Obsessions - Michael Pino - E-Book

Obsessions E-Book

Michael Pino

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Beschreibung

On peut dire de Clément Vertigaux qu’il est un homme heureux, et ce depuis bientôt vingt ans maintenant. On pourrait même précisément dater ce bonheur à sa rencontre avec Anna. Ils étaient alors lycéens. Pourtant, voilà plusieurs mois qu’une pensée l’angoisse : celle de ne jamais avoir d’enfant.Par ses obsessions, un homme va détruire sa vie et celle de ceux qui l’entourent.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Gérant d’une agence de communication à Toulouse, Michaël Pino est un passionné de littérature depuis l’enfance. Depuis plus de dix ans, ce jeune entrepreneur écrit des romans de littérature blanche où les rapports humains, psychologiques et sociaux, sont au centre de l’action.

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Seitenzahl: 310

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Ähnliche


Couverture

Page de titre

 

 

 

Obsessions

 

 

de Michaël Pino

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le temps d’un roman

Collection «Roman»

www.temps-roman.com

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aux êtres, aux livres et aux lieux qui m’ont construit et m’ont permis, plus tard, d’écrire des romans : ma famille, mes amis, mon enfance dans le lotissement Lamartine, l’école de la République.

 

 

 

 

 

 

 

Quand j’ai imaginé un roman autour du thème de l’obsession, il m’est apparu comme indispensable d’avoir une adéquation du fond et de la forme. Le sujet s’y prêtait parfaitement.

J’ai donc travaillé autour de plusieurs leitmotivs, qui comme l’obsession, reviendraient sans cesse. J’y ai ajouté la couleur rouge, celle qui obsède et qui s’adosse à la colère et au sang. Il lui fallait son opposé : le vert, la couleur complémentaire, synonyme d’apaisement et d’attirance.

La figure du cercle s’est imposée naturellement pour son mouvement continu qui jamais ne finit. Et puis un chiffre : le 7 (et ses multiples), puisqu’il est lié à la transcendance qui fait que tout être dépend d’un principe extérieur. Enfin, l’obsession passait forcément par le regard, celui de Clément et d’Anna.

Et puis, je me suis amusé à ajouter d’autres petits symboles et références que vous découvrirez peut-être...

Michaël Pino, janvier 2021 - octobre 2022

 

 

 

PARTIE 1

Les volets ouverts

 

Chapitre 1.

 

On peut dire de Clément Vertigaux qu’il est un homme heureux, et ce depuis bientôt vingt ans maintenant. On pourrait même précisément dater ce bonheur à sa rencontre avec Anna. Ils étaient alors lycéens. Pourtant, voilà plusieurs mois qu’une pensée l’angoisse : celle de ne jamais avoir d’enfant.

En ce samedi après-midi, après avoir parfaitement entretenu ses plates-bandes et ses massifs, Clément s’est installé dans sa chaise longue, au milieu du gazon vert et bien taillé, à droite de l’oranger du Mexique vêtu de fleurs blanches et odorantes en cette saison. Il contemple la façade arrière de sa maison. Il repense au projet de vie qu’il s’est figuré avec sa femme Anna, sept ans auparavant : acquérir un bien puis faire des enfants. Des désirs ordinaires pour des gens de leur âge.

En ce qui concerne la première étape, les Vertigaux n’ont rencontré aucune difficulté puisque le couple disposait d’une belle épargne et d’un travail stable dans la fonction publique. Ils se sont facilité la tâche en évitant de souscrire un prêt long ou pesant sur leurs revenus. Pour atteindre cet objectif, deux solutions s’offraient à eux : acheter un modeste appartement en centre-ville ou acquérir une maison plus spacieuse, mais à la campagne. D’un commun accord, les Vertigaux ont décidé de s’éloigner de l’hypercentre après avoir ressenti un véritable coup de cœur pour la demeure qu’ils occupent actuellement.

Elle n’est en définitive que le pendant d’une construction grandiose puisqu’avant d’être scindé en deux, il s’agissait d’un tout, d’une seule et même demeure bourgeoise monumentale. Haute de plus de seize mètres, parée d’une interminable façade en briques foraines rouges, de corniches gracieuses, d’innombrables fenêtres et de lourdes portes en bois, elle s’imposait au village, comme elle impressionnait les passants. Il y avait un puits et un pigeonnier et des arbres centenaires dans le jardin aux allures de parc qui s’étendait à l’Ouest, en direction du bureau de poste. Si l’ensemble était superbe, le coût d’entretien n’était pas en reste. Et comme les propriétaires n’habitaient pas les lieux (une simple résidence de vacances), ils avaient préféré diviser leur demeure en deux maisons mitoyennes de tailles inégales et d’en vendre une partie, la plus petite. Ainsi naquirent le numéro 7 et le 7 bis de l’impasse du couchant.

Les Vertigaux étaient tous deux dans leur vingt-septième année quand ils paraphèrent l’acte de vente. Les propriétaires avaient choisi de conserver le numéro 7, l’aile droite qui comprenait aussi le garage, le puits, le pigeonnier et surtout l’immense jardin arboré de plusieurs hectares. De leur côté, Anna et Clément étaient satisfaits de leur achat, ravis de posséder, si jeunes, une jolie petite maison bourgeoise en échange de mensualités raisonnables et d’un crédit qui n’excédait pas les douze années. La première étape de leur plan de vie était donc acquise.

Bien que le couple s’attèle depuis de longs mois à la seconde étape, et comme l’enfant se fait désirer, Clément Vertigaux se dit que puisqu’ils ont bien amorti le crédit, c’est sans doute le moment pour eux d’investir dans une maison spacieuse, celle de leurs rêves, là où naîtront bientôt leurs enfants et là où ils vieilliront ensemble. Il en a distraitement parlé à Anna, un soir. Mais l’idée s’est évaporée dans le vin et sous les draps. Ces derniers temps, le projet refait surface avec force et de façon cyclique.

Étendu dans sa chaise longue, les mains derrière la nuque, ses grandes jambes musclées dépliées devant lui, Clément Vertigaux songe, à nouveau, à leur future maison parce qu’il faut passer à autre chose, stopper l’obsession croissante qui le gagne de ne pas avoir d’enfant.

Pourtant, il n’a pas grand-chose à redire de la sienne, si ce n’est une surface habitable et un jardin modeste. Depuis sept ans, il s’enthousiasme devant l’architecture du bâtiment. Et il s’étonne d’en être encore si agréablement surpris. À chaque fois, de façon presque inexplicable, il redécouvre quelque chose sur sa façade ou celle des voisins. Il déniche un charme nouveau, un détail, ou bien alors, il contemple ce qu’il connait déjà, comme ces trois strates de briques qui débordent de la devanture. Une corniche, en somme, qui différencie harmonieusement les étages de l’édifice. Il trouve cela élégant et raffiné, Vertigaux. Il se plait aussi à observer ces ouvertures, rondes comme un œil, situées au niveau des combles. Il aime cette demeure dans son entièreté : sa partie et celle des voisins. Si la façade s’allonge sur quarante-trois mètres, Clément, lui, ne peut prétendre qu’aux seize premiers, car, à compter de cet endroit, une barrière en bois, haute d’un mètre, vient scarifier le jardin. Elle en marque la limite. Des bornes rouges de géomètre, bien ancrées dans le gazon, au ras du sol, sont là pour le lui rappeler inlassablement. Le jardin des Vertigaux, c’est un petit espace vert de moins de cent quatre-vingts mètres carrés.

Parce qu’il aime tant profiter de l’extérieur (planter, couper, ordonner, embellir, faire des grillades ou simplement se prélasser), Clément Vertigaux peut à loisir s’émerveiller du vaste et splendide jardin d’à côté. Il lui arrive de s’y promener à l’occasion (même si Anna lui défend de le faire). « Quelle importance puisqu’il n’y a personne ! »

Et c’est bien pour toutes ces raisons, le cachet de cette demeure inhabitée et son jardin fleuri et ombragé tel un parc, que Clément Vertigaux conçoit comme une évidence que son nouveau projet, sa future maison, celle de toute une vie, se trouve devant ses yeux. La solution pour tenir à distance son angoisse de ne pas devenir père se trouve donc là, à portée de main, tout à côté.

Chapitre 2.

 

7 heures. Le réveil s’illumine de bleu. Anna ouvre les yeux, tend la main et appuie sur le bouton rond. Le silence refait surface.

Anna se lève toujours la première. Clément, lui, se tourne, grogne et enfonce sa tête dans l’oreiller. Il n’est pas très matinal, Vertigaux.

Anna se dirige vers les toilettes sur la pointe des pieds, la vessie pleine d’un darjeeling qui s’est écoulé en elle, la veille au soir, au fil des pages de l’Adversaire.

Puis, elle se rend à la salle de bain. On ne l’entend pas. Elle est délicate, gracieuse, féline. Elle s’observe dans le miroir quelques secondes. Autour d’elle, tout est parfaitement calme et apaisé, le village comme la maison. Elle nettoie son visage pur et blanc avec de l’eau micellaire. Puis, elle applique un sérum anti-âge, déjà. Elle est prévoyante. Pendant que la crème s’introduit à travers les pores de sa peau lisse, Anna brosse sa chevelure raide, châtain aux reflets cuivrés. Puis elle ajuste parfaitement sa frange. Elle repousse ensuite son carré derrière ses oreilles (une manie héritée de l’enfance dont on trouve trace sur une photo de maternelle), et l’ovale de son visage lui apparait entièrement. Puis Anna se saisit du mascara et le porte à ses cils. Son regard fragile et nu prend soudain une allure volontaire et séduisante. Elle n’ajoutera aucun autre artifice sur sa peau. Un souffle de parfum parachèvera sa toilette. Puis elle se tourne. Sur la chaise, derrière elle, reposent les vêtements qu’elle a ordonnés la veille. Ainsi, Anna n’entrera pas dans la chambre, ne fouillera pas dans le dressing et ne gênera donc pas son mari. Elle passe sa robe verte parsemée de pois blancs. Une large bande de tissu ceinture sa taille fine.

Anna aime la mode. Chaque mois (ou presque) elle se rend dans la grande ville, à plus de trente kilomètres de chez elle, et pousse immanquablement la porte de sa boutique préférée qui relève plus de l’atelier que du magasin d’habits tel qu’on a l’habitude de le voir dans un centre commercial. L’enseigne est située dans une petite rue-couloir, venteuse, humide et sombre le plus souvent parce qu’abritée de part et d’autre d’appartements aux minuscules balcons en fer forgé. La devanture de l’échoppe est sculptée dans le bois. La propriétaire, une vieille dame au chignon serré et à la posture droite, l’a fait repeindre d’une nuance vert-de-gris distinguée et mélancolique à la fois.

L’unique vendeuse, âgée seulement d’une vingtaine d’années, aime passer du temps avec Anna. C’est un réel plaisir de s’occuper d’elle, car tout ici se marie parfaitement à l’apparence très fifties d’Anna. C’est du moins ce que lui répète la jeune femme aux joues délicatement colorées de rose. Et cela tombe bien puisque c’est la marque de fabrique des Années Cinquante.

Derrière la devanture, les mannequins s’exposent à la vue des passantes. Ce sont là les plus belles robes. L’une se distingue par sa forme en trapèze, bleu nuit, col rond et hanches cintrées, l’autre par son tissu en tweed, manches trois quarts, vertes et rouges à carreaux, ornée de trois gros boutons crème à l’avant. Plus loin, discrète dans un coin, l’élégance parade dans une robe sombre, ouverte en forme de goutte d’eau au niveau de la poitrine, qu’une pression clôture au niveau du col.

Les Années Cinquante, ce sont aussi des chapeaux, des jupes ou des chemisiers. L’espace réduit foisonne. On y trouve de petits à-côtés raffinés comme des rubans, des gants ou des bandeaux. Anna en possède un, vert sapin qu’elle porte à l’occasion au-dessus de sa frange.

7 h 25. Anna prépare un thé dans la cuisine. Elle le choisit, selon son humeur, parmi les différentes boites cylindriques échelonnées sur une étagère. Elle ouvre, elle hume, elle ferme les yeux. Le thé représente pour elle une passion qui s’est installée avec le temps, tout comme s’est affiné son palais : du thé noir au thé blanc. Elle se sert dans une boutique qui ne propose que des feuilles de grande qualité importées du Japon, de Chine, d’Afrique ou du Népal. Aujourd’hui, ce sera un oolong de Dharamsala.

Puis, elle grille du pain pour son mari. Une attention quotidienne qui ne traduit que son amour. En aucun cas, il ne s’agit d’une quelconque soumission. Anna est une femme de caractère, libre et moderne.

Quelques minutes plus tard, Clément la rejoint. En pyjama ou en caleçon selon la saison. En caleçon donc en ce mois de juin. Il embrasse Anna dans le cou, sent son parfum discret. Il saisit une large tranche de pain de campagne, étale le beurre qu’il rehausse d’une épaisse couche de confiture. Il veille à ce que rien ne déborde. Puis, comme chaque jour, il insère une dosette dans la machine, appuie sur le bouton rond et regarde s’écouler le filet de café.

Ce matin-là, Clément Vertigaux reste debout plutôt qu’assis, serrant sa tasse brûlante entre ses gros doigts. Le corps incliné, l’épaule adossée à la fenêtre, il entrevoit une partie du vaste jardin d’à côté. La glycine violet pâle s’allonge contre la façade de briques rouges des voisins pour s’arrêter juste avant la barrière en bois qui sépare les deux propriétés. Au pied de cette plante aux grappes spectaculaires s’épanouit un parterre multicolore composé d’ancolies, de capucines et de giroflées. Plus loin, Clément aperçoit les bougainvilliers flamboyants qui, pour s’élancer vers le ciel, se sont greffés au grillage qui clôt la parcelle par l’arrière, mais que l’on ne distingue plus désormais parce que des végétaux de toutes espèces, cadencés et ordonnés sur une centaine de mètres de longueur, l’ont recouvert. Et c’est encore bien plus beau que cela. Il le sait, Vertigaux. C’est un paradis qui se niche en ces terres. Depuis sa place, il ne le voit pas, mais il peut l’imaginer sans effort puisqu’il s’y est déjà rendu à maintes reprises.

Clément se tourne. Il détaille le visage de sa femme. Lui ressemblera-t-elle ? S’ils ont une fille, lui ressemblera-t-elle ? Il aimerait qu’il en soit ainsi.

La tasse est vide. Il la dépose dans l’évier et monte s’habiller. Un jean ou un pantalon chino, une chemise ou un polo à col rond. Une noix de gel l’aide à discipliner ses cheveux rebelles. Sa coupe prend forme. Une raie sur le côté et du volume sur le dessus. Mais, rien à faire, il y a toujours une mèche récalcitrante qui retombe devant ses yeux.

8 h 15, les Vertigaux s’embrassent sur le perron, devant la porte d’entrée, en haut des marches face à l’immense façade qui unit les deux maisons. Clément appellera Anna à 13 h 30.

 

 

 

Chapitre 3.

 

Durant le trajet qui le mène à son lieu de travail, à mesure que défilent les champs de colza, de maïs, de blé ou de tournesol selon une rotation annuelle, Clément Vertigaux repense à sa maison, à son jardin, et il se dit qu’ils ont eu raison d’acheter à la campagne. La vie y est plus saine et l’immobilier beaucoup plus abordable depuis la hausse spectaculaire des prix dans les années deux mille. Sur le bord des chemins, au long des routes étroites et bosselées, des chevaux paissent. À son passage vrombissant, l’un d’eux relève la tête. Clément le regarde puis détourne son attention vers les vallons agricoles, à l’arrière-plan.

On a eu de la chance.

Cette maison à vendre alors qu’ils commençaient à peine à chercher avait été plus qu’une aubaine. Sans vouloir tomber dans la superstition, on aurait pu croire que tout avait été décidé à l’avance. Elle leur tendait les bras. Dans la voiture, au sortir de la visite, les Vertigaux avaient arrêté leur choix dans un enthousiasme partagé. Une évidence. C’est vrai qu’ils n’auraient pas trouvé plus à leur goût en respectant le budget qu’ils s’étaient fixés. À ce moment-là. Il y a sept ans.

Depuis, les ambitions de Clément Vertigaux ont évolué. Il n’avait pas prévu de se pencher sur cette question maintenant, car il pensait, il y a presque un an en arrière, qu’il serait père et qu’il aurait donc bien d’autres choses à faire. Mais puisque l’enfant ne se décidait pas à venir, et pour éloigner cette pensée, il était temps, pour lui, de passer à autre chose. Pourquoi ne pas imaginer plus grand ? Pourquoi ne pas acheter un vaste terrain pour y construire une maison d’envergure qui satisfera aux trente ans à venir ? Clément Vertigaux n’y gagnerait rien sur le plan esthétique, puisque ses goûts penchaient vers l’ancien, mais en matière de confort, grâce aux technologies modernes, il n’y aurait pas d’équivalents. Ou bien alors, pourquoi ne pas investir dans une vieille demeure en piteux état pour une somme modique ? Il paierait des ouvriers pour tout réhabiliter, ce qui lui permettrait de mêler avec élégance l’ancien et le moderne. Oui, pourquoi pas ?

Autour de lui, les habitations se font plus denses, les parcelles plus étriquées, plus proches aussi depuis quelques minutes. Les voitures ralentissent. Clément Vertigaux remonte sa vitre et enclenche la climatisation. Trop tard, les odeurs de gasoil se sont introduites dans l’habitacle rutilant.

Pour notre enfant, ce serait mieux une maison plus spacieuse. Elle aura une grande chambre pour elle seule avec une bibliothèque, des poufs, des étoiles au plafond et des murs gris clair pailletés.

Il la voit déjà la chambre de sa petite fille.

Nous profiterons d’un immense jardin. Elle pourra courir et s’épanouir. Je lui construirai une cabane dans laquelle on s’inventera des histoires. On coupera des roses pour sa mère et on lui offrira un bouquet chaque samedi midi.

Bon sang, il aimerait ça.

Rien ne presse, c’est vrai. Anna n’est pas encore enceinte. Mais le temps passe vite et l’on pourrait rater une bonne affaire. Il faut s’y atteler dès maintenant.

La solution serait simple pourtant si cette fichue maison était à vendre ! Clément râle en tapotant du bout des doigts le haut du volant.

Aussitôt, la recherche d’un autre bien renaît dans son esprit.

Soyons pragmatiques. Quel style souhaiterais-tu ? De l’ancien, avec du cachet ! Quel secteur ? Ce village nous convient tout à fait, mais ça limite beaucoup le choix, alors disons quelque part dans un rayon de dix kilomètres. Quelle surface ? Bien plus grand, bien sûr. Quitte à changer, autant que cela se ressente. Quel type de jardin ? Trouvera-t-on plus beau que celui d’à côté ? La question ne se pose pas !

Il regrette d’imaginer qu’il pourrait s’agir d’une autre maison que celle des voisins. Elle est magnifique. Il n’y a rien à redire. C’est celle-là qu’il lui faut ! Il ne pense pas qu’à lui et à son plaisir de jardiner. Il n’est pas égoïste, Vertigaux. Il considère aussi sa femme. Elle qui adore la décoration et l’aménagement d’intérieur, elle serait servie. Et puis, bien sûr, il y a sa petite fille qu’il attend avec impatience.

Laisse tomber cette idée ! Elle n’est pas à vendre. Et ce serait beaucoup trop cher…

… Mais pourquoi ne pas tenter le coup ? Cette maison serait parfaite ! Elle n’est pas à vendre d’accord, mais, enfin, il n’y a personne depuis sept ans ! Elle se détériore chaque jour et puis elle a peut-être perdu de sa valeur, qui sait ? Elle n’est sans doute pas aussi chère que tu l’imagines. Comment les propriétaires pourraient-ils refuser la vente ? Mets-toi à leur place deux minutes Clément ! Même en faisant une offre inférieure à leurs attentes, ils étudieront la proposition de près. Et il n’y a aucune raison pour qu’ils la rejettent puisqu’ils n’en font rien de cette maison ! Elle n’est pour eux qu’une source d’ennuis et de dépenses. Tout le monde a besoin d’argent. C’est sur ce point qu’il faut agir. Là que le bât blesse.

Décidément, il doit en reparler à Anna. Et cette fois-ci, ils examineront le projet avec sérieux. Pour l’occasion, il préparera un bon repas et choisira un vin de qualité à la cave, car nous sommes jeudi et le jeudi elle rentre tard du lycée. Anna assure un cours jusqu’à 18 h. Si l’on ajoute à cela le temps de parcourir les trente-quatre kilomètres qui l’éloignent de leur habitation, sans compter les embouteillages, elle ne sera pas là avant 19 h. Il aura de la marge, lui qui quitte le travail à 17 h 15.

Clément Vertigaux allume la radio. C’est toujours plus agréable que le bruit des voitures, des klaxons ou des marteaux-piqueurs qui jalonnent les seize derniers kilomètres qui le séparent de son lieu de travail.

Le trajet s’achève sur le bitume du parking du Conseil Régional qui est en réfection. On trace à nouveau les lignes blanches qui cloisonnent chaque emplacement. Clément gare sa Clio au numéro 7, veillant à ce que l’écart entre les deux lignes soit identique. Il repense à Anna, à la maison des voisins et à leur bébé, leur fille, qui viendra bientôt les rejoindre. Dans la grande maison d’à côté ?

 

 

 

 

Chapitre 4.

 

Clément Vertigaux classe, par ordre alphabétique, les nouveaux Blu-ray qu’il a trouvés dans la boite aux lettres en rentrant du travail. Cette demi-surprise lui a rendu son éternel sourire, quelque peu disparu après une journée fastidieuse. Plus d’une semaine déjà qu’il attend ces films. Un délai inadmissible pour un impatient comme lui, qui plus est lorsque le site annonce « livré sous deux jours ». Des trésors qu’il souhaite revoir ou découvrir depuis longtemps : Douze hommes en colère, Sueurs froides ou Nos plus belles années. Il guettait leur remastérisation. Le voilà servi. Clément est pointilleux, connaisseur de l’Histoire du cinéma et nostalgique des grands scénaristes et acteurs d’autrefois, comme Redford, Newman ou Meryl Streep.

Après cela, il prépare des lasagnes. Il veille à monter parfaitement les strates (pâte, sauce tomate, viande hachée, béchamel, parmesan). Puis, il descend à la cave. Il y fait frais, seize degrés à peine, ce qui n’est pas désagréable depuis que cette chaleur étouffante s’est abattue sur la région.

Le néon jaune répand une lumière aux reflets verdâtre sur la vieille brique rouge terne et fanée du sous-sol. Clément Vertigaux prend son temps. Il retourne chaque bouteille de vin, triée par régions, lit les étiquettes et choisit finalement un Chianti pour les lasagnes et un blanc d’Alsace pour l’apéritif. Il remonte l’échelle de meunier en bois, ferme la porte derrière lui, se rend à la cuisine, ouvre le tiroir caché sous le plateau de la table et s’empare de l’ouvre-bouteille placé sur la gauche. Il débouche le vin rouge, le porte à son nez et sourit. Pas de surprise, il retrouve des senteurs qu’il connait bien. Il s’apprête à décrocher les verres à pied pendus sur l’étagère murale en métal lorsque claque la porte d’entrée.

— Anna ?

Sa voix puissante traverse le couloir jusqu’au vestibule.

— Oui, répond-elle, tout en avançant dans le couloir recouvert de tomettes pour venir délaisser son cartable sur le drapier appuyé contre le mur.

Clément pose les verres sur le plan de travail et s’empresse d’aller embrasser sa femme dans le cou.

— Comment ça va ?

— Je suis crevée. J’ai chaud. La route était affreuse. J’ai perdu vingt-cinq minutes à cause d’un accident.

— Fais-toi couler un bain. Tout est prêt. On prendra l’apéritif ensuite.

— C’est gentil.

Anna esquisse un sourire las. Elle monte à l’étage.

Pendant ce temps, Clément se rend au salon, bouteille de vin blanc et verres à pied à la main. Il installe le tout sur la table basse et attrape Nos plus belles années. Il enfonce son corps puissant dans le canapé, puis il étend ses longues jambes musclées de sportif. Il parcourt le résumé du film et examine à nouveau la jaquette. Mais il ne se contente pas de cela. Il veut savoir qui a composé la musique (Marvin Hamlish, oscar de la meilleure chanson originale interprétée par Streisand, qui a écrit le scénario (Arthur Laurents, avec la participation de Coppola, Rayfiel et Trumbo), qui a fait les costumes (Dorothy Jeakins et Moss Mabry), qui a dirigé la photographie (Harry Stradling Jr) et qui a produit le film (Ray Stark). Ce n’est qu’après avoir passé ces étapes qu’il ouvre le boitier.

Pour Douze hommes en colère, il est un peu déçu. Rien qu’une galette blanche, nue, sans livret d’accompagnement.

La couverture de Sueurs froides, qu’il connait bien pourtant retient son attention. Il a étudié cette œuvre de Saül Bass à la fac. On y voit la silhouette d’un homme (pleine et noire) et d’une femme (dessinée, quant à elle, au trait) qui chutent ensemble vers le centre d’une spirale qui ressemble à un œil. Le fond est un aplat rouge.

Puis, il revient à Nos plus belles années et feuillette le livret avec plus d’indolence qu’il ne l’aurait cru, car, dans le même temps, il se demande comment aborder la question de la maison avec Anna. Quand son esprit est absorbé par un sujet, il n’y a nulle place pour d’autres pensées.

— Tu as enfin reçu tes films ?

Clément tord son cou comme s’il venait de recevoir une gifle puis il repousse la mèche qui persiste à se détacher du reste de sa chevelure, masquant ainsi son œil droit.

— Ouais.

Anna passe sur sa gauche (nuisette en soie verte et bords en dentelle) et s’installe dans le fauteuil, face à son mari. Un verre de vin blanc est posé juste devant elle, sur la table basse. Clément avait anticipé. Anna s’assied toujours dans ce fauteuil bergère.

— Tu veux en regarder un ce soir ? demande Anna.

— Pourquoi pas ?

Les Vertigaux s’arcboutent, entrechoquent leurs verres, boivent une gorgée (presque tout le verre pour Clément), rejettent leur corps en arrière en poussant un petit soupir et lèvent les yeux au plafond. Une habitude qui les fait encore sourire bien que l’effet comique soit éculé depuis des années.

— Alors, cette journée ?

Anna souffle et passe la paume de sa main sous sa frange comme si elle se prenait la température.

— Les élèves ont été particulièrement pénibles. Il faut dire que c’est bientôt la fin de l’année… il fait chaud aussi, bref. Et toi ?

— Rien de notable. Calme, comme toujours !

Clément se met à rire. Il est vrai qu’archiviste est un métier de silence et d’ordre qu’il accomplit avec sérieux, même si l’intérêt décroît depuis quelque temps. Il n’a plus rien à apprendre au Conseil Régional, ce qui laisse place à l’ennui.

— Je m’embête un peu. Il me faudrait un nouveau projet sans doute.

— Il te faut toujours un nouveau projet ! Avant même que quelque chose ne soit fini, tu penses déjà à autre chose ? le taquine Anna.

— Pas faux…

— Et donc ?

— Et donc quoi ?

— Eh bien, quelle est ta nouvelle idée ? Tu n’as pas lancé ça par hasard, je suppose…

— Non, ça va. Je m’ennuie, mais ce n’est pas le cas tous les jours. C’est passager. Disons que je ne vois pas ce que l’on peut me proposer de mieux à la Région. J’arrive au bout d’une étape.

Clément fait une pause. Il se penche en avant, saisit son verre, boit une seconde gorgée, la dernière, se ressert, s’enfonce dans les coussins moelleux du canapé en tissu, étend son bras le long de l’arête du dossier et racle sa gorge.

— Dans la voiture, ce matin, je pensais à quelque chose.

— Tiens donc !

Le rire discret d’Anna s’échappe malgré elle. Elle se délecte d’un peu de vin d’Alsace pour se préparer à l’annonce. Elle le connait par cœur son mari.

Clément prend son air détaché, comme si ce qu’il allait dire n’avait que peu d’importance. C’est tout le contraire qu’il faut attendre. Mais Anna ne sera pas surprise. En dix-sept ans de vie commune, on apprend à reconnaitre chaque signe de l’autre.

Clément repousse la mèche de son œil droit. Gel ou pas, il n’y a rien à faire.

— Je crois que ce serait bien de préparer l’avenir. Je veux dire par là que nous aurons bientôt un enfant…

Anna sourit, ses yeux se plissent et se chargent d’un reflet songeur. Elle avale une gorgée.

— … et puis deux, probablement. Peut-être qu’en achetant une maison plus grande, on pourrait se projeter et s’installer pour les vingt ou trente ans à venir.

— Sans doute. Mais on est bien ici, non ?

— Oui, bien sûr. Tu sais comme j’aime notre maison.

— Donc c’est tout vu !

— Pas forcément. Je tiens peut-être la solution idéale.

Intriguée, Anna finit son verre et se sert à nouveau. Clément propose le sien. Elle le remplit.

— L’idée serait d’avoir quelque chose de plus grand et de plus beau encore que notre maison tout en étant fondamentalement la même.

— Que veux-tu dire par là ?

— Notre maison, en mieux !

Anna ne comprend toujours pas. Clément fait un signe du pouce en direction de la maison d’à côté.

— Quoi ? La maison d’à côté ?

— Et pourquoi pas ? En apparence, c’est la même que la nôtre. On ne sera pas dépaysé ! Je suppose qu’à l’intérieur les éléments anciens ont été conservés, comme ici. Et le jardin Anna, tu as vu le jardin ! En achetant cette maison, on serait un peu chez nous. Un déménagement de quelques mètres, que veux-tu de plus ?

— On revendrait notre maison pour acheter celle d’à côté ?

— Oui.

— Tu crois qu’on peut se le permettre ? On aurait l’argent pour ça ?

— Je pense. Il ne nous reste que cinq années de crédit. En vendant notre maison, nous aurions un apport considérable.

— Clément, depuis qu’on habite ici, ça fait sept ans maintenant, il n’y a personne. Tu réalises dans quel état elle doit être !

— Suffirait de la visiter et de faire deviser les travaux pour la remettre en état.

— Elle est bien plus grande que la nôtre ! Ça nous coûtera très cher !

Clément s’agite un peu, car il perçoit les réticences de sa femme et n’entend pas clore si facilement le sujet. Intérieurement, il cogite.

Anna reprend :

— Tu oublies une chose !

— Quoi ?

— Elle n’est pas à vendre cette maison !

— J’y ai pensé. Mais, comme tu l’as dit, les propriétaires ne viennent jamais. Mets-toi une seconde à leur place. Elle leur sert à quoi ? Ils ne la louent même pas ! Tu penses qu’ils refuseraient une offre correcte ?

— Je ne sais pas…, admet Anna en soupirant.

— Eh bien, moi, je ne crois pas ! Ils nous remercieraient ! lâche Clément en levant l’index au-dessus de sa tête. Et j’en ferais de même à leur place. J’ai le sentiment que cette maison n’attend que nous, Anna. On ferait une erreur de ne pas l’acheter. Enfin, je veux dire, réfléchissons deux minutes. On se sent bien dans ce village. Notre maison, nous l’aimons. Que souhaite-t-on ? La même maison, ici, mais plus grande et plus belle encore.

— Clément, coupe Anna, c’est toi qui veux ça. De mon côté, je n’ai rien demandé !

— Oh ! Anna ! Pense au futur ! Ça nous ferait un beau projet en attendant l’enfant. Dans ce jardin magnifique, notre fille s’épanouira. Ce serait la maison idéale !

— Ça fait deux fois que tu parles de notre fille… Nous n’avons toujours pas d’enfant, je crois.

Clément lui renvoie son sourire charmeur et mutin accentué par ses fossettes enfantines.

— Tu as raison, mais ça va venir. Je suis persuadé que nous aurons une fille. Je ne peux pas l’expliquer. Je le sens. Et tu sais quoi ? Je vais te faire une confidence, dit-il en avançant son visage et en baissant la voix, elle te ressemblera et j’en serai le plus heureux du monde !

Clément se courbe, étend son bras musclé et de sa large main caresse la cuisse ferme et laiteuse de sa femme, s’avançant jusque sous la nuisette en soie verte aux bords en dentelle.

— Faudrait s’y remettre, non ?

Clément est d’humeur frivole. L’atmosphère se détend. L’alcool produit son effet. Anna semble fléchir, puis se reprend.

— On verra ça tout à l’heure ! Pour la maison, je ne sais pas. Tu n’as qu’à y réfléchir, te renseigner et on en reparlera si ça devient concret.

— Ça me va ! Je vais chercher les lasagnes ! J’ai une de ces faims !

Bien calée dans son fauteuil bergère, Anna fait tournoyer le vin frais. Elle regarde le disque clair, admire la robe dorée aux jeunes reflets verts comme pour y trouver une réponse.

 

 

 

 

Chapitre 5.

 

Il aimait Des souris et des hommes. Elle aimait Zweig et Irving. Mais ça il ne le savait pas, Vertigaux, lorsqu’il vit Anna pour la première fois. C’était le jour de la rentrée, un 2 septembre.

Il avait pour habitude d’observer les nouveaux visages et de se faire une opinion sur la personne à la lumière de ce seul indice. Le temps lui permettait ensuite de confirmer ou d’infirmer ses hypothèses. C’était un jeu.

En cette année de terminale littéraire, on ne comptait que trois jeunes femmes (sur les vingt-cinq de sa promotion) qui lui étaient inconnues, dont Anna.

Sa beauté ne sautait pas immédiatement aux yeux. Anna possédait le charme des timides, l’attrait des réservées. Elle était de celles que l’on garde toute une vie auprès de soi. Précieuse donc.

Son éducation avait fait d’elle une personne calme, intelligente, attentionnée et fidèle, en amour comme en amitié. Mais, ça aussi, Clément ne pouvait pas le savoir à ce moment-là. Reconnaissons-lui d’avoir pressenti ces qualités et de n’avoir pas cédé à d’autres tentations plus éphémères.

Car Clément Vertigaux plaisait aux femmes. Il était doté d’un certain charisme et d’un pouvoir d’attraction indéniables. Grand (1 mètre 85), musclé, affichant un sourire splendide, des yeux séducteurs et des fossettes facétieuses, il était difficile de lui résister dès lors qu’il avait décidé de charmer une femme. Et rares étaient celles qui l’envoyaient balader. Fort de cette confiance en lui, il aurait tout aussi bien pu conquérir la plus belle d’entre elles, Vanessa, qui faisait flancher n’importe quel homme avec son profil galbé, sa poitrine haute et ronde, ses lèvres charnues et son regard pétillant. Et pour ne rien gâcher, c’était une fille gentille et rieuse. Mais non, Clément Vertigaux avait jeté son dévolu sur ce visage à la peau d’albâtre, pure et lisse, sur ses yeux verts concentrés, dès ce premier jour, sur le manuel de littérature, sur ces cheveux châtains aux reflets cuivrés qui s’achevaient par une frange coupée droite au-dessus des sourcils.

Anna sentit rapidement l’intérêt que Clément lui portait. À plusieurs reprises, elle détourna son regard du manuel. Elle ne parut ni émue ni dérangée devant son instance, car il lui portait une curiosité douce et avenante, sincère aussi.

Ils se cherchèrent durant quelques semaines comme un aigle piste sa proie. Leur non-relation végétait à ce stade de l’observation lorsqu’un jour, descendant les escaliers du troisième étage, Anna se posta aux côtés de Clément et lui dit sans préambule :

— T’as l’air doué en anglais.

Il s’arrêta net. Pour la première fois, il put admirer son visage de très près, juste là, à quelques centimètres du sien.

— Oui, ça va. Je me débrouille.

— Mieux que ça ! Tu ne voudrais pas m’aider ?

Clément rougit. Il ne s’était encore jamais retrouvé dans cette situation. Il faut dire qu’en général c’est lui qui faisait le premier pas. Et cette Anna, qu’il avait jugée timide et froide au jeu du visage, l’étonnait par son aplomb. Il accepta. Anna sourit, sans montrer ses dents. Elle avait pris le dessus sur ce grand garçon. Elle le savait.

— Entre midi et deux, ça te va ?

— Oui.

— On peut se retrouver dans une salle. Elles sont toutes vides.

— D’accord.

— À demain alors !

Anna n’ajouta rien de plus. Clément resta planté là, en haut des marches. Il la regarda tournoyer dans les escaliers comme elle s’éloignait de lui.

Après cela, Clément prit régulièrement le bus depuis son village pour se rendre en ville où ils se donnaient rendez-vous le week-end. Un jus de fruits pour Clément qui, bien qu’il ne jouait plus au football à cette époque, restait un sportif dans l’âme et un thé pour Anna. Ils apprenaient à se connaitre. Parfois, ils partageaient un film au cinéma.

Le premier qu’ils virent ensemble, aucun des deux ne s’en souvient aujourd’hui. Il y a plusieurs raisons à cela. La première, c’est qu’il s’agissait d’un navet. La seconde, c’est que ni l’un ni l’autre ne l’avait vraiment choisi ce navet. Anna avait opté pour un drame romantique (son côté Zweig) et lui pour une histoire d’amitié (son côté Steinbeck) entre trois garçons, camarades de toujours qui allaient connaitre des destins différents, mais une déchirure commune, la guerre du Viêt-nam. Le sujet n’intéressait pas Anna (c’était un très bon film pourtant qu’ils visionneraient dix ans plus tard), tout comme le drame romantique n’attirait guère Clément. Alors que faire ? Il serait mal venu de s’imposer puisque leur relation débutait à peine. Ensemble, ils repassèrent donc la liste des films affichée sous le cadre en plastique et choisirent ce navet au seul motif qu’aucun d’eux n’avait quelque chose à reprocher au synopsis. Ils s’ennuyèrent fermement, trouvèrent les dialogues et les situations ridicules, mais, ils savaient aussi que cet instant n’était qu’un prétexte à se toucher maladroitement la main dans l’obscurité. Et de cela, ils s’en souviennent encore aujourd’hui.

Dans ce genre de relation cocasse où l’on espère de l’autre qu’il fasse le premier pas, Clément imaginait un premier baiser attendu et scénarisé : dans le noir à la fin du film/au moment de se dire au revoir/ce vendredi soir avant le week-end/devant la machine à café. Il n’en fut rien, car Anna en avait décidé autrement.

Tandis que Clément patientait devant leur cinéma (car il était toujours un peu en avance, Vertigaux), Anna émergea de l’escalier mécanique du métro, face à lui, parmi la foule. Elle était heureuse de le retrouver et cela se lisait dans ses yeux pétillants. Clément (jean, t-shirt mal coupé, baskets usés) admirait sa démarche gracieuse et ses habits élégants, bien qu’à cette époque, Anna flânait uniquement dans des enseignes premier prix. Quand elle parvint jusqu’à lui, elle se hissa sur la pointe des pieds et posa sa bouche douce et pulpeuse contre la sienne. Comme lors de leur première discussion, Anna ne s’embarrassa pas des convenances. Et une fois de plus, elle le surprit et le laissa muet. Ils formaient un couple désormais.

En fin de journée, elle le raccompagna jusqu’à l’arrêt de bus. Ensemble, ils attendirent le 61. Quand ce dernier s’immobilisa devant eux, Clément embrassa sa nouvelle petite amie, monta et valida son ticket. De son côté, Anna resta songeuse en marchant jusqu’au domicile de ses parents. Il avait l’air bien ce garçon.