Personne ne me cherche, personne ne m'attend - Isabelle Esnult - E-Book

Personne ne me cherche, personne ne m'attend E-Book

Isabelle Esnult

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Beschreibung

L’histoire de Jean est celle de milliers d’autres…

Que va-t-il devenir dans l’univers hostile de la rue ? Quel va être son cheminement intérieur pour échapper à cette fatalité ? Un récit intimiste, au plus près de la dure réalité des sans-abris, qui à la manière d’un conte, soulève les questions essentielles de notre temps. La finalité de ce roman n’est-elle pas de changer notre regard sur ceux que nous croisons au quotidien et que nous finissons par ne plus voir, et de nous inciter à réfléchir sur la notion d’humanité ?

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Isabelle Esnult fait des études de chirurgie dentaire à Bordeaux et commence à exercer à 22 ans. Après vingt ans de pratique, elle souhaite revenir au monde des idées et obtient un DEA de droit pénal. Mais sa vie est ailleurs...Très attirée par tout ce qui touche aux arts, elle se consacre dorénavant à ses passions, la sculpture, elle expose régulièrement depuis trente ans, et l’écriture, avec deux essais : "Surtout, ne pas bouger" en 2003, "Infinitifs amers" en 2009. Elle revient aujourd’hui avec un premier roman : " Personne ne me cherche, personne ne m’attend " aux éditions " Le temps d’un roman ".

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Seitenzahl: 155

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Ähnliche


Couverture

Titre

Personne ne me cherche,

Personne ne m’attend.

D’Isabelle Esnult

Préface

Fondation Abbé Pierre

Illustration

Rachel Loeffler

Le temps d’un roman

Editeur

Collection «Roman»

DU MÊME AUTEUR

Surtout, ne pas bouger, éditions Atlantica, 2003.

Infinitifs amers, éditions Atlantica, 2009.

« - Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?

- Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.

- Tes amis ?

- Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.

- Ta patrie ?

- J’ignore sous quelle latitude elle est située.

- La beauté ?

- Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.

- L’or ?

- Je le hais comme vous haïssez Dieu.

- Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?

- J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages ! »

Charles Baudelaire. Petits poèmes en prose, 1869

« Le pouvoir de la vie est si puissant, que tel un énorme torrent,

il repart sous d’autres formes après un fracas. »

Boris Cyrulnik

PREFACE

Depuis plus de 30 ans, la Fondation contribue sans relâche à faire entendre « la voix des sans-voix » dans le débat politique et dans notre société, dans la perspective de faire émerger des décisions qui conduisent à davantage de justice sociale, alors que notre pays, 7ème puissance mondiale, compte 330 000 personnes sans domicile, un chiffre qui a doublé en dix ans.

Aujourd’hui, en France, 4, 2 millions de personnes sont mal logées et depuis cet hiver, plus de 3 000 enfants dorment dans la rue… Des chiffres inacceptables. Ces chiffres cachent des réalités humaines très différentes, toutes douloureuses et bien souvent dramatiques.

Pour la Fondation, des décisions politiques ambitieuses doivent être prises au plus vite pour mettre fin à tous ces drames humains, pour que plus personne ne dorme dehors. Il est urgent de répondre aux besoins essentiels de chacun d’entre nous, particulièrement les plus vulnérables : avoir un toit digne et pouvoir s’y maintenir, se nourrir, se soigner, prendre soin de ses proches.

La Fondation est convaincue qu’une autre société est possible, plus juste, plus solidaire et plus fraternelle, si nous continuons à combattre tous ensemble l’exclusion et le mal-logement partout où ils se trouvent.

Fondation Abbé Pierre

« Débarrassez-moi le plancher ! » sont les premiers mots qui me réveillent en sursaut ce matin de décembre, émis par la voix autoritaire et péremptoire de la concierge du bel immeuble parisien où je me suis réfugié cette nuit pour dormir, la planque idéale, chauffée, dans le sas d’entrée. Enfin une vraie nuit de sommeil !

Elle me regarde avec de grands yeux écarquillés, comme si elle n’avait jamais vu un clochard. « Minute, je m’en vais, je m’en vais! »

Je m’appelle Jean. J’aurais pu me nommer Pierre, Paul ou Jacques. Non, c’est Jean, allez savoir pourquoi.

Je suis un SDF, un sans-domicile-fixe, ou plutôt un SDT, un sans-domicile-du-tout, le fixe est de trop, même si je change souvent d’endroit, c’est sûrement ça qu’ils veulent dire. Trois lettres pour signifier que je n’ai pas de toit au-dessus de la tête, mon toit, c’est le ciel. Trois lettres anodines, en majuscules, pour masquer la triste et sordide réalité.

Je suis un indésirable. Il n’y a qu’à voir la mine déconfite de la brave dame quand elle m’a découvert. Je dérange. Je dégoûte. Je répugne. On s’écarte de moi.

Je fais fuir.

Si je me plante devant le grand miroir du hall qui me renvoie mon image et s’il est fiable, je dois admettre que je ne suis pas très reluisant. Je ne me reconnais pas. C’est un étranger dont je vois l’apparence sur la grande glace. C’est moi, cet individu ? Je me fais peur !

Je suis grand et mince. Je n’ai pas loin de la quarantaine, mais je parais beaucoup plus. Les rigueurs de la rue ont laissé leur empreinte sur mon visage. Le froid et le vent m’ont creusé des sillons dans les joues, m’ont ajouté des rides sous les yeux qui rapetissent mon regard bleuté. Ma mère me disait toujours qu’elle aimait mes yeux bleus.

Hirsute, j’arbore une longue barbe grisonnante. Je ne suis pas allé chez le coiffeur depuis des lustres, et si je dois me fier à ce que je vois, je ressemble vraiment à un clodo, j’ai la gueule de l’emploi, j’incarne bien mon rôle.

Quand je pense que j’étais beau, séduisant, j’avais mon petit succès auprès de la gent féminine. En regardant bien, et avec un peu d’imagination, ça peut se deviner…

Au niveau corporel, ce n’est pas mieux, je disparais sous des épaisseurs de vieilleries : dans l’ordre, tricot de peau, pullover à col roulé, veste, superposés sous le grand manteau marron en tweed chiné hérité de mon grand-père, déformé, plein de taches, d’où son appellation de pardessus.

Je traîne partout avec moi un grand sac à dos difforme, grisâtre, décoloré, trop rempli, flanqué de deux sangles qui me scient les mains, usé jusqu’à la lie, qui transporte toute ma fortune, mon royaume déchu, m’endolorit les épaules, me meurtrit le dos mais me sert, entre autres, d’oreiller.

Je remonte mes chaussettes qui tombent en accordéon sur mes chevilles, je renoue les lacets de mes grosses godasses éculées, j’enfile mes gants en laine troués au bout des doigts, j’attrape mon baluchon, je prends la tangente et déguerpis avant que la gardienne n’ameute tout l’immeuble !

Je commence la journée, le grand voyage vers nulle part. Le bitume moucheté de la route se déploie comme un tapis roulant sans commencement ni fin, monotone et envoûtant. Les façades grises et mornes défilent dans un couloir infini. Les passants circulent, vaquent à leurs occupations, indifférents. Les chiens vagabondent.

Je marche… Je marche… Je marche… Des heures, inlassablement, un pied devant l’autre, comme un automate, jusqu’au tressautement des muscles de mes cuisses, jusqu’à oublier mes mains et mes pieds gelés, jusqu’à n’en plus pouvoir !

Le voyage est périlleux dans le désert des hommes. Certains s’en sortent bien sur le fil de la traversée de la vie, funambules avisés, d’autres moins bien, leur balancier bancal, leur stabilité précaire, prêts à basculer d’un côté ou de l’autre, à tomber dans le vide. Tout le monde peut lâcher son bâton, ou même refuser de continuer à avancer sur le filin qui bouge et désarçonne.

Un livre de ma jeunesse a laissé en moi la trace de Drogo, le lieutenant scrutant l’horizon brumeux du haut d’une citadelle : de temps en temps, au loin, un mouvement, une ombre… C’est important, l’espoir de quelque chose ou de quelqu’un, puis, plus rien, plus un souffle de vie. C’est un peu moi, Drogo ! Je guette l’horizon… En vain. Ma citadelle, elle est vaste, c’est la rue, depuis deux ans. Ce n’est pas de gaieté de cœur que je me retrouve dehors. Je n’ai pas choisi de mon propre gré le néant, le vide, le pas de sens. Je n’aspire pas au froid glacial, à l’extrême solitude !

La spirale infernale, l’enchaînement diabolique, inexorables, m’ont entraîné vers le fond, comme un pavé dans la mare. Les événements se sont succédé les uns après les autres dans une escalade complice, une association de malfaiteurs, comme s’ils s’étaient donné le mot pour me faire perdre pied et m’envoyer à ma perte.

Je n’ai rien vu venir. Le scénario s’est déroulé sournoisement, insidieusement, subrepticement, à mon insu. Je n’ai rien pu faire, le bouton « marche » une fois enclenché, il n’y a pas eu de retour en arrière possible et j’ai assisté, impuissant, à ma descente aux enfers.

Quand j’y pense, les larmes me montent, me débordent, me submergent, mes yeux s’embuent, je ne peux pas m’empêcher de pleurer. Je les ravale, je n’ai pas envie de me répandre, je voudrais garder un semblant de dignité. Moi aussi, j’ai eu une vie normale, une famille, des amis, un métier, une maison. J’ai joué le jeu d’une société impitoyable, suivi les signes extérieurs de convenance, dans les passages cloutés, les images d’Épinal, dans la reproduction des schémas habituels.

Disqualifié ! Je suis sur la touche, je ne fais plus partie du jeu ! Société de l’apparence, de l’injustice, des différences, de l’exclusion sociale, de la relégation. Putain de société ! Il me reste encore un petit regain d’énergie, dans mon cas, ce serait plutôt l’énergie du désespoir.

Je suis maudit. Je dois être victime de je ne sais quel sortilège pour que le sort s’acharne à ce point sur moi.

Je me remémore sans cesse les revers qui m’ont conduit là, ça m’obsède. Je me refais le film en permanence, j’essaie de le rembobiner en remontant dans le labyrinthe de ma vie. Impossible de me concentrer, j’ai la tête vide comme si on m’avait broyé les neurones, comme si j’avais une grande bouillie informe à la place du cerveau.

Je cherche à comprendre comment je me retrouve là, dehors. La bascule est brutale. A quel moment me suis-je assis pour la première fois sur le sol ? Ça s’est fait tellement vite que je n’ai même pas eu le temps de l’intégrer. J’essaie de m’arranger avec moi-même, de négocier avec ma conscience, je fais ma salade dans ma tête, je me dis que je n’y suis pour rien, que c’est la faute à pas de chance, on ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie, on ne peut pas tout contrôler, tout maîtriser. Les femmes nous quittent, les créanciers nous font mettre la clef sous la porte. On ne peut se fier à personne.

J’essaie de me défausser, me dédouaner, me trouver des circonstances atténuantes pour alléger ma responsabilité, me donner l’absolution, ça me rassure, sinon je ne me supporte plus, je pourrais même faire une aversion de moi-même.

Un coup de dés en trop, j’ai tout perdu, je n’ai plus que ce que j’ai dessus. Je suis, par la force des choses, contraint à la solitude, la souffrance, la précarité, la maladie, la peur du lendemain.

Peut-être, même, que je vais en crever !

Moral en berne. Je ne suis plus rien. Je ne suis plus dans la mouvance, je suis à côté. Je n’ai plus de rôle, plus de statut, plus de carte vitale, encore moins de cartes bancaires, ni de cartes de fidélité Leclerc ou Casino, autant de signes d’appartenance à une société bien établie, bien hiérarchisée où il faut accrocher son wagon solidement à la locomotive sous peine de déraillement. Plus de mots de passe, plus de codes, plus de laissez-passer et c’est le passage à la trappe de l’oubli dans ce monde déshumanisé.

Je suis rendu, réduit à mon origine existentielle, juste un homme, une espèce d’homme, une essence d’homme, une ombre d’homme, sans aucune représentation sociale. Je suis juste moi et uniquement moi, à l’état brut.

Ma vie ne ressemble à rien. Je suis en vie, c’est tout. Le sang circule dans mes veines, l’air rentre dans mes poumons. Suffit-il d’être en vie pour exister ?

Je ne veux pas passer aux oubliettes, c’est trop tôt. J’espère avoir encore des choses à vivre. Les Parques impassibles dévident la bobine du fil de mon destin entre leurs mains et il n’est pas encore temps de couper le mien. Même dans l’obscurité de mon existence, je persiste à croire qu’il me reste encore un chemin à parcourir.

J’ai au fond de moi l’intuition profonde que je vais trouver des biais, tromper l’ennemi, être quand même en cachette, respirer en sourdine. Je sais m’extirper du réel, faire abstraction de l’insupportable. J’ai pris la porte dérobée et secrète qui mène au souterrain. Ma lumière est restreinte, elle émane faiblement du soupirail.

Mon inexistence continue en sous-sol.

La nuit tombe. J’appréhende la nuit. J’ai peur de la nuit. Tout y est trop paisible. J’ai le pressentiment qu’il va arriver quelque chose d’imprévu, d’épouvantable, le calme trompeur avant la tempête, ça m’angoisse.

Un silence prégnant, obsédant, se répand, s’éternise : je l’écoute… Dormez, dormez, braves gens, bien au chaud. Faites la fête, amusez-vous ! Faites l’amour ! Profitez de la vie ! Je suis amer, je suis passé de l’autre côté du miroir. Je les envie, je le reconnais. Je me laisse emporter par mes fantasmes sur les vies qui se déroulent derrière les fenêtres éclairées, les familles unies, les rires des enfants, les étreintes passionnées…

J’essaie de ne pas trop boire, l’alcool, c’est traître, ça endort. Je ne veux pas me faire surprendre par l’obscurité et risquer de tomber là, sur place, d’épuisement, de sombrer dans le sommeil, sur un banc, d’être saisi par la froideur de l’hiver et de mourir gelé. C’est trop dangereux, il ne faut pas que j’abandonne la partie. Je lutte pour me traîner dans un endroit un peu moins froid, ce fichu froid qui paralyse les membres, pénètre les os, pétrifie les mains et les pieds, engourdit les neurones.

Les scientifiques parlent du réchauffement climatique et il fait de plus en plus froid, c’est à ne plus rien comprendre.

Mon corps m’envahit, prend toute la place. Un corps qui a du mal à se mouvoir, un corps démantelé, qui erre et cherche où il va dormir la nuit suivante, avec des besoins réduits à sa plus simple expression, manger pour subsister, dormir, rester vivant. Il faut que je la ménage, mon enveloppe terrestre, que je prenne soin de mon porteur d’âme, malmené, bousculé, utilisé jusqu’à l’extrême, qui ne doit pas défaillir, continuer à me porter. C’est un engagement de suivi, un contrat de confiance entre nous. J’ai perdu du poids, je suis essoufflé au moindre effort, je mets la main sur mon cœur régulièrement pour m’assurer qu’il bat encore. Je ne dors pas bien, je redoute d’être agressé, je fais des cauchemars, je rumine, je ressasse, je pense à ma mère qui me promettait une belle vie. Je me demande celle que j’aurais pu avoir si j’avais été un autre.

C’est le dos qui me fait le plus souffrir, comme s’il était séparé du reste de mon corps et avait sa propre vie. À force de dormir par terre, il distille une douleur permanente, sourde, que le changement de position ne fait pas disparaître. Je ne sais plus comment me mettre, me tourner sur l’autre côté devient un supplice.

Mon obsession, c’est de trouver un peu de chaleur, une bouche de métro, l’encoignure d’une porte cochère bien abritée, un parking souterrain, un hall de gare. Je crains le vent, la pluie. Je suis tributaire des éléments, de la nature hostile.

Je n’arrive plus à réfléchir, ma pensée est en miettes. Dans ma tête, c’est comme du coton, c’est ouaté, assourdi, lointain, les mots ne sortent plus, ils restent dedans, engourdis eux aussi, fatigués, exténués, figés dans une torpeur accablante. Ils ont battu en retraite, ont renoncé à monter au créneau, à justifier, à convaincre. À quoi bon s’acharner ? Plus rien à démontrer.

Quand je pense que je savais les utiliser, les tourner à mon avantage. Je les connais bien pour les avoir beaucoup pratiqués. J’avais le sens de la répartie, ils fusaient, désarçonnaient mes interlocuteurs, je passais même pour une grande gueule ! Ce temps-là est révolu. La rue m’a volé mes mots. À présent, j’annone toujours les mêmes, j’ai cessé de faire des phrases. Mon vocabulaire s’est amoindri, appauvri, a rétréci comme une peau de chagrin, limité à quelques-uns : « Merci. Bonjour. Il fait froid. J’ai faim. La nuit tombe. » Quelques paroles frustes pour entendre le son de ma voix et me confirmer que je suis encore vivant. Fini les argumentations, les démonstrations, les grandes envolées lyriques, elles n’ont plus cours, elles sont obsolètes.

La rue, ça vous change un homme. Rien n’est jamais plus comme avant.

Quelquefois, la voiture de la maraude s’arrête devant moi. Des personnes à l’air doux en sortent, viennent me voir. Ils s’approchent prudemment, guettent ma réaction comme si j’étais une bête sauvage. Ils me donnent un bol de soupe chaude et un bout de pain.

Ils se font bonne conscience. J’exagère ! Parmi eux, il y a des purs, des belles âmes, ceux qui veulent vraiment aider les autres et ne font pas ça pour eux-mêmes. Ils essaient de me convaincre de monter dans leur véhicule pour aller dans un centre d’hébergement, quand il y a une place. Je refuse. C’est mon droit. Je ne vais pas leur obéir, je ne veux rien d’eux, je n’ai rien demandé. Ce sont eux qui viennent me chercher. J’y suis allé une fois dans leur foyer. J’ai expérimenté la promiscuité d’une chambre à plusieurs, le brouhaha permanent, les hurlements engendrés par les règlements de compte. J’y ai très mal dormi, inquiet, sur le qui-vive, mes chaussures aux pieds, mon bien le plus précieux.

Je gère mieux la situation en solitaire. Pas de regards condescendants sur moi, pas de commisération, pas de pitié. C’est mon choix, je veux assumer mon histoire tout seul, loin du monde des vivants. Je veux rester ramassé, recroquevillé, pas d’incursion dans le monde que je me suis créé, pas d’éléments perturbateurs !

De toute façon, ils n’y connaissent rien, ils interprètent à l’envers ce que je ressens, tout ce qu’ils disent sonne faux, c’est du baratin, du pipeau, c’est pour que je les suive, pour justifier leur action bénévole. Qu’ils me fichent la paix !

Les réverbères pâlots, emmaillotés de fer, renvoient les images, les ombres des fantômes de mes semblables, courbés en deux, harnachés de vieilles pelisses, d’écharpes crasseuses, quelquefois poussant une carriole brinquebalante pour transporter leur maison, parfois accompagnés d’un chien pour les défendre, qui s’apprêtent, comme tous les soirs, à subir les affres du crépuscule.

Je les vois passer, repasser, chercher un abri, dans un ballet nocturne sans musique et sans applaudissements. Ils sont nombreux les zombis, les cabossés de la vie, les moins que rien, les sans dents à errer dans la ville. Ils sont de plus en plus nombreux. Ces grands voyageurs d’on ne sait où relatent des parcours très différents. Inclassables, indéfinissables, inqualifiables, on ne peut pas les mettre tous dans le même sac. Des jeunes en rupture familiale, en quête d’identité, aux coiffures étranges, traînent avec des cabots qui leur ressemblent. Des migrants rescapés, après avoir échappé à la noyade en Méditerranée et accompli un périple chaotique à travers plusieurs pays à la recherche d’un eldorado imaginaire, augmentent notre population. Ils passent sans relâche de l’ombre à l’ombre, dans l’inaptitude de vivre. Je parle d’eux comme si je n’en faisais pas partie ! 

Certains sont dérangés, à moitié fous. Étaient-ils comme ça avant d’être dans la rue ou est-ce la rue qui les a rendus comme ça ? Je ne sais pas, le résultat est le même. Je ne veux pas être assimilé à cette cohorte d’allumés ivres, je suis à part, sans définition, sans étiquette. Je ne fais pas confiance à tous ces paumés.