Pégase et l’avalanche - Claudia Bleux - E-Book

Pégase et l’avalanche E-Book

Claudia Bleux

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Beschreibung

Lucia mène une vie morne, prisonnière d’un travail qu’elle abhorre et d’une relation dénuée d’affection. Rejetée par sa famille, elle trouve du réconfort dans la présence de son rat et d’une amie fidèle, mais trop naïve pour comprendre sa détresse. Tout bascule lorsqu’elle découvre la musique d’Olli. Convaincue qu’il chante pour elle, Lucia est envoûtée par ses mélodies mélancoliques, malgré l’abîme des milliers de kilomètres qui les sépare. Pour elle, ses chansons, tissées de douleur et de quête de rédemption, résonnent comme un appel désespéré qu’elle seule peut entendre. Un appel qui pourrait bien lui offrir une échappée vers un avenir qu’elle n’osait espérer.

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Pour Claudia Bleux, l’écriture est un exutoire vers un univers parallèle lui permettant d’exprimer librement ses doutes, ses peurs et ses espoirs. Chaque phrase qu’elle compose est une exploration d’une réalité guidée uniquement par les mots.

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Seitenzahl: 267

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Claudia Bleux

Pégase et l’avalanche

Roman

© Lys Bleu Éditions – Claudia Bleux

ISBN : 979-10-422-5461-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

Une flamme me révèle ton visage

À cause de toi désormais

Je ne serai plus jamais sage

Deux yeux… Il avait suffi de deux putains d’yeux… Juste quelques millions de pixels sur une page web. Deux yeux braqués sur le public tout venant, deux yeux qu’on ne prenait sûrement pas la peine de regarder. Des millions de tâches jetées là par un webmaster qui voulait sans doute installer un effet de profondeur, de défi même… Que d’arrogance dans ces pupilles… Bon sang, que foutaient-ils là, ces yeux ? Avaient-ils pour mission de tétaniser ainsi toutes les jeunes filles qui passaient ? Sans doute que oui… Ou chasser celles que dégoûterait la fierté machiste transpirant sous ce sourcil piercé, balayé par une mèche où se mêlaient pourpre et noir corbeau.

Bleus, noirs, tous ces millions de petits points insignifiants allaient devenir une passion, un objectif, une folie. Une tâche perdue dans l’immensité de la toile Internet et qui allait bouleverser une existence entière… Un regard fondu dans un décor qui allait sonner comme une déclaration d’amour dans le cœur de Lucia. C’est ainsi qu’une vague intense et hypnotique embrasa l’âme de la jeune femme un après-midi de septembre.

Ce regard, c’était celui d’Olli, un artiste finnois, le claviériste d’un groupe de Lucia venait de découvrir : White Dream.

— Tu dois avoir un de ces ego mon gros…

Elle cliqua sur la galerie de photos d’Olli. Elle y découvrit autant de clichés que de facettes de – ce qu’elle croyait être – sa personnalité. Tantôt enfant apeuré dans une chambre sombre, tantôt innocemment fasciné par un ours qui pointait son museau vers sa paume de main, au milieu d’un cours d’eau (photomontage d’ailleurs, ou simple démonstration de dressage réussi ?), ou même dressé en haut d’un rocher, cheveux au vent, fixant le photographe de cet air autoritaire qui l’avait pétrifiée quelques minutes auparavant.

Un crissement lui fit tourner la tête. Elle se leva de sa chaise, s’approcha de l’immense cage qui dévorait la moitié de sa pièce et en sortit un rat gris.

— Eh bien Galaad, toi aussi tu veux regarder ?

Elle percha l’animal sur son épaule et retourna contempler son nordique. Elle continuait de découvrir la galerie photo d’Olli, se renseigna sur sa date de naissance, ses goûts culinaires, musicaux, littéraires… Elle fut surprise de lire qu’il avait reçu une formation classique, jouant même un récital de Mozart au conservatoire de Vienne à seize ans, et qu’il avait entre autres appris à jouer du piano, de la flûte traversière, du violon et même du hautbois.

Elle revint à la page des photos et admira encore et encore et encore son magnifique finlandais, sans doute pendant des heures… Le tout en téléchargeant un maximum de leurs chansons et de leurs clips, qu’elle visionna dans la foulée. Et contrairement aux photos, elle le découvrit très discret dans les clips. À peine aperçu ici par-dessus l’épaule de la sublime chanteuse Tuulia, quelques secondes ici aux côtés du bassiste Mauno, rien de bien consistant en fait. La caméra s’attardait surtout sur les riffs fougueux du guitariste Juha et sur les grimaces de rage de Matti, puissant batteur, un colosse impressionnant de fureur quand il défonçait ses toms.

Elle remarqua par contre que plus les clips étaient récents, plus les cheveux s’allongeaient et plus les chemises s’entrouvraient sur les torses des hommes. Tuulia, elle, se parait de robes de plus en plus belles, dans le style gothique médiéval. L’une de ces robes fit fondre Lucia : longue, en velours noir et rouge, avec les manches en « entonnoir », un laçage façon corset sur le devant resserrait la taille et mettait en valeur la poitrine pourtant peu découverte de la jeune chanteuse. De discrets motifs floraux argentés étaient cousus au niveau des poignets et de l’encolure. Un long filet de ce motif tombait tout le long de la jambe gauche, telle une pousse de lierre dégringolant le long d’un tronc d’arbre.

Dieu que cette femme était belle ! Lucia en eut un frisson de jalousie… Si belle, si talentueuse, avec une voix lyrique à en faire pâlir les plus puissantes dondons de la Scala. Tuulia arborait une longue chevelure noire aux mèches argentées, de profonds yeux couleur émeraude parfaitement rehaussés d’un coup de crayon noir. Sa plastique de rêve se faisait même oublier derrière sa grâce presque biblique. Elle respirait autant l’innocence que Olli l’arrogance.

Lucia se demanda une fraction de seconde si ce genre de robe lui irait… Elle qui avait essayé tous les genres avant d’abandonner l’idée de trouver un look qui la mettrait en valeur… Elle était passée par les pantalons écossais et les tops cloutés du punk, par les baggies et les débardeurs-camouflage des skatteurs, elle avait même – dans ses jeunes et bêtes années – tenté de se faire une image dans les mini-jupes roses et les tee-shirts pailletés aux slogans débiles, du style Marry me, I’m rich ou encore Yeah, they’re real.

Combien de temps passa-t-elle ainsi, à regarder son grand brun et à détailler la belle brune, on ne saurait le dire…

Ce ne fut que lorsqu’elle ne sentit plus la présence de Galaad sur ses épaules qu’elle décrocha de son écran.

— Galaad ! Nom de dieu… Où es-tu passé ?

Après avoir scruté rapidement la pièce des yeux, elle vit la queue du rat dépasser du sachet de friandises qui lui était réservé. Elle s’approcha, souleva et sachet et en sortit l’animal.

— Galaad, vilain gourmand ! C’est pas bon pour toi d’abuser de tes bouchées au miel !

L’animal commença à se toiletter pour éliminer les miettes qui lui restaient dans les moustaches. Lucia regarda l’heure. Il était tard.

— Vingt-deux heures dix-sept… Tu m’étonnes que t’aies faim… Je suis restée plus de deux heures et demie collée devant ce grand couillon ? Non, c’est pas vrai…

Elle n’avait pas fait ça depuis qu’elle avait seize ans et qu’elle fantasmait sur Pete Sampras, vivant ses premiers émois d’adolescente en feuilletant en cachette les magazines sportifs de son père.

— OK mon pépère, j’éteins le PC, je te remets au lit, et je t’embête plus. De toute façon je bosse tôt demain. Et Dani n’a toujours pas l’air de vouloir m’appeler en sortant de ses entraînements, donc…

Elle posa un baiser sur la tête sur sa bestiole et la reposa dans son nid de foin. Elle alla ensuite éteindre l’ordinateur. Il avait chauffé la pièce tout l’après-midi, Lucia sentait qu’elle n’aurait pas froid cette nuit. Un studio, c’est petit, mais au moins c’est facile à entretenir et rapide à réchauffer.

— À demain Olli…

Et le noir se fit dans la pièce.

Chapitre 2

Le réveil sonna à sept heures, comme à l’accoutumée… Il fallait bien gagner sa croûte, se lever, faire le café pendant qu’on beurrait les biscottes. Tiens, d’ailleurs, il n’y a plus de lait, faudra en racheter… Merde le caoua bout ! Café bouillu…

Brossage de dents, bisou à Galaad, et direction pour la boutique d’informatique où Lucia était vendeuse…

En entrant, elle salua sa collègue Vicky et commença sa journée de travail.

Incapable de se concentrer sur ce qu’elle faisait, Lucia semblait marcher au ralenti… Vicky s’en aperçut.

— Ça va comme tu veux Lou ? lui demanda-t-elle.

Lucia releva la tête vers le regard inquiet de son amie. Elle devait avoir la mine déconfite, car Vicky la dévisageait de façon singulière. Au soupir que lâcha Lucia, elle comprit.

— Daniele ne t’a pas appelée hier soir c’est ça ?

Re-gros soupir.

— Non… Faut croire que c’est has been de vouloir passer du temps avec la fille avec qui on est depuis quatre ans.

Tout en rangeant des papiers dans des classeurs, Vicky regarda son amie en faire de même, mais de façon plus lasse, plus pataude.

— Y a pas que ça, hein ?

Lucia tassa une série de factures et fixa sa collègue dans les yeux.

— Vick, j’ai vingt-quatre ans, c’est pas maintenant que je vais en chercher un autre. Il a été bien assez taré pour vouloir de moi avec mon bonnet B dans un pays où les bombes sexuelles ne manquent pas, alors je vais pas faire ma difficile ni tout reprendre à zéro.

L’exilée suisse regarda la pure Italienne avec un air exaspéré.

— Ma mère s’est remariée à trente-neuf ans avec un autre homme et ils ont eu deux filles après, et elle n’a jamais été aussi heureuse. Divorcer en Italie après deux enfants pour se remarier dans la foulée, c’est pas gagné, mais refaire deux enfants derrière – et même pas des mâles – je te raconte pas comment elle s’est brouillée avec sa belle-famille. Mais elle a cinquante-deux ans maintenant, et elle déborde de vie, elle ne regrette rien. Alors, ne viens pas me chialer tes leçons sur la fatalité !

Et elle disparut dans l’arrière-boutique en claquant la porte.

Ce fut une journée merdique comme Lucia les détestait et comme il en arrivait pourtant très souvent. Elle passa sa journée à enchaîner les dialogues de sourds avec toutes les caricatures de personnes incapables de se débrouiller face à une machine, et ayant la détestable exigence que tout soit réglé dans la minute. Loin d’avoir le courage d’annoncer qu’elle n’était pas agent de maintenant et encore moins ingénieure en informatique, elle essaya de régler au mieux les différents problèmes qu’on lui exposa. Entre insultes et remerciements, les heures s’écoulèrent péniblement jusqu’à l’heure de la fermeture.

— Tu veux venir manger à la maison ? demanda Lucia à son amie, après une journée de tirage de gueule réciproquement intense.

La jeune suisse posa un regard noir sur Lucia, puis se radoucit quand elle lut toutes les excuses du monde dans ses yeux. Dans ses larmes surtout.

— OK, mais tu sors pas ton ragondin de sa cage…

Et les deux jeunes femmes sortirent bras dessus, bras dessous en direction du studio de Lucia.

— Tu me diras, hein ? Ce qui te chagrine ?

— C’est même pas que ça me chagrine, c’est que ça me fait chier ! lâcha Lucia.

— Ça te fait chier ? Dis rien ! Les impôts ? Ta sexy attitude ? Tes boucles d’oreilles toutes moches ?

Les deux se mirent à rire.

— D’une, mes boucles d’oreilles sont magnifiques, j’y peux rien si t’aimes pas les têtes de mort. De deux, balance encore une fois que je suis sexy et je te coule dans le béton des murs de mes chiottes ! Non c’est pire que ça.

— Ah… Quoi ?

— À la maison Vick, à la maison…

— Qu’est-ce que tu vas me faire de bon ? demanda la blonde en posant son manteau sur une chaise.

Lucia se précipita pour allumer son ordinateur.

— Attends, faut que je te montre quelque chose avant.

Quelques secondes plus tard, les notes symphoniques des violons mêlées aux riffs saturés des guitares d’White Dream s’élevèrent dans la pièce. Lucia se retourna vers Vicky pour scruter sa réaction.

La Suissesse parut d’abord désemparée. Elle qui pourtant était fan de Mötorhead et de Pantera paraissait bousculée par ce style qu’elle ne connaissait pas.

— C’est… bourrin… Mais beau… Si si, c’est beau… J’aime bien le côté orchestre dans le fond… Comme un philharmonique… Et un gros truc bourrin à la batterie par-dessus quoi… Oui, si, c’est sympa… C’est quoi ?

— White Dream. C’est finnois. Ou finlandais… comment on dit ? C’est pas neuf en fait, ça fait huit ans qu’ils existent. Et c’est ça mon problème.

Joignant le geste à la parole, elle avait ouvert de dossier de photos d’Olli pour l’offrir au regard de son amie.

Vick s’approcha et observa le nouveau venu. Elle leva un sourcil interrogateur.

— C’est ce bouseux ton problème ?

— Bouseux, bouseux… Il te plaît pas ?

Vick pointa son index vers la chemise entrouverte d’Olli.

— Disons que j’ai hérité de ma mère le goût pour les torses velus et le look viril à la Hell’s Angel. Or là… ton homme il a les pectoraux d’un gosse de dix ans et son style new médiéval avec le chapeau d’Indiana Jones et les vestes en feutre… A la rigueur lui, là, derrière, le grand blond, avec son air de Viking, ouais…

— Ilkka, ouais, je me doute que c’est plus ton genre. Mais l’autre là, Olli… Regarde Daniele, regarde mes ex…

— Oui, des grands blonds avec le torse-moquette, des abdos de fou et de beaux yeux bleus. Des bons aryens quoi.

— Ouais, au moins… Ce mec est tout le contraire de mes goûts habituels, mais là… Je fonds… Je peux même pas mettre des mots sur ce que je ressens… C’est pas de la simple admiration, ou un délire de pucelle de treize ans genre « il est trop canon j’le kiffe ! J’veux lui faire des z’enfants ! ». J’arrive pas à cerner ce qu’il est, et c’est ce que je veux savoir ! Pourquoi cet air hautain, pourquoi tant de défi dans son regard, alors que c’est le plus discret du groupe en clip ou en concert. Comment devient-on une égérie de la scène glam-goth quand on a eu une enfance bourgeoise ? Comment peut-il écrire de si fabuleuses chansons ? D’où lui vient cette poésie, cette douceur ravageuse, cette… ce… cette candeur souillée qui inondent ses textes ?

Prenant appui sur un clip, elle releva une phrase que Tuulia soufflait en se couchant dans des feuilles mortes.

— Que veut-il nous dire quand il écrit « Abandonné sur l’autel de la célébration, je devais être l’incarnation de ce que notre âme a de plus pur, mais la sirène m’a oublié, me laissant en proie à des fantômes venus du passé. Seul, nu, comme battu par les vagues contre un rocher, je n’attends plus rien de vos sermons, levant les yeux vers ces nuages j’espère que viendra vite la foudre. Mon passé est noyé, mon présent m’est volé, je veux semer mon avenir aux quatre vents. » ?

À la fin du couplet Olli apparaissait furtivement entre deux colonnes rocheuses, les cheveux et la chemise battant au vent derrière son synthétiseur.

Vicky regarda son amie dans les yeux de laquelle pointaient quelques larmes, difficilement refoulées. Ce fanatisme soudain ne présageait rien de bon, Vick le sentait… Elle se rappela la fois où Lucia avait tenté de se suicider parce que son ancien petit ami l’avait quittée, enceinte.

Ce type, Marco, était bien, mais sa famille l’avait obligé à couper tous les ponts avec une hérétique qui tombait enceinte hors mariage. Voulant sauver leur fils de l’Enfer, ses parents l’avaient envoyé dans un pensionnat religieux à quatre cents kilomètres de Turin. Lucia était dingue de ce type, elle aurait tout fait pour lui. Ils parlaient déjà de leur future maison, ils voulaient faire des chambres à thèmes… Leur chambre aurait été décorée à la japonaise (Marco était fou de ce pays), la cuisine aurait été plus dans des tons africains, avec du mobilier en bois sombre et de la décoration ocre et rouge. La salle de bain, ils la voulaient dans le plus pur style vénitien, avec des gondoles sur les murs que leur aurait fait Simonia, la sœur aînée de Marco. Tant d’espoirs balayés par une pilule contraceptive vomie lors de l’enterrement de vie de jeune fille de Simonia, justement… La soupe de noix de Saint-Jacques s’était révélée trop épicée pour l’estomac de Lucia.

Et la chute commença, une fécondation et cinq semaines plus tard, Lucia avait tout perdu. Après tout, elle n’aurait pas gardé l’enfant, c’était trop tôt, et elle voulait absolument partir finir ses études en France, Marco avait déjà trouvé des contacts pour réparer des camions dans la même ville ou sa bien-aimée comptait passer sa troisième année de chimie. Mais ils avaient enfreint la loi de leurs parents.

Ceux de Marco s’étaient convaincus que leur fils n’y était pour rien, qu’il était toujours pur et que Lucia était allée chercher les plaisirs de la chair ailleurs. Cela leur donnait une raison de plus pour l’éloigner de leur fils.

Les parents de Lucia, sa mère du moins, ne supporta pas l’idée d’une conception hors mariage, et elle pressa le camp adverse d’organiser au plus vite des épousailles entre les deux jeunes. Peine perdue, chacun des deux clans finit par voter l’éloignement, et Lucia préféra claquer la porte de chez elle pour aller vivre chez Vicky.

Jusqu’au jour où cette dernière retrouva son amie dans sa salle de bain, la face violacée, le souffle court. Elle fit tout pour la faire vomir, y parvint, tout en hurlant son adresse aux secours dans son téléphone. Quand l’ambulance arriva, elle réalisa qu’elle n’avait pas pris soin de garrotter les avant-bras de son amie qui étaient fendus en long et en large.

Deux jours après sa sortie de l’hôpital, Lucia avait voulu descendre dans le sud en stop pour rejoindre son grand amour, mais Vick l’en avait dissuadée. Vicky avait pensé que la tentative de suicide de Lucia ramènerait ses parents vers des sentiments meilleurs, eux qui avaient croulé sous la honte. Mais le suicide est un péché bien pire que l’enfant hors mariage. Obligée d’abandonner ses brillantes études de chimie pour pouvoir se payer un loyer, Lucia s’était résignée à travailler au Mac Donald’s, avant de se faire pistonner par Vicky pour entrer dans la boutique d’informatique où elle travaillait depuis maintenant trois ans.

Lucia avait perdu l’embryon à cause de tous les produits toxiques qu’elle avait ingurgités, et ce n’était pas tant cette perte que celle de Marco qui la peinait encore maintenant.

Toutes ces images de Lucia dans le coma artificiel, ses cicatrices, ses tuyaux dans le ventre, le nez, revenaient à l’esprit de Vicky… Lucia cadavérique, ne pesant plus que trente-huit kilos… L’embryon hideux et difforme extrait sous ses yeux… Tout cela se rappelait à sa mémoire. Les bouteilles de white spirit, d’éther et de javel, les spasmes de Lucia… Ses râles… Le cri inhumain qu’elle avait poussé lorsqu’elle avait arraché sa sonde gastrique, une semaine après sa sortie de coma… Sa peau devenue quasiment transparente, au travers de laquelle on aurait presque pu voir les organes palpiter fébrilement… Ces longs mois de reconstruction, et même encore maintenant toutes les deux continuaient à payer le prix de cet épisode : des cauchemars affreux où Vicky voyait Lucia éventrée se vider de sa chair, où Lucia voyait Marco lui enfoncer la tête dans un volcan en éruption, des séquences de larmes sans fin dès que l’une ou l’autre entendait Marco Masini, en se rappelant les formidables karaokés cacophoniques vécus avec ses chansons…

Tout ça parce que Lucia avait porté une admiration sans limite et inconditionnelle à ce garçon.

La même admiration qui était en train de se former pour ce grand con de finnois…

La Suissesse posa une main sur l’épaule de son amie.

— Lucia… Tu me fais peur…

Un bruit sourd vint sauver Lucia qui ne savait pas quoi répondre. Son portable vibrait sur le bureau, elle s’en saisit et décrocha.

— Pronto ? Lucia, c’est ton Dani !

La jeune femme esquissa une grimace.

— Ah, c’est toi mon amour… Que me vaut l’honneur de ton appel ? C’est ni mon anniversaire ni Noël pourtant.

— Oui, je sais, j’aurais pu appeler plus tôt… J’ai fini l’entraînement très tard ces derniers temps.

Elle haussa les épaules.

— Bref, t’appelles pour quoi ?

— Mon coach m’a accordé une matinée de répit demain, tu veux qu’on mange ensemble le midi ?

— Tant que c’est pas chez ta mère, d’accord.

Il rigola.

— Non, t’en fais pas ! Bon faut que je te laisse, c’était juste une petite pause, je retourne à mes étirements. Bisous mon cœur.

— Bisous.

Et elle raccrocha. Et pivota sur sa chaise pour faire face à son invitée.

— J’ai un fond de courgettes à la tomate, ça t’ira ?

— Ça me va. Mais tu vas me devoir des explications.

— J’ai rien à ajouter pour l’instant. Je le connais pas encore assez pour me monter un film. Mais d’ici la fin de la semaine…

— … d’ici la fin de la semaine je saurai si je peux mettre les pompiers d’astreinte pour te récupérer quand tu seras montée sur le toit de l’immeuble parce que tu auras découvert que ton connard de suomi a déjà une pouffiasse attitrée et quatre enfants !

Lucia eut un mouvement de recul tant l’agressivité et la froideur de la phrase la bousculèrent. Elle déglutit et s’efforça de rester calme.

— Hey… C’est juste un beau gosse sur lequel je bave parce qu’il a une belle gueule, un beau cul, et qu’il écrit des textes comme – en grande couillonne sentimentale que je suis – j’aimerai qu’on m’en dise. Rien de plus… Ou alors, arrache aussi les posters de Totti, de Kim Rossi Stuart et de Hugh Jackman de ma piaule, hein ?

Vicky croisa les bras sur sa poitrine et lâcha un long soupir. Il n’était sans doute pas de bon ton de rappeler à Lucia tout ce qu’elle venait de se remémorer, et il est vrai qu’elle s’était peut-être emportée un peu vite… Sa réaction, elle le réalisait, était exagérée, pour un simple reluquage digne d’une préado.

Elle fila vers la kitchenette pour mettre la table.

— Allez grosse gamine, fais chauffer la tambouille, j’ai la dalle !

Chapitre 3

Sur le lit souillé par les tâches de vodka et les capsules de bière, deux hommes dormaient. Habillés, ronflant, en travers, Olli et Matti n’avaient sans doute pas eu la tête à être méticuleux lorsqu’ils s’étaient couchés deux heures plus tôt. Ilkka était couché à même le sol pendant que Juha s’était assoupi entre les bras du fauteuil du salon. Seule Tuulia – bien moins alcoolisée que ses amis – avait réussi à rejoindre sa chambre d’hôtel, quelques mètres plus loin dans le couloir.

Cette tournée américaine commençait très bien, ils avaient fait un carton la veille au soir dans les entrailles de la salle de concert de Phoenix. Des milliers de fans étaient venus de tout l’état pour chanter avec eux leurs longues complaintes mélancoliques ou leurs violents refrains d’anges déchus. Tuulia avait enchanté les cœurs en improvisant un contre-ut, Matti avait crevé son tom basse, Juha et Ilkka avait joué côte à côte, comme unis dans leur son, dansant, piétinant, traversant la scène, se mettant à genoux devant leurs fans, s’ensanglantant les doigts devant eux, pour eux, ruisselant de sueur, tornades de cheveux sans limites. Olli avait headbangué tout le concert durant, fidèle à sa réputation de fou furieux qui – bien que scotché à son clavier – remuait tout autant qu’une puce dopée à la caféine.

Après le concert, des centaines de fans les attendaient à leur sortie secrète. Devant l’hôtel qui devait rester inconnu, quelques jeunes filles bien informées avaient réussi à attraper les hommes par la manche en leur suppliant d’accepter leur virginité en cadeau, ou en leur demandant simplement l’honneur de leur faire l’amour. Prétextant une femme et des enfants dont ils étaient tous fous amoureux, le groupe avait préféré faire monter une moisson de bouteilles de vodka, de bière, de tequila et de whisky dans leur suite. Seule une foule d’autographes avait été déversée sur les posters, cartes, ou simples feuilles d’agenda tendus par les fans.

Toute la nuit ne fut que beuverie, chants, jeux à boire, le tout immortalisé par l’appareil photo d’Ilkka.

Mais le soleil commençait à filtrer par les rideaux entrouverts, et Olli ne tarda pas à ouvrir un œil. Qu’il referma aussi vite en se retournant pour ne plus avoir la lumière dans le visage. Il regarda Matti qui bavait sur le dessus de lit, le maquillage ayant foutu le camp n’importe comment autour de ses yeux. Il se dit qu’il devait avoir à peu près la même tête, et il entreprit d’aller dans la salle de bain éliminer les restes de crayon noir que devait s’être étalé autour de ses yeux.

Péniblement, il réussit à s’asseoir au bord du lit. Le changement de position lui occasionna un haut-le-cœur, et, saisi soudain par une force instinctive, il put courir jusqu’à la salle de bain pour vomir ses tripes dans l’évier.

Crachant ce qui lui restait dans la bouche, il finit par s’asseoir sur le rebord de la baignoire. Il posa un œil vaguement perdu autour de lui. Toute cette blancheur, scintillante et immaculée… On aurait cru de l’ivoire. Il ramena son regard sur le lavabo puant, où gisait une infime part de sa consommation de la nuit.

Heureusement que j’ai pissé toute ma bière avant, pensa-t-il.

Il ne décollait pas son regard du lavabo, faisant le rapprochement avec les expressions qu’on lui associait souvent, qu’il se sortait les tripes pour écrire ses textes ou jouer ses concerts. Cette pensée le fit sourire. Si ses groupies voyaient vraiment ce que ça donne quand il sortait ses tripes, elles le désacraliseraient peut-être enfin !

Il essaya de se remémorer ce qu’il avait ingurgité et qui ne serait pas passé. Sans doute la tequila de Juha, quelle saloperie ce truc ! Juha ne buvait que de ça, coupé avec du whisky et avec une gousse d’ail dans le fond. Un héritage de son arrière-grand-mère. Paraîtrait que c’est grâce à cette mixture qu’elle tient toujours une forme olympique, à bientôt cent deux ans.

Un bruit lui fit soudain lever la tête. Tuulia venait d’entrer dans la suite et ramassait les cadavres de bouteilles d’alcool. Elle les prenait délicatement, deux par deux, avant de les poser sur le bar. Olli la regardait d’un air hagard. Elle prenait soin de ne pas troubler le sommeil de ses amis avec des gestes lents et précis, semblant flotter au-dessus d’eux avec la grâce d’un héron.

Quand elle eut fini, elle tira une enveloppe de sa poche et la déposa au bout du bar. C’était le rituel. Ils ne saccageaient jamais vraiment les chambres, mais y laissaient toujours un très grand désordre. Alors ils ne partaient jamais sans mettre cent dollars chacun dans une enveloppe à l’attention des femmes de ménage. L’autre rituel était de toujours refuser de faire monter les fans, ou de les suivre chez elles. Ilkka était le seul marié et père, mais tous les autres se refusaient aussi à profiter de leurs groupies. Parfois difficilement pour Matti, très sollicité et très gourmand, moins pour Tuulia et pour Olli, que ces hordes de furies hystériques rebutaient. « Je ne suis pas un chippendale, mais un musicien, venez pour ma musique ou cassez-vous, mon cul m’appartient », avait-il lancé une fois, il y a deux ans lors d’un concert à Berlin, quand des fans du premier rang avaient déployé une banderole « Olli, j’ai téléchargé 2000 photos de toi, je t’aime ! ». Juha, lui, était suffisamment obnubilé par Tuulia pour ne pas voir les autres.

Cette dernière finit par apercevoir Olli et le rejoint. Contemplant les dégâts dans l’évier, il s’attendit à ce qu’elle l’engueule.

Non maman, s’il te plaît, ne te fâche pas…

Ouvrant le robinet pour rincer la faïence, elle sourit simplement.

— Encore cette foutue tequila, hein ?

Il hocha la tête.

— Notre avion pour Los Angeles décolle dans cinq heures. Je te laisse réveiller les mecs ?

Rehochement de tête.

Elle s’agenouilla pour se mettre au niveau d’Olli. Elle savait ce qu’il allait lui dire. C’était toujours pareil les matins de cuite. Elle essuya les larmes de son ami et attendit. Enfin les mots sortirent.

— Tuulia… Pourquoi es-tu la seule femme que j’aime sur cette terre ?

— Je ne sais pas Olli… murmura-t-elle.

— Pourquoi est-ce un amour inconditionnel, mais pas charnel ?

— Je ne sais pas Olli…

— Pourquoi est-ce que je t’aime comme une mère et pas d’un amour d’homme ?

— Je ne sais pas Olli, je ne peux pas te dire. Toi seul possèdes les clés de tes énigmes…

Elle se leva et s’en alla. Toujours les mêmes questions, toujours les mêmes réponses, au mot près. Tous les lendemains de concerts, tous les lendemains de fête… Toujours dans cet état de demi-sommeil, de semi-hypnose. Depuis neuf ans. Les seuls moments où Olli donnait l’impression d’avoir six et non trente ans. Les seuls moments où il n’était pas froid et taciturne.

Il se rappela les recommandations de Tuulia et se dirigea vers le lit où ronflait toujours Matti. Avec un sourire vicieux aux lèvres, il se glissa derrière lui et, se collant contre son ami, lui chuchota dans l’oreille :

— Matti mon amour, réveille-toi… C’est ta douce et tendre, mon chéri… Debout…

— Mmmmh… Monika ? Erikka ? Pirjo ? C’est qui ? souffla-t-il péniblement entre ses cheveux.

— Allez debout mon ange, ajouta-t-il en lui passant la main sur le torse.

Matti finit par ouvrir un œil. Constant que le bras qui le parcourait était trop velu pour appartenir à une demoiselle, il roula sur le côté pour faire face à Olli.

— Enfoiré va ! rigola-t-il en lui jetant un oreiller.

— Allez gros, on décolle dans cinq heures. Prépare tes valises, je réveille les deux morts restants.

— OK chef ! lâcha Matti dans un bâillement.

Puis en se redressant :

— Putain, quelle soirée ! On va tous crever sur scène si on continue à ce rythme-là !

Mourir sur scène… Et pourquoi pas, tiens ? pensa Olli. Mais pas sans avoir revu sa Finlande. Son berceau, son havre de paix, la Terre de ses aïeux. Le seul endroit où il trouvait l’inspiration pour écrire, sur le secrétaire du XIXe siècle de sa chambre, devant la baie vitrée donnant sur un lac tranquille et un bois touffu où il aimait se perdre en longues promenades.

— Ouais, pas sans avoir revu mon lac Saimaa, havre secret de mes rêveries interdites, de mes hantises. Brutalité hypnotique, poésie radicale, l’écriture là-bas était comme un jet de fureur dans la quiétude obscure.

Chapitre 4

—Tu reveux quelque chose ?

Lucia fit « non » de la tête. Elle se demandait déjà comment elle allait pouvoir avaler la bouchée qui lui emplissait la bouche. Pour une fois, Daniele avait fait les choses bien. Il avait réservé une table au Minotaure, restaurant tenu par un couple franco-grec qui n’avait jamais connu que les éloges des critiques culinaires. Après un petit flan d’aubergines en entrée, des brochettes de viande hachée au yaourt, elle peinait à finir son assortiment de pâtisseries au miel et aux fruits. Daniele demanda, lui, un digestif au melon. Puis il attrapa la main de sa belle.

— Ça faisait longtemps, hein ?

— Ouais… souffla-t-elle dans un soupir. Ça cache quoi ?

Il sourit.

— Je vais peut-être passer professionnel dès l’an prochain !

Le visage de Lucia s’illumina.

— C’est vrai ? Dani, c’est super ! Félicitations mon amour !

— Attends, tempéra le jeune homme. C’est pas fait. Mais… disons que l’enfant se présente bien.