Oubliez vos chagrins d’amour ! - Anne-Marie Dupont - E-Book

Oubliez vos chagrins d’amour ! E-Book

Anne-Marie Dupont

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Beschreibung

Plongez dans l’histoire de Jean, un adolescent tourmenté par la haine, vivant dans un pensionnat austère. Marine de son côté, une adolescente joyeuse, s'épanouit au sein d'une famille aimante, nourrissant l'aspiration de construire un foyer similaire à l'avenir. Au fil des événements, leurs destins s’entremêlent par une rencontre inattendue dont on ne sait si elle sera constructive ou destructrice. Le récit débute en 1962, imprégné de l’ambiance d’après-guerre, avec ses valeurs, sa culture et le charme propre à cette époque.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Après avoir été habitée durant des années par des personnages imaginaires, Anne-Marie Dupont prend la résolution de coucher leur histoire sur le papier. C’est dans une démarche libératrice qu’elle les accompagne tout au long de cet ouvrage qu’elle présente au lecteur.

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Anne-Marie Dupont

Oubliez vos chagrins d’amour !

Roman

© Lys Bleu Éditions – Anne-Marie Dupont

ISBN : 979-10-422-1822-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Depuis de longues minutes, le nez collé contre la vitre, l’estomac noué, Jean rumine ses idées noires « Voilà bientôt cinq ans que je croupis dans cette institution ».

— En prison… En prison ! pour combien de temps encore ? Je les déteste tous ! murmure-t-il. Des larmes tremblent sur le bord de ses paupières, la haine et la peur de sombrer dans la déraison, l’angoissent.

Jean Gaernelle, quatrième génération des industries Gaernelle, baisse la tête. Son regard s’arrête sur son vieux pantalon d’uniforme, lustré, trop petit « il n’est pas en meilleur état que moi », constate-t-il en soupirant.

— Mon père est riche ! Il alloue de grosses sommes d’argent à l’institution et moi, je n’aurai bientôt plus rien à me mettre sur le dos.

Les yeux fermés, Jean visualise son pitoyable accoutrement et grogne « il s’acharne à m’humilier, attends, mon vieux, un jour je me vengerai ! Mes chemises, mes pantalons sont trop courts ! Mon salaud de père paiera un jour, je le jure ! » Jean tend l’oreille. N’a-t-il pas crié trop fort ? Les frères auraient tôt fait de le punir s’ils l’entendaient proférer de telles grossièretés en parlant de Gonzague Gaernelle, le bienfaiteur…

L’enfant abandonnerait volontiers la vie, mais son tempérament orgueilleux et vindicatif l’en empêche, ce secret espoir d’affronter un jour son père l’aide à patienter.

Dans un autre monde, d’où est exclue toute vanité, une adolescente s’épanouit dans une famille aimante, c’est Marine !

Ding ! Ding ! Le tramway s’ébranle lentement, glisse sur les rails en acier posés sur les pavés ronds disjoints, il chemine entre les maisons de briques aux toits de tuiles rouges qui brillent sous la pluie.

Des ménagères, panier au bras, entrent ou sortent de l’épicerie de Monsieur Tompé. L’épicier charme ou taquine ses fidèles clientes, raconte des histoires grivoises aux hommes, donne des bonbons aux enfants.

Cette année, la vitrine du boucher, Monsieur Mahet, s’est parée d’un paysage hivernal de lard et de saindoux, il participe au concours organisé par le Comité des Fêtes du quartier. Des éclats de voix, des rires bruyants traversent la porte du débit de tabac de Madame Leteins.

Au troisième étage de l’immeuble voisin, la voix claironnante de Madame Duriez raisonne dans l’escalier en colimaçon.

— À table ! À table !

Les cheveux courts et ébouriffés, Marine paraît la première. Sous les longs cils châtains, ses petits yeux brillent de malice. Son nez rond frémit, sa bouche gourmande reste entr’ouverte.

Sur ses pas, Eric arrive en trombe. Ses cheveux en brosse et ses petites lunettes rondes lui donnent un faux air intellectuel. C’est un jeune garçon doux et aimable, toujours prêt à rendre service.

— Qu’est-ce qu’on mange ?

Voilà la troisième qui surgit, c’est une petite brune dodue de cinq ans, la peau veloutée, les yeux rieurs, Myriam porte la joie de vivre sur son visage, elle entre dans la cuisine en suçant son pouce comme un bébé, une grosse tache de chocolat orne le devant de son tablier à carreaux.

Madame Duriez pousse des cris !

— Lavez-vous les mains, vous êtes noirs comme des « gaillettes » !

Myriam, toujours curieuse, questionne.

— Qu’est-ce que c’est des « gaillettes » ?

— Les « gaillettes » répond maman, ce sont des débris de charbon que l’on extrait des mines.

Les trois enfants poussent des cris devant l’évier de faïence blanc en s’éclaboussant et rient aux éclats, des gouttes noires et mousseuses coulent le long de leurs bras.

Sur la cuisinière au charbon, un ragoût de mouton mijote doucement dans une marmite en fonte, le jet de vapeur, qui s’en échappe régulièrement, soulève le couvercle qui retombe en émettant un bruit sec.

— On mange du ragoût ? grimace Myriam.

— Non ! J’ai déjà préparé le repas de demain, car je désire assister à la messe d’enterrement de Monsieur Daine à dix heures et demie. Tout en parlant, Madame Duriez transvide les pommes de terre dans le « passe-vite » tourne la manivelle et vérifie que la purée tombe bien en vermicelles dans le grand plat creux.

La clé tourne dans la serrure, Monsieur Duriez pénètre dans l’appartement. Dès son entrée dans la cuisine, ses lunettes s’embuent, il se penche, embrasse chacun de ses enfants assis de chaque côté de la table en leur posant quelques questions :

— Qu’as-tu fait ce matin Marine ?

— Et toi Eric ! Tes devoirs sont-ils finis ?

— As-tu retrouvé ta poupée ? demande-t-il à la plus petite, en lui caressant les cheveux.

Les enfants répondent tous en même temps. Madame Duriez s’installe en bout de table, face à son mari et demande le silence. Monsieur Duriez se plaint de l’ambiance exécrable qui règne au bureau depuis le décès de l’épouse du patron. Désormais cet homme si compétent, se perd en contradictions, s’emporte au moindre incident, ses sautes d’humeur sont affligeantes, il est devenu dépressif et nerveux.

Pendant ce temps, Myriam se tortille, essaie de chaparder un rond de saucisson en équilibre sur le bord du plat, sa mère arrête la main coupable et somme l’enfant d’attendre d’être servie. Marine éclate de rire, Eric lui a ôté son chausson et chatouille sa plante de pied.

— Marine ! Tiens-toi correctement, arrête de rire bêtement ! se fâche maman, « quand papa parle, on écoute et on se tait, il me semble que ce n’est pas la première fois que je te fais cette remarque ! »

Ding ! Ding ! Un tramway passe, faisant trembler le plancher couvert de linoléum.

Chapitre 1

Bien qu’il ne soit que seize heures, la pénombre envahit déjà la chambre de Jean qui hésite à appuyer sur l’interrupteur, il n’accepte pas cette silhouette médiocre dessinée par les jeux d’ombre et de lumière de la sinistre ampoule, son visage ingrat, ses épaules proéminentes, qui se reflètent sur le mur. Il reconnaît aisément que son physique et ses vêtements misérables le complexent, mais un jour, il possédera les vêtements les plus coûteux, les mieux coupés, portant la griffe des plus grands couturiers ! Ce but, il peut l’atteindre s’il gagne beaucoup d’argent ! Hélas son physique est irrémédiable ! Ses cheveux roux font l’objet des quolibets de ses camarades de classe : poil de carotte, choux cuivrés… Quant à ses oreilles, elles subissent le même sort ! Plat à barbe, homme des neiges, orang-outang.

L’adolescent appuie du bout de l’index sur le bouton électrique, l’ombre de ses oreilles larges, écartées, se dessine immédiatement, il frissonne de dégoût. Le jeune garçon étire ses jambes et ses bras qui, depuis quelques semaines, le font souffrir, surtout les genoux, chacun de ses membres semble vouloir grandir trop vite et ne trouve pas de place dans sa carcasse trop petite.

Jean jette un coup d’œil à la pendule : seize heures quinze, la cloche sonnera dans quelques instants, l’heure du goûter est proche ! C’est le seul moment attrayant de l’après-midi. La collation se compose invariablement d’un morceau de baguette fraîche, d’une barre de chocolat et de café noir, le meilleur que l’on puisse espérer de la journée, celui du matin est infect, une espèce de « lavasse » couleur thé. Jean esquisse une grimace méprisante destinée au Cher Frère Directeur de Saint Jude qui a certainement peur que le café énerve les élèves… Eh bien qu’il ne s’inquiète pas, cela ne risque pas d’arriver !

Les repas du midi et du soir se ressemblent étrangement : une épaisse purée de pois cassés, haricots ou lentilles qui nagent dans une eau trouble, parfois des pommes de terre sans beurre, sans lait, peu de sel, pas de poivre. La viande est caractérisée par sa couleur grise ! Du porc ? Du bœuf bouilli ? Peut-être ! Quant au dessert, il n’est guère plus appétissant : une petite pomme ou poire verte, parfois un biscuit, mais il faut souvent s’en priver au bénéfice des enfants d’Afrique.

Aujourd’hui, c’est Frère Arnould qui distribue les goûters, cet homme lui témoigne estime et affection. Les mauvaises langues insinuent qu’il a des manières bien singulières, son élève préféré le ressent parfois lorsqu’il lui tapote tendrement la main ou lui caresse les cheveux, mais Jean se refuse à l’admettre, c’est son unique soutien, le seul qui lui parle gentiment et cet élan de sympathie le réconcilie un peu avec la gent humaine.

Après ce furtif moment de bienveillance ressenti, Jean regagnera sa chambre, aujourd’hui, jeudi, il pourra lire tranquillement jusqu’à l’heure du dîner.

La cloche sonne, le jeune Gaernelle se précipite au réfectoire du sous-sol : celui des onze, dix-huit ans pour chercher un coin tranquille où savourer son goûter, il préférait celui des petits : des six, dix ans au rez-de-chaussée, moins vaste, plus clair, mais il est trop âgé maintenant.

— Jean ! Désirez-vous un peu de café ?

L’adolescent lève la tête, Frère Arnould le considère avec mansuétude, ses lèvres roses ourlées par un artiste divin s’entrouvrent sur un sourire charmeur.

Quelle distinction, quelle grâce ! songe le jeune garçon : mince, svelte, élancé. Les traits du religieux ne s’assimilent pas à ceux d’un homme d’une cinquantaine d’années, mais à ceux d’un ange vif et gai, ses cheveux bruns ondulés cachent discrètement la tonsure qu’il porte sur le sommet du crâne, une paix interne l’habite, Jean en est sûr !

Frère Arnould avance une main fine et blanche, aux ongles limés avec soin, effleure les cheveux de son protégé, qui reste immobile. Il ferme les yeux et sent la main qui glisse jusqu’à la base du cou, elle lui rappelle la caresse de sa maman chérie, si douce, si tendre ! Il voudrait jouir longtemps de ces quelques instants de son passé retrouvé, déjà des bribes de phrases parviennent à ses oreilles ainsi que de petits rires aigus, incisifs. Il perçoit quelques mots ! Amoureux ! Amoureux ! Ils sont amoureux ! Qui s’amplifient, bourdonnent dans sa tête ! Jean se redresse et jette un regard hargneux vers ses condisciples, il les hait ! Un jour il se vengera d’eux, de son père, de tout le monde… Il se le répète chaque jour.

Chapitre 2

Peu à peu Jean, taciturne et solitaire, s’est replié sur lui-même. Certains élèves le méprisent pour son misérable accoutrement (c’est sans doute un boursier), d’autres le détestent à cause de ses résultats brillants, il est premier de classe. Jean attache peu d’importance à sa réussite, étudier et lire sont ses seules occupations. Les livres lui permettent de s’évader de sa prison. Interne à Saint Jude toute l’année, le jeune Gaernelle ne regagne la demeure familiale que huit jours par an, à Noël !

Ses camarades de classe l’ont abandonné à sa solitude, il assiste, en spectateur à leurs jeux, leurs conversations, sans jamais y participer. Pour lui, pas de sortie, point de télévision, cette invention réservée, pour l’instant, aux privilégiés, pas de cinéma, ni de théâtre, quant aux filles. Cette seule pensée le fait rougir !

Le jeune homme n’est cependant pas le seul de sa famille à Saint Jude. Jean-Loup Gaernelle, son cousin, est également pensionnaire depuis deux ans. Jean-Loup arbore une pâquerette à la boutonnière du veston dès le printemps d’où le sobriquet : Daisy dont l’ont affublé ses camarades, c’est en effet au cours d’anglais que les élèves ont appris que Daisy était la traduction de pâquerette. Chaque semaine, sa mère lui expédie des colis de friandises et des vêtements de luxe pour répondre à ses exigences. Elle supplie son mari de le retirer du pensionnat, mais celui-ci reste inflexible ! Il espère que les Frères de l’institution dresseront cet enfant capricieux. Daisy, l’insupportable, l’impertinent, le trop gâté, ne désire aucun rapprochement avec ce cousin fort ennuyeux et les deux garçons ne s’adressent jamais la parole.

Assis sur son lit, Jean se remémore la récréation de cet après-midi, il ferme les yeux et revoit la scène qui s’est déroulée à quelques mètres de lui !

— Daisy ! Daisy !

C’est le petit Paul qui l’a interpellé !

— Regarde les billes que j’ai gardées pour toi !

— Mais Paul je ne joue plus aux billes depuis longtemps ! Si tu veux, je te ferai cadeau des miennes, ma mère s’imagine encore que j’ai huit ans !

— Merci Daisy !

Paul se sauve en sautant d’un pied sur l’autre.

Daisy se retourne en souriant, croise le regard incisif de son cousin. Jean, bien qu’il s’en défende, est subjugué par la beauté du jeune garçon, par sa peau mate, par la couleur ambrée de ses yeux, il est le seul Gaernelle à ne pas avoir des yeux gris. Il a un nez droit et fin, une bouche bien dessinée, une masse de cheveux bruns séparée par une raie parfaite, en un mot, il est beau et le sait. Daisy toise son cousin d’un air méprisant et s’éloigne.

Chapitre 3

Ding ! Ding ! Le tramway de huit heures quinze vient de passer ! Madame Duriez s’affole.

— Myriam ! Tu n’as pas encore boutonné ton manteau, frotte ta bouche, elle est barbouillée de confiture d’abricots !

— Et toi, Eric, que cherches-tu ?

— Mes chaussures ! C’est Marine qui les a cachées, je suis sûr de les avoir mises hier soir sous mon lit !

— Tu es fou ! Elles sentent trop mauvais pour que j’y touche ! D’ailleurs, j’ai autre chose à faire !

Myriam s’énerve en cherchant son bonnet et un gant, elle vient de retirer l’autre de sa poche.

— Dépêchez-vous, nous allons être en retard ! tempête Madame Duriez !

— Marine, fais attention en traversant, j’emmène ton frère et ta sœur !

Myriam aime l’école, mais déteste obéir, les Sœurs ont fort à faire avec son bavardage ! Eric déteste l’école et veut rester près de sa maman. Marine n’a aucune opinion sur la question, puisqu’il faut y aller… Il faut y aller…

Déjà onze heures, un pâle rayon de soleil filtre à travers les vitres sales de la classe, comme les autres enfants, Myriam dessine un bateau, elle n’est pas satisfaite du résultat de son « œuvre » dans les tons marron et gris ! La fillette aime beaucoup le crayon jaune qu’utilise sa voisine et décide de l’emprunter ! La petite Françoise pousse un cri !

— Elle a volé mon crayon jaune !

Myriam la dévisage d’un air innocent, « que d’histoires pour rien ! » La sœur la regarde d’un œil mauvais, d’une voix de stentor l’interpelle !

— Myriam ! Rends tout de suite ce crayon !

La petite fille, le regard buté, ne baisse pas les yeux ! Elle ne lui fait pas peur la sœur Édouard avec son voile, sa robe noire et ses lunettes, d’ailleurs tout le monde l’appelle « ma sœur à poire » elle n’a pas l’intention d’obéir !

— Myriam, si tu ne rends pas ce crayon, tu seras punie, baisse les yeux, impertinente !

L’enfant, têtue, est bien décidée à ne pas céder, même si son cœur bat violemment, elle défie la maîtresse d’un air effronté !

D’un geste rageur, Sœur Édouard attrape le col du tablier de la fillette, la hisse sur la pointe des pieds, l’entraîne sans ménagement, au pas de course jusqu’au fond du couloir et pousse l’enfant dans un grand placard, « vlan ! » La porte se referme sur le réduit noir et silencieux ! Myriam n’avait pas prévu une telle issue à la confrontation, une peur panique s’empare de la petite fille qui se voit oubliée pour toujours, ses parents ne la retrouveront jamais ! Elle se met à hurler de frayeur en tapant sur la porte ! Cinq minutes plus tard, Sœur Edouard, le regard toujours sévère, vient la libérer et la sermonne ! L’enfant, toute penaude encore terrorisée, a maintenant les yeux baissés, de grosses larmes coulent sur son visage, elle regagne sa place dans la classe !

Au même moment à l’école Saint Maximin, Eric soupire de désespoir, il déteste les mathématiques ainsi que ce maître qui s’ingénie à lui imposer la résolution de problèmes de fractions : de soi-disant gâteaux partagés en huit ou quinze morceaux. Il jette un regard dubitatif sur ce tableau couvert de chiffres et cet instituteur prétentieux ! Les fractions ! Est-ce indispensable dans la vie de savoir les additionner ou les multiplier ? Il n’en est pas convaincu ! D’ailleurs cela ne l’intéresse absolument pas !

Quant à Marine, cette année en cinquième, elle écoute sagement le professeur de français, Madame Lecointe. Soudain, un petit rayon de soleil se met à danser sur son bureau, ses pensées s’envolent vers l’automne, la dernière promenade avec maman, son frère et sa sœur, au jardin de la Citadelle. Elle se remémore son périlleux équilibre sur les barres asymétriques puis le « cochon pendu » en se balançant avec son amie Jo enfin la promenade sur les remparts édifiés par Vauban où deux garçons leur ont adressé un sourire idiot, « qu’ils sont bêtes les garçons ! » ont décrété Jo et Marine. En quittant le jardin, maman a acheté trois paquets de cacahuètes, le rouge pour elle, le jaune pour Eric et Myriam le vert, quelle belle après-midi !

— Marine ! Continuez la lecture s’il vous plaît ! commande Madame Lecointe.

Ouille ! Ouille ! Ouille ! Marine comprend qu’elle est en mauvaise posture et jette un coup d’œil sur le livre de sa voisine, page quarante-sept, elle en est restée à la page quarante-quatre ! Elle soupire douloureusement !

— Marine ! Vous avez encore la tête dans les nuages, reprenez à Monsieur Jourdain : « Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs. Cette logique-là ne me revient point. Apprenons autre chose qui soit plus joli ! ». La jeune fille, tout à fait d’accord avec les propos de Monsieur Jourdain ! Tourne les pages d’un air désespéré.

— Diling ! Diling ! La cloche sonne onze heures et demie ! « Sauvée ! » L’aînée des Duriez ne peut cacher un sourire victorieux, elle a échappé de justesse à la punition.

— Mademoiselle Duriez c’est la dernière fois que je vous réveille ! Se fâche Madame Lecointe, encore un incident de ce genre et c’est deux heures de « colle » ainsi que le verbe rêver à tous les temps.

Marine, l’air contrit, laisse passer l’orage, on est samedi midi ! Tout va bien !

Chapitre 4

Les premiers jours de mars sont arrivés, un pâle soleil éclaire les bâtiments de l’imposante institution. Au premier étage, le cours de mathématiques se déroule en silence, les élèves suivent attentivement la leçon de Frère Auguste, surnommé : le croque-mort pour son visage glabre, son complet noir, son col droit. Cet homme impitoyable n’hésite pas à frapper avec une règle en fer le bout des doigts des enfants récalcitrants. Le jeune Gaernelle le soupçonne de prendre plaisir à le persécuter, Frère Auguste l’accable de remarques acerbes et l’envoie, à son avis, trop souvent au tableau. Dans les autres matières, les professeurs ignorent l’adolescent, ses notes brillantes lui évitent retenues et punitions.

L’heure de la récréation a sonné, déjà les élèves s’élancent dans la cour, les petits s’accroupissent en cercle aux pieds des marronniers pour jouer aux billes, les plus grands, par groupe de deux ou trois, font les cent pas pour éviter de geler sur place. Jean, tapi dans un coin, observe son cousin. Le port de l’uniforme est obligatoire mais Daisy ne s’en soucie guère, une fois de plus, il arbore un pull en laine rouge qui scandalise les surveillants, il est convoqué en fin d’après-midi chez le Frère Directeur pour sa désobéissance, ce sera la troisième fois ce trimestre ! À cet instant, il discute avec Georges, le fils du banquier et Richard, son valet (selon les mauvaises langues) qui est lâche et tremble devant son camarade. Les trois enfants s’insultent, le ton monte.

— Que peut-il se passer ? Dans quelle situation s’est encore mis cet idiot de Daisy ! murmure Jean en approchant discrètement. Quelques bribes de phrases lui parviennent à l’oreille.

— Soudain Georges attrape Daisy par la cravate, le bouscule, le secoue violemment. Le jeune homme ne fait pas le poids, il balance, chancelle, tandis que Richard lui assène de violents coups de pied aux tibias. Daisy essaie de se défendre, sa tête oscille bizarrement, ses mèches brunes s’enchevêtrent et dansent frénétiquement sur ses yeux.

Sans jamais pouvoir se l’expliquer, Jean d’ordinaire indifférent à tout, s’approche du trio et décoche un formidable coup de poing à la mâchoire de la brute, geste impulsif qu’il regrette immédiatement. Georges après avoir vacillé, lâche son antagoniste, se redresse, empoigne, de ses larges mains, l’intrus, enserre sa gorge en l’étranglant. Daisy profite de cette diversion pour s’éclipser (quel imbécile ce cousin, j’espère qu’il ne compte pas sur mon aide ! je ne lui ai rien demandé !) Le jeune garçon se ferait massacrer, sans l’intervention providentielle de Frère Arnould qui sépare les adversaires et réprimande vertement le jeune Georges Duc qui étouffe de rage.

Daisy, prudemment réfugié derrière les professeurs de mathématiques et de sciences naturelles, est rejoint par Paul qui le tire par le coude. Agacé, l’adolescent se dégage.

— Eh bien Paul, que me veux-tu encore ?

— C’est vrai ce qu’affirme Christian, ton père a acheté la TR2, le nouveau cabriolet de chez Triumph ? Il paraît qu’il roule jusqu’à cent soixante-dix kilomètres heure.

Daisy se radoucit, Paul l’amuse !

— Mon père a vendu son Aston Martin !

— Oh oui ! Je la connais aussi ! Réplique l’enfant, elle a un moteur six cylindres, développe 2580 cm3 et tourne à 5000 tours minute. Quand je serai grand, je deviendrai pilote de course et je gagnerai de grands prix !

Daisy éclate de rire. Petit Paul, impressionné, admire en silence son camarade… « Qu’il est beau ! Qu’il est gentil ! Comment lui ressembler ? Moi, le paysan, je n’aurai jamais son allure ». Daisy semble lire dans ses pensées et lui lance un clin d’œil.

— J’écrirai à ma mère pour qu’elle m’envoie la documentation sur la TR2, et promis ! Je te la donnerai.

— Merci Daisy ! s’écrie l’enfant ravi qui tourne les talons et s’éloigne rapidement.

Daisy balance nonchalamment la tête en souriant « il l’aime bien ce petit Paul, émerveillé de recevoir la moindre bricole ! ».

Le repas du soir s’achève. Au signal du Frère Gérard, les élèves se lèvent, récitent leurs prières et regagnent leur chambre. Allongé sur le ventre, un foulard noué autour de sa gorge douloureuse, Jean se tourne sur le côté droit puis sur le gauche, revient à sa position initiale, à chaque mouvement, le lit grince sinistrement. Il dort peu, cinq à six heures par nuit, d’un sommeil peuplé de cauchemars. Fermant les yeux, il s’assoupit, des images pénibles surviennent. Il pleure doucement assis sur les genoux de sa mère qui lui caresse les cheveux, elle glisse ses longs doigts fins dans ses boucles rousses, effleure sa nuque, le couvre de baisers.

— Non mon chéri, je ne suis pas morte… Je dormais ! Sèche tes larmes !

Il se blottit contre elle, la chaleur de sa poitrine réchauffe ses joues, le rassérène. Soudain son instinct l’avertit d’un danger, il se redresse, les yeux agrandis par la peur, la vie quitte le corps de sa mère, son étreinte se relâche, le regard fixe, sa tête glisse sur le côté, la mort envahit le corps exsangue laissant la bouche entrouverte. Un râle s’échappe de sa gorge, l’enfant s’affole, crie, hurle en secouant sa maman !

Les yeux emplis de larmes, Jean se réveille en sursaut et s’assied sur son lit en frissonnant, désespéré de revivre, sans cesse, ces heures tragiques. Le jeune homme secoue la tête pour balayer ses terreurs.

Non ! Il faut oublier ! Je dois oublier ! Effacer cette image insoutenable, c’est trop horrible ! Je n’en peux plus, se répète-t-il avec véhémence ! Je ne dois me rappeler que les bons souvenirs et hélas son visage s’efface de ma mémoire… J’ai peur de la perdre ! Dans l’obscurité de sa chambre, les yeux fermés, son imagination s’égare en cherchant la meilleure façon de faire souffrir son père, ce mari indigne et méprisable.

Ce soir, comme les autres soirs, son âme trop agitée ne trouvera pas le repos. C’est à cause de ce misérable qu’il est cloîtré à Saint Jude, il ne lui pardonnera… jamais !

Chapitre 5

Voilà le printemps ! C’est le calendrier qui l’affirme, dehors le thermomètre n’affiche que dix degrés. Seize heures trente, la cloche a sonné, les élèves s’élancent dans la cour, heureux de retrouver la liberté. Georges et Richard rejoignent Daisy qui a déjà atteint le préau. Georges attrape ce dernier à la gorge : sa spécialité, Richard enserre les pieds, Daisy vire au rouge, puis au grenat ! Un groupe d’élèves s’amasse autour d’eux, intéressé par la confrontation. Jean qui suit le pugilat hésite, ayant gardé un très mauvais souvenir de sa dernière intervention ! Il s’affole et décide de réagir en adoptant une autre stratégie, car ils vont le tuer. Il donne un formidable coup de pied dans le derrière de Richard et fonce dans l’estomac de Georges, qui, surpris, relâche son étreinte. Jean recule, pivote et s’enfuit à la recherche de Frère Arnould pendant que deux surveillants se précipitent pour séparer les combattants. Sous les regards railleurs des autres élèves, Daisy se dirige vers l’infirmerie, la lèvre tuméfiée, la gorge bleuie, le pantalon arraché, tandis que Georges plié en deux, genoux à terre, injurie l’assemblée.

La semaine s’est écoulée sans autre incident, Daisy entre bruyamment dans la salle d’étude, suivi du regard courroucé du surveillant, s’installe devant le bureau vide à côté de son cousin.

— J’ai quelques « fringues » qui ne me plaisent plus ! Ça t’intéresse ?

Abasourdi, Jean dévisage son interlocuteur sans mot dire.

— Frère Auguste, ce sale « cureton » m’a gratifié de dix problèmes supplémentaires pour demain ! Je t’en donne… disons huit, et tu récupères le lot gratis !

Jean fixe les yeux hardis du quémandeur qui ne trahissent aucune gêne. Il n’acquiesce pas.

— Alors ! Tu es d’accord ? insiste Daisy.

Le surveillant frappe du plat de la main son bureau.

— Silence !

Après quelques instants, Jean murmure.

— Donne-moi tes exercices, j’ai terminé mes devoirs. Je vais essayer de les résoudre tout de suite.

— Il y a une autre condition, continue le jeune garçon, je dois rendre une « dissert » pour lundi ! Je n’ai pas d’idées précises sur le sujet.

L’adolescent dodeline de la tête, « il exagère cet infect cousin ! Il profite de la situation. » Cependant l’aubaine est trop belle, Jean est prêt à accepter n’importe quel chantage pour de nouveaux vêtements, il cède, mais fixe les règles. « Bien, file-moi ta dissert » mais j’exige que tu m’apportes tout dès ce soir !

Le surveillant se lève et s’avance vers les deux bavards. Sous le poids de l’obèse claudiquant, le parquet craque sur deux temps, les cousins plongent le nez dans leurs devoirs, le gros homme bouscule leurs tables.

— C’est mon dernier avertissement, si j’entends le moindre son de voix de l’un ou de l’autre, vous serez privés de repas ! lance-t-il, d’un ton agressif.

Jean relève la tête, inquiet, son estomac crie famine, l’homme ne le vise pas particulièrement, la menace est commune. Après quelques secondes, le surveillant se redresse péniblement, tourne les talons et les craquements irréguliers reprennent en s’éloignant. Le danger est passé !

Désormais la vie de l’adolescent devient plus supportable, il a perdu son aspect misérable et se sent moins seul. Dès la sortie des cours, Jean rejoint son cousin, qui, selon son humeur, l’accueille plus ou moins chaleureusement. Il s’accroche à lui, unique trouée de lumière dans son univers obscur, corrige ses devoirs, lui explique, réexplique, les points difficiles. En compensation, Daisy qui refuse pour l’instant d’admettre que Jean est un garçon intelligent, de bon sens et… même sympathique, lui cède des vêtements, des journaux, des revues érotiques. Jean, dont le corps s’éveille, ressent des sensations étranges, parfois la nuit, il se réveille, les joues en feu, la gorge sèche, les mains moites, les sens en alerte. Des images brûlantes hantent ses pensées, l’incendient, l’effraient ! N’est-ce pas le démon qui le tourmente ? Daisy se moque de lui ! Quel benêt, quel mal dégourdi ce cousin !

Chapitre 6

Marine est heureuse ! En classe, elle s’est fait une nouvelle amie : Anna, qui a emménagé récemment dans le « vieux Lille ». C’est une fille formidable, toujours souriante, appréciée par toutes ses camarades. Ses grands yeux marron, ses cheveux châtains coiffés en bandeaux sur les oreilles lui donnent un air de madone. Elle s’est adaptée immédiatement à son nouvel environnement car elle est comme cela, Anna, elle accepte chaque jour de sa vie comme si c’était le premier et le dernier. Marine n’a jamais rencontré quelqu’un comme elle. Si différentes et si semblables, leur amitié sera indéfectible.

L’avenir de Marine, comme l’a été celui de sa maman, est tout tracé, pour elle : élever ses enfants auprès d’un gentil mari. À l’inverse, Anna a d’autres projets : se réaliser seule, selon le cours de sa vie, sans mari, sans enfant. La jeune Vannem a des idées bien arrêtées sur ce qu’elle veut et ce qu’elle ne veut pas. Marine est subjuguée par cette indépendance d’esprit, cette désinvolture qu’elle n’aura jamais.

Ce jeudi, Anna a convié pour son anniversaire (elle vient d’avoir treize ans) plusieurs élèves de sa classe, Marine arrive la première, d’abord intimidée par le père et la mère d’Anna, la jeune Duriez constate rapidement qu’ils sont aussi sympathiques et larges d’esprit que leur fille ! Des âmes charitables au service de leur prochain.

Marine est assise sagement, sa tasse de chocolat entre les mains, Claudine, l’une de ses camarades, monopolise la parole, impose son opinion sur l’école, les professeurs, vante ses résultats brillants, bifurque vers ses projets de vacances enfin son ambition de devenir avocate. En face d’elle, Carole se goinfre de bonbons et petits biscuits pendant qu’Hélène, la quatrième invitée, bâille bruyamment.

— Et toi Marine que veux-tu faire plus tard ? demande Madame Vannem !

— Je n’en sais rien, j’aimerais élever mes enfants, me consacrer à leur éducation comme le fait pour nous maman !

Claudine s’exaspère !

— Comment tu n’as pas d’autres ambitions ? Tu as envie d’être une esclave à la solde d’un mari et de bambins insupportables ?

Marine ne s’est jamais posée ces questions, sa maman ne ressemble pas à une esclave et a l’air très heureuse, qu’est-ce qu’elle raconte cette Claudine, elle est énervante à la fin ! Anna l’apaise d’un signe de tête et d’un clin d’œil complice.

Madame Vannem a compris le malaise de la jeune Duriez et propose de jouer à un jeu de rébus puis aux mimes pour détendre l’atmosphère. L’après-midi se termine par des remerciements et des embrassades, tout le monde espère se voir à nouveau (même Claudine, bougonne Marine).

Chaque quartier du « Vieux Lille » constitue un petit village, tout le monde connaît tout le monde !

Eric a sa bande de copains, du même âge, de la même école. Maman ne veut pas recevoir six ou sept garçons dans l’appartement, aussi les devoirs terminés, à défaut d’un jardin, il a le droit de s’amuser sur le trottoir, comme le font tous les enfants du quartier, il joue aux billes ou aux cow-boys et aux Indiens, c’est un jeune garçon bienveillant ! Qui préfère être un indien, se sentant l’âme d’un chef prêt à défendre sa tribu, il trouve injuste que dans les films ce sont toujours les cow-boys qui gagnent. Il a aussi pitié de tous les chiens et chats errants et revient souvent avec une pauvre bête égarée, mal accueilli, par maman qui n’a pas l’intention de transformer l’appartement en refuge pour animaux abandonnés. Eric, qui ne voit le mal nulle part, est vulnérable ! Madame Duriez s’inquiète, l’époque ne permet plus d’être trop bon.

La dernière enfant des Duriez n’est pas contente, pas contente du tout ! Elle constate que Marine est chez une amie, Eric joue dehors. Elle ! Myriam ! Reste à la maison. « Tu es trop petite pour sortir seule dans la rue, ronchonne-t-elle entre ses dents » en imitant sa mère. D’abord elle n’a pas cinq ans, puisqu’elle va en avoir six le mois prochain et s’ennuie à mourir enfermée dans cet appartement ! Qui va jouer avec elle ? Ses poupées ? Parce que les poupées parlent et marchent peut-être ? L’enfant estime être lésée, « si elle était sa mère… Elle interdirait aux grands de sortir, il n’y a aucune raison de faire des différences ! » Dégoûtée, elle se hisse sur une chaise, sans bruit, ouvre l’armoire. « Y a-t-il encore des pâtes de fruits ? Mais oui ! » Elle tend la main et sursaute au cri poussé derrière son dos.

— Myriam descend immédiatement ! Qui t’a permis de te servir, pour ta peine tu seras privée de dessert !

— Zut maman est rentrée ! se lamente-t-elle.

La jeune Duriez, écœurée, victime d’une injustice, regagne sa chambre et décide quand même de se confier à sa poupée, au moins elle… Elle sera d’accord !

Chapitre 7

Du premier au quinze avril, Daisy a regagné la demeure familiale pour les congés de Pâques. Dès son retour à Saint-Jude, il se précipite vers son cousin pour lui conter avec délectation ses dernières victoires auprès de la gent féminine. Comment il a emmené une certaine Florence au bout du jardin et l’a embrassée sur la bouche ? Daisy, ravi, observe son cousin. Jean demeure pantois, le regard vague, la bouche entrouverte, qui murmure « quand embrasserai-je une fille sur la bouche ? Aucune ne voudra de moi ! »

Avril, mai, juin, les mois défilent… Les grandes vacances sont arrivées, les élèves ont déserté l’établissement. Assis devant un bureau dans une salle d’étude déserte, Jean fait tournoyer son stylo plume entre ses doigts. Il se souvient de sa mère et lui, allongés sur le sable ou à la campagne, courant dans les blés mûrs. C’était il y a si longtemps ! Maintenant les journées se succèdent, monotones, sans surprise…

Le programme du matin est identique du lundi au samedi : douche, prière, petit déjeuner, étude. L’après-midi, le jeune garçon pratique un sport, c’est le seul moment de la journée qui lui apporte un peu de joie. L’adolescent adore l’équitation, il fait corps avec son cheval, la bête le grandit, il la domine, respire son odeur forte et humide qui lui colle à la peau. Même aux heures les plus chaudes de l’été, il galope, assoiffé de liberté. Jean aime tous les sports, du rugby au tennis. Il se conforme à la devise de Saint Jude :

« Sain de corps, sain d’esprit, par l’étude, la discipline, le sport ».

Juillet, août, septembre 1961 se sont écoulés sans incident pour l’adolescent. Aujourd’hui, c’est la rentrée des classes, Jean entre en seconde, Daisy, son complice (il lui a avoué qu’il était son seul ami au pensionnat) entre en troisième, une nouvelle année commence. Les deux jeunes feront la connaissance de nouveaux professeurs, leurs emplois du temps chargés ne leur laisseront que peu de répit.

Un brouillard dense enveloppe les arbres et les êtres, glisse sur l’asphalte. Les marronniers pitoyables abandonnent la lutte, la bise décroche les dernières feuilles trouées, décolorées qui se posent sans bruit sur leur ultime demeure, c’est l’automne qui s’installe !

En ce vendredi, le jour ne s’est pas levé, la grisaille du ciel décolore le paysage en une teinte uniforme, les esprits sont moroses. Jean, la tête penchée sur la poitrine, traverse la cour d’un pas lent et mesuré en triturant dans sa poche la convocation du surveillant général pour seize heures quarante-cinq !

— Je n’y comprends rien, murmure-t-il, je suis sérieux, je n’ai que de bons résultats ! Est-ce à cause de Daisy ? M’a-t-il incriminé dans une de ses innombrables bêtises ? Quelle catastrophe a-t-il provoquée cette fois-ci ? Jean est réellement inquiet. « Oh maman, protège-moi ! » À chaque moment d’angoisse, l’adolescent prie sa mère telle une sainte, avec ferveur et dévotion.

Il frappe à la porte timidement, après quelques secondes d’attente, Frère Louis, assis devant son bureau, lui donne la permission d’entrer. Face à lui, une femme d’une quarantaine d’années au visage anguleux, encadré de cheveux cendrés, est assise de trois-quarts dans un fauteuil de cuir vert. L’inconnue tourne lentement la tête et scrute de ses yeux bleu acier le jeune garçon. Il s’avance lentement, stoppe au milieu de la pièce, les yeux baissés, déjà repenti (au cas où).

— Jean ! lance d’un ton sec l’éducateur, Madame Hélène Bosavoie a demandé à vous rencontrer et en accord avec votre père, j’ai accédé à sa requête. Vos excellents résultats méritent une petite récréation, vous passerez ce week-end en compagnie de Madame Bosavoie, j’espère que ces quelques heures de détente vous permettront d’égayer votre caractère maussade et que vous nous reviendrez en d’excellentes dispositions vis-à-vis de vos camarades de classe. Partez jeune homme, préparez votre valise, que ce moment de liberté vous soit bénéfique.

Frère Louis effectue une sorte de courbette comique pour signifier que l’entretien est terminé, ce qui ne manque pas de surprendre l’adolescent qui pince les lèvres pour ne pas éclater de rire.

Hélène attend, sans impatience, sous le porche. Jean (qui n’a pu trouver son cousin pour lui annoncer la nouvelle) arrive essoufflé, tenant à la main un sac où il a entassé, à la hâte, quelques vêtements. Impressionné par la visiteuse, il la suit sans mot dire dans la rue Mozart puis côte à côte, ils empruntent un labyrinthe de ruelles et débouchent sur la place du marché. Jean jette un œil critique sur les passants qu’il croise, sur leur indifférence au bonheur quotidien dont ils jouissent, envie ces enfants qui s’éclaboussent dans les flaques d’eau, ces ménagères, panier au bras, se dirigeant vers les boutiques, ces hommes assis derrière la vitrine des cafés, lisant le journal devant un petit blanc et ces amoureux enlacés. Ils ne savent pas la chance qu’ils ont de vivre libres. La tête lui tourne un peu, pour lui, les portes de Saint Jude s’ouvrent uniquement au mois de mai, le trente et un : fête de la visitation. Tous les élèves de l’institution participent à la procession pour honorer la vierge. Ce jour-là, les maisons se parent d’oriflammes et de guirlandes de fleurs, les habitants jettent des pétales de roses sur le cortège en chantant des cantiques à Marie. C’est un jour merveilleux et émouvant pour Jean. Daisy, lui trouve cela plus qu’ennuyeux et aspire à la fin de la journée.

— Nous sommes arrivés !

Jean sursaute, il avait presque oublié « la Dame » ! Ils montent les marches du perron de l’hôtel Puy guillaume. Un jeune homme, en livrée rouge s’avance, les salue respectueusement, pousse la porte à tambour.

Ils s’installent dans un salon particulier où on leur apporte du thé, du chocolat et un plateau de petits gâteaux secs qui ne laissent pas indifférent l’adolescent.

Madame Bosavoie pose un regard bienveillant sur Jean qui ose, pour la première fois, la regarder en face. Maintenant qu’elle sourit, elle semble moins sévère qu’au pensionnat, plutôt belle, presque gentille, un mystère pour le jeune garçon.

— Mon cher enfant !

La voix douce, pondérée, le surprend, jamais personne ne l’appelle ainsi ! Ému, il contient avec peine l’émotion qui l’étreint et s’essuie discrètement les yeux en essayant de prendre une pose plus digne.

— Mon petit Jean, reprend-elle, je désirais te rencontrer depuis longtemps. J’ai connu ta maman à l’université, nous avons passé de merveilleux moments ensemble jusqu’à la fin de nos études puis j’ai déménagé à Perpignan où ma mère venait d’acheter une propriété, mais nous avons toujours continué à correspondre. C’est par lettre que j’ai appris ta naissance, Nicole me décrivait les progrès de son bébé qu’elle adorait ! toute la joie qu’elle ressentait, à te bercer, à t’inventer mille histoires pour t’endormir puis elle m’a informée de chacune de tes prouesses : depuis dimanche, il sourit, sa première dent vient de percer, aujourd’hui il a fait ses premiers pas… plus tard, il sait déjà lire, je lui apprends à monter à cheval, il est très intelligent… enfin bref chaque courrier était un éloge sur toi !

Voilà qu’un flot de larmes inonde le visage du jeune Gaernelle, il abandonne tout orgueil, pleure en silence, heureux, triste, fier, il ne sait même plus ce qu’il ressent. Il est rasséréné, cette inconnue vient d’accréditer son lointain passé, il ne s’est pas façonné une enfance de rêve, une belle histoire, il a bien vécu ces événements auprès d’une maman attentionnée. Lui aussi a été chéri, comme les autres élèves de Saint Jude, comme Daisy est aimé de sa mère !

— Je ne veux pas accabler ton père, mais si j’ai tardé à te rencontrer, c’est hélas de sa faute. Après des mois de souffrance, sentant ses forces l’abandonner, ta mère m’a demandé de veiller sur toi au cas où elle viendrait à mourir, j’ai tout de suite accepté ! Mais à sa mort, ton père m’a congédiée en me signalant qu’il ne supporterait aucune ingérence de ma part dans ton éducation, que toutes les dispositions étaient prises et que tu étais inscrit dans une institution sévère où l’on dresserait l’enfant trop gâté que tu étais. « Si vous voulez son bien-être ma chère Hélène », a-t-il prononcé, d’un ton menaçant « ne vous dressez pas contre moi, car je saurai comment sévir ! » J’ai donc battu en retraite, espérant que, le temps passant, sa rancœur s’apaiserait. Résolue à tenir ma promesse, depuis ce jour, je le harcèle. J’ai fini par m’adresser à sa jeune femme qui a accepté de plaider ma cause, voilà pourquoi nous pouvons enfin nous rencontrer.

— Demain, nous ferons quelques emplettes, je vois que tes vêtements sont usagés. Pour ce soir, je te propose un dîner en tête à tête car nous avons beaucoup de choses à nous dire et j’aimerais mieux te connaître. Après quelques secondes de silence, Hélène reprend.

— Je te laisse jusqu’à dix-neuf heures pour défaire tes bagages et te reposer, nous nous retrouverons au restaurant, tu traverses le grand hall, tu tournes à droite, notre table se trouve au fond de la salle, je vais changer de tenue, je dois faire honneur à mon invité !

Jean hausse les sourcils, de mémoire, il a pris : deux slips, des chaussettes et la chemise bleue dont Daisy ne veut plus mais pas de pantalon de rechange ! Devinant ses pensées, Hélène sourit.

— Ne t’inquiète pas, demain nous arrangerons cela !

La salle à manger brille de ses ors, de ses velours cramoisis. Les lustres diffusent les traits d’une lumière éparse, une valse de Strauss berce les dîneurs. Le repas est excellent, Jean, remis de ses émotions, s’affirme, raconte en oubliant volontairement quelques détails sordides, la vie de tous les jours à Saint Jude, sa grande solitude, sa misère des premières années puis la rencontre avec son cousin qui a adouci son destin de prisonnier. Hélène, outrée, par la situation du garçon, garde, pour l’instant, ses remarques et opine de la tête en fronçant les sourcils.

— Hélène ! (Elle lui a demandé de l’appeler par son prénom) pourquoi mon père nous a-t-il tant détestés, ma mère et moi, que lui avons-nous fait ?

— Le mariage de tes parents était, ce que l’on appelle, un mariage arrangé, comme beaucoup de mariage à l’époque, les familles Gaernelle et Techbout ont voulu allier leurs intérêts, il n’y avait aucune place pour les sentiments. Ta mère Nicole est tout de suite tombée amoureuse de ce beau garçon brun, mais il n’en fut pas de même pour lui, je pense qu’il avait déjà des aventures et n’avait pas l’intention de s’enchaîner à une femme qui ne l’attirait guère. Ses parents ont fait pression et il a dû se soumettre. Nicole rêvait, elle savait qu’elle n’avait pas le charme nécessaire pour faire chavirer ce bel homme mais pensait que sa douceur, sa patience, son amour auraient raison de lui. Ses illusions furent anéanties dès les premiers jours de son mariage, elle se réfugia dans la solitude et la résignation car il lui reprochait d’avoir brisé ses rêves, et l’humiliait en s’affichant au bras de ses conquêtes. Nicole m’envoyait des lettres désespérées, elle était très malheureuse. Le père de Grégoire a menacé de le déshériter s’il n’avait pas de descendance et c’est ainsi que tu es venu embellir la vie de ta mère, elle a reporté tout son amour sur toi et son mari l’a détestée encore plus. Voilà, il n’y a rien d’autre à ajouter, maintenant il faut que tu oublies ce passé. Il est temps d’avoir des projets, d’abord que veux-tu faire plus tard ?

— Je veux battre mon père sur son propre terrain ! Ensuite je serai en paix (Jean ne juge pas nécessaire de préciser qu’il s’est fixé également un autre objectif).

— Hélène ne répond rien, elle devine le traumatisme du jeune homme.

Samedi matin, onze heures ! Hélène et Jean entrent pour la énième fois dans une boutique de la rue commerçante, elle l’a aidé à choisir ses chemises, ses chaussures, ils entrent chez le tailleur. Il n’y a aucun problème, celui-ci a l’habitude de confectionner des uniformes pour Saint Jude, il respectera les désidérata de l’institution ! Bleu marine, bien sûr, avec des boutons dorés ! À midi, ils dégustent en silence un repas bien mérité, Hélène arbore l’air satisfait de celle qui a rempli son devoir.

— Alors, nos achats te plaisent-ils ?

Le jeune garçon acquiesce, après ses années de privation, il est comblé, jamais il ne se serait imaginé posséder une telle garde-robe ! Il rivalisera avec les mieux nantis, il en serait presque gêné ! Il remercie mille fois sa généreuse bienfaitrice et en son for intérieur sa mère d’avoir eu cette merveilleuse amie !

Les heures passent à une vitesse folle. Entre magasins, restaurants et balades dans les vieux quartiers, les deux complices n’ont pas vu le temps s’écouler. Dimanche soir, les adieux sont difficiles, chacun essuie une petite larme. Hélène promet de revenir, elle enverra régulièrement lettres et colis. Jean promet de répondre à chaque courrier. Jamais ils n’oublieront ce week-end, le jeune homme a retrouvé le goût de vivre. Hélène a enfin comblé le vide laissé par ces enfants qu’elle n’aura jamais eu.

Le vague à l’âme, le jeune Gaernelle franchit le porche de l’institution. Après avoir fait signer sa carte par le Frère portier, il regagne sa chambre, sans manger ! Ce soir il a envie d’être seul, de se remémorer ce moment exceptionnel, juste pour lui, pour rêver.

Le lendemain matin, Daisy qui croise le premier son cousin dans le couloir, émet un sifflement admiratif ! « Dis donc ! C’est la mystérieuse visiteuse qui t’a payé tout ça » ! Jean hausse les épaules ! Dans la cour diverses appréciations fusent sur le passage de l’adolescent, ricanement ou félicitations, il ne laisse personne indifférent. Il sent bien que sa situation va changer, plus de respect, de flatterie mais pas d’amis, d’ailleurs, il n’en a pas envie !

Daisy le rattrape.

— Raconte-moi tout ! Je veux savoir qui elle est. Pourquoi elle t’a offert tous ces cadeaux ? … Tout, tout, tout ! Tu ne vas pas t’en tirer comme ça !

Jean promet de ne rien lui cacher à condition qu’il tienne sa langue, il ne veut pas que les autres soient au courant de sa nouvelle situation ! Daisy jure qu’il peut compter sur lui mais Jean connaît son cousin et se demande s’il saura tenir sa langue.

Chapitre 8

Le front appuyé sur la fenêtre de cuisine, Marine sanglote. Chez les Duriez, tout le monde pleure. Leur Mamie est décédée il y a trois mois et avant-hier bonne maman est morte. Pour la deuxième fois cette année, les enfants sont confrontés à la mort, maintenant ils n’ont plus personne à qui raconter leurs petites misères, bien sûr, il y a papa et maman, mais les grands-mères savaient écouter et garder leurs secrets. C’est la maman de Madame Duriez qui vient de s’éteindre, Marine « adorait » lui rendre visite, car c’était une charmante vieille dame douce et tendre, mais aussi parce qu’elle avait un jardin et lorsqu’on habite en appartement, ce jardin, c’était le paradis ! La période préférée des enfants était l’été pour grappiller les groseilles et les « croque-poux », maman préférait le printemps, lorsqu’elle cueillait de gros bouquets de lilas mauve et blanc qui embaumaient la salle à manger. Les deux grands-mères avaient eu un destin tragique, l’une devenant veuve de guerre alors qu’elle attendait son deuxième enfant, l’autre perdant son mari tuberculeux et se retrouvant seule avec une petite fille de deux ans.

Les enfants aimaient les entendre raconter leur jeunesse, et regardaient avec chacune d’entre elles les photos de famille et toujours en premier la photo des Mariés !

Les trois enfants sont impressionnés, ils ont vu les deux grands-mères mortes, toutes froides, d’une couleur indéfinissable, ces images terribles resteront gravées dans leur mémoire. Myriam anéantie se colle aux jambes de sa sœur, elle n’accepte pas qu’elles soient parties « où sont-elles maintenant ? Qu’arrive-t-il quand on est mort ? » Elle attend des réponses rassurantes de sa sœur.

— Maman a dit qu’elles étaient au ciel, insiste Myriam ! Tu crois qu’elles sont dans les nuages ? Dans les étoiles ?

Marine répond que leur corps est en terre et leur esprit est parti au ciel, mais cette réplique ne lui convient pas, elle les imagine plutôt dans un autre monde ! Mais lequel, elle ne saurait le dire. Eric a été le plus impressionné, il fait des cauchemars, pousse des cris la nuit et voit sa grand-mère dans les rideaux.

Samedi, l’enterrement a lieu à onze heures. Avant de partir, maman a posé un chapeau de deuil avec un long voile sur ses cheveux grisonnants, les enfants sont habillés de noir comme leurs parents. Sur le chemin de l’Église, derrière le corbillard tiré par un cheval paré de noir et d’argent, le curé récite des prières reprises par l’assistance, maman et papa suivent le convoi, la famille, les voisins leur emboîtent le pas. Madame Duriez a rabattu le voile sur son visage et pleure, les enfants ont beaucoup de peine d’avoir perdu leur grand-mère, ils en ont aussi pour leurs parents qui sont si tristes.

Après la messe et le cimetière, ils sont tous réunis dans la maison de « Bonne Maman », la voisine a cuisiné le pot-au-feu traditionnel pour le repas de funérailles et les retrouvailles entre cousins éloignés animent ce pénible après-midi. Puis ce sont les adieux, chacun rentre chez soi, seuls les Duriez restent encore un moment, maman veut s’imprégner une dernière fois de l’atmosphère de cette maison qui a bercé son enfance.

Lundi suivant, Marine regagne sa classe et retrouve Anna, sa meilleure amie qui a également perdu sa grand-mère, il y a quatre mois. Toutes les deux sont vêtues de noir et se réconfortent mutuellement, comme toujours elles se comprennent et peuvent se confier leur chagrin. Les parents d’Anna, qui habitaient chez la grand-mère, doivent déménager, car la maison revient au frère de Madame Vannam, ils cherchent un appartement rue Saint-André ou de la Monnaie ou même sur la place du concert, car l’âme du Vieux Lille s’est emparée d’eux. L’adolescente rassure son amie, elles ne vont pas se quitter.

Monsieur Duriez, qui a pris les mêmes engagements, a fait la connaissance de Madame Vannem. En ce samedi, ils ont organisé une kermesse pour les écoles du « Vieux Lille » et en fin d’après-midi on procédera au tirage de la loterie, dont la machine à laver est le premier lot, cette belle journée se clôturera par un grand bal populaire. Les recettes serviront à l’achat de nouveaux livres et des subventions seront distribuées aux familles les plus démunies. Dans le quartier, il y a de nombreuses courées, des appartements insalubres, dans les caves de certains immeubles, du côté de la rue des Célestines, il faut parfois se déplacer en barque, des bras de la « Deûle » inondant les sous-sols marécageux de la ville d’où son nom : L’îsle (aujourd’hui orthographiée Lille).

Les organisateurs sont contents, il y a du monde, les billets de tombola se vendent facilement. Myriam se penche au-dessus de la grande bassine en se tortillant pour attraper avec sa canne à pêche, le cou d’un canard, elle s’énerve, la patience n’est pas sa plus grande vertu, Marine l’apaise en lui donnant quelques conseils.

— Alors ! Ils vont se décider à arrêter de bouger, ces idiots de canards ! Une stupide bête entre enfin sa tête dans l’anneau.

— Oui ! J’ai gagné !

La fillette saute de joie, la brave dame qui s’occupe du stand lui tend un objet emballé dans du papier peint. Myriam le déchire avec frénésie, c’est un petit miroir doré. Son enthousiasme se tarit, elle espérait un sifflet ou un sac de billes… déçue, elle tend l’objet à sa grande sœur.

— Tiens ! Je te le donne !

Marine la remercie, mais n’est pas dupe, Myriam rêvait d’autre chose, c’est comme dans la vie, beaucoup de surprises, des bonnes et des mauvaises, Marine la laisse aux cheminements de ses réflexions, c’est comme cela qu’elle grandira, pense-t-elle !

Le ciel s’obscurcit, le jour décline, les gens attablés attendent l’ouverture du bal qui débute par une valse. Les premiers danseurs ont envahi la piste, Monsieur et Madame Duriez, Monsieur et Madame Vannem ont accepté que Marine et Anna s’installent en face de l’orchestre, leurs filles sont sérieuses (elles refuseront de danser avec ces jeunes voyous dévergondés qui traînent à la fête) pendant qu’eux seront occupés toute la soirée à servir les boissons. Jo, la fille de la voisine des Duriez rejoint les deux amies et s’assied sagement à leur côté.

Les valseurs laissent la place à quelques danseurs qui entament un rock en roll effréné, enfin une chanteuse, en robe à paillettes, s’avance sur l’estrade et entame une douce mélodie accompagnée par l’orchestre, la série de slows remporte un vif succès. De jeunes couples s’enlacent et font rêver nos jeunes filles, les garçons de leur âge sont stupides et ceux de dix-huit ans ne les regardent pas, elles sont trop jeunes ! C’est maintenant le tango qui détrône le slow, les trois adolescentes qui n’ont pas quitté leur siège sont dépitées, elles bâillent et finissent par quitter le bal. Elles pensent en silence que si c’est cela sortir ! « Eh bien, ce n’est pas marrant du tout ! » Mais n’osent en parler sur le chemin du retour. La déception se lit sur leurs visages. Elles, qui pensaient rencontrer un beau jeune homme, dans leur robe fleurie, c’est complètement raté ! De quoi envisager d’être « bonne sœur »… (Enfin presque !)

Les jeunes filles s’embrassent, Marine retrouvera Anna lundi, elles feront le point. Cette dernière reste sur ses positions, elle ne croit pas aux contes de fées et aux princes charmants, Jo, plus romantique, passera jeudi après-midi, lorsqu’elle aura terminé ses devoirs et donnera ses impressions.

Marine pénètre doucement dans l’appartement, elle accroche son manteau dans le couloir. Tante Raymonde apparaît et pose le doigt sur la bouche, Myriam dort. Pendant que l’adolescente se déshabille, Eric l’appelle, il guette le retour de sa sœur depuis plus d’une heure.

— Viens, il faut que je te parle !

— Qu’est-ce qui se passe ?

Il murmure pour que sa tante ne l’entende pas, Tante Raymonde pense qu’il dort.

— J’ai eu très peur ! Il y a un idiot qui a mis un pétard dans ma poche, elle est brûlée et je vais me faire gronder par maman ! Je voudrais que tu lui expliques que ce n’est pas de ma faute !
— Marine promet de plaider sa cause, l’embrasse et va se coucher, demain il faut se lever, le « B.E.P.C » est pour bientôt !

Le professeur d’histoire, géographie, entre dans la classe, trente têtes se dressent, le silence règne. Madame Bossière, d’un signe du menton, commande aux élèves de s’asseoir, pose le derrière sur le coin du bureau et commence la leçon, dissertant sur les différentes zones climatiques (La France est à l’honneur et compose le programme de géographie cette année). Les dix premières minutes, Marine écoute assidûment, cette matière ne l’inspire pas, mais elle est au troisième rang, dans la ligne de mire du « prof. ». Madame Bossière entame un long monologue, les mains croisées sur les cuisses, admirant ses longs ongles vernis. Peu à peu la jeune Duriez relâche son attention, sur la page de gauche de son livre, une photo de cimes enneigées, encerclées de forêts denses de sapins, l’appelle à la rêverie. Les paysages défilent devant ses yeux, Marine marche dans cette forêt, l’air frais du sous-bois la fait frissonner. À ses narines monte l’odeur des résineux, elle entend craquer sous ses pas les aiguilles de pin, le soleil perce quelques trouées dans les arbres et la jeune fille lève la tête, ferme les yeux pour laisser le chaud soleil glisser sur sa peau, pendant quelques instants.

— Michèle la pousse du coude, Marine ! Marine ! réveille-toi ! Madame Bossière a déjà posé la première question et tu n’as même pas sorti une feuille. La rêveuse attrape une copie et jette un coup d’œil sur le travail de Michèle, qui, très coopérative, lui glisse la réponse.

La cloche sonne, Marine se précipite vers la sortie : le béret de travers, le manteau déboutonné, la jupe courte plissée balançant sur ses frêles jambes blanches, elle ralentit le pas devant la surveillante puis s’élance dans la rue. La fraîcheur de l’air n’entame pas son moral, toute joyeuse elle rentre à la maison, demain jeudi, elle fera la grâce matinée ! Quelle chance ! Dans quelques années, elle espère obtenir le baccalauréat pour devenir un jour assistante sociale ou institutrice, les seuls métiers qui l’intéressent. Une fois mariée et mère de famille, elle abandonnera son travail pour élever ses enfants comme maman et sera heureuse avec le mari qu’elle n’a pas encore rencontré ! Pour l’instant, elle n’a que le choix de poursuivre ses études.

L’adolescente grimpe quatre à quatre les marches plaintives, usées par tant de locataires qui les ont gravies, elle ouvre la porte, embrasse sa mère et s’installe devant son goûter : quatre tartines de confiture de fraises et un bol de chocolat.

Repue, la jeune fille gagne sa chambre, s’assied devant une petite table carrée lui servant de bureau, sort livres et cahiers et commence pas les corvées. Elle coince la tête entre les mains pour déchiffrer son premier exercice de géométrie, Marine pleine de courage, relit une deuxième fois l’énoncé, soupire en grimaçant. Elle déteste la géométrie, abscisses, ordonnées, théorèmes, non ce n’est pas pour elle et comprend mieux le point de vue de son petit frère sur les mathématiques ! Sa bonne volonté l’abandonne rapidement.

— Tiens, je mangerais bien un morceau de chocolat ! C’est de la vitamine, exactement ce qu’il me faut ! Maman est descendue chez la voisine ! Je vais en profiter pour voir s’il en reste dans le placard de la cuisine.

D’un pas alerte, elle se dirige vers l’objet défendu et chaparde une tablette qu’elle déguste en fermant les yeux, cinq secondes de plaisir ! Enfin elle attaque son problème, on dirait que cela va mieux.

Vingt heures, la voix de Madame Duriez résonne dans le couloir :

— À table ! À table ! Marine se hâte de recopier son dernier devoir.