Par-delà les grilles - Anne-Solen Kerbrat - E-Book

Par-delà les grilles E-Book

Anne-Solen Kerbrat

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Beschreibung

Quand un gendre de la famille Cazenove décède, les membres se serrent les coudes. En apparence...

La vie s’écoule paisiblement à La Roseraie, le manoir qui abrite trois générations de Cazenove près de Nantes. Jusqu’au jour où Joël, le vieil homme à tout faire, se blesse à la jambe et quitte la propriété. Avec l’arrivée du nouveau jardinier, un jeune homme aussi sympathique que séduisant, puis le décès accidentel de l’un des gendres, l’unité de la famille se fragilise. D’autant plus que la fille du défunt ne croit pas en la thèse de l’accident de voiture… À charge alors pour le commandant Perrot et son acolyte Lefèvre d’aller voir au-delà des portes de ce huis-clos familial… Les Cazenove sont-ils aussi soudés que les apparences peuvent laisser à penser ?

Découvrez une nouvelle enquête pour Perrot et Lefèvre dans un huis-clos familial haletant.

EXTRAIT

La nuit est tombée sur La Roseraie. Une nuit tiède qui exhale le parfum des massifs. Madeleine de Cazenove a laissé sa fenêtre entrebâillée. La brise gonfle doucement le voilage. La vieille dame est songeuse. Elle a allumé la télévision mais elle n’a pas saisi un traître mot de l’intrigue qui se joue sur l’écran. De toute manière, il en est ainsi depuis plusieurs semaines. Depuis le décès de Cédric, en fait. On dirait que plus rien ne sera plus jamais comme avant. Ce n’est pas qu’elle regrette son gendre car pour être honnête, il l’agaçait profondément. Elle serait d’ailleurs bien incapable d’expliquer la cause de cet agacement. Ou au fond si, elle ne la connaît que trop bien. Cédric aimait Anne. Et ça, elle n’est jamais parvenue à le comprendre. Qu’a-t-il pu lui trouver ? Elle était plutôt jolie certes, dans la fraîcheur de ses vingt ans. Mais elle a toujours tellement manqué de charisme. Alors que Cédric était un homme sympathique et charmant vers lequel on était irrésistiblement attiré. Sauf elle, Madeleine. Mais pourquoi diable aurait-elle eu de l’affection pour un homme qui, par l’amour qu’il témoignait à sa fille, lui renvoyait l’image inversée de sa propre histoire. Une histoire d’amour au départ. Une rencontre les yeux pleins d’étoile. Une cour en règle. Un beau mariage. Une naissance. Une fille qu’on allait aimer au premier regard. Et puis le désamour. Insidieux. Progressif. Une étreinte qu’on surprend mais qu’on garde pour soi. Et le refus d’être touchée par ces mêmes mains. Mais des mains qui s’obstinent.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Anne-Solen Kerbrat est née en 1970 à Brest, et a d’abord vécu entre Côtes d’Armor et Finistère sud.
Professeur d’anglais dans le secondaire puis le supérieur, elle est passée par le Val d’Oise, la Charente-Maritime et le Bordelais avant de poser ses valises à Nantes.
Elle se consacre aujourd’hui à l’éducation de ses quatre enfants, à la traduction et… à l’écriture.
Son style féminin, à la fois sensible et incisif, et la qualité de ses intrigues sont régulièrement salués par la critique. Son premier roman a été récompensé par le Prix du Goéland Masqué en 2006.

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ANNE-SOLEN KERBRAT

Par-delà les grilles

DU MÊME AUTEUR

n°1 - Dernier tour de manège à Cergy

n°2 - Mi amor à Rochefort

n°3 - Jour maudit à l’Île Tudy

n°4 - Bordeaux voit rouge

n°5 - Saint-Quay s’inquiète

n°6 - Cure fatale à Nantes

n°7 - Par-delà les grilles

Retrouvez ces ouvrages surwww.palemon.fr

Dépôt légal 4e trimestre 2015

ISBN : 978-2-372601-06-1

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,

des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant

ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75 006 PARIS - Tél. 01 44 07 47 70/Fax : 01 46 34 67 19 - © 2015 - Éditions du Palémon.

— Vos rosiers sont magnifiques !

— Merci.

— Non vraiment, j’en ai rarement vu d’aussi beaux. Et quel parfum !

Elle se rengorge, visiblement flattée. Il se rapproche davantage de la grille.

— Ce n’est tout de même pas vous qui vous en occupez toute seule ?

Elle rit doucement derrière sa main tachée par les années. Ses ongles sont vernis d’une teinte poudrée. Elle acquiesce, faussement modeste :

— Eh bien si. Je ne laisserais à personne le soin de soigner mes roses.

— Et mon petit doigt me dit que vous avez déjà gagné un prix dans un concours horticole.

Avec coquetterie, elle glisse une mèche derrière son oreille qu’elle a petite. Elle répond :

— Vous avez vu juste, j’ai effectivement gagné le premier prix avec cette rose. Clarisse de mai.

— Joli nom pour une jolie fleur…

— C’est le prénom de ma première petite-fille, née en mai il y a vingt ans.

Elle caresse d’un doigt léger les pétales d’un rose saumoné. Elle semble perdue dans ses songes. Il se racle la gorge et dit :

— J’ai été ravi de faire votre connaissance, madame… ?

— Excusez-moi, Madeleine de Cazenove. Et vous êtes monsieur…

— Saland, Paul Saland. Je vais poursuivre mon chemin et vous laisser vous occuper de vos merveilles.

— Au revoir, monsieur. Et bonne promenade.

Elle le regarde s’éloigner, comme à regret. Puis elle se détourne et se penche sur ses rosiers. Elle sort le sécateur de sa poche et taille ce qui dépasse. Elle fredonne légèrement. Ses coups de ciseaux sont rapides et précis. Elle inspecte les massifs, l’œil étréci. Au bout d’une petite heure, elle décide d’arrêter. Elle empoche l’outil, redresse le dos et se masse les lombaires. Ramenant les pans de sa veste sur son buste étroit, elle rentre en frissonnant, à présent que le soleil s’est caché.

*

Cela fait quelques minutes qu’elle arrose ses rosiers. Elle se sert d’un arrosoir qu’elle remplit à intervalles réguliers au tuyau qui serpente tout près. Elle n’a pas vu arriver le jeune homme d’hier alors elle sursaute en entendant la voix enjouée.

— Toujours au poste, à ce que je vois !

Elle opine dans un demi-sourire. Il insiste :

— Vous êtes courageuse de vous occuper de tous ces massifs, seule.

— Vous savez, rétorque-t-elle, il y a pire dans la vie !

— Bien sûr, à qui le dites-vous…

Il prend soudain un air grave et se tait. Un peu coupable, elle ajoute :

— Mon ton a pu vous paraître abrupt…

Il fait un lent signe de dénégation, les sourcils froncés. Puis comme si la bienséance l’exigeait, il s’arrache un sourire triste.

— Ne vous excusez pas. J’ai parfois tendance à dire des choses un peu naïves.

— Non, c’est vous qui avez raison. Il faut savoir s’enthousiasmer des choses simples. La vie est faite de petits bonheurs, n’est-ce pas ?

Il la dévisage, l’air presque reconnaissant. Elle se dit qu’il doit avoir une petite quarantaine d’années. Il est grand, mince, les cheveux bruns. Il a des yeux d’un bleu sombre, profond. Et un sourire comme échappé de l’enfance. Pour se donner une contenance, elle attrape son arrosoir et va le remplir au tuyau. Lorsqu’elle revient, il est toujours là. Mais il a l’air revenu à lui.

Il demande :

— Pas trop lourd ?

Elle approuve en soupirant :

— Si, mais je préfère arroser mes fleurs ainsi. Le jet d’eau ne ferait que les flétrir.

— Je suis d’accord avec vous. Il faut savoir faire les choses patiemment. On y gagne en qualité.

Décidément, ce jeune homme lui plaît. Monsieur… Comment s’appelle-t-il déjà ? Elle n’ose le lui demander, elle craindrait de paraître indiscrète.

Il enchaîne, en faisant mine de prendre congé :

— Je ne voudrais pas vous retarder…

— Non, non !

Elle se rend compte qu’elle a parlé un peu trop vite. Comme si elle voulait le retenir. Mais elle croise ses yeux confiants et se rassure : il n’a pas dû la trouver trop empressée. Elle ajoute :

— L’entretien de mes rosiers prend du temps mais cela ne doit pas devenir un esclavage. Si certains jours je n’ai pas envie de m’y consacrer, je ne le fais pas.

Puis elle ajoute en ouvrant les deux mains :

— Mais pas trop longtemps tout de même. Sinon, leur état s’en ressentirait.

— Naturellement. Je suppose qu’il vous arrive parfois de déléguer ?

Elle lâche un soupir irrité :

— Pas aussi souvent que je le souhaiterais. Je crains bien d’être la seule à avoir la main verte dans cette maison.

Il acquiesce :

— Je comprends. Mais dites-moi, fait-il en tendant le menton vers le domaine qui s’étale derrière la grille, c’est aussi vous qui vous occupez de ce parc ?

— Non ! J’en serais incapable à mon âge. Nous avons un homme à tout faire qui s’en charge. Tenez, justement, le voilà qui sort le tracteur tondeuse.

Le promeneur regarde en direction de la main tendue. Il aperçoit un homme entre deux âges en bleu de travail, un chapeau de paille vissé sur la tête. L’homme grimpe sur le tracteur, le met en route et s’éloigne. La propriété doit bien faire un hectare. On distingue au loin un manoir de pierres blanches surmonté de deux tourelles. Madame de Cazenove se retourne vers le jeune homme. Il se croit obligé de parler :

— C’est pas tout ça, il va falloir que j’y aille.

— Oui. À bientôt.

Le ton de sa voix est légèrement monté, comme si elle posait une question. Il la salue en s’inclinant légèrement. Elle se penche pour attraper son arrosoir et s’éloigne. Il reste encore quelques secondes à contempler la propriété. Puis il tourne les talons.

*

Des applaudissements ponctuent la fin de la conférence. La jeune fille cintrée dans un court imperméable beige, rassemble ses affaires dans son sac en bandoulière et remonte la travée. Les étudiants se pressent en direction de la sortie de l’amphithéâtre. Dans la bousculade, elle aperçoit un camarade.

— Salut Adrien !

— Ah ! Clarisse, salut !

— Intéressant ce séminaire, hein ? demande l’étudiante aux longs cheveux blonds et au teint clair.

— Oui, très ! J’ai surtout aimé le deuxième chapitre, celui sur l’aliénation.

— Moi aussi, c’est la partie que j’ai préférée. Les exemples qu’il donnait étaient vraiment parlants.

— Même s’ils paraissent invraisemblables.

— C’est vrai, ça paraît incroyable que des gens puissent ainsi complètement perdre leur jugement.

Clarisse ouvre les mains et réplique :

— Et pourtant ! N’oublions pas que c’est comme ça que les pires tyrans qu’ait connu l’Histoire ont pu manipuler des foules entières.

— Tu as raison. Si Hitler, malgré l’aberration de ses propos, a réussi à convaincre tout un peuple de le suivre, c’est qu’il savait y faire.

— Tu fais quoi là ?

— Je prends le tram et je vais préparer l’étude de cas pour jeudi.

— Je t’accompagne. Faut que j’aille bosser moi aussi. Et ce week-end, tu restes à Nantes ?

— Oui. Et toi ?

— Je rentre chez mes parents.

Adrien prend un air ironique.

—  Sa Majesté rentre sur ses terres ?

Avec une chiquenaude sur l’épaule de l’insolent, la jeune fille aux yeux bleu clair réplique :

— Parfaitement, très cher, sa Majesté rentre à La Roseraie !

*

Madeleine de Cazenove est occupée à cueillir quelques roses qu’elle disposera tout à l’heure dans la chambre de Clarisse. Elle se surprend à jeter un regard au-delà de la grille. Elle sait pourtant que la Fiat 500 de sa petite-fille ne risque pas de surgir de sitôt. Cette dernière n’est pas attendue avant dix-neuf heures au mieux puisque son dernier cours à Nantes se termine à dix-huit heures. Non, Madeleine de Cazenove ne va pas se mentir, pas à son âge. C’est bien le jeune inconnu dont elle guette l’apparition. Il passe tous les jours à cette heure-ci. Alors tout naturellement, elle a pris l’habitude de le voir se poster derrière la haute grille de fer forgé. Elle ne sait presque rien de lui au fond. Il reste cinq minutes tout au plus discuter avec elle chaque jour. Elle suppose qu’il est sans emploi. Ou alors, il est en vacances. Après tout, pourquoi pas. On n’est pas tous obligés de prendre ses congés en même temps comme des moutons de Panurge ! Elle secoue la tête. Pour un peu, elle s’apprêtait à faire comme les vieux aristocrates du siècle passé qui crachaient sur les congés payés. Bien loin d’elle cette idée évidemment. Quoique… À la réflexion, la femme se dit que la France irait peut-être mieux si les gens prenaient moins de vacances. Va t’en trouver un artisan au mois d’août ! Mais Madeleine de Cazenove se morigène aussitôt. Si Clarisse entendait les pensées réactionnaires de sa grand-mère, elle lui tomberait dessus à bras raccourcis. La vieille femme sourit avec tendresse. Cette petite a du tempérament, elle aime ça. En même temps, elle sait se montrer douce et patiente. Nouveau petit regard vers la route déserte qui longe la propriété. Décidément, celui qu’elle persiste à nommer « le jeune homme » ou « l’inconnu » n’a pas l’air disposé à passer aujourd’hui. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé de fâcheux. Mais aussitôt elle se reprend : de quel droit « le jeune homme » lui causerait-il de l’inquiétude ? Il n’est rien pour elle. Juste un passant anonyme - il s’est bien présenté le premier jour mais bizarrement elle a oublié son nom - qui longe le mur d’enceinte chaque jour depuis trois semaines. Ils échangent quelques banalités à chaque fois, le temps qu’il fait, le soin à apporter aux roses. Elle doit reconnaître qu’il s’y connaît bien en jardinage et qu’il a plaisir à transmettre son savoir. Et puis il est fort courtois, toujours soucieux de ne pas abuser du temps de la propriétaire du domaine. Il est discret aussi : jamais il n’a émis le souhait de venir respirer les roses de plus près. Pourtant, elle jurerait que cet amoureux des fleurs en meurt d’envie. Mais il reste à sa place. Avec un dernier coup d’œil vers la route, Madeleine de Cazenove se décide à rentrer se mettre à l’abri de la petite brise qui vient de se lever. Les bras chargés de roses qui embaument, elle se dirige d’un pas décidé vers le manoir. À gauche de la bâtisse, Joël Le Sander, l’homme à tout faire au service de la famille depuis quarante ans, est en train de garer le tracteur dans la grange.

*

Anne De Gacher repose son livre sur la table basse. Il est temps qu’elle aille préparer le dîner. Elle va cuisiner un risotto pour Clarisse qui adore la cuisine italienne. Maman ne va pas être contente, évidemment. Elle va trouver le plat trop bourratif, indigeste. À moins qu’exceptionnellement elle ne fasse pas de commentaire puisque le plat est l’un des favoris de sa petite-fille. Anne de Gacher soupire. « Mon Dieu, je me demande ce que cette petite a fait à maman pour qu’elle ait tant d’indulgence à son égard. Marie et moi n’avons pas eu cette chance. Nous ne faisions jamais les choses comme il fallait. Papa était plus compréhensif mais tellement absent… » Elle se lève du fauteuil crapaud en tirant son pull-over sur sa jupe noire. Elle descend dans la vaste cuisine dont les murs sont couverts de casseroles en cuivre. Elle se met à faire bouillir de l’eau avant d’y faire fondre un cube de bouillon de poule. Puis elle coupe des champignons. Au moment où elle s’apprête à mouiller le riz de bouillon, sa mère entre, les bras chargés de fleurs.

— C’est pour la chambre de Clarisse, indique la vieille dame en se débarrassant de son fardeau sur la longue table patinée par des générations de Cazenove.

— Maman, je venais de nettoyer la table !

— Et alors, se défend la plus âgée, il faut bien que je pose ces fleurs quelque part le temps d’ôter leurs épines.

Anne de Gacher se retourne vers le piano de cuisson et se met à remuer le riz un peu trop vivement.

— Que prépares-tu pour le dîner ?

— Du risotto… Clarisse en raffole.

— Quelle bonne idée ! Elle va être ravie.

La cuisinière retient les mots qui lui brûlent les lèvres. Tiens donc, tu te réjouis de manger un risotto à présent ! Je te croyais trop fragile de l’estomac ! Mais elle s’abstient. Elle sait qu’à ce jeu-là elle perd à tous les coups. Sa sœur aînée Marie a toujours eu plus de répondant qu’elle. Lorsqu’elles étaient petites, elle osait donner son point de vue même si bien souvent elle se faisait rabrouer. Anne, elle, ne s’y risquait pas. Elle avait depuis longtemps compris qu’il valait mieux ne pas s’opposer à l’autorité maternelle. Elle était celle qu’on n’entendait pas, celle qu’on posait dans un coin, sa poupée sur les genoux et qu’on récupérait en partant. Elle n’irait pas jusqu’à dire qu’elle avait eu une enfance malheureuse, évidemment ! Anne de Gacher secoue la tête tandis qu’elle continue à remuer la préparation qui laisse échapper un agréable fumet. Elle n’a jamais manqué de rien : bonne éducation, jolies toilettes, cours de piano, vacances à Arcachon. Pourtant elle n’a jamais pu se défaire d’un sentiment de malentendu, de malaise latent. Elle se dit qu’au moins avec sa propre fille, les choses sont différentes. Sa naissance l’a emplie de joie. Tout à coup, elle a eu ce sentiment de plénitude absolue, l’impression d’avoir enfin trouvé sa place. Non pas qu’elle ait toujours pensé qu’elle ne s’épanouirait que dans la maternité. Au contraire, même. Jusqu’à l’âge de vingt ans, elle s’était secrètement promis de rester célibataire et de ne pas avoir d’enfant. Elle s’imaginait vivant seule dans quelque appartement, n’ayant de compte à rendre qu’à elle-même. Mais la vie en avait décidé autrement. Alors qu’elle achevait son BTS tourisme, elle avait rencontré Cédric lors d’une soirée chez des camarades. Tout de suite, le courant était passé entre eux. Il était charmant, bien élevé et plutôt drôle. Rapidement, ils étaient sortis ensemble. Et un an plus tard, Clarisse s’était annoncée en dépit de la contraception que prenait Anne. Malgré la surprise, ils s’étaient réjouis l’un et l’autre. En revanche, il n’en était pas allé de même pour la future grand-mère. En apprenant la nouvelle, Madeleine de Cazenove avait exprimé sa réticence. Anne était trop jeune, son ami n’avait pas encore de situation. Mais elle avait dû plier. Le bébé était en route et les futurs parents sur leur petit nuage. Le futur grand-père, Gilbert de Cazenove, sans être content de cette naissance si rapide, n’avait pas fait de commentaire. Après tout, Cédric était issu d’une bonne famille et semblait avoir de l’ambition. On avait donc hâté le mariage. Heureusement pour la bienséance, Anne avait toujours été corpulente, si bien que ses nouvelles rondeurs n’étaient pas repérables au premier coup d’œil dans sa robe de mariée à l’ampleur confortable. Clarisse était née six mois plus tard. Ses parents l’avaient adorée tout de suite. Et Anne avait décidé de lui consacrer tout son temps. Ainsi donc, la diplômée d’une école de tourisme n’avait jamais voyagé pour affaires. Quelle ironie ! sourit la jeune femme en baissant le feu sous la casserole.

*

Dans un crissement de freins sur le gravier de l’allée, la jeune fille immobilise la petite voiture beige que sa grand-mère lui a offerte pour ses vingt ans. Elle se réjouit de revoir la vieille dame. Elle est sûre qu’elle a fleuri sa chambre et mis ses draps préférés. Elle s’est garée au pied du perron central que dessert une volée de marches circulaires. Elle attrape son sac de voyage et commence à grimper, au moment où Madeleine de Cazenove descend à sa rencontre.

— Bonne-Maman !

— Ma chérie ! tu as une mine resplendissante ! fait la vieille dame en serrant sa petite-fille contre elle.

— Tu exagères comme toujours ! Regarde les cernes que j’ai !

— Allons donc, tu es belle comme un cœur.

Anne de Gacher n’a pas été assez rapide. Le vacarme de la hotte aspirante a masqué le bruit du moteur de voiture. C’est donc sa mère qui a accueilli Clarisse. Anne est restée en retrait, immobile en haut du perron, serrant son cardigan contre sa forte poitrine. Mais Clarisse vient d’apercevoir sa mère et se précipite vers elle. Le visage d’Anne se détend aussitôt et elle ouvre les bras à sa fille. Bras dessus bras dessous, elles rentrent alors dans la maison. Madeleine les a devancées. Elle les attend au pied du grand escalier qui dessert les étages, un sourire aux lèvres. Elle s’adresse à sa fille :

— Tu ferais bien de surveiller ton risotto, Anne, il risque d’attacher…

La jeune femme se raidit puis obtempère :

— C’est vrai, il vaut mieux que j’aille voir.

Prenant la jeune fille aux longs cheveux blonds par le coude, Madeleine de Cazenove l’entraîne vers sa chambre au deuxième étage.

— J’étais sûre que ma chambre serait bien fleurie, merci Bonne-Maman !

— De rien, ma chérie. Tu veux boire ou manger quelque chose ?

— Non merci. Je préfère me réserver pour le risotto de maman !

— Tu as raison. C’est moi qui lui ai soufflé de t’en préparer un…, conclut la vieille dame en ramassant un pétale tombé sur le guéridon.

*

Anne de Gacher entend un bruit de voiture. Elle jette un œil à la porte-fenêtre du salon. C’est Marie et Louis qui arrivent. Ils travaillent dans la société familiale dont ils ont pris les rênes il y a presque vingt ans, à la mort de Gilbert de Cazenove. Par commodité, ils sont venus s’installer à La Roseraie, distante de trois kilomètres seulement des bâtiments de l’entreprise d’import-export crée par le grand-père de Marie et Anne. Le couple Daceul et leurs deux enfants partagent avec Madeleine de Cazenove le premier étage du manoir. Chacun y a son espace bien séparé puisque les deux vastes appartements se trouvent de part et d’autre du grand escalier. Anne, Cédric et leur fille occupent une partie de l’étage du dessus. L’autre moitié est inoccupée, sauf exceptionnellement lors de grandes retrouvailles familiales. Marie et Louis entrent dans la maison, leur setter irlandais sur les talons. « Bas les pattes, Cachemire ! » fait Louis Daceul à l’adresse du chien qui lui passe entre les jambes en frétillant de joie. Mais le chien fou n’a cure de ses ordres et s’attaque à présent aux genoux de sa maîtresse. En souriant, Marie Daceul s’incline pour flatter l’encolure du chien. Puis elle se dirige vers la cuisine. Son mari, un homme grand et mince à la chevelure clairsemée, monte se rafraîchir au premier. La grande femme mince, vêtue d’un pantalon noir et d’un pull-over à col roulé également noir, laisse tomber son souple cabas de cuir sur une chaise et va soulever le couvercle de la casserole. Elle a les cheveux châtains, qu’elle porte au carré avec une raie sur le côté. Une voix enjouée la fait alors sursauter.

— Je t’y prends, en train de mettre ton nez dans les casseroles ! lance la vieille dame.

— Ah, c’est vous, maman, vous m’avez fait peur ! fait Marie Daceul en portant la main à son cou qu’orne un court collier de perles.

— Désolée de t’avoir effrayée. C’est un risotto, précise-t-elle en montrant du doigt le plat qui mijote. C’est moi qui ai suggéré à Anne de préparer ça pour Clarisse.

— C’est gentil de ta part. Surtout lorsqu’on sait que tu n’aimes pas ça.

Marie Daceul a parlé sur un ton uni. Impossible pour la plus âgée de savoir le fond de sa pensée. De toute manière, Marie présente toujours une façade lisse. Même si elle est capable de coups de sang qui résonnent dans toute la maison, elle ne livre jamais ses pensées les plus intimes, ses éventuelles faiblesses. C’est d’ailleurs ce qui fait sa force, se dit la mère en regardant sa fille aînée en train de se servir un verre d’eau au robinet. Secondée par Louis, juriste de formation, Marie a repris avec efficacité l’entreprise familiale et règne avec fermeté sur les vingt salariés que compte l’affaire. Madeleine de Cazenove interrompt sa rêverie et propose :

— Je pense que tu peux sonner, nous allons pouvoir passer à table.

— Entendu, fait la fille en allant agiter la grosse cloche de cuivre fixée au chambranle.

Le carillon retentit et peu après apparaissent Clarisse et son oncle. Comme tous les soirs, la table a été dressée par les soins d’Anne dans la salle à manger. Madeleine de Cazenove s’assoit la première, en bout de table, non sans avoir rectifié l’alignement d’un couteau. Les autres s’assoient à leur tour et déplient leur serviette sur leurs genoux.

— Mais, Cédric n’est pas encore rentré ? demande Louis à sa belle-sœur.

— Non, répond Anne en remuant la tête, il a dû être retardé.

— Cela ne fait rien, coupe la doyenne, commençons sans lui.

Anne rentre imperceptiblement les épaules et regarde son assiette. Clarisse s’écrie :

— Je suis contente d’être ici, je n’en pouvais plus des quatre murs de ma chambre d’étudiante ! Et puis les partiels sont finis, une bonne chose de faite !

— Tu auras les résultats quand ? demande sa mère.

— Dans deux semaines. Les derniers examens sont prévus début juin.

— Et tu penses t’en être tirée ? demande la vieille dame.

La jeune fille hausse les épaules :

— Je n’en sais trop rien. Je n’avais pas fait d’impasse donc je n’ai pas eu de problème de connaissances. Mais je ne sais pas si j’ai bien traité les études de cas cliniques. On verra, conclut-elle fataliste. Et mes cousins, fait-elle à l’adresse de Marie Daceul, comment vont-ils ?

Le visage de sa tante s’éclaire. Ses yeux bleu foncé s’illuminent :

— Bien, nous leur avons parlé sur Skype hier soir. Ils ont l’air heureux de leur sort. L’université est très bien équipée et le campus digne des films américains. Ils nous ont dit que les profs étaient très à l’écoute de leurs étudiants.

— Quelle chance ! s’enthousiasme la nièce en attrapant un morceau de pain dans la corbeille. On est nettement moins gâtés dans les facs françaises.

Donatien et Mathilde, âgés respectivement de vingt-deux et vingt-et-un ans, ont obtenu une bourse pour aller étudier en Australie pendant un an. Le frère est en deuxième année de master en économie et sa cadette, qui a suivi la même voie, est en première année.

— Et vous allez les rejoindre quand ? reprend Clarisse.

— On part dans trois semaines. Les enfants nous attendent de pied ferme.

— Et vous y resterez combien de temps ?

— Juillet et Août. Étienne tiendra la boutique en juillet et l’entreprise ferme en août, précise Louis Daceul avec un regard oblique vers sa belle-mère.

Mais l’ancienne patronne de l’entreprise ne relève pas l’allusion. En s’entendant prononcer ces derniers mots, Louis Daceul se réprimande intérieurement : pourquoi devrait-il justifier ses faits et gestes relatifs à l’entreprise ? Il en est à présent le propriétaire à part entière avec Marie. Il n’a plus de compte à rendre à personne dans cette maison. Pour cacher son trouble, il ajoute à l’adresse de sa nièce :

— Ils doivent revenir début septembre.

— J’ai hâte de les revoir, fait Clarisse en se levant. Je vais chercher le risotto, Bonne-Maman a soufflé l’idée à maman d’en préparer pour mon arrivée.

Anne de Gacher manque s’étrangler tandis que la doyenne se rengorge, un sourire aux lèvres. La plus jeune est déjà de retour avec le plat fumant.

— Tiens maman, à toi l’honneur ! lance la jeune fille en faisant fi du protocole.

Mais sa grand-mère enchérit :

— Bien sûr, Anne, sers-toi la première, c’est toi qui as cuisiné après tout.

La bouche un peu crispée, Anne se sert avant de passer le plat à son voisin de droite. Elle n’a pris qu’une cuillerée, l’estomac soudain noué.

— Tu ne prends que ça ? s’étonne Louis, qui connaît le bon appétit de sa belle-sœur.

— Oui, je me resservirai après.

— L’été et les maillots de bain approchent ! insinue la vieille dame du bout de la table.

— Arrête Bonne-Maman, intervient Clarisse avec un regard bienveillant pour Anne, tu sais bien que maman n’est pas obsédée par sa ligne !

— Je sais, oui, réplique la plus âgée sur un ton mi-figue mi-raisin.

Anne jurerait que Madeleine s’est retenue de dire que sa fille devrait précisément être un peu plus préoccupée par sa ligne. La jeune femme a une silhouette lourde, héritée de son père, tandis que son aînée est longue et fine comme sa mère qui, bien que petite, est très mince. Cependant, Anne a un visage agréable aux traits réguliers : ses joues pleines sont fermes et ses yeux gris sont empreints de douceur. Elle porte ses cheveux blond foncé, qui ne grisonnent pas encore, à hauteur d’épaules. Elle s’habille en général de jupes sous le genou et d’un twin-set dans les tons pastel. Elle se maquille légèrement et met peu de bijoux.

Pour faire diversion, Louis Daceul tourne ses yeux clairs vers sa belle-sœur et lui demande :

— Cédric était en rendez-vous extérieur ?

— Oui, à Angers. De nouveaux clients à démarcher.

— Je vois, acquiesce Louis en avalant une gorgée de cabernet italien. C’est l’aspect difficile quand on lance une entreprise.

Anne opine avant d’ajouter :

— Heureusement, il avait déjà un carnet d’adresses bien fourni.

— C’est une chance, acquiesce à son tour Marie. La conjoncture actuelle est tellement morose.

La maîtresse de maison intervient alors :

— Quelle idée aussi d’avoir démissionné de son poste pour monter sa propre entreprise ! Il faut avoir les reins solides et le sens des affaires pour lancer une activité.

Sentant l’atmosphère s’épaissir, Marie Daceul vole au secours de sa cadette :

— Cédric est assez grand pour savoir ce qu’il a à faire, maman. Et puis il a déjà travaillé dans le commerce…

— On voit ce que ça a donné, persifle la vieille dame.

— Bonne-Maman, tu n’as pas le droit de dire ça, réplique alors la plus jeune de l’assemblée, la boîte qui employait papa a fait faillite, ce n’est tout de même pas de sa faute !

Amusée par la véhémence de Clarisse, Madeleine de Cazenove répond un ton en dessous :

— Il n’empêche, il a toujours eu le don pour s’embarquer dans des projets branlants…

Anne sent la moutarde lui monter au nez. De quel droit sa mère prend-elle ainsi la famille à témoin des difficultés de Cédric ? C’est vrai qu’il a souvent joué de malchance sur le plan professionnel. Il est sûrement trop impulsif pour bien cerner la validité de projets commerciaux mais, se défend Anne, il a toujours été honnête. Elle sent la main de Clarisse qui se pose doucement sur la sienne et elle lui sourit avec reconnaissance. Sa fille adore sa grand-mère mais elle sait comme la vieille femme peut se montrer intransigeante. Madeleine de Cazenove est une femme qui ne supporte pas l’échec. Elle n’en a d’ailleurs jamais connu. Elle s’est mariée jeune à Gilbert de Cazenove de Pradine, qui travaillait auprès de son père dans l’entreprise d’import-export créée par ce dernier. Puis, Gilbert a succédé à son père à la mort prématurée de celui-ci lors d’une chute de cheval. C’est ainsi que Madeleine et Gilbert se sont retrouvés à moins de trente ans à la tête de l’affaire familiale. Constance, la mère de Gilbert, était morte en couche à la naissance de son fils unique, si bien que le jeune couple est devenu maître à part entière de l’entreprise et du domaine. Madeleine, qui avait une formation de comptable, s’est occupée des comptes de l’entreprise jusqu’à ce que Louis Daceul et Marie reprennent l’affaire et en confient la gestion à un comptable extérieur. Anne refuse le plat que son beau-frère tend vers elle. Elle n’a plus envie de se resservir en risotto. L’injustice de sa mère lui a définitivement coupé l’appétit. Elle se souvient de ce jour d’il y a quatre ans où Cédric lui annonçait qu’il venait de se faire licencier. Le couple venait d’acheter une vieille maison en pierre que Cédric comptait retaper de ses mains. Mais soudain, ils avaient dû se rendre à l’évidence : ils ne pourraient pas payer les traites de leur maison si Cédric ne retrouvait pas rapidement un CDI. Anne avait alors décroché un emploi à temps partiel dans une petite agence de voyages. Mais bientôt, celle-ci mettait à son tour la clé sous la porte, incapable de faire face au marché du voyage sur internet. La mort dans l’âme, ils décidaient alors de remettre leur maison en vente et acceptaient avec soulagement la proposition de Madeleine de Cazenove de venir s’installer à La Roseraie. Marie et Louis y étaient déjà depuis que le couple avait repris l’affaire familiale. Les deux sœurs s’étaient ainsi retrouvées à l’âge adulte sous le toit maternel. Cédric avait repris un emploi de commercial sous-payé mais il y avait un an de cela, il avait négocié son départ avec l’idée de créer sa propre start-up. La cohabitation avec Marie et Louis se passait bien, chacun respectant l’intimité de l’autre. La seule exigence de la propriétaire du manoir avait été que toute la famille se rassemble à la même table pour le dîner et ce, chaque jour de la semaine. Comme Anne ne travaille pas, c’est tout naturellement elle qui s’occupe des repas du soir. Pour le déjeuner, chacun fait comme il veut. Les Daceul déjeunent sur le pouce au bureau. Anne prend son repas seule ou avec Cédric lorsqu’il est là, dans leur appartement. Quant à Madeleine de Cazenove, elle déjeune frugalement devant le journal de treize heures, dans le salon de télévision. Le dîner étant terminé, chacun se lève pour débarrasser son assiette. Marie et Anne s’occupent de ranger la cuisine puis tous vont vaquer à leurs occupations. Les Daceul, qui sont amoureux de la mer, vont regarder Thalassa dans leur salon. Anne et sa fille montent discuter chez elles en attendant le retour de Cédric.

*

— Tiens, je croyais que Joël était censé terminer la tonte aujourd’hui, s’étonne Louis Daceul en sortant de voiture pour aller refermer la grille.

— C’est vrai, j’ai entendu maman en parler hier soir à table. Le tracteur est peut-être tombé en panne ?

— J’espère que non, fait Louis Daceul en s’avançant dans l’allée bordée de peupliers. La réparation a pris trois semaines la dernière fois.

Sa femme étouffe un bâillement. Ils font de grosses journées en ce moment. Le carnet de commandes est bien rempli, si bien qu’ils doivent se démener pour honorer les livraisons. Par ces temps de crise, la prudence recommande de ne pas embaucher de personnel supplémentaire, même si un assistant de direction ne serait pas superflu. Marie avait un jour émis l’idée de proposer une place à Cédric, qui cherchait du travail. Mais Louis l’en avait dissuadée : si l’entreprise venait à couler, elle entraînerait alors toute la famille dans sa perte. Non, il valait mieux que Cédric se débrouille par ses propres moyens. Et puis Anne pouvait bien travailler, n’est-ce pas ? Marie s’était rangée à son avis. D’autant que l’entreprise leur appartenait pleinement à présent qu’ils en avaient payé la moitié à Anne. Ils ne devaient pas se sentir coupables de faire du bénéfice. Après tout, nous le méritons amplement, se dit Marie Daceul en sortant lentement de voiture. Elle sent la fatigue lui tendre les trapèzes. Elle décide de monter prendre un bain chaud afin de dénouer les tensions dans son dos. Une odeur d’oignons rissolés monte de la cuisine. Anne a préparé le dîner mais elle attendra que leur mère donne le signal pour apporter les plats dans la salle à manger. Une demi-heure plus tard, la famille est réunie autour de la table. Toute vêtue de gris perle en bout de table, Madeleine de Cazenove se tait.

— Ça ne va pas maman ? s’enquiert Marie Daceul en dépliant sa serviette sur ses genoux.

La doyenne fait la moue et explique :

— Je suis contrariée, Joël devait finir de tondre aujourd’hui et je constate qu’il ne l’a pas fait.

— Peut-être qu’il a eu un problème technique avec le tracteur.

— Il serait venu me le dire, enfin !

— Il aura oublié, suggère Louis Daceul sur un ton indifférent tandis qu’il rejette une mèche sur son crâne qui commence à se dégarnir.

— Oublié, oublié ! s’étouffe Madeleine de Cazenove, est-ce que j’oublie de le payer, moi ?

Le gendre se retient de dire que pour ce qu’elle le paie, son homme à tout faire est bien serviable. Mais il n’a aucune envie d’essuyer les foudres de sa belle-mère. Il se tourne vers Cédric, qui vient de franchir le seuil en lançant un salut à la cantonade. Il embrasse sa femme sur la joue et vient s’asseoir à sa droite.

— Bonne journée, Cédric ? demande Louis.

— Oui, merci, fait l’arrivant en attrapant un morceau de pain dans la corbeille.

Cédric de Gacher est un bel homme à la physionomie avenante. De taille moyenne, il est très élancé. Il est habillé d’un pantalon beige et d’un pull-over à col roulé assorti.

— Tu étais en démarchage clientèle, nous a dit Anne ?

Cédric de Gacher jette un œil surpris vers sa femme avant de répondre :

— Oui, c’est ça.

Puis il se sert et commence à manger avec appétit. Son beau-frère comprend que la discussion est close. Cédric rencontre peut-être des difficultés dans son nouveau travail. Ou bien alors, il préfère rester discret sur ses démarches professionnelles, lui qui a déjà subi tant de déboires. Après tout, se dit Louis en avalant une bouchée de rôti de porc, je comprends sa réticence à parler de ses affaires. Madeleine a la dent tellement dure avec ceux qui ont du mal à trouver leur voie.

— Au fait, reprend Louis Daceul, j’ai remarqué que la grille était ouverte en rentrant tout à l’heure. Il me semble que l’on avait été bien clair avec Joël sur le sujet : dès qu’il a fini sa journée, il s’en va en verrouillant la grille derrière lui.

— Décidément, renchérit la plus âgée, il va falloir lui en toucher deux mots demain à son arrivée.

Un pli de contrariété barre le front de Madeleine de Cazenove. Elle a reposé ses couverts et frotte sur la nappe une tache invisible. Cédric de Gacher intervient :

— N’accablons pas ce pauvre Joël tout de même ! Il n’a jamais rechigné à la tâche.

— Ce n’est pas comme d’autres, murmure la doyenne entre ses dents.

Cédric de Gacher feint de ne pas avoir entendu. Il n’a nulle envie de se mesurer à sa belle-mère ce soir. De toute manière, il sait d’expérience qu’elle a toujours le dernier mot, qu’elle préférerait mourir plutôt que d’avouer ses torts. Et il se répète pour la énième fois que dès que ses affaires marcheront bien, Anne et lui déménageront. Quitte d’ailleurs à trouver un logement modeste. Tout plutôt que partager le logement de la maîtresse de maison. Il regarde Anne qui garde le silence depuis le début du dîner. Il se penche vers elle et demande à voix basse :

— Ça va, chérie ?

— Oui, oui, tout va bien.

Il n’insiste pas, il n’a pas envie d’exposer tous leurs petits tracas quotidiens à la famille. Le repas s’achève dans un silence seulement ponctué par le cliquetis des couverts. Au-dehors, la végétation explose dans la douceur printanière. Les camélias s’épanouissent en un dégradé de rose. On entend à travers les carreaux des portes-fenêtres le pépiement cristallin des moineaux. On sent que la nature ne demande qu’à renaître après le long hiver. Face au spectacle du réveil de la nature, Cédric a l’impression d’être porté par un nouvel espoir. Il sent tout son être se remplir de vigueur comme l’arbre se fortifie de sa sève. Il repousse sa chaise et se lève, suivi de sa femme. Tous deux ramènent leurs assiettes à la cuisine. C’est ainsi que cela se passe chaque soir : tous, à l’exception de Madeleine de Cazenove, participent au débarrassage de la table et au rangement de la cuisine. Au début de leur vie commune, l’aînée s’est étonnée de voir ses gendres s’activer comme les femmes mais elle s’est fait une raison. Ce doit être ça le modernisme : transformer les hommes en femmes…

*

Cédric éprouve le besoin de prendre l’air. L’atmosphère était chargée d’électricité pendant le dîner. Tout ça parce que Joël avait oublié de verrouiller le portail. Quelle broutille ! Décidément, Madeleine n’a pas beaucoup de soucis dans sa petite existence bien rangée. Normal, elle a toujours eu le derrière dans la soie, songe l’homme en descendant le perron et en allumant sa cigarette. Elle ne connaît pas la vraie valeur de l’effort. Oh, bien sûr, elle dira qu’elle a travaillé toute sa vie ! Mais travaillé à quoi ? se dit Cédric en aspirant goulûment une bouffée de sa cigarette blonde. Simplement à faire prospérer l’entreprise créée par l’ancêtre. Alors que lui a dû se débrouiller tout seul malgré sa particule flatteuse. Sa famille a depuis bien longtemps perdu l’aisance matérielle des origines et Cédric n’a dû compter que sur son propre talent pour réussir. Enfin, réussir, façon de parler. Car il a souvent joué de malchance. Il est volontaire et travailleur mais il semble qu’il n’a jamais su faire les bons choix. Tandis que ces pensées amères lui traversent l’esprit, Cédric s’engage dans le jardin. Le parc embaume des parterres en fleurs et il ressent à nouveau cette exaltation bienfaisante s’emparer de lui. Il traverse la pelouse et laisse ses pas le guider vers l’aile gauche de la maison. Là se dresse la grange aujourd’hui dédiée au rangement du matériel de jardinage, salon de jardin, chaises longues et autres bicyclettes. C’est sans doute la lumière qui l’a attiré là. En effet, la grange devrait être plongée dans la pénombre à cette heure tardive, Joël quittant le domaine à dix-huit heures chaque jour, hiver comme été. Perplexe, l’homme se rapproche. Il s’apprête à aller tourner le commutateur lorsqu’il croit entendre un bruit. Il tend l’oreille mais ne perçoit plus rien. Sans doute un tour de son imagination. Il avance la main vers l’interrupteur quand celle-ci s’immobilise sous l’effet de la surprise. Son cœur s’est soudain mis à battre plus vite. Cette fois il en est sûr, il a entendu un bruit. Quelqu’un a dû pénétrer dans la propriété puisque la grille est restée ouverte. Tous les sens en alerte, Cédric écoute à nouveau. Sur sa droite. Le bruit vient de là. Doucement, il décide d’approcher. Centimètre après centimètre. Jusqu’à soudain buter contre un obstacle mou. Saisi, l’homme s’arrête et regarde ce qui a freiné son avancée. C’est un homme qui gît là. Un homme qu’il connaît parfaitement.

— Mon Dieu, Joël, vous m’entendez ?

Le blessé acquiesce d’un lent clignement de paupières. Il est d’une pâleur inquiétante. De Gacher s’agenouille et tâte le pouls ralenti. Il passe la main sur le front du blessé en prononçant :

— Je vais appeler les secours, je reviens.

Puis il court en direction de la demeure. Rapidement il donne l’alerte avant de retourner auprès de l’homme allongé, sa femme, sa belle-sœur et son beau-frère sur les talons. Bientôt le SAMU arrive, toute sirène hurlante.

*

— Qu’est ce qui a bien pu se passer ? s’interroge Cédric en se servant un verre de scotch.

— Apparemment, il serait tombé de tout son long.

— Tombé ! Mais comment ? Il n’y avait pas d’obstacle devant lui.

— Étrange, admet Louis en se servant à son tour un verre. En tout cas, il est bien mal en point.

— Oui, le pauvre, acquiesce Marie, les yeux perdus dans le jardin à présent plongé dans les ténèbres. Et dire qu’il était là depuis le début d’après-midi ! Ni maman ni Anne ne sont allées vers la grange de la journée. Le pauvre Joël a dû appeler en vain. Quel calvaire il a dû vivre !

— Oui, pourvu qu’il se remette rapidement…

Les deux gendres entrevoient soudain, sans oser le formuler, le travail qui les attend si l’absence de l’homme de maison devait s’éterniser. Ni l’un ni l’autre ne compte s’atteler à l’entretien de la propriété et de ses jardins. Ils ont bien autre chose à faire. Bien sûr, réfléchit silencieusement Louis, Anne pourrait se mettre à l’ouvrage. Mais il doit vite se rendre à l’évidence : sa belle-sœur n’a aucune compétence en électricité ou en plomberie. En outre, seul un homme de la force physique de Joël peut abattre la besogne que représente l’entretien de cette immense propriété et de son parc.

*

Madeleine rumine intérieurement tandis que ses mains s’agitent mécaniquement autour des rosiers. Elle n’a aucune conscience de ce qu’elle est en train de faire tant son esprit est accaparé par l’accident de son homme de confiance. Les doigts gantés mènent leur danse autonome, attrapent les tiges, ôtent les pétales fanés, redressent une branche, resserrent une bague autour du tuteur. La maîtresse des lieux s’inquiète. Comment gérer le domaine sans l’aide de son fidèle homme à tout faire ? Joël est au service de la famille depuis quarante ans. Avant lui, son père était métayer et aidait à certains travaux à La Roseraie. Puis les Cazenove s’étaient séparés de leurs quelques terres agricoles. Le père de Joël n’avait pu racheter les terres qu’il cultivait. Il s’apprêtait à mettre la clé sous la porte et aller tenter sa chance dans quelque usine lorsque les Cazenove lui avaient fait une offre. En échange de l’occupation gratuite de la métairie, le fermier pouvait devenir leur homme à tout faire. Le vieux Le Sander avait accepté avec gratitude. Pas mécontent au fond d’abandonner un travail de la terre qui lui avait été imposé par son propre père mais qui ne lui avait jamais plu. Lui préférait s’occuper de l’entretien de La Roseraie, avec tout ce que cela comportait d’activités diverses allant de la maintenance du système électrique, à celui du réseau de plomberie en passant par la réfection des toits ou l’élagage des arbres. Madeleine de Cazenove est perdue dans ses pensées lorsque soudain, une voix la fait sursauter :

— Eh bien, quel air sérieux ! Ou triste peut-être ?

La femme relève vivement la tête tandis qu’un sourire vient détendre son visage crispé. Enfin, il était de retour ! Incapable de dissimuler sa joie de revoir « le jeune homme », Madeleine de Cazenove s’écrie :

— Bonjour. Mais où aviez-vous donc disparu ?

Aussitôt, elle se mord la lèvre, consciente de son indiscrétion. Mais le promeneur n’a pas l’air de s’offusquer de la spontanéité de la vieille femme. Au contraire même. Il lui sourit en retour et explique :

— J’étais allé passer un entretien d’embauche à Paris…

La curiosité titille la vieille dame qui se retient pourtant de le questionner davantage. En réponse à la question informulée, le jeune reprend :

— Entretien qui, soit dit en passant, n’a rien donné… Je n’étais pas assez expérimenté selon eux, prononce-t-il d’une voix que la déception assourdit. À notre époque, il n’y pas de place pour les débutants. Les employeurs n’embauchent que des gens qualifiés mais on ne permet pas aux gens de se former. Alors on tourne en rond. C’est le serpent qui se mord la queue. Mais bon, reprend-il en redressant les épaules, il ne faut pas se laisser abattre. Il faut se dire que je n’étais sans doute pas fait pour un travail de bureau. J’aime trop la vie au grand air… Mais, et vous, comment allez-vous ? Vous semblez soucieuse…

Madeleine de Cazenove ne répond pas tout de suite. Elle est consciente de ce que la situation a d’absurde avec cet échange de confidences de part et d’autre d’une grille de fer. Pourtant, le jeune homme lui inspire confiance, alors elle s’épanche :

— Notre homme à tout faire est tombé et s’est gravement blessé à la jambe et au bras. Or c’est lui qui s’occupe de l’entretien de la propriété, fait-elle en indiquant du menton le parc qui se déroule dans son dos.

— Mais pas des rosiers, sourit doucement « l’inconnu ».

— C’est vrai, acquiesce la vieille dame en se remémorant leur première discussion. C’est mon domaine réservé. Hélas, pour le reste…, conclut-elle en haussant une épaule fataliste.

— Vous voilà bien embarrassée, compatit le jeune homme en hochant la tête. Bien, je ne vais pas vous déranger plus longtemps, ajoute-t-il en se remettant en marche. Je vais poursuivre ma promenade. À bientôt. Et bon courage…

Madeleine de Cazenove regarde l’homme au regard doux s’éloigner tranquillement. Cet homme respire la gentillesse et la sollicitude. Et il a l’air en bonne condition physique…

— Attendez ! s’écrie-t-elle soudain.

L’homme s’immobilise et revient à pas lents. La vieille dame a parlé sans réfléchir. Trop tard à présent pour reculer. Alors, elle prononce d’une voix presque timide :

— Vous recherchez un emploi, n’est-ce pas ?

— Eh oui, fait « l’inconnu » avec un regard triste.

— Vous vous y connaissez dans le travail du jardin ?

— Ah ça oui ! j’adore jardiner.

— Et vous avez des notions de bricolage ?

— Plus que des notions, réplique le jeune homme, mon père m’appelait « Géo Trouvetou » !

— Bien, explique la vieille dame en déglutissant, j’aurais une proposition à vous faire…

— Je vous écoute, fait le jeune homme en ouvrant ses yeux candides.

Elle se lance à l’eau :

— Cela vous dirait-il de remplacer notre employé qui vient de se blesser ?

La gratitude se lit sur le visage où s’attardent des restes d’enfance. Madeleine de Cazenove se dit que le jeune homme a dû souffrir plus souvent qu’à son tour pour avoir l’air si reconnaissant de cette offre d’emploi. Mais elle sait aussi, pour avoir vu des reportages à la télévision, comme le chômage prolongé mine les gens.

— Alors, qu’en dites-vous ?

— J’en dis que je suis d’accord ! s’écrie le promeneur.Pour un peu il sauterait de joie tant il a l’air heureux.

— Et je commence quand ? lance-t-il en ouvrant des yeux impatients.

— Quel enthousiasme ! s’amuse la propriétaire. Eh bien, le plus tôt sera le mieux. Que diriez-vous de demain ?

— Demain ? Ce serait parfait !

Madeleine de Cazenove se racle la gorge :

— Nous n’avons pas parlé des conditions de travail…

— Eh bien, allons-y, l’invite-t-il avec un sourire.

— Joël, comme ses parents avant lui, occupe une maison qui nous appartient, à trois kilomètres d’ici. En échange, il s’occupe de l’entretien de La Roseraie et perçoit une indemnité…

Par gêne, la propriétaire des lieux n’a pas clairement précisé que Le Sander ne touche comme tout salaire qu’une somme de cinq cents euros mensuels. Somme qui, d’ailleurs, n’a jamais été réévaluée. « Bonne Maman ne connaît pas l’inflation ! » a souvent ironisé Cédric à ce propos. Mais Madeleine n’a jamais relevé l’insinuation. Après tout, c’est elle qui fait les chèques et non pas son raté de gendre. Et puis, Le Sander n’a jamais eu de gros besoins. Il est toujours resté célibataire et a la chasse comme seul loisir. Voyant l’embarras de la femme, le jeune homme prend les devants :

— Si vous voulez, on fera pareil que pour votre employé…

Du bout de sa botte de caoutchouc, Madeleine de Cazenove écrase une motte de terre. Elle précise :

— C’est que, nous n’avons pas d’autres maisons vacantes…

— Je m’en doute, réplique le jeune homme avec douceur. Mais vous savez, je me contenterais d’une chambre…

— Eh bien, cela change tout, reprend la vieille dame avec soulagement. Voilà ce que je vous propose : vous occuperez une chambre et sa salle de bains attenante au deuxième étage. En revanche, pour les repas, euh…

— Ne vous inquiétez pas pour ça, la rassure l’homme, un petit réfrigérateur, deux plaques chauffantes, un four à micro-ondes et le tour est joué !

— Tout cela me semble parfait, alors.

— Très bien. Je viendrai demain matin avec mes affaires. Et dès demain après-midi, je m’attaque au gazon.

— Au fait, j’ai oublié votre nom…

— Paul Saland.

*