Personne n'est innocent - Victor Leets - E-Book

Personne n'est innocent E-Book

Victor Leets

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Beschreibung

Une amitié qui vacille sur ses propres fondations. Une voyage torturé sur les sentiers de la Forêt Noire. Une femme qui se reconstruit en s'abîmant. Une bande de jeunes de quartier qui rôde dans la jungle urbaine. En sept histoires dramatiques, ce recueil raconte le remord et la culpabilité, la violence et la trahison, la débauche et la folie. Une plongée apnéique au coeur des failles de l'être humain. Pour se rappeler qu'ici-bas, Personne n'est innocent.

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Seitenzahl: 223

Veröffentlichungsjahr: 2024

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TABLE DES MATIÈRES

Comme des hippies

Pédale

Do not enter track

Brisé(e)

L’œil et le cœur

Les gens comme moi

Chat de gouttière

COMME DES HIPPIES

« Tout a l’air d’un complot,

j’ai de moins en moins de potes

Squatte mon coin en me moquant faussement

de mes liens passés

Je lève mon verre à mes ex-amis, mes futurs ex-amis

Ceux qui le seront jamais, trop de fautes commises »

Oxmo Puccino –Amour et Jalousie

1

— Ah putain, c’est bon la vie !

Le velux de la petite chambre laissait entrer un large rayon de soleil aux allures divines, présage d’un beau dimanche à venir. Quelques oiseaux piaillaient encore et on entendait au loin, comme étouffé, le son des voix provenant du café de la place. Antoine avait ouvert les yeux depuis deux minutes. Il n’avait aucune idée de l’heure qu’il était et il s’en foutait pas mal. Son regard se promenait sur la pièce dans laquelle il avait passé la nuit pour la sixième – ou la dixième – fois.

Le plafond de la chambre était incliné du fait qu’elle se trouvait sous les toits de l’immeuble, et l’on devait se tenir courbé dans la moitié de l’espace disponible. Une grande penderie noire, certainement achetée chez IKEA, se dressait proche de la porte d’entrée et un miroir inséré dans un cadre en bois s’appuyait sur le mur juste à côté. Au fond de la piaule, un fauteuil fatigué se tenait à côté d’une vieille commode, peinte à la main de manière grossière, qui semblait vomir des soutiens-gorges et des culottes par ses tiroirs entrouverts. Une guitare et un accordéon étaient posés au sol, rangés dans leurs housses respectives. Le lit dans lequel Antoine se trouvait complétait le mobilier, simple matelas posé sur des palettes en bois. Deux tableaux en liège habillaient des murs blancs et crépis, affichant des photos punaisées de jeunes gens souriants.

Il se tourna pour attraper une bouteille d’eau posée sur le vieux plancher. Il heurta de la main un cadavre de bière, qui partit rouler pour terminer sa course sous la penderie dans un tintement bruyant. Le sol était franchement crade, jonché de cendriers de fortune étouffants des mégots de clopes et des culs de joints, de tasses pleines de café froid depuis longtemps, d’assiettes de pâtes à la sauce tomate désormais bien sèches, de paquets de Doliprane éventrés.

Il apporta la bouteille à ses lèvres noircies par le vin et en vida la moitié d’une traite, puis esquissa une légère grimace. L’eau était bonne en soi, mais le passage par sa bouche la chargeait d’un goût d’alcool et de cendres, comme une rivière qui se pollue à l’approche d’une usine. Il avait la gorge sèche et une vilaine barre au milieu du crâne. Mais la gueule de bois n’avait plus de secrets pour lui. Cela ne le dérangeait pas. C’était même le contraire, puisqu’il se sentait encore ivre. Et l’ivresse était pour lui un réel état de plénitude, un cocon de douceur, une chute vertigineuse mais lente et gracieuse, à l’image d’une plume qui tombe du ciel.

Le peu de couverture qui recouvrait son corps s’échappa sur sa droite, comme aspirée par une force inconnue. Sophie s’était retournée sur le flanc en émettant dans son sommeil une phrase inintelligible, un grognement attendrissant. Il ne voyait maintenant que son dos, couvert en partie par ses longs cheveux auburn, et la couette retombait juste en haut de ses fesses. Les images de la veille lui revinrent en mémoire par à-coups, et il essaya de rattraper ces bribes de souvenirs fugaces, comme l’on tenterait d’avancer dans un couloir sombre avec un briquet en fin de vie.

Il avait rendez-vous sur la place de la Croix-Rousse à 18 h, mais il avait passé le début de sa soirée au Bar des Capucins, bistrot de quartier du bas des Pentes dont la grande terrasse était bien garnie en ce samedi soir de mai, avec une bande de mecs qu’il avait croisés dans la rue. Il avait fait la fête avec eux quelques jours auparavant dans un parc du coin. Il les connaissait à peine, mais ils avaient bien ri ensemble.

Antoine avait toujours eu un contact très facile et inspirait confiance et sympathie. Son look excentrique, ses cheveux châtains, drus et en pétard, ses yeux marron et taquins, son nez en trompette, son sourire rayonnant, son physique élancé, tout chez lui renforçait cette aura. C’était un jeune homme intelligent et cultivé, avec qui il était agréable de discuter. Sûr de sa personnalité forte et débridée, il ne ressentait jamais d’appréhension à aller vers l’autre ; il lui suffisait d’une accroche pour sortir la vanne qu’il fallait, celle qui faisait se marrer filles et garçons, lui permettait de s’intégrer au groupe et d’en tirer ce qu’il voulait. Non pas qu’il se vît comme un profiteur, mais après tout, on pouvait bien lui payer une ou deux pintes ; c’est ça, l’amitié. Et puis, il pouvait bien flirter avec les filles, célibataires ou non ; c’est important, l’amour libre.

On l’avait d’ailleurs bien rincé, car la suite de la soirée était beaucoup plus floue. Il avait quitté le bar après des adieux déchirants et des promesses de retrouvailles à cette nouvelle bande de potes — dont il se souvenait à peine des prénoms —, puis pris à gauche pour grimper les pavés de la Montée de la Grande-Côte. Après quelques zigzags dans les rues de la Croix-Rousse, ceintes de grands immeubles aux couleurs vives, il avait rejoint les filles aux Valseuses.

La petite rhumerie était pleine à craquer. Ce soir, c’était soirée dub. Il se souvenait du public qui se balançait d’un pied sur l’autre, le haut du corps battant la mesure de la basse lourde et profonde qui semblait résonner au sein de son être comme dans une immense grotte. Il y avait des babos en débardeurs et sarouels, de grands mecs avec des barbes de trois jours et des chemises en lin ouvertes, des filles avec des robes d’été colorées. Il avait commandé deux pichets de punch planteur sans avoir besoin de regarder la carte au-dessus du bar. Sophie l’avait accueilli au comptoir, accompagnée d’Emma, et il avait dû jouer des coudes pour s’installer auprès d’elles. Il se rappela l’embrassade avec ses deux amies qu’il n’avait pas vues depuis quelques mois, les yeux d’un bleu étonnamment obscur de Sophie, ses dents blanches encadrées de lèvres rouge vif, sa robe à fleurs de la même couleur qui mettait si bien en valeur sa poitrine généreuse. Emma avait ses mèches blondes, celles qu’elle faisait chaque année quand le beau temps revenait, son piercing à la tempe qui éclairait son visage et attirait le regard au niveau de ses yeux bruns et espiègles, un haut blanc rentré dans une jupe jaune et volatile qui, quand elle dansait, se soulevait et retombait sur un fessier ferme et rebondi. À cet instant, il avait envie de les bouffer toutes les deux.

Plus tard, face à une bouteille de planteur vide, il était toujours au comptoir avec Sophie, à rire à gorge déployée aux bêtises qu’ils se racontaient. Le serveur s’invitait par moments dans leurs plaisanteries et les danseurs ne formaient plus qu’une masse confuse en arrière-plan. Emma était toujours là, mais a priori plus intéressée par la musique que par leurs conversations. Plus tard encore, ils dansaient tous les deux, en titubant et bousculant leurs voisins, qui leur jetaient des regards noirs quand le contenu de leurs verres se renversait sur le sol. Au cœur de la nuit, il était allongé au milieu d’une rue, la lumière des réverbères en guise d’étoiles, les bras en croix, toujours le rire aux lèvres, tandis que Sophie tentait de le relever. Dernier souvenir : elle était nue, le chevauchant à califourchon, ses seins lourds ballottant au rythme de ses allers-retours. Un éclat de lune tombait du velux sur le corps pâle de sa cavalière, et son œil avait saisi la scène comme une photographie afin de la rendre inoubliable.

Cette dernière pensée l’excita avec bestialité. Sa tête se mit à chauffer. Une chaleur qui se diffusa comme une vague à travers son corps. Il regarda son sexe se dresser le long de son abdomen gonflé par l’alcool, puis se mit à son tour sur le flanc et se colla à Sophie, en faisant en sorte que son pénis épouse le sillon de sa belle endormie. Il passa sa main sur son cul, remonta en caressant son ventre potelé, lui agrippa un sein et se frotta doucement. Il approcha sa bouche du cou de sa partenaire, qu’il embrassa méthodiquement. Elle sentait le rhum à plein nez, mais, même de bon matin, cette odeur lui plaisait. Elle commença à réagir en répondant à ses frottements par un léger mouvement de bassin. Puis, elle passa la main derrière son épaule pour caresser les cheveux de son amant. Elle respirait fort et émettait parfois un bruit sourd, semblable à un ronronnement. Cette situation dura quelques minutes et Antoine s’apprêtait à passer à la vitesse supérieure quand elle ouvrit grand les yeux, le bleu de ses iris ressortant sur des sclérotiques striées de lignes rouges. Elle fixa le mur, son regard ne traduisant aucun désir.

— Il est quelle heure ? demanda-t-elle d’un ton affolé.

— J’en sais rien, on s’en fout, non ? éluda-t-il en se rapprochant encore, comme s’il voulait faire fusionner leurs corps.

Quand il lâcha son sein pour descendre en direction de son entrejambe, elle se tourna subitement sur le ventre, ce qui mit fin à l’entreprise de cette main baladeuse. Elle fouilla sous son oreiller d’où elle tira son téléphone. Ses yeux s’écarquillèrent, comme si son écran s’était changé en une fenêtre sur quelque vision d’horreur.

— Putain, il est 10 h !

Elle bondit hors du lit. Elle était petite, assez ronde et toujours dynamique. En s’agitant ainsi, à tapoter frénétiquement sur son smartphone, elle lui donna la désagréable impression d’être comme ces commerciaux, gras à force de conduire sans arrêt et totalement absorbés par leurs portables, comme si c’était eux qui les possédaient comme objets. La vie est trop courte pour consacrer du temps à cette connerie, pensa-t-il.

Antoine était tellement frustré que ça le mit en colère. Ils auraient pu passer un délicieux moment ensemble, mais non, elle avait décidé de tout gâcher. Ce qu’il ne manqua pas de lui faire remarquer.

— Je t’ai dit hier que Ben arrivait à 11 h ! répliqua-t-elle sans le regarder, affairée à retrouver et réunir ses habits de la veille.

— Ça va, ça nous laisse le temps ! miaula-t-il avec un sourire coquin. Et puis, on ne fait rien de mal, c’est que de l’amour !

— C’est vrai ça, c’est que de l’amour ! répéta-t-elle.

Elle se tourna vers lui.

— Tu peux l’expliquer à Ben dans ce cas, non ?

Son visage joufflu prit un air moqueur et sa voix un ton de défi. Cette pique mit Antoine définitivement en rogne. Il n’allait évidemment pas accueillir son ami en lui disant : « Salut mon gros, ça va depuis le temps ? Ce que j’ai fait hier ? Bah, comme tant d’autres fois, j’ai couché avec ta copine, et toi ? » Ce n’était pas qu’il avait peur de Ben, qui était un pacifiste invétéré. Ce n’était pas non plus qu’il considérait faire quelque chose de vraiment mal. Les gens n’étaient juste pas capables de comprendre. Personne n’appartient à personne, merde. Nous ne sommes pas faits pour n’apporter de l’amour qu’à un seul individu à la fois. Lui, en tout cas, en avait assez pour toute une communauté. Il aimait les femmes, plus jeunes et plus âgées que lui ; blondes, brunes et rousses ; fines et fortes. Le sexe ne pouvait pas être un problème, une telle manifestation de désir et de tendresse entre deux êtres ne pouvait pas apporter de malheur ou faire de dommages collatéraux. Il voulait être libre et trouvait insensé que tout le monde ne cherche pas le même idéal. John Lennon disait : « Nous vivons dans un monde où l’on doit se cacher pour faire l’amour, pendant que la violence se pratique en plein jour. » C’est un des drames de notre époque. Nous pourrions tous vivre en harmonie, coucher les uns avec les autres, sans règles et sans jalousie, ce sentiment ignoble qui n’aboutit qu’à tristesse et haine, qui brise des relations. Comme avec Clément…

— Pff… Vous n’êtes pas des hippies, marmonna-t-il.

Elle ne rebondit pas sur cette remarque. Elle finit de récupérer ses habits sales, d’en choisir de nouveaux pour la journée, ouvrit le velux en grand pour aérer la chambre, puis elle se dirigea vers la porte en slalomant comme une skieuse entre les déchets. La main sur la poignée, elle jeta son beau regard dans le sien.

— Arrête de faire la gueule. On a bien profité cette nuit. Je vais à la douche, faut vraiment que tu sois debout — et habillé, ce serait mieux — quand je reviens. Ben m’a écrit, il a un peu de retard, mais faut se bouger quand même. Sois mignon, enlève les draps du matelas et jette la capote dans la poubelle de la cuisine, lui intima-t-elle en désignant le morceau de latex luisant échoué sur le sol, telle une méduse crevée. Mets-la dans du sopalin avant.

Puis, elle quitta la pièce en refermant la porte. Il regarda le préservatif, preuve matérielle de leurs ébats, avec dédain et mépris. C’était cette gaine souillée qui l’avait éloigné de son meilleur ami. Qui lui avait révélé l’étroitesse de son esprit.

2

Il avait grandi à Beaujeu, petit village de deux mille et quelques âmes situé entre Mâcon et Villefranche-sur-Saône. C’était l’un de ces nombreux patelins articulés autour d’une ou deux rues principales. La bourgade n’était pas vraiment jolie, composée d’une suite de vieilles maisons et de petits immeubles aux couleurs chaudes mais souvent décrépies, et aux mêmes volets striés qui, une fois fermés, donnaient aux bâtisses l’impression de se changer en prisons. Quelques curiosités valaient le coup d’œil, comme la belle église romane Saint-Nicolas ou le site des ruines du château de Pierre-Aiguë. Mais ce qui faisait le charme de ce monde rural, c’était cette campagne omniprésente, ces vignes, ces champs, ces parcelles de forêt dans lesquelles on aurait voulu se perdre pour toujours. Antoine aimait cette cambrousse, cette verdure à perte de vue et ce sentiment d’indépendance sauvage qui l’envahissait quand il s’y promenait. Ses parents le laissaient sortir seul depuis son enfance. Son père, écrivain et conférencier spécialisé en développement personnel, et sa mère, naturopathe, étaient « cool », comme l’affirmaient ses copains. Trop jeunes pour avoir connu mai 68 ou l’âge d’or du mouvement hippie, ils en avaient reçu l’héritage. Ils vivaient animés par de forts idéaux progressistes qu’ils n’avaient jamais reniés avec l’âge. Ils avaient toujours été en harmonie concernant l’éducation de leur fils unique : du dialogue, de la confiance, de la place pour qu’il puisse s’exprimer, faire ses expériences et se développer. Ce programme avait porté ses fruits : Antoine avait été un enfant éveillé et épanoui, avec une maturité étonnante. Aussi, ses parents ne s’étaient jamais inquiétés quand il partait s’amuser quelques heures. C’était lors de l’une de ces ballades qu’il avait rencontré Clément. Il devait avoir une dizaine d’années.

*

Il jouait au bord du ruisseau de Font-Bidon en un bel après-midi d’été. À l’ombre des feuilles de tilleul, une branche à la main dont il se servait de bâton de marche, il se prenait pour un enchanteur. Il déambulait sans but, s’adressait aux arbres, mettait en garde les insectes contre leurs prédateurs. Alors qu’accroupi, il cherchait diverses plantes pour en faire une mixture magique, une voix fluette vint se loger dans le creux de son oreille.

Il leva la tête et vit un garçon assis au bord du tout petit cours d’eau. Il se redressa et le scruta, ses yeux se plissant pour affûter sa vision. Cet enfant ne lui disait rien, ce qui était parfaitement inhabituel. Le lutin chantonnait un air qui lui rappelait quelque chose, des bribes de paroles qui lui évoquaient un sentiment d’apaisement et de félicité. La musique le charmait, l’incitait à venir plus près. Il se mut lentement dans sa direction, intimidé par ce mystérieux barde, comme s’il était une créature mystique et vénérable, une manifestation physique de l’esprit de la forêt. Arrivé à quelques mètres de lui, le garçon tourna la tête instinctivement, se tut et le regarda droit dans les yeux. Antoine put observer en détail cet inconnu.

Les boucles de ses cheveux frisés et noirs venaient flanquer une paire d’yeux d’un bleu pur et éclatant, comme si l’on avait enfermé un morceau de ciel dans ses globes oculaires. Son nez retroussé était cerné par des joues bien en chair, sur lesquelles se dispersaient quelques taches de rousseur. Sa peau était pâle comme la neige, ses traits fins et son visage dégageait une aura angélique. Il rappelait à Antoine l’illustration d’un jeune prince issu d’un livre d’aventure.

Sans un mot, le dessin prit vie et lui sourit, comme s’ils s’étaient donné rendez-vous. Cette marque de sympathie, si sincère, démystifia le personnage et rendit son aplomb à Antoine. Il lui rendit son sourire. La chanson qui l’avait attiré ici lui revint en tête comme un éclair.

— C’est rare qu’un enfant connaisse Imagine, et encore plus qu’il sache chanter les paroles en anglais, souligna-t-il avec curiosité. Les autres préfèrent plutôt ce qui passe à la radio.

— Oui, je l’écoute souvent avec mes parents, expliqua le garçon avec un air joyeux. C’est une de mes chansons préférées.

— Moi aussi, je l’aime beaucoup. Mes parents à moi sont très fans des Beatles et ils la mettent souvent. Mais je préfère Jimi Hendrix. Purple Haze, c’est quand même quelque chose !

— Ah oui, je connais de nom, mais je n’ai jamais trop eu l’occasion de l’écouter.

— C’est dommage ! Il ne faut pas que tu passes à côté de ça ! On a les albums à la maison, il faudrait que tu viennes !

Ils se regardaient, Antoine debout, le jeune inconnu assis au bord de l’eau. Cette discussion lui paraissait absolument naturelle, et il avait oublié pendant un instant son interrogation première.

— Au fait, tu habites par ici ? Je ne t’ai encore jamais vu dans le coin.

— Nous venons juste d’emménager dans le village. On s’est promenés par là hier. Je m’ennuyais à la maison, donc j’ai demandé à pouvoir revenir un moment. Je ne connais encore personne à Beaujeu. J’imagine que ça ira mieux avec la rentrée à l’école.

— Où étais-tu avant ? Tu n’es pas triste d’avoir déménagé ? l’interrogea Antoine avec empathie.

— Ça fait un peu bizarre de partir, mais je crois que ça va.

Il marqua un silence. Une ombre passa sur son visage.

— On habitait un petit appartement à Villeurbanne, dans un immeuble moche au milieu d’un quartier gris, reprit-il, comme pour lui-même. Ce n’est pas qu’on y était malheureux, mais ça devenait un peu étouffant. Dernièrement, j’ai connu quelques… comment dire… crises. Mes parents ont pensé que c’était lié. Ils ont voulu qu’on parte. J’aime beaucoup l’idée de voir les champs à travers la fenêtre de ma chambre, de pouvoir me balader sous les arbres, ça me change tellement. Je crois que ça me fait déjà du bien. Oui, je crois que ça va.

Antoine l’observait avec intérêt. Il n’avait jamais entendu un autre enfant parler aussi sincèrement de ce qu’il ressentait. Il lui tendit la main. Le garçon le regarda avec ses grands yeux intrigués.

— Moi, j’ai grandi ici et je connais très bien ces bois, lança-t-il avec enthousiasme. Et si tu veux, je te fais une visite guidée. Comment tu t’appelles ?

— Clément.

— Moi, c’est Antoine. Tu viens ?

Clément lui prit la main et Antoine l’aida à se relever. Ils se mirent en chemin côte à côte. Le soleil s’infiltrait à travers les feuillus vert vif pour éclater en gerbes de lumière au contact de l’eau. Le natif du village, tourné vers son nouveau camarade, lui racontait déjà toutes sortes de drôleries et d’anecdotes à propos de Beaujeu. Si la scène avait été immortalisée, elle aurait donné naissance à un tableau magnifique.

Ce fut également côte à côte qu’ils arrivèrent à l’école pour la rentrée des classes. Ils passèrent tout le reste de l’été ensemble. Leur amitié se développa naturellement, comme la lumière de l’aube se propage dans la nuit, grignote inlassablement chaque parcelle d’obscurité. Ils avaient une réelle complicité intellectuelle, une maturité impressionnante pour leur âge — qui créait parfois un décalage avec les autres enfants — , un sens de l’humour propre à eux, sans oublier leur amour pour la musique et particulièrement le rock psychédélique. À la fin de l’année scolaire, ils étaient devenus inséparables.

Le collège — étape compliquée dans la vie de beaucoup, entre un passage douloureux à l’adolescence et la cruauté dont peuvent faire preuve des camarades de classe en quête d’identité — resta pour eux un souvenir doux et heureux. Bons élèves, ils n’étaient pas préoccupés par leurs résultats scolaires. Ils s’entendaient plutôt bien avec tout le microcosme que formait la cour de l’établissement, et passaient au travers des querelles et des moqueries, comme des poilus audacieux auraient évité les tirs de mortier. Ils étaient les gémeaux du bahut, jamais l’un sans l’autre. Cool, drôles et fascinants pour certains, bizarres et inaccessibles pour d’autres, mais ne laissant jamais indifférent.

Ce fut durant cette période qu’ils commencèrent à se pencher sur le mouvement beatnik, d’abord motivés par leur passion pour la musique. Ils étudièrent les textes de Jim Morrison et Janis Joplin, regardèrent en boucle les images de Woodstock, lurent Jack Kerouac et Charles Duchaussois, visionnèrent Into the Wild et Hair. Ils se sentaient emplis de ce besoin de liberté, de cette envie de tout découvrir sans s’imposer de limites. Ils discutaient souvent des voyages autour du monde qu’ils entreprendraient d’ici quelques années, ou de l’idéal de vivre dans une communauté autogérée.

Beaujeu ne disposait pas d’établissement scolaire supérieur au collège, donc les deux amis intégrèrent un lycée général à Villefranche-sur-Saône, en internat. Ils n’eurent pas la moindre difficulté à s’insérer dans ce nouveau monde. Ils se sentaient bien dans leurs peaux, s’avéraient sûrs de leurs qualités et avançaient dans la vie avec une confiance désinvolte. Aucune fringue de marque ne flattait leur égo, et ils se désintéressaient bien de tout ce qui était matériel. Antoine avait déjà cette fougue, cette verve et cette personnalité débordante qui lui valaient souvent l’admiration de toute jeune personne lui adressant la parole. Clément avait cette beauté cristalline, ce calme rassurant, cette réflexion posée et aiguisée qui mettait en difficulté les meilleurs orateurs. Et quand le premier agaçait quelques garçons par sa nature envahissante, le second les tempérait d’un regard froid qui faisait frémir.

Ils étaient extrêmement drôles, dotés d’un humour fin et absurde, parfois théâtral et excessif, parfois cynique et tranchant. Ils se firent de nombreux amis et devinrent le fantasme secret de pas mal de jeunes adolescentes, excitées à l’idée de connaître leur première nuit d’amour. Les compères perdirent leur pucelage la même soirée, lors de ce genre de fête lycéenne qui vire au n’importe quoi et fait pâlir les parents qui constatent les dégâts en rentrant chez eux le lendemain. Ils multiplièrent ensuite les histoires courtes, passant de l’une à l’autre, les entremêlant parfois, sans jalousie aucune.

Ils découvrirent alcool et drogues quelques semaines après leur arrivée à l’internat, quand ils remplirent leurs sacs de canettes de bière pour les monter en douce dans leur chambre. L’un de leurs colocataires, un peu plus âgé, roula quelques joints de beuh dans la soirée. L’idée venait de lui et les tenta tout de suite. Ils furent submergés par cette excitation juvénile ressentie face à la nouveauté et l’interdit. Tout se passa bien. Cet état second leur plut, leur donnant l’impression d’entrevoir un nouvel horizon. Ils rirent, eurent de longues discussions existentielles, se sentirent profondément heureux.

Ils continuèrent donc sur cette voie, fumant régulièrement et enchaînant les cuites. Ils essayaient à l’occasion d’autres produits : speed, cocaïne, ecstasy, différents hallucinogènes. Jim Morrison n’avait-il pas dit que les drogues étaient un défi pour l’esprit ? Autant le relever. Chaque nouvelle expérience se faisait avec la même tension avide dans leur corps, telle l’excitation de l’enfant qui ouvre ses paquets cadeaux. Ils sortaient régulièrement, chez des copains dont les parents s’absentaient, dans les bars de Villefranche ou en free parties, dépassaient parfois leurs limites, mais gardaient le contrôle sur les démons de cette vie nocturne.

Leur parcours scolaire restait une promenade de santé. Ils obtenaient toujours largement la moyenne sans avoir besoin de travailler outre mesure et n’avaient pas de problèmes de comportement, hormis quelques blagues taquines à l’attention des professeurs. Ils décrochèrent leur baccalauréat haut la main et s’apprêtèrent à tourner la page de ce chapitre si précieux de leur vie. La suite devait se dérouler du côté de Lyon ; Antoine entrait en licence de sociologie, et son ami d’Histoire. Le premier avait trouvé une colocation dans le 4e arrondissement, le second allait louer un petit appartement étudiant dans le 8e. Les parents de Clément, qui était boursier, avaient insisté pour qu’il vive seul afin de se concentrer sur ses études.

Quelques semaines avant leur départ à Lyon, ils marchèrent tous les deux jusqu’au bord du ruisseau de Font-Bidon. Il faisait beau, mais l’air était lourd, comme chargé de plomb, annonçant la venue prochaine de l’orage. Ils avaient prévu assez de bières et de joints pour passer un après-midi comme ils les aimaient. Ils revinrent sur ces dernières années en riant aux éclats à l’évocation d’un professeur à moitié fou, d’un camarade de classe aussi drôle qu’idiot, d’une soirée alcoolisée lors de laquelle ils avaient volé des nains de jardin pour les libérer dans la forêt. Ils se souvinrent de ces fêtes d’anniversaire aux airs d’orgies, de ces longs trajets en voiture à chercher désespérément le lieu de la teuf, des seins fermes d’une conquête qu’ils avaient eue en commun. Ils se rappelèrent tous ces moments passés sous l’emprise de la beuh, à flotter mollement, ricaner et se projeter dans leurs fantasmes autour de la vie d’adulte. De cette vie qui commençait maintenant. Ils se promirent de ne pas oublier leurs rêves de voyages et de liberté, leurs envies futures d’un retour à la nature et à la communauté, leur besoin vital d’amour et d’amitié.

Au fur et à mesure de leur conversation, Clément paraissait de plus en plus grave et