et les oreilles. Se remplir les yeux du spectacle de la rue, se réjouir d’un rien et surtout du malheur de son voisin, d’une qui trébuchait, d’un qui perdait les pédales et marchait fou et saoul dans les ruelles du bourg, proférant des menaces aux enfants, jetant des roches aux chiens. S’emplir les oreilles de musique et danser, remuer ses fesses larges et chanter à tue-tête, le corps lourd agité de secousses. Avec son gros ventre, elle avait même appartenu à un groupe carnavalesque, les Pretty Girls. La plupart des filles étaient grasses. Elles se remplissaient, comme Marny. Mais la nourriture ne leur suffisait pas. Elles connaissaient par cœur les corps des ti-mâles qui battaient le tambour. Elles s’étaient déjà rassasiées de leurs sexes longs et durs. Elles avaient rempli cette bouche qui criait famine, là, en bas, entre leurs cuisses molles couvertes de vergetures. Elles disaient que c’était bon. Qu’il fallait essayer, pour voir, goûter à ce machin qui calmait la faim. Avec Marny, elles avaient défilé dans les rues de Pointe-à-Pitre. Dansé et crié, sauté et sué, jusqu’à ce qu’elles ne sentent plus le bitume sous leurs pieds. Jusqu’à ce que leurs corps si lourds ne soient plus qu’une enveloppe de plumes et que leurs têtes se vident complètement. Jusqu’à ce que les visages autour se décomposent et que le monde s’éboule. Marny s’en souvenait. Ce jour-là, elle avait eu la sensation très réelle d’être sortie de son corps. De planer au-dessus des autres. Elle regardait danser un double d’elle-même. Une Marny sans âme, poupée de chair chancelante et hilare, comme enivrée. Et, pour la première fois, elle avait entendu les voix. Ce qui s’était passé ensuite, elle l’avait oublié. À son réveil, le lendemain, il ne lui restait plus qu’une immense fatigue et l’écho entêtant des voix à ses oreilles. Ces voix dont elle essayait de se rappeler les paroles et qui flottaient au-dessus du drap rêche, semblables à ce genre de rêve dont le souvenir va et vient et puis disparaît. Ce matin-là, elle garda longtemps les yeux clos, manière pour elle de retenir dans sa tête ce qu’elle considérait déjà comme un don du ciel. Les voix lui avaient chuchoté des mots doux. Des mots tirés d’une langue qui naviguait entre créole et français. Des mots que personne ne lui avait jamais susurrés. Des mots étranges qui résonnaient en elle tels des mots connus, familiers, mais qui fuyaient son entendement, et se dispersaient, et couraient en tout sens comme les petits crabes de mer qu’elle coursait sur la plage. Des mots à tiroirs et chausse-trappes qui lui étaient adressés à elle seule, Marny.

C’est sans doute à compter de cette nuit de carnaval que Marny avait commencé à regarder la nourriture d’un autre œil. Du jour au lendemain, elle avait éprouvé du dégoût à la seule vision des étalages de sandwiches dans la vitrine des camionnettes postées à l’entrée du collège. Et, lorsqu’elle était entrée au lycée, plus personne ne songeait à la surnommer Bouboule. Elle était devenue une de ces jeunes filles qu’on remarque à peine et qui s’enfoncent dans la solitude sans que leur entourage y prenne garde. Elle ne fréquentait pas de garçons, n’avait pas d’amis. Passait ses journées de vacances dans les livres, ce qui rassurait sa mère. « Non, elle ne drive pas comme les filles de son âge, se rengorgeait Rémise. Elle étudie. Elle fera ses études de médecine en France. Et je me saignerai aux quatre veines pour qu’elle réussisse. Je travaillerai nuit et jour afin qu’elle ne manque de rien quand elle sera là-bas. Oui, Seigneur, j’entrerai dans la bananeraie à cinq heures du matin, je ferai des ménages et du repassage toute la semaine. S’il le faut, le samedi et le dimanche j’irai vendre les gâteaux que j’aurai préparés… Parce que le bon Dieu m’a gâtée en m’envoyant un cadeau pareil… Merci Seigneur ! Trois fois merci ! Une fille qui traîne pas après les hommes et qui pense pas qu’à fourrer leur machin dans son corps, faire entrer le coq des mâles dans son corps, faire entrer le vice dans sa culotte… Merci Seigneur ! Une enfant tellement sérieuse que ça me donne la chair de poule rien qu’à la regarder partir à l’école. » Et quand elle entendait sa mère causer de la sorte avec une voisine ou une parente, Marny se bouchait les oreilles et glissait un peu plus à l’intérieur d’elle-même. Mais les paroles de sa mère la poursuivaient encore, descendaient jusque-là… « Je l’ai élevée toute seule, Dieu m’est témoin, pas vrai ! Et j’attends le jour où son père viendra pointer sa gueule de travers parce que Monsieur aura appris qu’il a une fille docteur en médecine… J’attends ce jour comme le jour du Messie… Ah ! ce jour-là, je serai prête, même si je suis déjà morte et enterrée… Ah ! ce jour-là, je réglerai mes comptes avec cet inutile. Je lui dirai ses quatre vérités… Qui a donné à manger à Marny pendant toutes ces années ? Qui a lavé ses couches ? Qui a acheté ses premiers cahiers ? Qui a payé à crédit son billet d’avion pour la France ? Hein ! ! ! C’est Rémise, oui ou non ? Rémise la grande couillonne qui écoutait tes contes et suçait ton grand long coco ! Hé ben, Monsieur Jojo, le plus grand coqueur de la Guadeloupe, je vous dis : Bon vent, bon retour et bonne route !… Quoi ! Tu racontes que Trop tard t’a pris en chemin… C’est bien dommage, cher ! Las, nous on n’a plus besoin de toi… Dieu m’a donné ma fille Marny, mon trésor… Pendant que tu nous abandonnais, Dieu a exaucé mes prières… Alors, Misyè Jojo, tu peux demander à tes pieds de te ramener là d’où tu viens… »

Cela faisait maintenant trois ans que Marny avait débarqué en France. Elle n’était jamais retournée en Guadeloupe. Combien de kilos avait-elle perdu ? Peut-être vingt, depuis son arrivée ici. Mais elle n’avait pas faim. Elle était convaincue que ses voix la sustentaient d’une manière surnaturelle, quasi biblique. Dans les lettres qu’elle écrivait à sa mère, Marny ne s’étendait guère. De quoi parle-t-on dans le courrier qui part aux îles ? Du temps qu’il fait… De la neige qui ne tombe pas là-bas… Du dernier mandat reçu… Des études… Tout va bien. J’ai eu de bonnes notes à mon examen de biologie. Je te remercie pour tous tes sacrifices. Ta fille qui t’aime, Marny. Des mots écrits de façon mécanique dans la petite chambre glacée sous les toits. Des mots qui taisaient les voix dans sa tête. Des mots couchés sur le papier que sa mère allait renifler et caresser et lire et relire pour ne cesser de mesurer le bonheur d’avoir une fille qui faisait ses études à Paris.

La deuxième fois qu’elle les avait entendues, les voix, Marny déboulait d’une bouche de métro. Station Javel. Six mois qu’elle était là, sans ami ni amant. Si seule sur son banc de la faculté de médecine. Si seule sur ce bout de continent où elle avait une tante Denise qui ne cherchait pas les ennuis et gardait ses distances. Sa tante Denise, Marny ne l’avait pas connue en Guadeloupe. Rémise racontait que Denise était partie en France sur un coup de tête. Les deux sœurs n’avaient jamais été proches, plutôt rivales en amour, peut-être même éprises du même Nègre, à ce que les silences laissaient entendre. Avec le temps et l’éloignement, les liens de sang avaient fini par se rompre, sans souffrance.

C’était l’oncle René qui avait glissé l’adresse de la tante à Marny, le jour de son départ, à l’aéroport. Marny avait appelé Denise dès son arrivée à Paris. Au téléphone, l’autre avait répondu par des Hmm…, des Hanhan…, des Humhum… pendant que Marny se réjouissait déjà à l’idée des retrouvailles. Bête, elle aurait dû comprendre que la tante était du genre rosse et mal embouché. Mais Marny avait insisté : « J’ai des avocats et de l’huile de carapate. Tonton René m’a donné de la cannelle pour toi, de la poudre à colombo et de la noix de muscade. Moi, je ne sais pas cuisiner. Je n’ai pas trop d’appétit. Tu feras un colombo pour ta famille. » La tante avait lâché un Hanhan, puis un silence, et elle avait rétorqué : « Quelle famille ? Qui t’a raconté que j’avais une famille ? C’est ta mère ! Vous là-bas, aux Antilles, vous êtes toujours à inventer des choses, à raconter la vie des gens, à vous mêler de ce qui ne vous regarde pas… » Marny n’avait su que répondre. Alors, Denise, qui n’était au fond pas si mauvaise, avait ravalé sa colère et l’avait invitée, le dimanche suivant, à passer dans l’après-midi. Les rares fois où Marny s’était trouvée à Argenteuil, dans l’appartement de sa tante, elle avait bien senti que l’autre n’avait pas envie de renouer quoi que ce soit de familial. Au contraire, elle était pleine de ressentiments et d’aigritude, ce qui avait marqué son visage de rides disposées étrangement et qui formaient comme un quadrillage sur son front. Denise avait les yeux fuyants et ne pouvait bien longtemps soutenir le regard de la jeune inconnue qui se réclamait de sa famille. À dire vrai, la tante entrevoyait Rémise sous les traits de sa nièce, et cela ravivait les blessures de jeunesse. Alors, elle causait à Marny du bout des lèvres, méfiante, le visage tendu. Répétait toujours qu’elle était très occupée et que la vie était dure ici. Pas le temps de recevoir Marny, l’étudiante en médecine. Pas le temps de recoudre les histoires déchirées. « La vie est dure, Marny. Compte pas sur moi pour te donner trois sous, parce que je suis pas riche. Même si tu vois de la porcelaine dans mes placards, je suis pas riche. Me demande rien. Les gens là-bas savent pas comment on trime pour gagner son pain. » Pas le temps d’essayer d’apprivoiser une nièce solitaire qu’elle n’avait même pas vue enfant… « La vie est dure, Marny… Et ta mère, je lui dois rien… Crois-moi, c’est pas une sainte. Je parie qu’elle va à la messe chaque dimanche que Dieu fait. Han ! Si tu savais, elle en a des choses à se faire pardonner. »