Pandora - Aldo Sevino - E-Book

Pandora E-Book

Aldo Sevino

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Beschreibung

Hes, Deme, Her, Pos, Had et le mystérieux Z Deiwo ont vécu une série de drames d’une nature exceptionnelle qui les a soudés à jamais. Ces six frères et sœurs qui ont fui leur pays d’origine à la mort de leurs parents semblent vivre désormais seuls, étrangers à eux-mêmes, résignés, à l’écart d'un monde qui les a oubliés. Une enquête menée par deux policiers va permettre de retisser leur histoire et les motifs d’une impossible lutte contre les hasards du désordre absolu.
L’enquête mettra également en évidence les liens invisibles qui continuent de réunir cette étrange fratrie dont l’histoire personnelle soulève la question du destin et du libre arbitre, du prévisible et de l’irrationnel. Dans quelles mesures pouvons-nous agir sur le cours des choses ? Cette question qui se pose à chaque membre de la famille Deiwo est aussi un enjeu qui nous concerne tous.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Aldo Sevino est avocat aux barreaux de Lyon et de Turin et enseigne le droit public dans diverses universités et écoles. Lecteur passionné, amoureux des mots, il publie avec Pandora son premier roman.

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Seitenzahl: 450

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Aldo Sevino

Pandora

Roman

© Lys Bleu Éditions – Aldo Sevino

ISBN : 979-10-377-8459-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

1

Hes Deiwo

Le ciel est gris, le soleil est absent du paysage bien qu’il fasse jour. La poussière moite pèse lourdement sur les épaules des deux survivants…

Cormac McCarthy

5 h 45

Les vibrations et les notes stridentes du carillon extirpèrent le dormeur de ses hallucinations nocturnes. Encore engourdi par les dernières exhalaisons de la nuit, le visage froissé et mouillé de sueur, les yeux encore clos, Albert avait tendu la main vers son vieux réveil sans réfléchir, espérant pouvoir le museler. Il entendait sortir de son lit à la sonnerie d’un réveille-matin, et non aux injonctions sophistiquées des tonalités digitales d’un smartphone. Comme il préférait préparer ses repas dans de vieilles poêles en fonte émaillée, et non dans des boîtes en matière plastique, réchauffées au four à micro-ondes ; ou marchander des vinyles d’occasion chez les rares disquaires de la Ville, plutôt que d’écouter ses musiques favorites – du rock anglais indy des années quatre-vingt ou des artistes underground comme Moondog, Daniel Johnston, Sun Ra ou Kevin Coyne – sur des plateformes de streaming musical. Il admettait, bien volontiers, qu’il n’était pas de son époque.

Les paupières toujours closes, à tâtons, il trouva le commutateur qui le délivra du roulement sonore. La nuit avait été courte. Elle avait également été difficile. À la sonnerie succéda la logorrhée à peine audible du présentateur radio qui devait pronostiquer la météo du jour selon toute vraisemblance.

Le roman de Cormac McCarthy qui accompagnait ses soirées et une partie non négligeable de ses nuits depuis le début de la semaine gisait au pied du lit, ouvert, éventré par une brisure nette partageant les pages en deux moitiés presque égales. Une fois encore, les relents de sa lecture de la veille avaient hanté son sommeil. Il en sortait épuisé, presque hagard. Les romans et les recueils de poésies empilés sur l’unique table de nuit en noyer clair semblaient tous avoir été maltraités : bords émoussés, pages cornées, déchirures et éraflures diverses, couvertures se détachant du reste du livre… « On ne respecte un livre qu’en le lisant, pas en le momifiant en cherchant à lui conserver son aspect neuf. » Voilà ce qu’était l’aphorisme préféré d’Albert, en matière de lecture. Dit d’une manière différente, « un livre, ça se lit, ou alors ce n’est plus un livre, mais un objet de décoration ». Dès lors, peu importait ce qui était imposé à ce précieux flacon. Plié, frotté, écorné, ensablé pendant des vacances au bord de la mer, oublié sous la pluie d’un dimanche après-midi à la campagne, mâchonné par le chien de la maison, brûlé par le soleil du mois d’août. Tout était acceptable, pourvu que l’on en tirât l’ivresse. La seule brutalité qu’il épargnait à ses livres était de les abandonner à d’autres mains que les siennes. Jamais il n’aurait prêté un livre à qui que ce soit.

6 h

Albert eut besoin d’un peu de temps, pour s’assurer qu’il avait bien quitté le monde des fantasmes, et qu’il était entré, à présent, dans la vraie vie, c’est-à-dire son autre cauchemar. Néanmoins, il finit par se lever. Lentement, comme chaque matin. Il se redressa et s’assit, les fesses en équilibre au bord du matelas, les pieds à plat sur le parquet froid. Il s’étira, les bras au-dessus de la tête, les doigts entrecroisés, les paumes en direction du plafond. Souvenir d’une posture de yoga qu’il avait apprise lorsqu’il s’était initié à cette pratique. Il bâilla. Il sortit du confort ouaté du lit, déploya son mètre quatre-vingt-douze et ses quatre-vingt-dix kilos. Il se dirigea vers la seule fenêtre de la chambre. Il l’ouvrit en grand pour évacuer l’air vicié de la nuit qui imprégnait la pièce. Il passa quelques minutes aux toilettes afin de remédier à la pression exercée sur sa vessie. Comme chaque matin, pendant qu’il se soulageait, le miroir placé à sa gauche lui renvoyait le visage d’un homme entre deux âges, les cheveux bruns ébouriffés, la peau mate, les pommettes saillantes, séduisant malgré la fatigue et les premières rides. Sa barbe de trois jours, qu’il entretenait avec beaucoup de soin, était ce que les femmes appréciaient le plus chez lui. Sa barbe et son sourire. La coupure qu’il s’était faite à l’arcade sourcilière droite lors d’un combat de boxe amateur lui avait laissé une petite cicatrice qui n’aurait pas été visible si elle n’avait empêché la repousse définitive des poils, marquant ainsi d’un fin trait blanc l’un des sombres sourcils. Satisfait de ce qu’il voyait, il s’adressa un sourire, et accepta, en retour, celui que lui renvoyait le miroir. Encore nu, il se rendit à la cuisine et remplit une casserole d’eau froide qu’il mit à chauffer pour préparer son thé quotidien. En attendant que l’eau frémisse, il se rendit au salon, s’étendit ventre contre terre sur le vieux tapis persan rouge, seul bien de valeur qu’il possédait, et entreprit d’effectuer quelques pompes. Les muscles lourds, il s’arrêta à la vingt-cinquième lorsqu’il entendit l’eau bouillir depuis la pièce voisine. Il se redressa, souffla profondément. Il se dit que demain, il en exécuterait davantage. De retour à la cuisine, il versa l’eau dans une théière en fonte noire à large col. Les feuilles se déployèrent une à une laissant apparaître leur délicate forme fuselée. Il laissa infuser le temps exact préconisé par la petite vendeuse tatouée auprès de qui il se procurait son thé bio. Un thé à cinquante euros les cent grammes. 60 ° Celsius et trois minutes d’infusion dans de l’eau déminéralisée. Pas 70°, et surtout pas quatre minutes de décoction… « Sinon votre thé perdra la subtilité de ses arômes et deviendra amer. » Le conseil était simple, clair et n’acceptait pas de discussion, et encore moins d’objection. Le thé japonais, le seul thé qu’il buvait, n’admettait pas les approximations. Cependant, si Albert respectait généralement le temps d’infusion préconisé, il était incapable de contrôler la température de l’eau, ne disposant pour cela, ni de thermomètre, ni de bouilloire électrique programmable, ni, d’ailleurs, de la patience nécessaire. Il devait se contenter de ses vieilles casseroles pour chauffer l’eau du robinet. Il ne préparait pas, non plus, son thé avec de l’eau déminéralisée. Cependant, le thé n’était pas moins bon pour autant, selon lui.

Debout, devant la table de la cuisine à laquelle il ne prenait jamais la peine de s’asseoir le matin, le journal de la veille ouvert à la page 2, une tasse en porcelaine chinoise à la main, toujours nu, il découvrait inquiet et navré les dernières nouvelles du monde. Celles-ci assaillaient en moins de temps son cerveau qu’il ne lui en fallait pour boire son thé au goût herbacé et iodé. Ces mauvaises nouvelles le jetaient dans un état d’abattement et de découragement qu’il ne connaissait que trop bien. Les derniers chiffres de l’activité économique et du chômage ainsi que l’annonce des nouvelles mesures de politiques publiques – qu’Albert pensait illusoires – pour en limiter les effets à défaut de le régler, la crise en Afghanistan, en Éthiopie, en Ukraine, et dans de nombreux autres pays du Nord et du Sud, le dérèglement climatique, les pollutions, et de manière plus générale, les efforts méritoires mais inutiles des gouvernements occidentaux pour justifier auprès de la population de leur incontestable capacité à gérer les affaires du monde, bref… la triste actualité qui se répétait chaque jour. Notre planète s’effondrait. À présent, Albert le pensait, après en avoir longtemps douté. Ce n’était plus une simple dystopie récréative, de celles dont regorgeaient les romans pour adolescents. Non, c’était devenu bien réel, selon lui. Pourtant, il n’avait jamais été un adepte des théories fumeuses ou complotistes. Il ne croyait pas aux martiens, aux mensonges d’État, à l’assassinat de Kennedy par la CIA, à la conspiration des sages de Sion ou à une mise en scène de l’alunissage d’Apollo 11. Il n’avait pas cru, davantage, aux grandes prophéties de la collapsologie. Pourtant, aujourd’hui, il était contraint d’admettre l’évidence : le monde se brisait. Nous le savions, nous pouvions l’expérimenter chaque jour, un peu davantage. Le plus étonnant, ou plutôt le plus pathétique, était que nous connaissions les mesures, désormais radicales – faute de les avoir mises en œuvre plus tôt – à prendre pour éviter ce drame, mais personne ne les mettait en œuvre. Nous étions tous apathiques, saisis du syndrome du passager clandestin se demandant pourquoi produire l’effort individuel, toujours coûteux, qui, simple goutte d’eau dans un océan de larmes, n’aurait eu aucun impact sur le cours des choses, alors qu’il était possible de continuer à jouir d’une consommation frénétique, laissant à la majorité de l’humanité, l’impérative obligation morale d’adopter un mode de vie frugale, plus respectueux de l’environnement. Oui, pourquoi ? Albert leva les sourcils, inspira profondément en signe de désespoir. Il ferma le journal.

Il est déjà 7 h.

Comme chaque matin, Albert avait besoin de temps pour se préparer à affronter sa journée de travail. Il prit une douche, très chaude, à la limite du supportable, s’habilla avec les vêtements qu’il avait préparés la veille au soir, vieille habitude qu’il avait prise du temps où il était étudiant – un jean délavé, un t-shirt blanc et un pull-over bleu marine avec un col en V, une veste élimée de velours marron et une paire de sneakers au modèle vintage. Il ne se peigna pas, ce qu’il ne faisait d’ailleurs que rarement, se brossa les dents et quitta le petit appartement qu’il occupait depuis trois ans en centre-ville. Comme chaque jour, il se rendit au travail à moto. La circulation était fluide pour un lundi matin. Il arriva à destination en à peine un quart d’heure sans avoir eu besoin d’effectuer les habituels dépassements et slaloms entre les véhicules. Fait exceptionnel, il se présenta à l’heure au commissariat de police. Il gara sa Ducati Scrambler achetée d’occasion, sur le trottoir, juste devant le dégagement de la porte d’entrée principale du commissariat, comme pour marquer son territoire, sous le regard impavide du planton en uniforme. Il tourna la clé de contact. Les vrombissements de l’engin se turent, laissant place au silence.

— Bonjour monsieur l’inspecteur. 

— Bonjour… heu !... répondit, avec un temps d’hésitation, Albert, en ôtant son casque intégral.

— … Paul, compléta le gardien de la paix, avec un sourire gêné.

— Bonjour Paul.

Le planton n’avait été affecté que depuis peu au commissariat central. Le jeune gardien de la paix l’accueillait donc, encore, d’un obséquieux « monsieur l’inspecteur », ce qui amusait beaucoup Albert. Dans un mois, tout au plus, le gamin – le planton était bien plus jeune qu’Albert – le saluerait, lui aussi, par son prénom, comme tout le monde dans la maison. Néanmoins, Albert se disait qu’il n’était pas désagréable de s’entendre appeler « monsieur », de temps en temps. Cela le changeait des noms d’oiseaux qu’il recevait de manière régulière de la part de la population, lorsqu’il intervenait sur le terrain, et en particulier dans certains quartiers.

À l’intérieur du commissariat, sans s’attarder, Albert salua quelques policiers qui se trouvaient à l’accueil et dans les couloirs, distribuant là un sourire, le plus souvent une moue ou un rictus qui se voulaient aimables, parfois un signe de main. Il n’avait jamais ressenti le besoin de partager de longs moments avec ses collègues. Pas de soirée ou de week-end entre flics, pas de longues discussions devant la machine à café pour commenter le match de foot ou de rugby de la veille… En tant que policier, il s’impliquait dans ses enquêtes, faisait de son mieux pour résoudre les affaires qui lui étaient soumises, essayait d’être le plus disponible pour Romane, la collègue avec laquelle il travaillait. Mais c’était tout. Il ne se sentait pas membre de la soi-disant grande famille de la police. Il gagna, enfin, le petit bureau qu’il partageait avec sa coéquipière, depuis maintenant quatre ans.

Comme tous les jours, Romane était arrivée avant lui. Et ce soir encore, elle serait la dernière à quitter le commissariat. Depuis longtemps, Albert avait cessé de culpabiliser de cette situation. D’ailleurs, il ne s’était jamais amusé au jeu de celui qui resterait le plus tard au travail. La pièce étroite qui leur faisait office de bureau ne permettait pas d’accueillir beaucoup de mobilier. Les deux inspecteurs se partageaient une vieille table, sans tiroirs, qui occupait presque toute la pièce. Deux chaises usagées installées de part et d’autre. L’une d’elles était occupée par Romane. Albert balaya des yeux le plateau en formica encombré de procès-verbaux, de notes et de restes de sandwichs. Un dossier jaune était ouvert sur quelques feuillets dactylographiés offerts en éventail. Sans aucun doute un nouveau cas. Mauvais signe. Albert se dit qu’il devait abandonner l’espoir d’une journée tranquille. L’œil noir de sa coéquipière lui non plus n’augurait rien de bon.

À trente-six ans, avec son mètre soixante-quinze, Romane était la plus jolie femme du commissariat. Ses grands yeux verts, à peine maquillés, les fins sourcils interrogateurs, les pommettes roses et soyeuses, la bouche toujours rehaussée de rouge, délicatement dessinée, le nez fin et discret, le cou gracieux, tout participait à la rendre irrésistible aux yeux de ses collègues masculins et quelques autres féminins. Le corps fin mais athlétique dessinait une femme très désirable. Généralement, elle tenait ses longs cheveux bruns attachés en queue-de-cheval. Il lui arrivait parfois de les dénouer afin de laisser respirer ses boucles brunes qu’Albert ne manquait jamais d’admirer. Si elle était belle, Romane était, surtout, une des inspectrices les plus intelligentes et les plus intuitives qu’Albert ait connue. Sans aucun doute, elle était aussi la plus impliquée dans son travail. En quatre ans, elle avait permis de résoudre un nombre conséquent d’affaires difficiles. Elle formait avec Albert l’équipe la plus efficace du commissariat.

D’humeur en principe joyeuse, aujourd’hui Romane paraissait agacée. Le front plissé, l’air renfrogné, les sourcils froncés, tout dans son visage montrait son irritation. Jusqu’à ses vêtements, un chemisier de coton blanc et un pantalon de toile verte qui semblaient froissés, contrariés, mal disposés. Elle ne leva pas la tête à l’arrivée de son collègue. Albert ne s’arrêta pas à cet obstacle. Il la salua. Pas de poignée de main, pas d’embrassade non plus, juste un « bonjour » lancé à la volée, étriqué, à moitié avalé, presque pressé. Albert engagea son habituel badinage matinal qui lui servait chaque jour de transition pour entamer tout à fait sa journée de travail.

— Ça va ?

— Oui. Si l’on veut.

Le visible manque d’entrain de sa coéquipière et le regard sombre de celle-ci ne désarçonnèrent pas Albert.

— Qu’est-ce qui se passe de si grave de bon matin ? reprit-il d’un ton qu’il voulait mi-moqueur, mi-consolateur.

— Le commissaire sort du bureau à l’instant… D’ailleurs, à ce propos, il était étonné de ne pas t’y trouver…

Coup d’œil en coin de Romane pour s’assurer que la digression avait bien été comprise.

— Bon, et donc ? poursuivit Albert qui, haussant les épaules, n’attacha aucune importance à cette dernière remarque.

— Et… il nous a confié un nouveau cas. Une affaire de viol. J’étais en train de lire le dossier en t’attendant, précisa Romane donnant un coup de menton en direction des feuilles jetées sur la table.

Albert qui était resté debout dans l’encadrement de la porte d’entrée du bureau attendait que sa collègue finisse de lui expliquer les raisons de sa contrariété. Il leva les sourcils en signe d’invitation à poursuivre, puis plissa les yeux comme pour garantir à son interlocutrice qu’elle pouvait compter sur toute son attention. Ayant bien compris la signification de ces mimiques, Romane poursuivit :

— Je n’aime pas ça et en plus j’ai l’impression qu’il le fait exprès.

— Qu’il fait exprès de quoi ?

Le regard dur que lui lança Romane invita Albert à plus de circonspection.

— Arrête, bon sang, toi aussi.

Romane secoua la tête en signe d’incompréhension. Sa queue-de-cheval ondulait au rythme de ses doutes. Ce matin, le vert si limpide de ses yeux était voilé de colère. Elle ferma les paupières comme pour rassembler ses pensées puis les ouvrit de nouveau et respira avant de poursuivre.

— Il ne conçoit pas que pour une femme le traitement de ce genre d’affaires, c’est pénible, vraiment… il pourrait… je ne sais pas, moi…

Il fallut deux longues secondes pour qu’Albert réponde au désarroi de Romane. Pendant ce court laps de temps, la rumeur et le désordre du commissariat s’étaient invités dans le bureau rappelant aux deux policiers que le monde extérieur était là, juste à côté, derrière la porte, prêt à les embarquer de nouveau. La vie qui continuait son cours, malgré les drames qui frappaient, çà et là, de manière aveugle.

— Oui, d’accord. Mais, en même temps, si les femmes policières ne prennent pas à bras-le-corps ce genre de dossiers, qui le fera ? Tu penses qu’une enquête pour viol serait mieux traitée par nos collègues masculins du bureau d’à côté ? Jean-Philippe ou Xavier seraient mieux armés que toi pour ça ?

— …

— Franchement ? Tu le penses ?

— … Non, finit par admettre Romane.

— Bon. Puisque, finalement, nous sommes d’accord… dis-moi tout. C’est quoi ce viol ? Qui est la victime ?

Romane redevint l’inspectrice qu’Albert connaissait, professionnelle, précise, efficace.

— Une certaine Hes Deiwo. Une femme de quarante-cinq ans, célibataire, sans enfant. Elle n’est pas connue de nos services. Elle tient une oisellerie, en périphérie de la Ville. Les faits remontent à plusieurs jours. Pour être plus exacte, elle n’a déposé plainte que trois semaines après les faits. Et a été agressée par un inconnu chez elle. L’histoire est d’une triste banalité. On a sa déposition, dans le dossier… là sur le bureau. Mais il faudra, évidemment, l’interroger de nouveau. Et le plus vite possible sera le mieux, à présent, je pense.

— Pourquoi attendre autant de temps ? C’est dingue ça ! Avec toutes les recommandations, les « flashs » d’information que le gouvernement ou les associations d’aide aux victimes balancent à longueur de temps à la radio ou à la télévision sur la nécessité de déclarer tout de suite les agressions, en particulier sexuelles, pour avoir une chance de mettre la main sur le coupable.

Albert était énervé. Il poursuivit, en observant la réaction de Romane.

— Pourquoi les victimes mettent-elles toujours du temps à réagir ? À croire qu’elles prennent plaisir à rendre notre travail impossible.

— Bon sang ! Tu ne vas pas remettre ça. Tout le monde n’est pas capable d’adopter le bon comportement, la bonne réaction, au bon moment. Tu sais bien comme c’est difficile pour une femme de se rendre à un commissariat pour porter plainte. A fortiori pour ce genre de crime.

— Ouais ! N’empêche que si elles veulent que les salopards qui ont abusé d’elles finissent derrière les barreaux, il faudrait qu’elles nous aident un peu, en n’attendant pas plusieurs semaines pour venir nous voir.

Silence énervé de Romane. Le mutisme de sa collègue fut décrypté sur-le-champ par Albert qui se calma un peu. Durant ces quatre dernières années, il avait eu le temps d’observer toutes les expressions, les gestes et les signaux inconscients de sa coéquipière de manière méthodique, presque professionnelle. Aujourd’hui, il était capable de savoir ce qui se passait dans la tête de la policière avant tout le monde, parfois même avant elle. Du moins, le croyait-il naïvement.

— Très bien. Te connaissant, j’imagine que tu as commencé à engager des recherches sur cette Hes Deiwo ? C’est de quelle origine, d’ailleurs, ce nom ? coréen ? chinois ? asiatique, en tout cas.

— Non, monsieur. Pas du tout. C’est grec. Du moins, la victime est d’origine grecque. Et, non, je n’ai pas encore eu le temps de procéder à des recherches. Les seules informations dont je dispose, ce sont celles que la victime a données dans sa déposition. Elle serait la fille aînée d’une fratrie de six enfants.

— Six enfants ! Eh bien, dis donc, c’est plus qu’une équipe de basket !

— Haha ! tu es très drôle ce matin. Je te rappelle que je suis la septième fille d’une famille de neuf enfants…

— Oui, oui, je sais… Tu me l’as déjà raconté une dizaine de fois, au moins. Ce que je voulais dire, c’est que cela fera huit personnes à interroger, les frères et sœurs et les deux parents. Au moins, elle n’a pas de petit ami, j’espère ? osa Albert.

— Il n’y a pas huit, mais six personnes à interroger car les parents sont décédés. Et, effectivement, elle n’a pas de petit ami.

Silence d’Albert. Romane poursuivit :

— Pour ton information, on n’a rien dans cette affaire : pas de témoins, pas de relevés probants, pas de pistes, bref nada. Il faut donc commencer par l’interroger. Je te propose de l’appeler, et de la voir, dès aujourd’hui si elle en est d’accord. Ça te va ?

— Très bien.

Albert était satisfait. Malgré le démarrage un peu compliqué de la matinée, l’entente habituelle entre les deux policiers reprenait ses droits et les rouages si bien huilés du binôme se remettaient en marche sans plus de crissement.

— Je prépare un petit café pour toi, et un thé pour moi ; on l’appelle, et on passe ce matin à son oisellerie. C’est bon pour toi ?

— Parfait, sourit Romane.

Albert sortit du bureau, ravi d’avoir ramené un peu de légèreté chez sa coéquipière. Il revint, quelques minutes après, une tasse bouillante dans chaque main. Une grande de couleur vert pomme, pour le café américain de Romane – si le liquide marronnasse qu’il contenait, sorti de la machine installée dans la salle de pause du commissariat, pouvait être dénommé café – et une élégante tasse chinoise, bleue et blanche, avec un très joli thé japonais pour lui. Il tendit la tasse brûlante.

— Elle se trouve où, tu m’as dit, cette oisellerie ?

— Il s’agit de l’oisellerie du Temple. Elle est située à la sortie de la Ville. J’ai noté l’adresse. C’est une rue que je ne connais pas. J’ai vérifié le chemin sur Internet. Il faut sortir du centre-ville, suivre la rocade et rouler une petite trentaine de minutes en direction de la zone industrielle nord, s’il n’y a pas trop de trafic routier ce matin.

— Très bien. On prend ta voiture, évidemment ?

Albert sourit. La petite cicatrice blanche qui marquait son sourcil forma une légère inflexion vers le haut. Romane lui rendit son sourire.

— Évidemment !

Avant de tremper les lèvres dans son café, elle attendit qu’Albert avale une gorgée de son thé. Elle observa sa pomme d’Adam réaliser une disgracieuse montée et descente, dans une déglutition un peu trop sonore. Alors, à son tour, elle savoura sa boisson chaude au goût incertain. Sans avoir besoin de se le dire, ils venaient de faire la paix.

Romane décrocha le combiné du vieux téléphone filaire du bureau et composa le numéro qui figurait dans la pochette de couleur jaune ouverte devant elle.

*

* *

Quarante minutes plus tard

Romane avait été la première à franchir la porte de l’oisellerie. Albert ne l’avait suivie qu’après avoir pris le temps d’examiner avec intérêt la devanture derrière laquelle étaient exposés aux chalands quelques spécimens d’oiseaux exotiques. Une fois à l’intérieur, les deux visiteurs découvrirent une dizaine de cages dans lesquelles s’ébattaient des oiseaux de toutes tailles aux couleurs chamarrées dans un bruit assourdissant. Face à eux, un comptoir en bois clair permettait d’accueillir les rares clients que devait attirer l’établissement excentré. L’odeur âcre – résultat d’une improbable combinaison d’effluves animales, de nourriture, et de déjections – agressa le nez délicat des deux inspecteurs. Albert grimaça et envisagea même de quitter l’endroit qui n’était pas sans lui rappeler le poulailler de ses grands-parents. À l’odeur, il fallait ajouter les aigres piaillements ininterrompus de cette faune pour comprendre la sensation de nausée qui avait saisi les policiers.

— Bonjour madame… madame Deiwo ?

Romane s’était adressée à la très belle femme qui venait d’apparaître derrière la banque d’accueil. Le port de tête altier, le pas félin, les gestes déliés, les mouvements souples et élégants rappelaient ceux d’une danseuse classique, légers, pleins de grâce presque irréels et pour autant bien présents, s’imposant comme une évidence aux observateurs. Son entrée avait semblé redimensionner la pièce. L’espace dans lequel elle se mouvait paraissait avoir été redéfini et articulé pour elle, comme la composition d’un tableau autour de son sujet central. L’impression produite par Hes persista plusieurs secondes dans l’esprit des deux inspecteurs, marquant comme l’aurait fait une image photographique, la rétine de ceux qui avaient la chance de la découvrir. C’était une grande et magnifique femme d’une quarantaine d’années. Son regard doux et bienveillant contrastait avec l’âpreté des lieux. Les yeux d’un noir profond et velouté présentaient – Romane en était certaine – des reflets mordorés. Un voile léger de toile blanche, vraisemblablement en coton, coiffait ses cheveux noirs que l’on devinait ondulés. Un parfum de miel se dégageait de la chevelure soyeuse qui couronnait le visage aux traits réguliers et parvenait à faire oublier l’odeur désagréable des lieux. Elle était habillée d’une simple robe droite, blanche, d’une étoffe différente de sa coiffe, probablement en lin, sans pli ni fioriture, qui n’arrivait pas à cacher les formes magnifiques de son corps. De même, les épaules et les bras couverts laissaient transparaître leur évidente délicatesse.

— Oui, c’est moi. Que puis-je pour vous ? répondit la femme avec un large sourire de bienvenue.

— Nous vous avons appelé, il y a à peine une heure. Je suis l’inspectrice Romane Monk, et voici mon collègue l’inspecteur Albert Lieberman. Je vous remercie d’avoir accepté de nous recevoir aussi rapidement, et surtout ici sur votre lieu de travail.

Romane cherchait dans les traits du visage de son interlocutrice le moindre signe de difficulté ou de réticence à l’entretien qu’elle avait sollicité. N’en décelant aucun, elle poursuivit :

— Nous voulions vous éviter l’environnement peu agréable du commissariat de police où a été enregistrée votre plainte.

Le regard doux de l’hôtesse demeura imperturbable, presque résigné. Néanmoins, elle répondit avec une certaine chaleur à la délicate entrée en matière de Romane.

— Merci à vous de vous être déplacés. Ce n’est pas tant que l’activité soit très soutenue, en ce moment… D’ailleurs comme vous pouvez vous en rendre compte par vous-mêmes, il n’y a que nous… et mes chers oiseaux, répondit-elle en balayant d’un geste large de la main, l’espace qui se trouvait devant elle.

Pendant qu’elle parlait, Albert se demanda pour quelle raison une telle femme ne s’était pas mariée et n’avait pas eu d’enfants. Avait-elle souhaité cette vie ? Ou avait-elle un jour cessé d’espérer ? Avait-elle fini par abandonner ses rêves et accepter l’existence qu’elle menait à présent. Cela semblait à Albert si incompréhensible et si injuste.

— Je travaille seule dans cette oisellerie et il m’est difficile d’abandonner le magasin trop longtemps. Je vous remercie d’être venus jusqu’à moi, conclut-elle.

— Oui, je vois, répondit Romane, sans que Hes ne puisse déterminer si l’inspectrice acquiesçait au remerciement qui lui était adressé ou au fait qu’elle se rendait bien compte, elle aussi, que l’établissement était vide de clientèle.

Après quelques secondes d’hésitation pendant lesquelles elle chercha la meilleure manière d’entamer l’entretien, Romane poursuivit :

— Nous aurions quelques questions à vous poser, si cela ne vous est pas trop pénible. Je laisserai mon collègue noter vos réponses. Est-ce que cela vous convient ?

— Oui, il n’y a aucun souci. Je vous écoute.

— Pourrions-nous nous asseoir deux minutes quelque part ?

— Si vous voulez, nous pouvons nous installer dans mon bureau, il est juste derrière. Il est un peu en désordre, je vous prie de m’en excuser. Mais nous y serons plus à l’aise, effectivement.

Le petit signe de tête de Romane valant acquiescement, ils se mirent tous les trois en mouvement. Hes ouvrit la porte qu’elle avait franchie quelques minutes plus tôt pour accueillir les visiteurs. Après être passés devant une grande cage protégeant de somptueux oiseaux aux couleurs vives et avoir contourné la banque d’accueil, les deux inspecteurs franchirent à leur tour le seuil du bureau. La pièce étroite qu’ils découvraient était sombre, éclairée d’une petite lampe posée sur le meuble en bois qui devait servir à l’hôtesse à la fois de table pour ses déjeuners et de bureau pour ses activités administratives. Les yeux des deux policiers durent s’habituer à la pénombre. Les voilages de l’unique fenêtre étaient tirés, produisant l’impression d’un écran diaphane sous les rayons du magnifique soleil d’avril. Dans cette pièce protégée des pépiements et des odeurs animales qui les avaient agressés en entrant, les deux inspecteurs remarquèrent qu’il flottait un léger parfum d’encens. Albert chercha l’origine de ce doux effluve, en parcourant la pièce des yeux. Au moment où il croisa le regard de Hes Deiwo, il cessa son inspection.

— Encore merci de nous recevoir après ce que vous avez subi, entreprit de manière maladroite Romane.

— Je vous en prie. Vous faites votre travail, même si je doute que vous puissiez m’aider…

Les inspecteurs Romane Monk et Albert Lieberman ne surent déterminer si, par ces mots, Hes Deiwo sous-entendait qu’ils ne retrouveraient pas le coupable, ce qui était sur le plan statistique probable, ou si elle voulait signifier que l’arrestation du criminel ne saurait apaiser sa douleur, ou encore que son malheur fût bien plus grand et plus lourd que l’agression sexuelle dont elle avait été victime. Hes ne laissa pas Romane le temps de répondre à cette question. Elle surprit même son interlocutrice en devenant à son tour inquisitrice.

— … Croyez-vous au destin, madame l’inspectrice ? Je veux dire au Destin, avec un D majuscule, qui vous assigne pour la vie un rôle à jouer et qui vous y ramène quoi que vous fassiez pour y échapper ? Je crois, en cela, et je pense que la chance de l’homme est, précisément, de ne pas connaître son destin, sans quoi il deviendrait fou.

La question avait de quoi surprendre et apparaissait pour ainsi dire presque étrange, dans cet environnement confiné où chaque mot prononcé prenait une dimension plus grave et un sens plus profond. La demande résonnait comme une sorte de confession.

— Non, je ne crois qu’à la volonté et au hasard. La volonté, c’est ce qui dépend de nous, le hasard, c’est « l’impondérable », le « hors contrôle », mais je ne crois pas au destin. Ce que l’on appelle le « Destin », c’est le regard a posteriori que l’on porte sur la combinaison contingente de nos actions et des hasards justement. Et pour tout vous dire, je suis stoïcienne, voyez-vous.

Romane adorait ce mot : « stoïcien ». Même si elle n’était pas toujours certaine de vivre selon les principes de cette philosophie grecque et romaine. Dans une version plus contemporaine, plus urbaine, ce mot incarnait à ses yeux la puissance de l’esprit sur le corps et sur les contingences. On ne pouvait pas tout diriger, tout contrôler. Il fallait agir sur ce qui procédait de nous, et accepter « stoïquement » ce qui ne dépendait pas de nos actions ou de nos choix. Romane n’était pas certaine que cette manière de vivre, disons cette philosophie, lui avait permis jusqu’à aujourd’hui d’être heureuse. Mais elle n’en connaissait pas d’autres. À ces mots, le visage d’Hes Deiwo sembla s’illuminer, et ses lèvres, très jolies lèvres, esquissèrent un sourire amusé. Pas un sourire ironique ou moqueur, mais au contraire, un sourire bienveillant, un signe d’accueil lancé à une âme sœur. Elle semblait avoir compris tout ce que pouvait signifier ces paroles, au-delà même du sens que Romane avait voulu leur donner.

— Je le suis également, répondit Hes, stoïcienne, je veux dire. Mais cela ne m’empêche pas de croire à la fatalité, à quelque chose de plus fort que nous. Il se peut que mes origines me conduisent à être plus sensible que d’autres personnes à la force des liens invisibles qui nous imposent un avenir écrit avant notre naissance.

Elle s’arrêta deux secondes, comme pour reprendre son souffle, observa la réaction de ses paroles sur Romane et poursuivit sa réflexion.

— Je conçois la vie comme un train dont on ne connaît pas la destination. Il roule et vous passez devant certaines gares. Vous auriez voulu descendre à telle ou telle station car celle-ci vous semblait jolie, l’autre pleine de charme, l’autre enfin vous rappelle un lieu connu… Mais le train ne s’arrête pas. Ce n’est pas un omnibus. Et lorsqu’il arrive à destination, vous devez descendre. Et vous découvrez alors ce que la vie vous a réservé. Ces stations, c’est notre destin, notre train personnel, vous comprenez. Et quoi que vous fassiez, le train vous conduira là où votre billet vous le permet. Certains voyages en première classe, d’autres en seconde.

Romane ne partageait pas du tout cette manière de penser, trop triste, trop victimaire. Elle qui était persuadée que la volonté pouvait renverser tous les obstacles, l’idée que des évènements puissent être écrits à l’avance lui était non seulement étrangère mais pour tout dire insupportable. Elle haussa de manière presque imperceptible les épaules, réaffirmant qu’elle ne partageait pas cette contrainte que représenterait le destin tel que Hes le concevait. Elle aurait voulu opposer quelque chose de plus profond à la vision pessimiste de Hes. Mais parce qu’elle craignait que ses arguments ne soient trop vagues ou trop généraux, elle abandonna l’idée de développer davantage sa propre conception et se rappela l’objet de sa présence.

— Oui… heu… peut-être. Mais si vous le voulez bien, je souhaiterais revenir à ce qui nous amène ici. Pourriez-vous évoquer les conditions de votre agression ? Je ne vous demande pas de détails, vous avez déjà décrit les faits dans votre déposition, précisa-t-elle pour éviter toute ambiguïté sur sa demande. Nous avons lu votre dossier. Je voudrais repasser avec vous le déroulement, l’environnement et les circonstances de votre agression. Il se peut que des détails qui vous avaient échappé vous reviennent à l’esprit.

Albert n’avait encore prononcé aucune parole, laissant à sa collègue le soin de mener l’audition de la victime. Il ne quittait cependant pas des yeux Hes qui semblait ne pas s’en rendre compte.

— Comme je l’ai indiqué à vos collègues, je suis rentrée chez moi en voiture comme tous les soirs. J’ai quitté mon travail vers 18 h. Je suis arrivée à mon domicile trente minutes plus tard. J’ai laissé ma voiture sur le parking de la résidence où j’habite. Il y a toujours des places libres à cette heure. Je n’ai pas donc pas eu à tourner pour trouver où me garer. Je suis sortie de la voiture. Après quelques instants, je suis retournée sur mes pas… j’ai des TOC. Je suis souvent contrainte de vérifier plusieurs fois que j’ai bien éteint le gaz, fermé la porte du magasin ou de l’appartement… C’est parfois un enfer !

Romane hochait la tête autant pour montrer qu’elle comprenait ce que ce genre de trouble pouvait avoir de pénible que pour relancer la déposition de Hes.

— Les portières étaient évidemment fermées comme toujours. J’ai traversé une nouvelle fois les quelques mètres qui séparaient mon véhicule de l’entrée de l’immeuble.

— Vous n’avez pas eu le sentiment d’être suivie, ou à tout le moins ressenti une présence ? l’interrompit Romane.

— Non. J’ai entendu un chat miauler, c’est tout. Mais je ne pense pas que cela soit une information pertinente, répondit Hes en esquissant un léger sourire.

— Très bien, poursuivez s’il vous plaît.

— J’ai pris l’ascenseur. Arrivée sur le palier de mon appartement, j’ai ouvert ma porte avec la clé qui est attachée au trousseau de clés de mon véhicule. Je vous précise cela car vos collègues m’ont posé la question.

Romane semblait déjà déçue du manque de pistes proposées par le récit de Hes Deiwo. Comme si, en quelques minutes à peine, elle s’était rendu compte que tout espoir d’avancer dans l’enquête s’était éteint.

— Je n’ai pas éclairé la pièce en entrant.

Romane ne prenait toujours aucune note, se limitant à hocher de manière régulière la tête, comme pour assimiler l’information et inviter Hes à poursuivre à son rythme.

— J’entre toujours chez moi dans le noir, toutes lumières éteintes. Ce n’est qu’après avoir posé mes affaires sur la commode que j’allume la lampe à pied qui se trouve près de la porte d’entrée. À peine avais-je franchi le seuil qu’une main s’est posée sur ma bouche. C’était une main gantée d’un cuir sombre, noir je pense, je ne voyais presque rien. Mon agresseur se tenait derrière moi. Je ne le voyais pas. Mais je sentais son odeur acide, une odeur de transpiration sèche, et surtout son corps contre le mien.

Hes semblait frissonner à ce souvenir. Pendant toute la durée de l’audition, c’est le seul moment où elle montra une forme de dégoût pour ce qui s’était passé.

— Il était bien plus grand, et plus fort… Et je le sentirai, malheureusement, plus tard, bien plus lourd que moi. Il n’a pas dit un mot, mais avec son autre main, sa main droite, il a porté la lame d’un large couteau à ma gorge me faisant comprendre que je devais renoncer à appeler à l’aide. Puis, il m’a…

Elle se tut. Romane cessa de hocher la tête. Elle ne quitta pas des yeux Hes.

— Je sais. Tout cela est, effectivement, déjà dans votre déposition. Cela signifie que votre agresseur était déjà chez vous. Or, comme vous le savez, il n’y a pas eu d’effraction. Comment s’est-il introduit à votre domicile sans forcer la porte d’entrée ou fracturer une fenêtre ? Quelqu’un avait-il une autre clé de l’appartement ?

— Non. Enfin, oui… Il n’y a que deux clés de chez moi. L’une est toujours sur moi avec mon trousseau de clés de voiture comme je vous l’ai précisé. L’autre est conservée par ma voisine. Je tiens, en retour, la sienne. Ainsi, chacune de nous est dépositaire d’une clé de secours en cas de perte ou d’oubli. Cela ne m’est jamais arrivé mais une fois j’ai dû aider ma voisine qui avait égaré la sienne pendant des vacances à l’étranger.

— Vous êtes certaine que personne ne dispose d’une autre clé que votre voisine ? Un ami ou une amie à qui vous l’auriez donnée, il y a longtemps, et que vous auriez oublié de la récupérer ?

— Oui, j’en suis certaine. Comme je viens de le dire, il n’y a que deux clés, pas une de plus.

Romane savait que ses collègues avaient déjà interrogé la voisine et que celle-ci avait confirmé être en possession d’une clé ouvrant l’appartement de la victime. Elle avait, également, affirmé qu’elle ne l’avait jamais remise à qui que ce soit, y compris à Hes qui n’avait pas eu besoin de cette clé de secours. Tout en essayant de se remémorer les éléments de la déposition qui figuraient dans le dossier qu’elle avait lu ce matin, Romane observait les cadres qui tapissaient les murs du bureau. À cette distance, le manque de lumière ne permettait pas de distinguer les sujets représentés. Pourtant elle était certaine qu’ils devaient tous être du même peintre car la disposition des figures représentées, les choix chromatiques et l’ambiance rendue présentaient une évidente similarité. Romane se demandait s’ils ne représentaient pas une succession d’épisodes liés entre eux, comme peut l’être par exemple un chemin de croix. Bien que la pièce fût assez réduite et malgré son caractère spartiate, Romane en appréciait la quiétude. Le bureau semblait un espace hors du monde dont le calme presque monacal tranchait avec la brute effervescence de l’oisellerie. Romane ferma les yeux quelques instants et ressentit une forme de dilatation du temps. L’impression que le moment s’enflait et se gonflait comme une pâte à pain travaillée par les mains d’un boulanger. Elle attendait l’instant où cette lente et douce expansion atteindrait ses limites physiques et romprait pour s’affaisser, comme sous l’effet d’une traction devenue trop forte. Cet instant arriva au bout de quelques secondes pendant lesquelles plus personne ne parla. Romane était à court de questions et ne voyait aucune piste à explorer. Albert s’en aperçut. Oubliant la répartition des rôles qu’elle avait annoncée au début de l’entretien, Romane jeta un regard vers son collègue, pour l’inviter en silence à poursuivre l’audition. Albert comprit l’invitation implicite et prit en charge la poursuite de l’échange.

— Pas de trace d’effraction, pas d’autres clés dans la nature… Comment expliquez-vous la présence de votre agresseur à votre domicile alors ? Vous êtes au deuxième étage et il n’y a pas de possibilité d’accès depuis l’extérieur.

— Écoutez ! Franchement, je ne sais pas, répondit Hes Deiwo, nerveuse. Je ne suis pas policier.

Romane se rapprocha de l’unique fenêtre, porta un regard distrait sur les papiers qui encombraient le plateau du bureau. Même si ses yeux commençaient à s’habituer à l’obscurité ou, pour être plus précis, à la pénombre, elle ne chercha pas à les déchiffrer. Son regard balayait la pièce comme pour en conserver un souvenir auquel elle pourrait revenir plus tard lorsqu’elle aurait pris congé de Hes. Elle semblait ne plus écouter les questions et les réponses, comme absorbée par ses propres pensées. Elle s’imprégnait de l’environnement immédiat mais aussi de la personnalité de Hes, pour en ressentir les nuances, les subtilités et les contradictions.

— Oui, oui, excusez-nous, reprit Albert. Nous cherchons à comprendre. Vous êtes-vous aperçue de quelque chose d’anormal les jours qui ont précédé votre agression ? Une voiture garée à proximité de chez vous pendant plusieurs jours ? La sensation d’être suivie ? Avez-vous reçu des menaces ?

— Non, rien de tout cela. Mes oiseaux m’accaparent beaucoup. Je vis seule, comme vous devez déjà le savoir. Je commence tôt le matin et j’ai de longues journées. Donc, quand je quitte l’oisellerie, je rentre chez moi et, comme tout le monde, j’imagine, je prépare le dîner et je me couche tôt. Bref, rien de bien extravagant.

— Quelqu’un pourrait-il vous vouloir du mal ?

— Non. Sincèrement, je ne connais personne qui m’en voudrait ; ma vie s’écoule sans surprise… je ne sais pas quoi vous dire de plus.

— Lors de votre agression, avez-vous remarqué un détail physique qui permettrait d’identifier l’homme qui s’en est pris à vous ? Une cicatrice ?

— Non.

— … un aspect particulier, un tatouage…

Hes regarda l’inspecteur avant de hocher la tête négativement.

Déçu à son tour, Albert ne voyait pas ce qu’il pourrait obtenir de plus de cette femme. Il en arrivait au même point que Romane quelques minutes avant, à court de questions.

— Bien, je vois. Nous n’allons pas vous importuner plus longtemps. Si quelque chose vous revenait, n’hésitez surtout pas à nous contacter. Je vous laisse ma carte.

Albert sortit de la poche intérieure de sa veste en velours marron une carte qui n’était pas de la première jeunesse, de toute évidence. Il la tendit à Hes qui la saisit sans la lire. Elle la posa sur le bureau, sans y porter plus d’attention.

— Merci monsieur l’inspecteur.

Se tournant cette fois vers Romane, Hes rectifia :

— Merci à vous deux de vous être déplacés.

Romane inclina la tête. Hes raccompagna les deux policiers jusqu’à l’entrée du magasin. Albert sortit le premier, suivi de Romane. Les deux policiers se dirigèrent vers la voiture. Albert se retourna pour examiner l’établissement coincé – corps étranger – dans ce quartier entre deux bâtiments industriels. Romane s’arrêta à son tour.

— C’est curieux, remarqua-t-il, une oisellerie, ici. Loin du centre-ville, entre une entreprise de transport et un entrepôt de produits ménagers.

Il suspendit sa pensée et sa parole le temps d’une courte respiration, puis poursuivit :

— Tu penses qu’il y a beaucoup de clients qui viennent jusqu’ici pour offrir un canari jaune à leur gamin ?

— Je n’en sais rien. Je suis plutôt du genre tortue californienne, répondit Romane dans un demi-sourire.

Albert ne tint pas rigueur de la réponse de sa coéquipière qui se voulait ironique.

— Ce que je veux dire, c’est que je ne suis pas certain que cette Hes Deiwo puisse gagner des fortunes avec son petit commerce. Or, elle nous a affirmé vivre seule. D’où peut-elle tirer des revenus suffisants pour payer les factures ?

— Je ne sais pas. Elle a un petit ami, ou un bienfaiteur, ou elle a hérité…

Romane sentait qu’elle avait besoin de quelques instants de silence pour reprendre ses esprits et la vie qu’elle vivait avant d’entrer dans l’oisellerie. Comme si cet endroit et ce moment passé près de cette femme avaient été une sorte de parenthèse et qu’il lui fallait se réhabituer à vivre comme avant, reprendre ses réflexes, ses pensées. Elle ferma quelques secondes les yeux, inspira, observa les flux de sa respiration et après quelques instants sentit qu’elle pouvait les rouvrir. Alors seulement, elle put réfléchir aux derniers propos de son coéquipier.

— Je suis sérieux. Si elle vit seule, comme elle nous l’a indiqué, alors elle bénéficie de revenus extérieurs à son activité. Ce ne sont pas les quelques oiseaux qu’elle doit vendre chaque semaine qui lui permettent de vivre… Si en revanche, elle a quelqu’un dans sa vie, elle nous a menti. Et dans ce dernier cas, ce serait une information importante car il nous faudrait interroger l’homme en question.

— L’homme… ou la femme, précisa Romane. Qui te dit que Hes n’est pas homosexuelle ?

— Oui, homme ou femme. Peu importe, admit Albert, un peu gêné.

Albert et Romane montèrent dans la Peugeot 304 grise décapotable que Romane avait héritée de son père. Elle était très attachée à cette voiture qu’elle n’aurait, pour rien au monde, troquée pour un véhicule plus moderne et bien plus confortable. Elle trouvait ce moyen de transport tout à fait adapté à son mode de vie bien plus rock’n’roll que celui de son coéquipier. Sur le chemin qui les ramenait au commissariat, Albert et Romane s’étaient laissé porter par leurs pensées respectives, analysant chacun silencieusement, selon sa propre méthode, le peu d’éléments qu’ils avaient recueillis aujourd’hui. Albert fut le premier à rompre le silence.

— Tu ne l’as pas trouvée… comment dire…, il hésitait sur le choix des termes à utiliser, peu affectée… par ce qui lui est arrivé ?

Albert avait prononcé ces derniers mots lentement, non pas qu’il avait hésité à les exprimer, mais il avait formulé sa pensée en même temps qu’elle lui était venue, sans le filtre de la réflexion. Il balbutiait en quelque sorte son raisonnement.

— Comment cela « peu affectée » ? Tu veux dire quoi par là ?

Romane jeta un coup d’œil en biais à Albert, en essayant de ne pas quitter la route des yeux. Elle avait l’habitude de conduire avec prudence à la différence de son coéquipier.

— Tu t’attendais à quoi ?

— Je ne sais pas. Mais elle ne semblait pas abattue ou terrorisée.

Autre regard en coin de Romane qui poursuivit :

— Les victimes de viol peuvent réagir de manière très différente à leur agression. Certaines feignent d’ignorer ce qu’elles ont subi, d’autres ne peuvent pas s’empêcher de se demander comment elles auraient pu éviter ce drame, parfois au point de se considérer être l’unique responsable de ce qui leur est arrivé : syndrome de la victime culpabilisée. Donc, non, je n’ai rien trouvé d’étrange au comportement d’une femme forte qui essaie de reprendre le contrôle de sa vie après une agression terrible.

— Tu as peut-être raison.

Albert attendit quelques secondes avant de revenir à la charge.

— Ce que je voulais dire, c’est qu’elle avait l’air « détachée » ou pas concernée si tu préfères. Comme si elle s’était attendue à ce que cela se produise, comme si c’était normal… Enfin, non, ce n’est pas le mot juste. Mais… comme si cela était écrit. C’est d’ailleurs son propos sur le destin qui me fait penser cela.

Romane ne réagit pas. Anticipant les virages à négocier, elle se contenta d’un faible hochement de tête. Comme apaisée que cette réflexion vienne de son coéquipier et non d’elle-même, elle approuva plus nettement.

— Je vois ce que tu veux dire, finit-elle par lâcher reconnaissant ainsi que l’idée ne lui paraissait pas si saugrenue que cela.

Dans le langage muet de Romane constitué d’une multitude de nuances presque imperceptibles, cette petite phrase signifiait : « Tu as raison ». L’économie de mots, c’était la grande qualité de Romane. Albert appréciait cela. Pourquoi dire en plusieurs phrases ce qui peut être transmis en quelques syllabes ? Le sens de la synthèse, l’absence d’effusion, l’efficacité de l’échange.

Heureux de constater que Romane partageait son opinion, Albert tendit le bras pour monter le son du poste de radio. Un vieux tube d’Elvis Presley envahit de manière langoureuse l’habitacle du véhicule, enveloppa les deux inspecteurs d’une heureuse douceur sucrée et finit par couvrir le bruit de roulement des pneus sur l’enrobé détérioré de la chaussée. L’enquête s’annonçait plus étonnante et plus intéressante qu’il ne l’avait pensé. Albert tourna son regard vers le bord de la route qui défilait, se laissa bercer par l’appel nonchalant d’Elvis et finit par s’endormir.

*

* *

Le lendemain, même rêve qui semblait n’appartenir qu’à cette chambre, même réveil, même routine matinale.

La lumière pâle et froide du jour imprégnait la pièce autant que la conscience du dormeur. Aujourd’hui encore, Albert s’extirpa de son demi-sommeil avec difficulté. Plus fatigué que jamais. Sur la table de nuit, La route de Cormac McCarthy. La radio évoquait les déplorables manquements de la classe politique et les décrépitudes de nos misérables institutions. Désormais, celles-ci étaient méprisées, réduites à de simples mots, vides de sens. Il y avait des années de cela, les pays de l’Est s’étaient auto-proclamées « démocratie populaire », espérant masquer par cette redondance pléonastique l’absence de réalité démocratique. C’était le principe de toute bonne publicité : moins il y avait de contenu dans le produit vendu, plus l’emballage en rajoutait. Aujourd’hui, nous étions devenus à notre tour des « démocraties populaires ». Les hommes politiques ne respectaient plus leurs fonctions. Tels de nouveaux Sisyphe, les journalistes rendaient chaque jour compte de ces violations. Paraît-il par devoir. Mais était-ce le cas ? Et que dire des blogs, des sites Internet et des réseaux sociaux qui ne semblaient avoir été créés que pour se faire l’écho de ces dérapages. Autant de Sun ou de Daily Mirror que d’internautes, autant de tabloïds que de smartphones. Chacun s’offusquant des outrages dénoncés, tout en appelant à encore plus de dénonciations, d’expiations, de condamnations quotidiennes. Voilà ce que pressentait Albert avec la nostalgie facile de l’époque fantasmée de son enfance. Pour le malheur de ce monde, ce phénomène de dégradation généralisée s’étendait à l’ensemble de nos sociétés. Rien qu’en Europe : Viktor Orban, Jaroslaw Kaczynski, et l’Italie de Giorgia Meloni, pour ne citer que les têtes de turc – si l’on peut dire ! – habituelles de nos journaux. Fallait-il rappeler la trivialité d’un président français interpellant un concitoyen lors d’un Salon de l’agriculture ? Il fut un temps – cela semblait aujourd’hui une éternité – où l’homme politique pouvait appeler à voter pour lui parce qu’il avait une autorité, un savoir supérieur, une vision pour le pays. « Vous pouvez avoir confiance et voter pour moi parce que je pense et parle mieux que vous ! » C’était l’âge d’or du politique, celui des grands hommes. Ensuite vint le temps des hommes quelconques. L’homme politique n’était plus un individu au-dessus des autres mais un homme commun d’entre les hommes : « Vous pouvez me faire confiance et voter pour moi parce que je pense et parle comme vous ! » L’ère du Président normal. Enfin était arrivé le temps que certains préfèrent encore appeler populisme, par euphémisme, pour éviter d’user du mot juste : l’époque de la vulgarité. Aujourd’hui, l’homme politique nous interpelle pour nous dire « Vous pouvez voter pour moi car je pense et parle pire que vous ! », « Je suis votre conscience sombre. Je dis tout haut ce que vous n’osez pas penser tout bas et je mettrai en actes les obscurs désirs reptiliens tapis au fond de votre crâne. »Telle est notre époque.

Voilà ce à quoi songeait Albert en sortant de son lit ce matin. Il ne savait plus s’il s’était limité à penser tout cela ou s’il avait exprimé par la parole toutes ses angoisses et ses doutes. Il lui arrivait souvent de poursuivre à voix haute une pensée qu’il avait en tête et qui l’obsédait. Une approbation ou au contraire une dénégation. Parfois, toute une phrase, un encouragement ou une résolution, comme un cri, pouvaient sortir de sa bouche sans logique apparente, sans aucun signe annonciateur, à la grande surprise d’éventuels témoins. Pris au dépourvu, ces derniers ne savaient pas s’ils avaient affaire à un autiste ou à un excentrique. Comme tout le monde, Romane avait été surprise au début de leur collaboration des interventions de son collègue qui de manière tout à fait inattendue pouvait formuler à haute voix une pensée bien souvent sans rapport avec le contexte. Sa réflexion s’égarait, enjambait par des associations d’idées saugrenues des distances infinies. Les méandres de sa pensée le conduisaient toujours à une sorte de conclusion qu’il exprimait à haute voix, comme pour se réveiller de sa rêverie. « Oui, c’est cela le problème. » La phrase n’avait aucun sens sauf pour lui-même.

Ce matin, comme pour lui donner raison, la radio continuait à égrener les nouveaux incendies qui frappaient les édifices publics, les agressions dont avaient été victimes les forces de l’ordre, les pompiers et les ambulanciers, témoignant de l’esprit nihiliste de notre temps. Comme s’il s’agissait de voir disparaître jusqu’au symbole de notre civilisation. Albert éteignit la radio, affaibli par les nouvelles du monde. Par réaction, il s’abandonna à l’observation minutieuse des volutes que produisait la lente coloration de l’eau durant l’infusion. Lorsque la couleur du liquide devint vert absinthe, uniforme, soyeuse, il retira la pochette de mousseline qui contenait les tendres feuilles japonaises. Il attendit quelques instants que la légère vapeur qui s’échappait encore de la tasse se dissipe, avala le précieux liquide plus qu’il ne le but. Ensuite, sans avoir pris sa douche, il s’habilla avec les vêtements de la veille et claqua la porte de l’appartement. La circulation routière était plus dense ce matin. L’anticipation du trafic automobile était une science obscure à laquelle Albert n’entendait rien. Ses prévisions étaient toujours contredites. Il roula sans réfléchir, agissant par automatisme. Ce qui s’offrait à lui lui paraissait abstrait. Le feu tricolore, le rond-point, les flux de véhicules donnaient l’impression de n’être qu’un vague sentiment, une simple sensation, à peine une présence, un artefact sans réalité. Il glissait, dans cet univers irréel, sans heurt, insensible à ce qui lui était extérieur. Il ne reprit conscience de son corps et de son environnement immédiat qu’à une centaine de mètres du commissariat. La réalité, l’espace, le temps s’imposaient de nouveau à lui comme à un dormeur qui émerge de son sommeil. Il se gara et salua le planton, comme chaque matin. Il découvrit le poste en effervescence. Le commissariat bruissait d’un bourdonnement et d’une excitation inhabituels. La plupart des policiers avaient été mobilisés pour une opération d’envergure destinée à démanteler un réseau de trafic de drogue. Albert et Romane n’avaient pas été tenus de participer à ce coup de filet qui avait été programmé des semaines auparavant.