Plus que parfait - Xavier Rogé - E-Book

Plus que parfait E-Book

Xavier Rogé

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Prises au piège par des apparences trompeuses, deux femmes se retrouvent entraînées dans une aventure extraordinaire, un événement qui reste encore aujourd'hui un mystère non résolu dans notre société. Xavier Rogé, à travers la transition de la réalité à la fiction, nous fait revivre ce moment singulier qui a autrefois fait les gros titres et a retenu l'attention générale.


À PROPOS DE L'AUTEUR 

Après avoir publié un roman autobiographique, Xavier Rogé s’est essayé dans la fiction en mettant à la disposition du public Cherbourg avait raison ainsi que Louise à Montmartre et l’au-delà. Le présent ouvrage témoigne de sa détermination à nous faire profiter des saveurs de sa plume aiguisée.

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Seitenzahl: 208

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Xavier Rogé

Plus que parfait

Roman

© Lys Bleu Éditions – Xavier Rogé

ISBN : 979-10-422-1040-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

1

Elle se mit à déambuler dans le grand séjour de son appartement et l’arpenta de long en large comme un ours en cage. À Crudubourg, ce bled perdu dans la campagne où elle vécut tant d’années avec Victor, une expression du terroir traduisait cette attitude par « chapper ». « Tiens ! Tu es encore en train de chapper. À quoi penses-tu ? » disait-on.

Ça trottait dans la tête de Louise. Elle se demandait comment et dans quelles conditions elle allait continuer seule sa route, sans Victor. Avec lui, c’était vraiment « le pied ». Au début de leur union, et comme beaucoup d’autres, ils avaient lutté ensemble pour avancer et étaient parvenus à une vie enviable, due aussi et par un grand hasard, il faut le dire, au succès inattendu de Victor dans le domaine de l’art. En quelques mois il était devenu l’artiste renommé que les connaisseurs, collectionneurs et investisseurs chevronnés s’arrachaient à des prix exorbitants. Grâce à cela ils avaient pu revenir à Montmartre qu’ils avaient été obligés de quitter quand Victor, fonctionnaire en fin de parcours, avait été muté en province.

Ils n’auraient jamais imaginé ce rêve. Ils avaient alors jeté leur dévolu sur ce bien immobilier enviable dont le grand appartement offrait du balcon de leur séjour une vue plongeante sur un square arboré, au calme et fréquenté surtout par des femmes avec landau, ou amoureux transis en quête de câlins discrets. Il leur arrivait souvent tous les trois, car leur fille demeura longtemps dans le cocon familial, de descendre dans ce jardin pour se relaxer sur un banc, savourer le plaisir de se détendre à l’air libre et s’imprégner de la douceur des soirs d’été. Elle s’arrêta un instant de marcher pour contempler de sa fenêtre cet espace devenu brutalement une source de souvenirs qui perdureront chez elle.

Elle venait d’enterrer Victor dans le petit pays où ils avaient acquis leur première maison et vécu tant d’années. Ils jouissaient encore pleinement tous les trois de cette demeure devenue leur résidence secondaire, occupée à maintes reprises pour fuir la capitale.

« Bon ! Je ne vais pas en rester là », se dit-elle. L’action faisait partie intégrante de sa personnalité. Elle était âgée maintenant de plus de quatre-vingts ans et, en toutes circonstances, elle avait toujours agi et réagi avec un esprit de décision peu commun. Elle se connaissait bien, savait que cette disposition faisait partie de ses gènes ; une de ses pensées favorites appartenant à J. J. Rousseau, apprise sur les bancs de la fac quand elle était encore étudiante, était restée gravée profondément dans sa mémoire : « Vivre c’est agir » et elle se plaisait à se la remémorer souvent.

Elle cessa un peu sa déambulation pour se dire qu’elle allait commencer par mettre un peu d’ordre autour d’elle. En se mettant à l’action, elle ignorait évidemment que le geste radical et presque inconscient qu’elle devait avoir l’entraînerait dans une aventure qu’on pourrait qualifier de peu banale.

Elle aurait aimé allumer la télé pour avoir des nouvelles du monde, mais elle en était privée depuis quelque temps, dû, pensait-elle, à une défaillance de son appareil ou du réseau sur lequel elle était branchée. « Je vais les appeler tout de suite », se dit-elle et elle composa le numéro du fournisseur d’accès sur son portable.

Quelques sonneries… Petite musique avant décrochage.

« Bienvenu chez SLB. Cette conversation est susceptible d’être enregistrée. Si vous ne voulez pas… etc. appuyez sur la touche étoile… Bip… Si vous appelez pour… faites le 1, pour… faites le 2… pour cela… faites le 3… » Ça continue ainsi pour d’autres propositions tactiles en fonction de la demande et comme rien ne semble vraiment s’adapter à son cas, elle se décide pour la touche 2 qui lui semble la plus adéquate.

— Bip…

Mais ce n’est pas fini. Elle se trouve encore soumise à un nombre d’options qui n’ont pas grand-chose à voir avec ce qu’elle voudrait exprimer. Elle commence à ressentir quelques palpitations. Pour elle, c’est mauvais signe ; elle a déjà eu ce genre de problème parfois dans sa vie et elle sait qu’elle est capable de réagir brutalement et inconsciemment. Toutefois elle tente de poursuivre sa démarche. Le robot lui demande enfin d’exprimer en clair le motif de son appel. « Enfin, se dit-elle, avec le sourire aux lèvres, je vais bien finir par en découdre » et elle s’efforce de concevoir une phrase sobre, sans ambiguïté, qui devrait conclure positivement sa démarche.

— Bip… C’est envoyé ! Mais le robot toujours si bien programmé par une armée de techniciens triés sur le volet lui répond : « Désolé, nous n’avons pas compris votre demande ».

C’en est trop. Aujourd’hui elle est au bout du rouleau. Après des centaines de kilomètres parcourus qui font suite à l’enterrement de Victor, le mutisme de Maude qui avait pris le volant pour la ramener à Paris, et en fin de compte cette tachycardie qui prend quelque ampleur, elle craque, ouvre les deux vantaux de la fenêtre et, dans un geste que d’aucuns pourraient qualifier « d’auguste » balance dans le square le petit portable qu’elle chérissait depuis de nombreuses années. Elle suit sa trajectoire quelques secondes et le voit disparaître derrière la frondaison.

Elle trouve curieux de ne pas avoir entendu un bruit d’impact à la fin de la chute. Il n’est peut-être pas cassé, mais, pour l’heure, elle n’a pas envie d’aller le récupérer. Elle était loin d’imaginer les conséquences de son geste. Elle n’ira pas rechercher l’objet de sa rogne passagère ; elle fait une croix dessus et décide à l’avenir de débrouiller tout problème de vive voix avec des vis-à-vis en chair et en os. Assez de ces robots, de ces murs entre les humains, ces rendez-vous qui se soldent si souvent par de longues attentes et n’aboutissent qu’à des fins de non-recevoir, de ces abris derrière des règlements débiles conçus par des ronds de cuir protégés jusqu’à la pointe des orteils… Elle fulmine, Louise, mais reprend ses esprits après quelques minutes d’égarement. Elle sent que son calme revient doucement et s’efforce de mettre en pratique les principes énoncés dans un livre de Mathieu Ricard, son ouvrage fétiche, consacré comme livre de chevet.

Elle va s’étendre sur son lit douillet, tenter de prendre du recul et fermer les yeux quelques instants.

Pas longue sa sieste, car c’est le bruit de la porte d’entrée qui la réveille. Ça ne peut être que Maud ; elle est la seule à avoir la clé de l’appartement.

— Tu es là ?

— Oui ma fille ! Entre, je me relaxais un petit moment. Qu’as-tu de nouveau à me raconter depuis ce matin ? À cette question un peu machinale, Maud semble gênée de répondre et fait quelques pas en direction du balcon.

— Pourquoi ne m’as-tu pas appelée aujourd’hui ? J’attendais que tu me donnes de tes nouvelles.

— Tu sais que je n’ai ni téléphone ni télé en ce moment. Tu es au courant, c’est le système où tout est lié, et je n’arrive pas à me faire dépanner.

— Et ton portable alors ?

— Impossible de remettre la main dessus, je crois que je l’ai perdu là-bas, juste après l’enterrement. Maud connaît bien sa mère. Il lui semble que sa réponse sonne faux et ne comprend pas très bien ce qui a pu advenir, mais elle n’insiste pas, elle aime trop sa mère, ne souhaite pas la harceler de questions. Tant pis, elle prend sa décision et lance à la volée :

— Tu veux que je m’en occupe de ta télé ?

— Tu es trop gentille, ma chérie, j’accepte volontiers, car je n’ai plus le courage de faire ce genre de démarches matérielles assommantes.

Intérieurement Maud jubile. Elle trouve le moment choisi pour lui annoncer la nouvelle qu’elle voulait lui dévoiler, car elle hésitait sur le moment à choisir et tout lui semble opportun à l’instant même.

— Pour répondre de tout à l’heure, quand je suis entrée : oui, je voulais te dire que j’ai un projet nourri depuis quelque temps… Je vais m’installer chez Sylvain. J’ai bien réfléchi, ça fait maintenant un bout de temps qu’on se connaît. Qu’en penses-tu ? Louise s’en doutait déjà depuis quelques jours et elle ne cessait d’y penser. C’était son caractère prémonitoire, son intuition innée. C’est quand même une nouvelle qui la choque un tant soit peu. Après quelques secondes de silence, elle lui lance :

— C’est ta vie, ma fille ! C’est toi qui sais. Maud a largement plus de vingt ans à ce jour, mais, en fait, elle n’a jamais quitté ses parents. Elle habite un petit studio qu’ils ont acheté en même temps que l’acquisition de leur grand appartement. Pour Louise, c’est quand même un choc. Elle ne sera plus à côté d’elle quotidiennement. Maintenant elle va être bien seule, une nouvelle page se tourne. Sa fille, c’est toute sa vie. Elle est heureuse de la voir épanouie. Elle a réussi à établir un lien de confiance réciproque. Elle en est fière aussi de sa fille, car elle semble bien avancer dans le travail qu’elle a choisi. Elle a fait ce qu’elle voulait : une carrière très liée au domaine de l’art. Sa formation, elle la doit à Victor, un vrai père pour elle, bien qu’en dehors d’une filiation biologique. « Pourquoi ne ferais-tu pas l’École du Louvre », lui avait-il suggéré. Tout semblait évident pour qu’elle la fît, car toute son enfance était marquée par cet environnement de peinture, d’expositions, de vernissages, et elle adorait cela. Louise reste muette quelques instants, le temps de digérer la nouvelle.

— Tu reviendras quand même de temps en temps…

— Quelle question ! Comme si je devais abandonner ma petite maman chérie.

— Ne m’en veux pas. Je sais bien que tu reviendras, et j’espère : souvent. Elle s’en veut de lui avoir menti il y a quelques minutes en lui disant comment elle avait perdu son portable, corrige alors ce qu’elle considère maintenant comme une bévue et lui raconte en détail l’histoire telle qu’elle s’est vraiment déroulée. Maud sourit, bien qu’un peu interloquée malgré tout.

— Je vais aller voir tout de suite si je le retrouve, ne t’inquiète pas. Elle se précipite alors à l’extérieur, et à peine quelques minutes après, Louise observe sa fille qui scrute chaque coin du square, méthodiquement, s’agenouille et penche sa tête sous un buisson.

— Maud ! Laisse tomber, veux-tu ? s’écrie-t-elle du balcon. Il a dû être ramassé, qu’importe cette saloperie. Je n’en veux plus, je n’ai plus de raison de m’en servir. Maud continue malgré tout un petit moment, puis ne trouvant rien, remonte à l’appartement.

— Sois tranquille, je vais faire les démarches pour toi et tu retrouveras rapidement ton téléphone fixe et ta télé. Elle sait qu’elle pourra faire ces démarches sans trop de difficultés, qu’elle disposera du temps nécessaire, car son patron c’est celui qui va devenir son concubin. Il y a des mois qu’il cherchait à la séduire, c’était un quasi-harcèlement et, bien qu’elle résistât, elle avait le pressentiment qu’elle finirait par accepter. Il faut dire que lors de leur première rencontre au moment de l’embauche, le courant était très bien passé. Il tenait cette grande galerie de tableaux, rive gauche et cherchait une personne amateur d’art pour le remplacer quand il se déplaçait pour affaires. D’autre part ils avaient échangé longuement, lors du premier entretien, quant à de nombreux sujets artistiques, et l’équivalence de leur culture dans ce domaine était une évidence. Elle insista aussi sur le fait qu’elle avait une expérience de journaliste, ayant fait un stage prolongé dans un grand quotidien. « Du fait que j’étais pratiquement obligée de rédiger des critiques d’œuvre qui devaient être dithyrambiques, j’ai acquis une certaine habitude de « l’exégèse hexagonale », lui déclara-t-elle… ce qui le fit rire, mais sembla bien apprécié. Plus tard, bien des jours après qu’elle eut pris ses fonctions, il lui annonça qu’il était en instance de séparation avec sa femme, ce qui la surprit, car, jusqu’à présent, il n’y avait jamais fait la moindre allusion. Quand elle vint le voir la première fois pour se faire embaucher, il était évident que l’allure générale de sa candidate ne le laisse pas indifférent. Pour conclure, il lui posa la question à brûle-pourpoint :

— Qu’est-ce qui vous empêcherait d’accepter le poste ?

— Le fait que je ne puisse pas garer ma trottinette électrique. La réponse fit mouche, mais il était déjà largement convaincu que c’était le profil de candidate inespérée et le type de femme qu’il était prêt à draguer.

— J’ai largement la place qu’il faut, il suffira que vous traversiez la galerie pour rejoindre la pièce qui sert de débarras.

2

C’est un lundi de fin septembre. La mère et la fille viennent de finir leur petit déjeuner, l’automne commence à se faire sentir avec ce petit vent effeuillant doucement quelques arbres du square que Maud contemple du balcon. Elle se demande si elle n’a pas trop vite limité ses recherches du portable maternel. Sa mère ne s’en soucie vraiment pas. Elle est penchée sur son journal et c’est un moment privilégié qu’elle ne raterait que pour un événement de force majeure.

— Tu as vu, dit-elle en s’adressant à Maud, la photo de profil du président américain, Trump ? Si tu observes de près ce cliché, tu peux constater qu’il a la bouche grande ouverte, que c’est une posture de vocifération, ce qui fait bien partie du personnage et avec ses arcades sourcilières relativement volumineuses, il a tout du primate. Je crois qu’il fait partie des humains qui ont vraiment peu évolué depuis tant de siècles. J’ai l’impression de le voir sortir de sa grotte.

— Tu n’es pas loin de la vérité quoique chez nous, une pareille catastrophe, ça peut arriver très vite et tu verras peut-être un jour chez nous le roi des guignols sur le trône.

— Tu crois vraiment ? Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Nous avons bien élu Sarko…

— C’est quand même un niveau un peu au-dessus.

— Je veux bien te l’accorder, mais c’est cependant un signe avant-coureur. Je n’y croyais pas et c’est arrivé presque chaque matin. Il en était ainsi des dialogues mère-fille, ou entre tous les trois, quand Victor était encore des leurs. Maud se penchant sur son épaule met son doigt sur le titre d’un entrefilet.

— Tiens ! Tapie devra repasser devant le tribunal correctionnel. Il avait fait l’objet d’une relaxe et le procureur avait aussitôt fait appel. Je me demande si c’était du plein gré de ce dernier ou quelle meute l’a harcelé à le faire. Tu en connais beaucoup de gens poursuivis après une relaxe ? Quel acharnement, quelle haine ! Louise ne répond pas, hausse les épaules et n’en pense pas moins. À son âge, elle ne compte pas toutes les saloperies qu’elle a vécues personnellement ou qui en concernaient d’autres.

— Tu sais, répond-elle, à vrai dire ça ne me touche pas trop. Je n’ai jamais apprécié à ce point cette course au business, mais j’admire quand même le bonhomme. Il a du talent et même du génie. Il y a plus d’un hypocrite au monde qui crève de jalousie devant une pareille réussite. Faut voir d’où il est parti.

— Et ce n’est pas fini le harcèlement et le dénigrement. Il y a un mec, j’ai oublié son nom, qui vient d’écrire un pamphlet sur lui en insistant sur le fait qu’il utilise son état de cancéreux pour se mettre en valeur. C’est le comble de l’abjection.

— Je pense à autre chose, Maud. Puisque je te verrai de moins en moins, dit-elle à sa fille avec ce perceptible accent de regret dans la voix. Comptes-tu garder ton studio avec les meubles ?

— Oui, je ne prendrai que mes affaires très personnelles et je vais faire un grand ménage pour que tu puisses le louer. Elle ne répondit pas immédiatement, mais elle avait déjà son idée derrière la tête, Louise. Elle avait bien l’intention de ne pas s’en aliéner la jouissance. Elle allait l’exploiter avec la plate-forme AIRBNB, en faire un gîte urbain sans problème particulier de gestion et à moindre risque, ce qui lui permettra d’en disposer à très court terme si le besoin s’en faisait sentir. Elle est devenue très précautionneuse compte tenu des expériences vécues. Consciemment, elle pense aussi que les relations couples sont loin d’être les mêmes que ce qu’elle a connu. Les couples zappent, se dit-elle, et sa fille comme tant d’autres, alors mieux vaut envisager la situation avec lucidité. Elles restaient silencieuses depuis un instant, laissant libre cours à leurs pensées respectives, ces changements représentant pour chacune un tournant de leur vie, quand la sonnerie du téléphone les sortit de leur mutisme.

— Ça ne t’ennuie pas de décrocher, Maud ?

— Non, répond-elle, et après avoir décroché l’appareil, affiche un regard quelque peu intrigué. En cachant le micro de sa main, elle poursuit à voix basse : c’est quelqu’un qui demande si c’est bien l’adresse des Takvorian. Reprenant le fil de la conversation interrompue : « oui, Monsieur, répond-elle », puis elle écoute le récit de l’homme qui lui indique avoir trouvé le téléphone portable et, après avoir eu accès au répertoire, choisit le premier nom de la liste. Il propose à Maud de le rendre.

— Ne quittez pas Monsieur, je consulte la personne intéressée. Ça fait l’objet d’un aparté entre les deux femmes, toujours discrètement, qui dure facilement deux minutes. Louise n’a pas envie vraiment de voir ce type et de récupérer le portable. Elles finissent par se mettre d’accord sur un lieu de rendez-vous. Reprenant la conversation avec l’appelant :

— Ma mère vous remercie beaucoup, Monsieur. Elle vous propose de vous donner rendez-vous demain en début d’après-midi dans le quartier. Vous n’habitez pas loin ? … Bon, c’est parfait. Nous sortons d’habitude vers quinze heures pour faire nos courses du week-end et c’est demain samedi. Si ça peut vous convenir à cette heure-là, nous pourrions nous rencontrer au haut des escaliers de la place Constantin Pecqueur… OK, d’accord, merci encore et à demain !

— Ça ne me dit rien qui vaille, Maud. Je me fous de cette merde de portable. Je suis peut-être difficile à comprendre, car c’est un souvenir et je devrais y être attachée. Je ne m’en servais que pour joindre Victor quand il était parti ailleurs pour ses vernissages ou qu’il s’attardait avec de gros clients. C’est du passé maintenant. Je ne veux plus m’en servir. Ce qui reste en tête c’est l’essentiel, mieux que les choses matérielles.

— Tu ne veux pas qu’on aille au rendez-vous ?

— Objectivement ce n’est plus possible ou la parole donnée n’a plus de sens. Je m’étonne quand même que ce type n’ait pas mis l’engin dans sa poche en savourant la bonne aubaine. Tu en connais beaucoup de gens qui auraient agi comme ça ? C’est un scrupuleux ce mec.

— On verra cela demain avec un masque bien ajusté sur la bouche et sur le nez. C’est bien triste de se présenter comme ça partout. Quelle époque !

— Quoiqu’il en soit, si je ne m’en sers plus à l’avenir, je me connais, je trouverai bien l’occasion d’en faire cadeau.

3

— Tu viens, maman ? On y va maintenant, je pense qu’il est l’heure de rencontrer notre inconnu. Toutes deux, silencieuses, elles se dirigent vers le lieu de rencontre qu’ils avaient fixé la veille tous les trois et font quelques pas au-delà pour se dégourdir les jambes. Leurs ombres les suivent dans cette douce atmosphère d’arrière-saison. La rue de l’abreuvoir s’est parée de sa tenue automnale avec cet ineffable charme qu’on peut lui trouver en toutes saisons. Les arbres du petit parc surplombant le mur se dénudent rapidement pour faire un tapis ocré qu’on a plaisir à fouler.

— Nous avons encore deux minutes d’avance, dit Maud en faisant demi-tour pour redescendre vers le bas de la rue. Arrivées au haut de l’escalier, elles distinguent alors la silhouette de l’homme qui s’élance sur les premières marches pour les gravir quatre à quatre. « Ça ne peut être que lui », se disent-elles. En suivant sa progression, elles ont le temps de détailler son allure générale, sa mise très classique qu’on peut juger de bon goût et sans rien d’ostentatoire, plutôt grand, élancé, un visage régulier qui ne déparerait pas parmi les habitués de la scène ou divers lieux de parade ; il a un peu l’aspect de ceux qui remplissent les magazines de vente pour vêtements d’homme. Le seul détail remarquable réside, à première vue, dans le fait qu’il arbore une longue chevelure retenue par un catogan. C’est un visage classique avec une barbe naissante bien entretenue et, lors de ce premier contact, il gratifie les deux femmes de son plus beau sourire.

— Je suppose que vous êtes bien Mesdames Takvorian. Dans cette triste période, on ne serre pas la main, ajoute-t-il, puis sort de sa poche le portable objet de cette restitution que Louise aurait préféré ne jamais revoir.

— Je ne sais comment vous remercier, dit-elle hypocritement, je n’osais imaginer le retrouver.

— Je vous en prie, c’est tout naturel. J’ai eu ce genre d’appareil il y a longtemps maintenant. J’ai fini par trouver que c’était assommant. Quand il sonnait j’avais la fâcheuse habitude de le chercher partout et quand, enfin j’avais la main dessus, la personne qui m’appelait s’était évaporée. Je décidai donc de m’en séparer définitivement, ce qui ne veut pas dire pour autant que je critique ceux qui en font usage… Pour moi, le rendre à son propriétaire me semble une chose tout à fait naturelle.

— Je vous en sais gré. Pour être franche, je dois vous dire que l’utilisation que j’en faisais ces derniers temps n’en est plus tellement justifiée aujourd’hui. En disant ces derniers mots, elle ne pense qu’à Victor. Il lui semble avoir ce nœud dans la gorge qui la prenait quand elle traversait les moments difficiles vécus dans la fleur de l’âge. L’opinion qu’elle se fait du personnage au premier abord est quelque peu contrastée. Il lui semble qu’il est bien dans les normes de la moyenne bourgeoisie, avec le sens et les réflexes, ce savoir-vivre qui l’accompagne, mais il y a quelque chose de son allure qui la gêne, qui lui crée un malaise qu’elle a du mal à analyser. Ce sont ses propres antécédents qui reviennent à la surface : un certain don de double vue qui lui vient de sa mère, qui en fit profession. Elle essaye de se raisonner, de reprendre son calme et il lui apparaît clairement qu’il y a une face sombre et cachée chez cet individu. Maud a le sourire. Elle dira après à sa mère qu’elle le trouve très beau. Louise note cependant qu’elle n’a peut-être pas dû remarquer, ce qui pour elle ne lui échappe pas : une cicatrice au visage qui tient une place relativement grande. Il est vrai que cette trace est plutôt discrète, mais suffisamment visible pour que ça lui pose une question. Après un petit moment d’échange de quelques banalités de circonstance sur le temps et les désagréments d’une situation due au Covid, il fallait faire preuve d’une marque de reconnaissance plus significative qu’un simple merci et cela décida Louise de le convier à un apéritif.

— Vous n’habitez pas loin ?

— … Pour l’instant, non.

— Accepteriez-vous de prendre un apéritif demain chez nous ? Vous voyez, c’est cet immeuble-là, l’avant-dernier au premier étage. Vous êtes Monsieur… ?

— Jean Germain. Bien volontiers, je vous remercie. C’est entendu. Demain, à l’heure du déjeuner ?

— Disons à partir de midi, nous déjeunons vers treize heures. Elles refirent les quelques mètres qui les séparaient de l’appartement, silencieusement, dès qu’il eut tourné les talons. C’est Maud qui rompit le silence quand elles furent dans l’ascenseur. « C’est un beau mec », dit-elle, visiblement fort impressionnée.

— Je vois qu’il t’a tapé dans l’œil.

— Oh, je te dirai que le physique ce n’est pas vraiment mon critère de choix.

— C’est vrai ma fille, je ne dis cela que pour te taquiner, tu sais bien. Tu as remarqué ce qu’il a sur la figure ?

— Oui, il a dû subir une opération. J’ai bien remarqué une légère trace.