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Du bateau où elle s’était embarquée tout un été, Alice lui avait envoyé, chaque jour, un mot. Resté à terre, il s’était engagé à écrire, tous les jours, une mini-nouvelle inspirée par ce mot. Roulis, il voyait surgir de sa mémoire des souvenirs enfouis. Tangage, apparaissait sous sa plume un univers inédit de rencontres et de mer salée. C’est ça,
Partir où personne ne part : soixante-dix-sept récits ; moitié Corto, moitié Marcel.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Économiste au CNRS,
Philippe Mossé a écrit nombre de publications scientifiques souvent qualifiées de grises. Est venu, pour lui, le moment de s’essayer à la littérature bleue. Elle lui avait dit qu’il pourrait, lui aussi, faire moins bien que Proust, Duras ou Cervantès. Alors, il se lance.
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Seitenzahl: 153
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Philippe Mossé
Partir où personne ne part
Roman
© Lys Bleu Éditions – Philippe Mossé
ISBN : 979-10-377-6941-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Aux Correspondances et à Sainte Chronicité
À Hélène
Prologue
Cet été-là, Alice était partie s’embarquer sur un bateau. Oh, pas comme Lili. Tout le monde n’est pas Lili. En fait, personne n’est Lili, à tenter de se fuir elle-même pour aller travailler sur un bateau de pêche au fin fond de l’Alaska entre Grand Marin, petits poissons, packs de bières et gigantesques vagues. Non, Alice avait décidé de partir sur un de ces yachts de luxe réservés aux touristes fortunés en quête d’aventures édulcorées et nourries. Oui, nourries, car elle s’y était engagée comme « Hôtesse cook marin ». Deux mois et demi. Un an auparavant, nous nous étions rencontrés aux Correspondances de Manosque. Alors, puisqu’elle partait en voyage, nous étions convenus qu’elle m’enverrait un mot par jour. De mon côté, c’est-à-dire, à terre, je m’engageais à écrire sur la base de ce mot quotidien, et lui correspondant, un texte.
Pour donner du sel à l’exercice, deux contraintes devaient présider à l’écriture : une fois sur deux, le texte devait se terminer par le mot proposé et, surtout, il devait être rédigé dans les vingt-quatre heures suivant réception. Les mois de juillet et d’août étant pourvus de trente et un jours, nous voici donc rendus à soixante-dix-sept mots. Car deux mois et demi durant, Alice a tenu sa promesse ; même en pleine Mer ; surtout en pleine Mer.
Parfois, le mot tombait à pic et croisait ma vie terrestre, sédentaire ou presque. Il ne me restait plus qu’à suivre son cours. D’autres fois, roulis, le mot proposé par Alice me renvoyait à des souvenirs anciens. Écarquillant les yeux, je les voyais devant moi, se réveiller, s’étirer, bailler et sauter du lit de ma mémoire, du pied gauche ou du pied droit ; c’était selon. D’autres fois encore, tangage, le mot dévoilait un univers inconnu. Il accueillait alors des historiettes improbables et tellement plausibles de rencontres, de voyages et de mer salée. Moitié Corto, moitié Marcel.
Photo : Hélène Colin
Jeune fille parisienne dans les années 1930, l’activité qu’elle préférait était d’aller au Théâtre avec ses parents. Évoquant cette période heureuse de sa vie, elle disait souvent que le jour qu’elle attendait avec le plus de ferveur, de fièvre parfois, n’était pas celui du spectacle. Non, le moment qu’elle attendait, dans un mélange de confiance et d’inquiétude, c’était celui où sa mère lui dirait que les places avaient été réservées. Pour elle, cette annonce marquerait le début d’une exquise impatience teintée d’un peu d’angoisse : celle d’arriver en retard le soir de la représentation.
Toute la famille mettait en effet un point d’honneur à arriver au Théâtre très tôt. L’idée était de faire partie des spectateurs privilégiés qui verraient se lever le rideau de fer pare-feu. Placé en avant -scène et, plus sûrement que le rideau rouge qu’il cachait, ce rideau de fer marquait la frontière entre la vie et ses représentations. En grinçant, il se levait, une demi-heure avant le début de la pièce. Pour elle, ce rite, initiatique et renouvelé, confirmait qu’elle faisait partie de ce monde et, qui sait, de la troupe. Comme, tout à l’heure à la maison, avait fait intégralement partie de la pièce, le choix d’une robe, d’un parfum ou d’un foulard. Être à la hauteur de l’événement. Dans le jeu qui s’annonce, voilà son rôle : être à la hauteur de l’événement. Un défi à relever ; un peu comme quand on s’apprête à écrire (ou, peut-être, à lire).
Maintenant, confortablement installée avec elle dans son fauteuil rouge, règne l’attente. Une attente rare, de celles dont on sait qu’elle ne peut pas être déçue. Car le rideau de fer finit toujours par monter dans les cintres et le rideau rouge finit toujours par s’ouvrir.
Charme du spectacle vivant, après avoir attendu, on ne sait pas exactement ce qui nous attend. Oh, il y en aura des changements à vue, des décors mouvants, des jeux de lumière et, pourquoi pas, des acteurs qui bafouillent. Mais les heures, les minutes qui ont précédé les trois coups auront été plus intenses encore.
Oui, pour ma mère, jeune fille parisienne dans les années 1930, rien n’égalait les plaisirs et les jours passés à mettre en scène les Actes de la préparation.
Il est des taches (oui, oui sans « ^ ») plus ingrates que d’autres ; que serait la vie si elle n’était qu’un long fleuve limpide ? Il est des corvées auxquelles on aimerait échapper comme il est des contraintes dont on se demande pourquoi elles pèsent sur nous, qui ne le méritons pas, et pas sur d’autres qui le mériteraient. Il en est ainsi de la plupart des taches (oui, toujours sans « ^ ») ménagères. Dans ces cas-là, le plus important est de garder dans une main son sang-froid, dans l’autre l’éponge et, surtout, surtout, l’esprit clair. Se dire que de cette activité dépend l’image de la Maison non seulement aux yeux des autres, des visiteurs, des amis, des convives, mais plus encore, à nos propres yeux. D’ailleurs, ce mot de « propre » n’indique-t-il pas que ce qui est en jeu dans la propreté, c’est nous ?
Qui doute de la noblesse de l’acte de ménage n’a pas connu Paola. Paola était une Marseillaise d’origine modeste, quoique Corse. Autour de la cinquantaine, elle avait atteint un certain standing. Si bien que, tous les mercredis (à cette époque reculée, le mercredi était un jour de classe comme un autre ; les enfants à l’école, le champ était libre) vers 9 h du matin, une jeune femme sonnait à la porte de l’appartement pour, contractuellement, y faire trois heures de ménage. Mais Paola ne pouvait pas imaginer qu’une personne, quelle qu’elle soit, puisse pénétrer chez elle si le parquet n’était pas ciré de frais, les tapis époussetés, la vaisselle rangée, les meubles luisants… Paola passait donc tous ses mardis plumeau dans la main gauche, chiffon dans la main droite, fichu sur la tête et la fameuse « tête de loup » prête à caresser le plafond pour y cueillir d’improbables toiles d’araignées. Le mercredi vers 9 heures, la femme de ménage n’avait plus qu’à vérifier que le travail avait été bien exécuté, boire un ou deux cafés et repartir avec son dû. Paola, soulagée, pouvait passer une semaine tranquille dans un appartement sentant bon son propre propre. Qui était la plus heureuse des deux ? La femme de ménage, privée du sens de sa vie de labeur ou bien Paola, fière d’avoir accompli son devoir d’hospitalité au nom d’une tradition méditerranéenne millénaire ? Depuis Hercule et les écuries d’Augias, on sait que le récurage purifie les âmes et les corps de ceux (plus souvent celles) qui s’en chargent comme de celles (plus souvent ceux) qui en bénéficient.
Les Rêves, on peut parfois en trouver la trace griffonnée sur un bout de papier roulé en boule au fond d’une corbeille à papier. D’autres sont nés du croisement furtif de deux regards. Parfois, c’est depuis toujours qu’ils alimentent nos illusions, domptent nos cauchemars, illuminent nos insomnies. Certes, il en est qui restent à jamais inaccessibles ; mais ceux-là, surtout ne les méprisons pas. Ils portent, pour nous, le regret du Temps qui passe. Ainsi, allégés de ce fardeau, nous sommes libres de croire que tout est encore possible.
D’ailleurs, les Rêves sont-ils faits pour être réalisés ? « A dream come true ». Les Américains raffolent de cette expression, des milliers de chansons, des centaines de films en ont fait leur miel. Pourtant, je vous le demande, que serait un Rêve susceptible de se « réaliser », c’est-à-dire de se transformer en « chose » ? Non, décidément, les « Rêves » appartiennent au monde de la Nuit. S’en échapperaient-ils qu’ils perdraient plus que leur magie, leur raison d’être.
Mais, si les Rêves ne se réalisent vraiment jamais, que nous reste-t-il pour remplir d’avenirs notre présent ? Pas de panique, Alice, j’ai la réponse. N’ai-je pas réponse à tout et, notamment, aux questions que je me pose ? Mieux que de Rêves, nous vivons de Passions que n’éteindra jamais aucune concrétisation.
Ça alors ! Ce n’est que le quatrième mot et, déjà, je l’attendais avec impatience ; les deux premiers m’étaient arrivés vers 18 h et celui-ci, qui a fait vibrer mon téléphone vers 22 h, je n’en ai pris connaissance que le lendemain matin. Franchement 18 h ou 22 h… n’est-ce pas tout aussi délicieux, voire plus, de patienter, d’attendre, d’espérer ? Bien sûr qu’il était exclu qu’elle rompe aussi vite, que dis-je, aussi sec notre pacte. Mais l’inquiétude est le propre de qui a choisi de rester à terre. Il en sera toujours ainsi jusqu’à ce que, remontant de Venise submergée, engloutie, éclate sa dernière bulle d’air à la surface de la mer Adriatique.
Ce matin, il se trouve que ce mot, course, parle moins de régates ou de corsaires que, singulièrement, de provisions. Découvert au petit déjeuner, il a éveillé en moi des images de tablettes de chocolat par dizaines, de kilos de pâtes de toutes sortes, des boissons variées, des légumes de toutes les couleurs et autres boustifailles de toutes senteurs. Bref, le genre de mot qui met l’eau à la bouche. Je l’ai donc lu « avec gourmandise », diraient les pédants ; car il se trouve que les pédants usent, parfois, de mots justes.
Mais, revenant en pensées sur mon impatience de la veille, Grands Dieux, me suis-je dit, d’où vient cette appétence pour la vitesse, l’accélération, le toujours plus vite ? Pourquoi ce rapport au temps aussi frénétique ? Et, me parlant toujours à moi-même (je suis un de mes auditeurs des plus attentifs), je me suis permis de conclure : il faudra que je trouve avec qui, avec quoi, contre qui, contre quoi, je cours.
Comme il en est de certains champs de céréales ou de colza qui, dans les États américains ou dans la Beauce, s’étendent à perte de vue jusqu’à la nausée, il est des Villes de monoculture. Cambrai, Camaret, Bourges, Montélimar, Salzbourg, Bayreuth. Toutes reliées à un mot et un seul (tu les veux ? : bêtises, curé, printemps, nougat, festival, festival)… Cannes est de celles-là. Prononcez « Cânnes » ; en un clin d’œil, se pose sur votre nez une paire de lunettes de soleil tandis que sur vos pieds viennent se glisser, au choix, des chaussures vernies ou des talons hauts. Votre corps, soudain bronzé, se couvre, selon votre genre, d’une robe vert pomme au vertigineux décolleté ou d’un smoking tout juste sorti du magasin de location. À votre poignet droit vient s’arrimer un bracelet prêté par une grande marque de la place Vendôme et/ou y surgit une Rolex. Vous voici exfiltrant d’une Rolls rutilante, votre jambe dénudée jusqu’à la mi-cuisse ou votre mollet de sportif s’approchant de ses soixante-dix ans et qui en paraît vingt de moins. C’est alors que les flashs crépitent. Vous êtes prêt ou prête pour, bras dessus bras dessous avec Grâce ou Brad, enfin « monter les marches ».
Seulement, voilà, on a les phantasmes qu’on peut et, pour moi, Cannes ce n’est pas le tapis rouge. Cannes, c’est le goût acidulé du jus d’ananas frais. Celui que j’ai découvert à l’âge de dix ans, assis au Glacier de la Rue des États-Unis, proche du magasin de photos de mon grand Oncle Marcel. Les stars du Cinéma, je les ai côtoyées dans son Livre d’Or que tous et toutes (y compris Cary et Gary) lui avaient signé dans les années cinquante. À cette époque, Marcel et sa femme Henriette avaient le monopole des photos officielles en Studio.
Ce Cannes-là, c’était aussi le marché aux fleurs, aux fruits et aux légumes. On l’atteignait en remontant vers la gare en direction du Suquet. Les senteurs, les parfums, les arômes multiples et changeants au gré des courants d’air qui parcouraient les allées, ne m’ont jamais quitté. Le nez à hauteur des étalages, mes dix ans ont du mal à porter le couffin qui se remplit ; tiens, après la lourde pastèque, le léger basilic. En écrivant ces lignes, tout à coup, me vient un doute : y a la mer à Cannes ?
Qu’il est rassurant de savoir qu’il précède les tempêtes, le Calme ! Nous n’aimons rien tant qu’un Monde organisé en oppositions claires et lisibles, en binômes, en duo. Qu’il est donc rassurant de savoir que le verso appelle le recto, le pile, la face et dans les ordinateurs, le « 0 », le « 1 ». La Vie comme une pièce de monnaie, le Monde comme un constant balancement, quelle belle et stable source de certitudes ! Une chance sur deux, oui ou non, fifty-fifty, tu veux ou tu veux pas.
S’il fait beau, c’est qu’il va pleuvoir, dit-on à Loguivy. Le plaisir, l’illusion de prévoir et donc de maîtriser l’avenir. Mieux de le créer, tel Chantecler, le Coq de Rostand. Il est sûr de son fait, le Coq : ne chanterait-il pas que le jour ne succéderait pas à la nuit, le soleil à la lune ? Il est le maître, l’ordonnateur de cette alternance sacrée. Si, sur notre pauvre Terre errant dans l’Univers, au calme inquiet de la Nuit succède le lumineux tumulte du Jour, c’est à lui qu’on le doit. À lui seul. Il n’en est pas persuadé, le Coq, il le sait. Et les poules en sont convaincues qui, soumises autant que pondeuses, le badent. Jusqu’au jour où – que ce jour soit maudit entre tous – troublé par une poule, Chantecler ne peut pas clamer sa joie et sa puissance1. Oui, jour maudit où, dans le silence hébété de la basse-cour, le soleil se lève quand même. Finis la magie et le pouvoir de Chantecler. Plus encore, finie la rupture, nette, brutale et définitive entre le jour et la nuit que le chant du Coq marquait bruyamment.
Je connais une autre poule 2 qui sait depuis longtemps que cette vision binaire n’est qu’un leurre. Elle sait qu’entre le Ying et le Yang, il y a une infinité de couleurs, une suite de mouvements lents, presque insensibles et toujours réversibles. Elle sait qu’entre le jour et la nuit se glissent le chien et le loup, les crépuscules et leurs promesses. Le Calme lui-même n’a-t-il pas ses nuances ? Sinon, comment pourrais-je préférer celui, singulier qui engendre la rêverie sur canapé ? C’est ce calme-là qui se glisse entre luxe et volupté. Donc, foin des météorologues. Non le calme ne précède pas la tempête, il dit simplement que si la Vie, parmi une infinité de situations possibles, a choisi de se poser un moment ; c’est pour mieux repartir.
Celles d’été duraient trois mois. Dès la mi-juin, l’institutrice abandonnait craie et tableau noir. Elle faisait, à voix haute et posée, la lecture d’un des Contes de mon moulin ou d’un extrait des souvenirs de Pagnol. Son léger accent, moins marseillais que provençal, perdait pour l’occasion la bienveillante sévérité dont elle usait d’habitude pour « faire la leçon ». Une fois son livre ouvert, à peine la lecture commencée, entrait dans la classe un parfum de garrigue sur un rayon de soleil. Les vacances commençaient là, sur le banc de l’école ; qui verrait dans ce constat un paradoxe aurait oublié l’odeur aigre-douce des copeaux des crayons à papier. L’automne viendra bien assez tôt pour annoncer la fin de la récréation. Oh, bien sûr, depuis ce temps de l’enfance aux doigts tachés d’encre, les vacances ont été bercées par bien d’autres voix. Et au tournant de la puberté, l’accent du sud de l’institutrice a opportunément – testostérone naissante oblige – cédé la place à celui, engageant, des petites anglaises découvertes du côté de Brighton. C’est que les vacances, ce sont d’abord des bandes-sons qui remplissent plus sûrement que des photos, le sillon d’un disque sans fin. Les vacances, comme une succession de musiques qu’un rien ramène à la mémoire. À chacun sa playlist, à chaque année son tube de l’été : le chant des cigales faiblissant pour faire place au sifflement du Mistral dans les pins ; le cri nocturne de cette chouette (était-ce une effraie ?) nichée sous les tuiles ; le bruissement des vagues obscures sous la lune de Niko ; deux soupirs juvéniles s’évadant d’un sac de couchage ; le cliquetis des mats dans le port de Bonifacio. Et si, n’en déplaise à Audrey, toutes les vacances ne sont pas Romaines, toutes font des Princesses des femmes libres. Sinon, pourquoi dirions-nous qu’on part en vacances ?
Ce n’est jamais assez propre. C’est bien simple. Ce n’est jamais assez