Place des Humanités - Hélène Borges - E-Book

Place des Humanités E-Book

Hélène Borges

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Beschreibung

« Alors que Margaux fut prise d’une ivresse intense à l’approche du Domaine, le cœur de Louise débordait de larmes, de détresse, de la fin d’une histoire en laquelle elle avait cru. »
Margaux et Louise, deux amies, prennent des chemins divergents et inattendus. L’une est portée par le désir de vivre vite sa nouvelle vie dans l’aisance et le confort du Domaine et l’efflorescence d’une rencontre. L’autre, dont la vie bascule à l’aube de son histoire d’amour, vit dans l’incompréhension des faits qui s’ajoutent à son chagrin. Un drame cruel vient bouleverser leur équilibre. La vengeance doit panser les plaies ouvertes et douloureuses, mais les brûlures restent vives et le destin incertain.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Hélène Borges est enseignante de Lettres à Aix-en-Provence. L’écriture et la lecture sont ses domaines de prédilection qui s’inscrivent dans un cadre littéraire et réaliste souvent mêlé de suspense. Originaire du Sud, théâtre principal de ses écrits, l’auteure privilégie la création romanesque et imagine des univers, véritables ancrages existentiels, dans lesquels se fondent les personnages.


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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Hélène Borges

Place des Humanités

Roman

© Lys Bleu Éditions – Hélène Borges

ISBN : 979-10-377-9165-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chacun, parce qu’il pense, est seul responsable de la sagesse

ou de la folie de sa vie, c’est-à-dire de sa destinée.

Platon

Partie I

Si tranquille qu’on se croie, quand on aime

on a toujours l’amour dans son cœur en état d’équilibre instable.

La Prisonnière,Tome I, Marcel Proust

Chapitre 1

Son diplôme en main, Margaux profitait de l’instant magique et des perspectives nouvelles qui s’offraient à elle. Elle remonta le chemin central de l’université dans laquelle elle venait de passer déjà huit ans de sa vie. L’esprit léger, elle arborait un sourire de satisfaction, heureuse de l’aboutissement de tant d’efforts. Elle croisa quelques visages connus qu’elle salua tout en poursuivant l’ascension des vingt marches pour enfin arriver devant le bâtiment Egger, du nom de l’architecte ayant œuvré à sa réalisation. Là, au bout de la Place des Humanités, la Barre, immense bâtiment de sept niveaux, s’élevait devant elle. Cet édifice, dont la façade était recouverte d’un parement de pierre, était le plus haut du site. Très visible dans le paysage urbain de ce secteur d’Aix-en-Provence, il participait fortement de l’identité de la Faculté de Lettres. Les arcades qui agrémentaient les fenêtres jusqu’au troisième étage ainsi que la galerie ouverte de la toiture voûtée adoucissaient la raideur de l’ensemble.

Margaux connaissait bien ce lieu, presque dans ses moindres recoins. Elle avait arpenté, année après année, les couloirs de chaque bâtiment, foulé le sol tantôt en carrelage ordinaire dans le hall principal, tantôt recouvert de linoléum dans les étages. L’intérieur était sans effet particulier ce qu’elle avait maintes fois regretté, car elle aimait les intérieurs raffinés au charme ancien et authentique des époques passées.

Elle devait rejoindre son amie Louise, également en fin d’études pour passer la soirée avec elle. Elle s’assit sur un banc, un peu nostalgique que sa vie d’étudiante s’achève. Il lui restait encore quelques formalités administratives à régler qui devaient mettre un terme définitif à sa présence au sein du campus. Elle s’en occuperait plus tard, souhaitant profiter encore un peu du site.

La journée était déjà bien avancée et la lumière du soleil déclinait. Étrangement, l’ombre s’empara de la Barre dont, seules les hautes arcades restèrent éclairées. L’espace se remplit d’un silence profond qui contrastait avec l’effervescence du jour qu’elle appréciait tant, car cela comblait un peu sa solitude.

— Margaux !

Une voix d’homme la fit sursauter. Elle ne s’y attendait pas. Mais sa surprise fut grande à la vue de son professeur de littérature qui s’avançait vers elle. C’était un jeune professeur nommé il y avait trois ans à l’université. Il était dix-neuf heures et les cours, ce soir-là, étaient terminés depuis longtemps. Elle s’interrogea de la présence tardive du professeur sur le site sans qu’elle ne pût se l’expliquer.

— Oui, Monsieur Ferrer, répondit Margaux un peu intimidée.

— Tu sembles attendre quelqu’un, n’est-ce pas ?

— Oui, en effet, mais mon amie aurait déjà dû être là depuis un moment. Je crois que je vais rentrer.

— En ce cas, bonne soirée, Mademoiselle, lança l’enseignant qui esquissa un petit sourire en s’éloignant d’un pas vif, affirmant toute son insolente assurance.

Margaux suivit du regard la silhouette de l’homme qui disparut au détour de l’entrée du campus. Elle se leva et emprunta l’allée centrale, pensive. Elle songeait à son amie qui aurait dû l’avertir de son impossibilité de la rejoindre. Son téléphone vibra enfin, c’était Louise qui s’excusait de ne pouvoir sortir, ce soir-là, car elle était souffrante. Margaux ne montra pas sa déception ni n’évoqua sa rencontre inattendue avec leur professeur. Elle acquiesça et prit le chemin en direction de son appartement situé dans une ruelle du centre historique.

Elle marcha lentement comme pour retarder l’arrivée dans son petit « deux pièces ». Elle avait eu peu l’occasion de se distraire auparavant et regrettait ce contretemps, mais elle s’était également vouée pleinement à ses études avec l’ambition déterminée de réussir dans son entreprise. Œuvrer au cœur de l’Histoire devait être l’aboutissement de ses longues années d’études, car la connaissance du passé de l’humanité et des sociétés humaines la passionnait.

Ses pas s’allongèrent malgré elle, car la nuit se faisait plus noire et les quelques lampadaires qui ne renvoyaient qu’une lueur brumeuse ne réussissaient pas à la rassurer réellement. Elle s’engouffra dans une ruelle étroite et pavée. Les espaces entre chaque pierre rendaient la marche difficile. La vieille ville avait ses charmes, recherchés lors des balades touristiques, mais, ce soir-là, Margaux ne les voyait pas et n’appréciait pas non plus les irrégularités de la voie. Arrivée devant l’entrée du bâtiment où elle résidait, elle poussa la lourde porte en bois massif, sculptée, qui renvoyait l’image d’un faste passé, mais dont l’usure, à cet instant, montrait un lieu moins avenant. Enfin, il fallait rentrer puisque les réjouissances festives liées à sa réussite étaient altérées par l’abdication de son amie.

Elle ouvrit sa boîte aux lettres et fit la moue devant l’amoncellement du courrier qu’elle n’avait pas récupéré cette semaine, trop occupée à achever son cycle d’études. Quelques enveloppes perdues au milieu d’une liasse de revues publicitaires ne retinrent pas plus son attention. Elle déposa négligemment l’ensemble sur sa petite commode dans le coin qui lui servait d’entrée, près d’une lampe au pied doré qu’elle alluma. L’abat-jour d’opaline laissa passer une lueur blafarde. Elle s’allongea sur son lit, les pensées remplies de rêves, d’ailleurs et de ces époques lointaines qu’elle affectionnait tant, qui l’attiraient et dans lesquelles ses songes la transportaient souvent. Elle trouvait la modernité, vers laquelle tendait coûte que coûte la société dans laquelle elle vivait, trop présente, trop lisse, manquant de relief et de mystère.

L’image de son professeur de littérature émergeant des monolithes alignés sous la haute Barre, revint dans son esprit et elle se prit à imaginer quelque intrigue amoureuse dans l’enceinte de l’Université. Ce professeur attirait les regards et savait charmer son auditoire. Si certains lui prêtaient quelque aventure sulfureuse, personne ne l’avait jamais vu accompagné. Pas d’idylle connue au grand jour. Aussi, préservait-il, consciemment ou inconsciemment, un certain mystère autour de sa vie et cela augmentait le vif intérêt que de nombreuses personnes lui portaient.

Margaux était encore étonnée qu’il se soit souvenu de son prénom, elle qui était si discrète et si peu expansive. Le son de la voix qui l’avait interpellé plus tôt, lui parut irréel, impossible et semblait sorti de son imaginaire fantasmagorique. Pourtant, il lui avait bien parlé, jusqu’à supposer qu’elle attendait quelqu’un. Un rendez-vous manqué d’ailleurs, ce que ces brèves paroles avaient suggéré.

Elle soupira et se dit qu’elle aimerait, elle aussi, vivre une belle histoire d’amour ! Une histoire enivrante, passionnée. Elle vivait par procuration des histoires d’amour à travers la littérature classique. L’amour divin, exclusif qui fait chavirer et suspend le temps dans la douceur et la poésie d’une nuit étoilée. Elle regrettait que les plus beaux récits ne montrent que des amours contrariées, à la fin funeste, à l’image des amants de Vérone, ou encore de Tristan et Iseult, héros du mythe médiéval éponyme, que la passion naissant d’un philtre d’amour avait liés à tout jamais.

Reprenant ses esprits, elle tendit sa main et attrapa son courrier. Elle passa en revue les différentes enveloppes qu’elle redéposait machinalement, jusqu’à l’une d’entre elles qui retint plus particulièrement son attention. Elle fut surprise d’y lire en en-tête les coordonnées d’un généalogiste successoral mandaté par un notaire. Cela l’intrigua. Elle la lut une première fois, puis une seconde, et se redressa brusquement sur son lit. L’expéditeur lui annonçait qu’un membre de sa famille, qu’elle ne connaissait probablement pas, l’avait désignée comme unique héritière de son Domaine et qu’un testament l’attestait. Un héritage ? Improbable, impossible ! Sa famille était modeste et elle ne lui connaissait pas de personne suffisamment fortunée au point de posséder un Domaine. Margaux pensa que le terme, très pompeux et certainement exagéré, devait désigner plus simplement une habitation de moindre importance. Qu’importe, elle fouilla dans sa mémoire, s’interrogea sur le mystérieux donateur. Il n’était pas très tard et elle téléphona à sa mère, veuve depuis dix ans déjà, qui menait une vie modeste et dont les maigres revenus servaient à la réalisation des études de son unique fille. Celle-ci reçut l’information avec autant de surprise et lui avoua que le nom cité dans le document lui était inconnu.

Margaux devait se rendre à sa convenance au bureau du notaire. Elle décida qu’elle s’y rendrait à la première heure, le lendemain.

Chapitre 2

Elle dormit peu. La nouvelle d’un héritage l’exaltait, mais elle ne profitait pas pleinement de ce sentiment ! Elle pensait à une erreur de destinataire, un homonyme à la place duquel elle aurait été désignée, à une lettre égarée. Elle se prépara, cependant, afin d’entendre la vérité sur le contenu du document. Elle écarta d’emblée ses vêtements d’étudiante, trop communs, et se para de sa plus belle robe, souhaitant, ainsi, conjurer le mauvais sort d’une information caduque qui la décevrait. Même si son esprit bouillonnait et hésitait entre une farce de mauvais goût ou un extraordinaire cadeau venu du ciel, Margaux se voulait dans l’action portée par sa détermination. Son intention, toujours honnête et avisée, devait l’amener à récolter, tôt ou tard, les fruits karmiques mérités, pensait-elle.

Elle quitta sa modeste habitation et se dirigea vers le centre-ville où se situait l’office notarial. La journée s’annonçait belle, sans doute prémonitoire d’une révélation. Elle huma l’air frais, vierge encore de toutes les impuretés, et apprécia le calme du matin défait du brouhaha qui augmentait habituellement au fur et à mesure que la journée avançait.

Elle y était presque. Sa poitrine se soulevait d’une cadence rapide à l’approche du rendez-vous et son souffle était court. Elle se présenta au cabinet de l’officier ministériel qui la reçut avec un large sourire dont elle ne sut pas immédiatement s’il signifiait l’annonce d’un rêve, ou bien, quelque façon d’appréhender une mauvaise nouvelle. À ses côtés, un autre homme, certainement le généalogiste. Elle pénétra dans la pièce au milieu de laquelle trônait un gigantesque bureau d’acajou massif qui peinait néanmoins à dissimuler l’imposant fauteuil noir de style Louis XIV. De hautes bibliothèques murales débordaient d’ouvrages à la reliure traditionnelle en cuir et quelques niches arboraient des sculptures rapportées de voyages à travers le monde. Le lieu renvoyait l’opulence du notaire lequel, vêtu d’un costume gris anthracite que mettait en valeur un col de chemise blanc lumineux, était d’une rare élégance. Margaux fut conquise par le raffinement du lieu et charmée par la distinction aristocratique de son hôte.

— Entrez, Mademoiselle. Je me présente, Maître Pierre Guise, et voici mon confrère, Jean Lenoir. Mais asseyez-vous donc.

Margaux prit place au cœur d’un siège qui l’enveloppa totalement et qui acheva d’amenuiser le peu d’assurance qui lui restait. Le notaire dominait la situation ce que confortait la présence du généalogiste. Aussi, la jeune fille ressentit un vif malaise et souhaita que cette entrevue s’achève rapidement.

Heureusement, ce ne fut pas long. Les quelques lignes du testament furent lues, des signatures apposées sur les documents et, Margaux fut déclarée propriétaire du Domaine et enrichie d’une belle somme d’argent.

Quelle aubaine ! Elle qui avait dû travailler dur pour réussir ses études, se privant souvent des distractions et des plaisirs de la vie d’étudiante ! Il lui était difficile de laisser éclater sa joie alors qu’elle arpentait les ruelles d’Aix-en-Provence où tout lui parut plus beau. Elle descendit, solennellement, le mythique Cours Mirabeau, du nom de l’une des figures de la Révolution française. Elle connaissait son histoire et savait qu’il avait été, à l’origine, un cours à carrosses, destiné aux promenades de la bourgeoisie. Au fil du temps, des aménagements avaient radicalement modifié le mode de vie des Aixois et le cours s’était popularisé et avait fini par voir passer plus de charrettes que de carrosses. Levant la tête, Margaux admira l’architecture des bâtiments alignés le long du large cours, avec leurs façades en pierre de taille et leurs corniches proéminentes en débord des toits. L’ocre, couleur du soleil, dominait et remplissait son cœur qui explosait d’un sentiment de victoire. C’était cela ! La modeste étudiante prenait sa revanche et marchait d’un pas qui révélait une nouvelle assurance.

Elle voulut se confier à son amie Louise qui n’était, décidément, pas joignable. Mais que faisait-elle depuis hier ? Elle s’était dite souffrante et n’avait plus donné de ses nouvelles. Margaux décida d’aller la voir dans l’après-midi. Pour l’heure, elle rentra dans son petit appartement et sut que sa vie allait changer. Non qu’elle eût la folie des grandeurs, mais, amorcer son existence par un don de cette ampleur devait faciliter la logistique quotidienne et permettait une insertion dans le monde avec une plus grande sérénité. Le besoin crée parfois des complexes qui empêchent de suivre le chemin rêvé, comme une impossibilité d’avancer, de se réaliser et, l’équilibre personnel en est affecté.

Elle voulut garder sa belle robe, se sentant enfin élégante et désirable. Elle s’imaginait déjà installée dans sa grande et confortabledemeureà la décoration raffinée. Elle se languissait de découvrir le lieu.

Son téléphone sonna. C’était sa mère qui venait aux nouvelles et voulait avoir des informations sur cet héritage providentiel. Elle fut heureuse pour sa fille qui ne se plaignait jamais et qui méritait ce coup de pouce que lui offrait la vie. Elle se souvenait maintenant du donateur, un parent éloigné qu’ils avaient peu fréquenté, sans doute en rapport à leur différence de fortune.

Inquiète de ne pas avoir eu de nouvelles de son amie, Margaux prit son sac à main et se dirigea chez Louise, qui habitait sur l’avenue Gaston Berger, dans un petit studio, devant lequel elle se présenta une demi-heure plus tard. Dans l’entrebâillement de la porte, elle la découvrit en pleurs, le visage meurtri. Les yeux rougis de Louise en disaient long sur sa détresse. Une peine de cœur l’affectait, mais elle ne souhaitait pas en dire plus. Margaux avait à nouveau rendez-vous au cabinet notarial vers quinze heures, car le généalogiste devait l’amener sur le lieu de son héritage. Elle ne sut comment annoncer son bonheur à son amie dans un tel moment. Cela lui parut inconvenant, inopportun et elle ne put se livrer. Elle lui proposa de l’accompagner sans lui révéler l’objet du rendez-vous. Mais, au regard désespéré que lui lança Louise, elle comprit qu’elle s’y rendrait seule.

L’heure arriva. Elle dut la quitter. Ses mots ne réussirent pas à consoler son amie et c’est, désolée, que Margaux sortit du petit appartement. Elle se ressaisit malgré tout, car, le sentiment intense provoqué lors de l’annonce préalable dépassait la peine ressentie pour son amie ce dont elle eut un peu honte.

Elle marcha d’un pas alerte, libérée de la pression occasionnée par toutes ces années passées à s’interroger sur son devenir. Son cœur était gonflé d’un bonheur intense tandis qu’elle songeait à sa nouvelle aisance. Elle ne put s’empêcher de penser à son amie qui avait tout à construire et, qui plus est, souffrait d’un chagrin d’amour. C’était étrange, car Louise ne lui avait pas parlé de sa relation. Qui pouvait bien être celui qui l’avait abandonnée et la faisait souffrir ainsi ? Cette fin d’année avait été rude et Margaux n’avait pas ménagé ses efforts pour obtenir le précieux Graal qui devait lui ouvrir les portes longtemps convoitées. Elle avait eu peu l’occasion de voir son amie. L’étude avait rempli ses journées et n’avait laissé aucune place aux loisirs. Maintenant, elle pouvait envisager un avenir plus radieux, se projeter en tant que femme et non plus en tant qu’étudiante dont le statut lui était apparu réducteur cette dernière année. Elle avait soif de prendre son envol, de s’épanouir dans une entreprise qui la passionnerait.

Le généalogiste l’attendait devant le bureau du notaire. Il affecta un large sourire dès qu’elle lui apparut, et l’invita à prendre sa voiture, car la nouvelle demeure se situait sur les hauteurs de la campagne aixoise. Ils se dirigèrent vers la rue Portalis au bout de laquelle le véhicule était garé. La carrosserie noire scintillait sous le feu des rayons du soleil. Une berline cossue, mais non ostentatoire dans laquelle Margaux s’installa, goûtant avec délice à ce nouveau confort. Le véhicule prit le cours des Arts et Métiers, puis la D10, passa devant le lycée Paul Cézanne dont la vue raviva, chez la jeune femme, des souvenirs d’années d’insouciance.

— J’imagine votre surprise lorsque vous avez appris la nouvelle de cet héritage ? demanda l’homme.

— En effet, j’avoue avoir encore du mal à y croire.

— Votre futur lieu de vie est un peu à l’écart. Il n’est pas très loin... mais il faut s’éloigner de la ville.

Il marqua un temps d’arrêt.

— Enfin, vous pourrez y savourer le calme, car le lieu est assez isolé. Aucune autre habitation dans le pourtour du Domaine.

Ces dernières précisions appuyées par le généalogiste intriguèrent Margaux. La solitude ne la dérangeait pas d’ordinaire, mais, l’idée d’être seule, dans une grande maison, qui plus est, isolée de tout, la déconcerta. Il continua.

— J’espère que je ne vous ai pas trop effrayée avec ces précisions. Vous verrez les nombreux autres atouts du Domaine. D’ailleurs, nous y sommes presque. Vous allez pouvoir en juger par vous-même.

Le véhicule quitta la route bitumée et s’engagea sur un chemin bordé d’arbres immenses dont les rameaux alourdis de leur feuillage nouveau et dense pénétraient sur l’étroite voie et semblaient empêcher tout accès au Domaine. Au bout, un haut portail noir et plein, prolongé d’un mur de pierres de part et d’autre, occultait définitivement le lieu de vie, si vie il y avait à l’intérieur. Margaux fut décontenancée à la vue de cet ensemble.

— Nous y voilà, lança-t-il dans un enthousiasme contenu.

Le généalogiste descendit du véhicule, s’avança jusqu’au portail et sortit de sa poche une énorme clef qu’il enfila dans la serrure ancienne en fer forgé. Il poussa un vantail puis l’autre dans un grincement assourdissant. Margaux pensa que certains éléments ne lui avaient pas été notifiés et qu’elle irait de surprise en surprise.

Elle aperçut une longue allée qui semblait se faufiler au milieu d’espaces remplis d’une végétation anarchique. De vieux platanes étaient alignés le long du chemin, hirsutes, eux aussi, de leurs branchages tortueux et feuillus. Enfin, le chaos régnait à l’extérieur et Margaux s’interrogea sur ce que l’intérieur pouvait lui réserver.

Le passage de la berline souleva des nuages de terre sèche qui ternirent l’éclat des vitres et de la carrosserie. Soudain, au détour du chemin, le Domaine laissa apparaître son aile droite revêtue de pierre de Bibémus d’un ocre jaune lumineux, imposant déjà son caractère d’antan. Le véhicule s’immobilisa devant le corps principal de la bâtisse que des fenêtres aux multiples petits carreaux découpaient. Sur la haute façade, pas de volets, mais des contours larges et profonds en pierre. Trois parties accolées de hauteurs différentes composaient l’ensemble de la bâtisse qui s’élevait sur deux niveaux.

— J’espère que vous n’êtes pas trop déçue de l’extérieur. Il sera nécessaire, pour en profiter pleinement, de tout l’art d’un bon jardinier pour redonner au parc toute sa superbe ! Mais c’est une bâtisse de caractère, ne pensez-vous pas ?

— En effet, marmonna Margaux, conquise par l’élégance de l’ensemble, mais préoccupée par l’ampleur de la tâche afin de rendre le lieu harmonieux. J’espère que l’intérieur est en meilleur état.

— Venez, je vous présente...

Il ouvrit la grande porte en bois massif et les yeux de Margaux s’illuminèrent. Une entrée accueillante donnait sur un salon spacieux au mobilier, certes, ancien, mais doté d’un charme qui lui plut immédiatement. La visite la ravit. L’unique réserve fut la tapisserie qui recouvrait les murs, trop vieillotte. Mais c’était tout. Son cœur se mit à battre de bonheur en découvrant ce qui lui appartenait maintenant. Elle n’y croyait pas vraiment et se sentait encore étrangère au lieu.

— Tout cela est à vous Margaux, si je peux me permettre de vous appeler ainsi ?

— Oui, bien sûr ! répondit-elle en lui renvoyant un sourire radieux qui ne manqua pas de charmer le généalogiste.

— Je suis heureux que tout cela vous plaise, même si quelques travaux de rafraîchissement s’imposent.

— Il faudra un peu de temps. Mais je suis si heureuse de ce qui m’arrive.

— Il me reste à vous montrer l’espace de vie extérieur.

Il tira les derniers rideaux occultants. La lumière pénétra et, du cœur du séjour, Margaux découvrit un paysage panoramique magistral. Elle sortit sur la terrasse devant laquelle une fontaine en pierre de Rognes trônait au milieu d’un bassin vide. Tout autour le même désordre qu’à l’entrée du domaine. Mais la vue dégagée sur la campagne provençale était époustouflante ! Margaux se sentit grandie de toute la beauté que lui renvoyait la nature. Elle était pleinement revigorée, car il lui semblait entrer dans une nouvelle ère. Elle se tourna vers le généalogiste qui ne l’avait pas quittée du regard. Elle sentit cela et en fut gênée.

— Voulez-vous rester plus longtemps sur le lieu ou bien voulez-vous que je vous ramène ?

— Je reviendrai demain. Je veux bien que vous me rameniez chez moi, si cela ne vous dérange pas, bien sûr.

Mais elle se ravisa aussitôt de crainte que l’homme ne découvre sa piètre habitation. Elle feignit d’avoir quelque obligation en ville. Le portail fut refermé sur le domaine.

Le véhicule démarra et ils furent rapidement au centre-ville d’Aix. Margaux remercia le généalogiste qui s’était montré très disponible et aimable avec elle. Elle avait bien perçu son élégante courtoisie, la délicatesse de ses attentions à son égard et elle se sentit flattée.

Elle eut besoin de marcher dans les rues étroites de la ville. Les murs et la voie pavée renvoyaient leur histoire depuis la création, en 122 avant Jésus-Christ, de Aquae Sextiae, l’une des premières cités romaines. Au IXe siècle, Aix devint la capitale du comté de Provence et, au XIIIe siècle, un foyer littéraire : les Comtes de Provence s’y entouraient de troubadours et y tenaient des « cours d’amour » au cours desquelles se développa une culture du chant, de la danse et des poèmes. Aussi, entre chevauchées guerrières et fêtes courtoises, les seigneurs se prêtèrent-ils rapidement au jeu de cette cour et s’adonnaient à de véritables joutes poétiques. Ces chants illustraient la galanterie, les effluves contenus de sentiments guidés par le charme et la beauté des dames lesquelles décernaient le prix de la plus belle poésie provençale.

Margaux aimait ressentir le passé des lieux qu’elle foulait. Ses connaissances en Histoire lui permettaient d’imaginer les premiers citoyens d’Aix arpentant les ruelles et vaquant à leurs diverses obligations.

Ainsi, ses pensées vaguaient entre ces époques passées et le présent. Revenue à la réalité enchanteresse de son héritage,elle eut un pressentiment, car elle avait trouvé quelque mystère au lieu qu’elle venait de visiter. Son isolement, certes, y contribuait, mais surtout l’intuition que le domaine renfermait des secrets. Si l’extérieur de la bâtisse n’avait pas été entretenu, l’intérieur révélait le passage régulier d’un hôte. Sinon comment expliquer un tel ordre ? Nul besoin d’un œil exercé pour voir que tout y était parfaitement rangé et propre. Cela ne pouvait être dû qu’à une intervention humaine désireuse de ne pas voir le domaine sombrer dans l’oubli et la déchéance. Elle se renseignerait auprès du notaire qui était le seul à pouvoir lui répondre. Enfin, c’est ce qu’elle espérait, car une occupation illégale du lieu pouvait engendrer quelque danger pour la jeune femme, nouvellement propriétaire !

Plus tard, dans la soirée, alors qu’elle s’était installée sur son canapé savourant les jours à venir dans son nouveau lieu de vie, elle téléphona à Louise et lui donna rendez-vous le lendemain, à la faculté, Place des Humanités.

Chapitre 3

Désireuse de connaître la vérité que semblait renfermer le domaine et en proie à de fortes émotions, Margaux s’était réveillée tôt avec la ferme intention d’ordonner sa vie en fonction de cet héritage. Pour commencer, elle devait changer sa garde-robe. Elle était animée par le désir de plaire. Mais elle voulait partager cette nouvelle existence avec son amie de toujours, Louise, qui lui était apparue en piètre état la veille. Elle s’en occuperait aujourd’hui et tâcherait de la distraire.

Pas de temps à perdre. Margaux décida de la retrouver dans l’enceinte de la Faculté de Lettres, car celle-ci devait clore son mémoire en littérature qui s’éternisait. Elle l’attendrait après son entrevue avec son directeur de thèse et lui annoncerait la grande nouvelle.

Elle quitta son petit appartement cours Sextius. Elle sentit la douce chaleur du mois de juin sur sa peau. L’ensoleillement était de bon augure pour une découverte plus approfondie du domaine. Elle s’était parée d’une robe printanière assortie de légères baskets blanches. Ses cheveux étaient relevés dans un chignon duquel s’échappaient de fines boucles brunes. Ses yeux noisette renvoyaient toute la lumière du jour, mais, surtout, étincelaient de son nouveau bonheur.

Le temps passant, elle préféra prendre un bus qui l’amènerait devant la Faculté. Mais, elle dut attendre pas moins d’une demi-heure avant de voir arriver un bus bondé auquel elle renonça pour poursuivre à pied.

Arrivée non loin de l’entrée du campus, elle aperçut, une foule de laquelle s’élevait un brouhaha inhabituel. Elle hâta le pas, inquiète. Sur le lieu, elle remarqua que les étudiants regroupés étaient tournés vers les marches qu’il fallait gravir pour atteindre le bâtiment Egger. Ils parlaient bas et leurs mines affectées annonçaient quelque indicible malheur. Margaux balaya du regard l’assemblée tâchant de voir son amie. Elle pénétra dans l’enceinte. Pas à pas, elle passa les marches les unes après les autres avec un automatisme lié aux longues années passées dans l’antre du savoir, mais aussi, portée par la conviction qu’elle trouverait, plus haut, la raison de cette effervescence. Elle craignait pour son amie qu’elle avait laissée dans une grande détresse et espérait de tout cœur qu’il ne lui soit rien arrivé. Au détour de l’allée centrale, apparut, sur la gauche, la Place des Humanités, au milieu de laquelle la plus grande confusion régnait. Sous la Barre, un attroupement compact. Elle aperçut enfin Louise, hébétée. Celle-ci ne pleurait pas, mais, ce qu’affichait son visage pâle et livide, semblait résulter d’un terrible choc émotionnel. Elle courut vers elle, soucieuse :

— Mais que se passe-t-il ? Et qu’as-tu ? Mon Dieu, tu me fais peur ! Mais parle donc !

Louise semblait éperdue, incapable de ne prononcer aucun mot. Une étudiante, qui rebroussait chemin, lui annonça aussi brutalement, qu’un corps, lardé de coups de couteau, avait été retrouvé dans le Patio nord derrière les claustras. Le crâne du pauvre homme avait été défoncé et, le visage, méconnaissable, était salement amoché.

— Mais de qui s’agit-il ?

— On ne sait pas encore, ajouta une autre étudiante qui passait affolée. On n’a pas accès à la scène. Mais j’ai entendu dire que ce n’était pas beau à voir.

Margaux laissa son amie et tenta de s’approcher. Des policiers avaient déjà investi les lieux et empêchaient quiconque d’avancer au-delà de la zone délimitée par un ruban jaune. Cela ressemblait à une scène de crime ! Nul n’était autorisé à passer sous peine de nuire à l’enquête qui commençait. Si Margaux était choquée d’une telle nouvelle, elle ne comprenait pas l’état dans lequel se trouvait certaines des étudiantes qu’elle avait croisées et encore moins l’état de son amie.

— Mais enfin, Louise, que t’arrive-t-il ? Je comprends qu’une telle nouvelle puisse te bouleverser. C’est vraiment horrible. Personne ne mérite une telle mort. Je pense qu’on ne devrait pas rester là. Viens, allons en ville plutôt, et asseyons-nous quelque part pour en discuter. Ne restons pas là ! C’est se faire du mal pour rien.

Elle prit son amie par l’épaule et l’entraîna à l’extérieur du site qui était maintenant rempli de nombreux curieux. La nouvelle s’était vite répandue et tous étaient éprouvés qu’un tel événement puisse se produire au sein de l’université et voulaient connaître l’identité du malheureux dont l’exécution avait été d’une sauvagerie inouïe.

Souhaitant s’éloigner du tumulte, les deux jeunes filles s’engouffrèrent dans un bus qui les amena près de la Rotonde, célèbre et majestueuse fontaine posée à l’entrée du cours Mirabeau. Elles se dirigèrent vers la Belle Époque, le bar restaurant qu’elles affectionnaient particulièrement. Elles s’installèrent dans un recoin un peu sombre au fond de la pièce pour ne pas être dérangées.

— J’ai du mal à y croire, qu’est-ce qui a pu se passer ? répétait Margaux.

— Je suis tellement triste, c’est très dur, lança Louise encore éplorée.

Margaux garda le silence quelques instants sondant son amie dont la réaction lui parut exagérée. Elle n’était pas au mieux de sa forme depuis hier, certes, et cela pouvait s’ajouter au choc d’une telle nouvelle. Elle se montra compatissante et bienveillante avec elle, attendant qu’elle se livre davantage. Elle-même était secouée par l’événement pour le moins étrange et déconcertant.

— Alors, que t’arrive-t-il ? Je te trouve bien mystérieuse. Est-ce qu’on ne s’est pas toujours tout dit toutes les deux ? Tu peux te confier à moi. Si je peux t’aider...

Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase, interrompue par Louise.

— C’est Jules Ferrer.

— Quoi Jules Ferrer ? Pourquoi parles-tu du professeur ?

— Parce que l’homme qui a été tué, c’est monsieur Ferrer, le professeur de Littérature.

Elle s’arrêta net et fondit en larmes. Margaux la regardait, abasourdie par la révélation. Monsieur Ferrer, avec qui elle avait échangé quelques mots la veille ! Pas possible ! Il devait y avoir une erreur ! Le corps, si abîmé, ne pouvait être celui du jeune professeur à l’allure décontractée, au sourire charmeur ! Mais elle se souvint subitement l’avoir vu le soir où elle attendait son amie, Place des Humanités, surgissant étrangement des piliers situés sous la Barre et cela l’avait surprise.

— Mais comment sais-tu, toi, que c’est monsieur Ferrer ?

— Parce que c’est moi qui l’ai découvert. J’ai alerté des étudiants qui se trouvaient là et qui ont dû prévenir la police.

Décidément, Margaux allait de surprises en surprises. Elle sentit que Louise ne lui disait pas tout.

— Tu as l’air d’en savoir plus que tu ne dis. Et comment sais-tu qu’il s’appelle Jules ? lui demanda-t-elle doucement craignant une nouvelle et terrible annonce.

Louise, qui avait gardé les yeux baissés de crainte que son état ne se remarque trop, leva la tête :

— Parce que j’avais une liaison avec lui depuis trois mois.

Margaux ne sut que répondre et marqua cette annonce d’un long silence pesant. Ses pensées s’embrouillèrent. Elle pensait bien connaître son amie. Plutôt discrète comme elle, elle étudiait avec la même passion. Elles étaient toutes deux d’un milieu modeste et avaient foi en l’avenir qu’elle façonnait en travaillant dans le but d’accéder à une existence plus aisée que celle de leurs parents. Elles arrivaient au bout de leurs années d’efforts, mais aussi de privation. Elles sentaient que des jours meilleurs s’annonçaient avec l’obtention de leur diplôme. Le Graal sacré que savourait Margaux depuis peu ! Certes, Louise avait une certaine légèreté voire insouciance, que n’avait pas Margaux, plus sérieuse et responsable. Elle l’avait d’ailleurs toujours épaulée tout au long de leurs études et l’aidait à ne pas se démobiliser lors des moments de découragement.

— Je sais que nous ne nous sommes pas beaucoup vues ces derniers temps. Mais j’étais loin de m’imaginer que tu puisses céder à une relation amoureuse maintenant alors que tu passais tes derniers examens, qui plus est avec un professeur. J’avoue n’avoir rien perçu.

— Tu étais bien trop concentrée sur tes études. Et je ne t’en veux pas. J’ai été emportée dans cette liaison bien malgré moi. Mais, il venait juste de me quitter quand tu es venue me voir hier après-midi, murmura-t-elle d’une voix entrecoupée de sanglots.

Décidément, qu’ajouter après cette avalanche d’informations inattendues, impromptues, voire embarrassantes, pour son amie ! Louise, sa Louise avec monsieur Ferrer ! Cela lui semblait improbable, mais c’était bien réel. Apparemment, il avait mis un terme à leur relation assez brutalement et l’avait laissée dans un immense désarroi. Soit il était un homme sans cœur qui abusait de la naïveté de jeunes filles en mal d’histoire d’amour romantique et sincère, soit Louise avait pris cette relation trop à cœur et en espérait beaucoup plus que ce que le professeur pouvait lui apporter !

— Mais enfin Louise, qu’attendais-tu de cette relation ? T’avait-il promis quelque chose ?