Prix Stéphane Hessel de la Jeune Ecriture Francophone - Ouvrage Collectif - E-Book

Prix Stéphane Hessel de la Jeune Ecriture Francophone E-Book

Ouvrage Collectif

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Beschreibung

Les œuvres des finalistes du Prix Stéphane Hessel

Ce recueil de nouvelles et de poèmes présente les œuvres des 16 finalistes du Prix Stéphane Hessel de la Jeune Ecriture Francophone.

Un concours organisé par Radio France Internationale et l’Alliance Francophone, parrainé par Vénus Khoury-Ghata, Prix Goncourt 2011 de poésie, et réservé aux francophones du monde entier, âgés de 15 à 25 ans. Cette première édition a pour thème « la circulation des idées ».

Ce sont des œuvres originales ancrées dans les tourments du monde actuel et traversées par un formidable souffle d’espérance.

Le Prix Stéphane Hessel 2013 a distingué Moïse Gedeons Kamguen Moafo, poète camerounais de 15 ans et Bernard Bamogo, nouvelliste burkinabé de 25 ans.

Un recueil de nouvelles et de poèmes chargés d’espoirs

EXTRAIT

La brume ne flottait pas sur Tana ce matin-là. Dans les rues du centre-ville, silencieuses sous le soleil timide, seules quelques voitures roulent, stressées, sous les yeux brûlants des rares passants. Laure prend son café sur le toit de l’hôtel du Louvres. Elle scrute la ville avec mélancolie. Un mois qu’elle est à Madagascar pour couvrir le coup d’État. Elle doit encore envoyer son article avant de rencontrer Horace Ajeby, figure forte de l’opposition. Pourtant, Laure aimerait rester, ne pas abandonner les rues à leur tristesse, le calme peureux qui précède l’orage des manifestations. Aujourd’hui, même la pollution est en arrêt, l’air flotte comme une bise douce, allégé des relents de poubelles et des fumées d’échappement des vieux tacots. Sur la place d’Ambohijatovo, quelques bus se hâtent, ils ne passeront plus dans quelques heures. Laure se détourne à contrecœur de cette atmosphère, bientôt, Tana prendra un autre visage.

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Prix Stéphane HesselJeune Écriture francophone 2013

LA CIRCULATION DES IDÉES

Recueil de nouvelles et poèmes

Thème :

 

LA CIRCULATION

DES IDÉES

 

Un concours organisé par

Radio France Internationale

et l’Alliance Francophone

 

Lauréats du concours :

 

NOUVELLE

Bernard Bamogo

 

POÉSIE

Moise Gedeons Kamguen Moafo

Sommaire

Préface

Avant-propos

Introduction

Les Nouvelles

Tsiky Andriamitahirizosifahafahana

Bernard Bamogo

Ayinde Yves Biaou

Pierre Boizette

Awa Aissatou Gueye

René Razak

Mikelda Saintil

Fabrice Wuimo Wintche

Les Poèmes

Thierry Endrick Carré

Cédric Marshall Kissy

Nkaajeh Kodjo

Moïse Gedeons Kamguen Moafo

Emile Mukendi Nzengu

Leslie-Grace Titus

Hermas Warisse Zanclan

La circulation des idées.

Yamnoma Geoffroy Zongo

 

LA CIRCULATION DES IDÉES

C’est une grande fierté pour Radio France Internationale de concrétiser une belle idée de Stéphane Hessel, en partenariat avec l’Alliance Francophone : organiser un concours littéraire destiné aux jeunes francophones du monde entier. Aujourd’hui, ce projet, matérialisé par ce recueil de poèmes et de nouvelles, est devenu réalité. Ce Prix Stéphane Hessel de la jeune écriture francophone, qui a pour thème « la circulation des idées », s’inscrit pleinement dans les missions de RFI : informer, permettre le débat d’idées, la curiosité et la découverte, défendre la liberté d’expression et promouvoir la langue française.

 

Radio France Internationale touche quelques 45 millions d’auditeurs chaque semaine. Elle est un important vecteur de la francophonie. Au cours des années 60, ce concept — apparu en 1880 sous la plume de l’essayiste français Onésime Reclus — a été remis à l’honneur par le poète Léopold Sédar Senghor. Il déclarait : « La francophonie, c’est cet humanisme intégral qui se tisse autour de la terre, cette symbiose des énergies dormantes de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire ». L’espace francophone compte aujourd’hui 220 millions de locuteurs répartis sur les cinq continents. La forte participation des jeunes à cette première édition du Prix Stéphane Hessel prouve combien la francophonie est belle, vivante, et à quel point la langue française a encore de beaux jours devant elle.

Marie-Christine SaragossePrésidente Directrice Générale de l’Audiovisuel Extérieur de la France

 En 2012, Stéphane Hessel qui, une nouvelle fois voulait donner la possibilité de s’exprimer à ceux qu’on entend trop peu, les jeunes francophones du monde, m’avait suggéré cette idée d’un concours auquel il avait accepté de donner son nom.

 

Pendant que le jury était à l’œuvre, j’ai appris le décès de Stéphane alors que je me trouvais en plein cœur du Sahel.

Un Sahel dont nous avons parcouru si souvent ensemble les brousses et les déserts, promenades qui se terminaient toujours par la déclamation d’un poème face à l’immensité des dunes ou à l’ombre d’un impressionnant baobab.

 

Stéphane aimait notre langue comme un militant de la diversité culturelle, convaincu comme nous à l’Alliance Francophone 1 que les langues sont des instruments de liberté, de libération, de développement et de résistance !

Stéphane serait heureux de voir que son idée s’est concrétisée avec bonheur grâce à l’écho international que lui a donné RFI en nous offrant ses ondes.

Le monde vient de perdre plus qu’un ami, plus qu’un exemple, plus qu’un modèle : une conscience.

 

Les textes, que vous allez lire, prolongent cette conscience et, en quelque sorte, incarnent l’esprit de liberté et de résistance de Stéphane. Ces nouvelles, ces poésies créées pour résister, elles résistent pour créer !

Jean R. GuionPrésident International de l’Alliance Francophone

[1]  L’Alliance Francophone crée en 1992, est une association qui a pour ambition de participer tant en France qu’à l’étranger, à la promotion et au rayonnement des valeurs véhiculées par la langue française. L’Alliance Francophone œuvre pour le dialogue et la défense de toutes les diversités. Elle est présente dans 108 pays à travers le monde et compte aujourd’hui plus de 5 400 membres.

Introduction

Le Prix Stéphane Hessel de la Jeune Écriture Francophone est le fruit d’une rencontre et d’une volonté communes. Celles de RFI et de l’Alliance Francophone qui se sont associés en avril 2012 pour créer ce concours ouvert aux 15-25 ans du monde entier, que Stéphane Hessel — écrivain, poète et co-rédacteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme — nous a fait l’honneur de parrainer.

Ce partenariat entre le Club RFI et l’Alliance Francophone s’est fait naturellement, car nous avons le même intérêt pour la jeunesse et partageons des valeurs communes : l’amitié, l’esprit de solidarité, la passion pour la langue française…

 

Le Prix Stéphane Hessel de la Jeune Écriture Francophone a pour objectif de donner aux jeunes la possibilité de s’exprimer, de contribuer à la création littéraire et de promouvoir la langue française dans le monde. Et pour notre plus grand bonheur, cette première édition est une réussite. Nous avons reçu plus de 900 poèmes et une centaine de nouvelles, les participants ayant eu le choix de s’exprimer dans l’un ou l’autre de ces genres littéraires sur un thème imposé : La circulation des idées.

Les candidats nous viennent du Bénin, du Burkina-Faso, du Canada, du Cameroun, de la Côte d’Ivoire, de France, de Guinée, d’Haïti, du Sénégal, du Togo, d’Ukraine et de bien d’autres pays encore… Talentueux, ils ont puisé dans leur vécu comme leur imagination pour écrire et nous transporter.

 

Pour les départager, la tâche n’a pas été facile pour le jury parrainé par Madame Vénus Khoury-Ghata, Prix Goncourt 2011 de poésie, et composé de Mesdames Michèle Barbier, Béatrice Comte, Vicky Sommet, et de Messieurs Yvan Amar, Sébastien Bonijol, Jean Guion, président de l’Alliance Francophone, Patrick Jaquin, Franck Salin dit Frankito, et Sayouba Traoré.

 

Nous remercions aussi, pour leur précieuse collaboration dans le travail de présélection, Mesdames Sandra Bourgade-Keumayou, Caroline Sapouma, Marie-George Radjou, Chrystelle Nammour.

 

Les œuvres des 16 finalistes que nous vous proposons dans ce recueil ont été choisies pour leur originalité, leur style et le respect du thème imposé. Enfin, les deux gagnants du prix sont ceux qui ont recueilli le plus de suffrages au sein du jury. Nous félicitons chaleureusement tous les participants, en espérant qu’ils seront plus nombreux encore lors de la prochaine édition.

Eric AmiensJournaliste, co-présentateur du Club RFI

Les Nouvelles

TSIKY ANDRIAMITAHIRIZOSIFAHAFAHANA

Madagascar26 [email protected]

Rumeurs d’un peuple

Horace

« La tension monte d’un cran à Madagascar ce samedi 7 février. L’opposition au président actuel Marc Ravalomanana, forte de toutes ses alliances politiques et populaires, menace de prendre de force la résidence présidentielle. Les manifestants de plus en plus nombreux, semblent n’attendre que le coup d’envoi de M. Andry Rajoelina, leader des opposants du régime actuel et ancien maire de Tananarive, pour engager les hostilités. […] Hier, son discours aux manifestants de la place de la Démocratie s’est terminé par une promesse : « Demain sera le grand jour, nous allons le sortir de sa tanière et lui demander de répondre de ses crimes. » […] La violence risque d’être au rendez-vous, la population craint des émeutes incontrôlables semblables à celles du 26 janvier qui ont fait une trentaine de morts. Les forces armées ont quant à elles réaffirmé leur soutien au président actuel et la menace de tirs sur la population est bien présente. […] »

Laure Pichet

La brume ne flottait pas sur Tana ce matin-là. Dans les rues du centre-ville, silencieuses sous le soleil timide, seules quelques voitures roulent, stressées, sous les yeux brûlants des rares passants. Laure prend son café sur le toit de l’hôtel du Louvres. Elle scrute la ville avec mélancolie. Un mois qu’elle est à Madagascar pour couvrir le coup d’État. Elle doit encore envoyer son article avant de rencontrer Horace Ajeby, figure forte de l’opposition. Pourtant, Laure aimerait rester, ne pas abandonner les rues à leur tristesse, le calme peureux qui précède l’orage des manifestations. Aujourd’hui, même la pollution est en arrêt, l’air flotte comme une bise douce, allégé des relents de poubelles et des fumées d’échappement des vieux tacots. Sur la place d’Ambohijatovo, quelques bus se hâtent, ils ne passeront plus dans quelques heures. Laure se détourne à contrecœur de cette atmosphère, bientôt, Tana prendra un autre visage.

Laure évite son reflet hagard dans le miroir du hall de l’hôtel Colbert. Elle arrive dix minutes en avance bien qu’elle sache que son rendez-vous sera sûrement en retard ; Madagascar, le pays du « MoraMora » 1 disent-ils tous en souriant. Elle sait que Horace Ajeby est avocat, il était dans le parti AREM. de l’ancien président Ratsiraka avant de rejoindre le parti TGV (Tanora Gasy Vonona : Jeunes Malgaches Volontaires), monté par Andry Rajoelina en décembre. Il est, dit-on, le second bras droit d’Andry TGV. Dans le café, il n’y a qu’un couple de vazahas 2 prenant leur petit déjeuner. Que font-ils dans ce pays déboussolé ? Une demi-heure plus tard, Horace arrive, un large sourire sur son visage luisant de transpiration, le soleil est déjà fort dans le ciel. Il lui fait la bise, (à Mada c’est trois), et ne s’excuse pas de son retard. Son regard jovial l’écoute se présenter et le remercier d’être venu, son rire fort et enthousiaste résonne dans la salle où quelques autres vazahas sont maintenant assis, lisant laconiquement Libé ou Le Monde devant leurs cafés presque froids. L’atmosphère se met doucement en place, elle lui demande si elle peut fumer pendant qu’ils n’enregistrent pas encore. Stressée, la petite.

Horace a grandi dans une petite brousse dans le sud de Madagascar, ses parents ne savaient ni lire ni écrire mais possédaient des centaines de têtes de zébus. Son destin d’aîné de la famille était tout tracé, faire de hautes études, gagner beaucoup d’argent pour tirer la famille vers l’honneur et la respectabilité. À 12 ans, il partait à Tuléar pour le collège, à 18 il était en fac de droit à Nantes. Rentré au pays, faute de cabinet qui voulait reconnaître ses compétences, c’est en nabab qu’il a été accueilli par sa famille, et la politique lui avait ouvert ses portes, naturellement. Horace aime l’alcool, le bon, le whisky et le cognac et surtout pas le toaka gasy 3 des bouseux. L’alcool et les femmes. Cette journaliste au regard fatigué est mignonne. Mais aujourd’hui, on parle business. Il faut montrer que l’opposition est constituée d’intellectuels civilisés et de bon goût. Il s’est donc parfumé du Mâle d’YSL et sa lourde gourmette en or qui dépasse du manche de sa chemise atteste à coup sûr de sa classe.

Laure lui demande ce qui va se passer à Madagascar dans les prochains jours. Lui, ce qu’il sait c’est que quoi qu’il arrive, Marc cèdera d’une manière ou d’une autre. S’il veut que la paix revienne il va satisfaire tout le monde dans l’opposition, lui, il veut être ministre de la Justice ou président de la HCC (Haute Cour Constitutionnelle). Les propositions minables ne pourront jamais régler le problème, une dizaine de ministères sur les trente-six, ce ne sera jamais suffisant. De toute façon Andry est résolu à prendre le pouvoir, il ne se contentera jamais du rôle de seconde zone de Premier ministre. Aujourd’hui, ils vont passer à l’étape suivante. Il y aura dérapage et il n’attend que ça, tous n’attendent que ça, il faut que le sang coule pour accélérer les choses. Ils se sont assuré que les évènements de la journée suivront bien leur plan de départ. Horace est content, bien sûr il ne lui a parlé que de démocratie, de justice, des attentes du peuple malgache. Leur lutte ne peut paraître que légitime aux yeux de tous. Ses phrases ont été appuyées, sa diction parfaite. La journaliste a sûrement perçu la culture dans le choix des mots. Elle a sûrement compris. Il n’était pas n’importe qui.

Laure le regardait s’éloigner avec sa démarche légèrement chaloupée et son expression d’intense satisfaction. Elle était tellement mal à l’aise. Il lui avait parlé tout en sourires, en faisant continuellement tourner sa chevalière en or massif autour de son majeur, cela l’avait rendue bien plus nerveuse encore. Ses réponses avaient été surannées, un numéro de charme aux effluves de parfum et de transpiration assumée. Ce n’est pas son premier entretien avec l’opposition, entre autres M. Andry Rajoelina et Son Excellence Marc Ravalomanana ont déjà accepté de la recevoir. Chaque interview lui avait laissé un goût amer. Son travail exigeait qu’elle retranscrive ces discours apprêtés, sans faire passer ses doutes et ses impressions personnelles. Il ne faut pas que cette migraine s’installe, la journée va être longue.

Extrait de l’interview d’Horace Ajeby :

LAURE — Que va-t-il se passer aujourd’hui à Madagascar ?

HORACE — Le peuple veut se faire entendre, il réclame la démocratie et l’aura par tous les moyens ; nous avions donné une dernière chance de négociation à l’État actuel, mais aucune des revendications n’a été entendue.

LAURA — Pourtant…

HORACE — (qui lui coupe la parole) : Le pouvoir actuel, égoïste et corrompu ne pense qu’à ses intérêts, aucune négociation ne peut aboutir dans ces conditions.

(…)

LAURA — Quand vous parlez de passer à l’action, faites-vous allusion à une prise du pouvoir par la force ? Comment ? Quelle assurance avez-vous que vos actions ne se transformeront pas en débordement comme lors des pillages du 26 janvier ?

HORACE — Comme je l’ai expliqué tout à l’heure, les Malgaches ont faim de justice et de démocratie. Nous ne cautionnerons pas les débordements et demandons à notre peuple de se concentrer sur la révolution et non sur des actions opportunistes sur des innocents. Mais notre message aujourd’hui est clair, il est temps d’en finir avec ce pouvoir dictatorial, la révolution se fera, coûte que coûte.

LAURA — M. Andry Rajoelina a affirmé hier que la résidence présidentielle allait être prise de force ce jour, est-ce donc ce qui est planifié aujourd’hui ?

HORACE — Bien sûr, nous avons pris un engagement envers le peuple hier, nous marcherons vers la résidence du président, et il nous ouvrira parce qu’il ne peut pas refuser indéfiniment d’entendre ce que les Malgaches ont à lui dire.

BENJA

En fermant les yeux, on pouvait entendre les pas de la foule qui se hâtait vers la place de la Démocratie. On sentait le bruissement des pantalons qui se frôlent, aux enjambées fluides touchant à peine l’asphalte. Des milliers de silhouettes décidées qui affluent de tous côtés vers l’esplanade. Postée sur les marches de l’escalier d’Antaninarenina, Laure mitraillait la scène avec la même fascination. Comment capturer cette volonté calme, ce fleuve de fer qui flotte et grandit parmi la foule ? Tous les regardent, les rares vendeurs d’artisanat sur les marches de l’escalier, les serveurs de la gargote bleue, les enfants qui viennent fouiller les bennes. Tous les regardent. Il faut descendre, frôler encore cette exaltation, la toucher, la transmettre. Laure aussi est exaltée, comme à chaque fois qu’elle les voit arriver. Certains la reconnaissent et lui sourient, elle les prend en photo. L’estrade est encore vide. Des jeunes sont assis par terre, ils chantent, tapent le rythme dans leurs mains, un type a même amené un djembé. Quelques groupes sont habillés en orange, la couleur de leur révolution, les foulards et les fanions flottent, au souffle de l’atmosphère qui monte. Ils sont venus avec leurs voisins, leurs potes de fac ou tout seuls. Les regards se croisent et se reconnaissent dans l’espoir. L’estrade commence à s’animer, les micros s’installent, et les « autorités » arrivent, cérémonieuses dans leurs costards sombres, les cravates sont serrées. Horace est là, le visage grave. La foule se tait et se resserre, Laure s’écarte, mais ils ne la voient plus, son moment s’achève dans le silence de l’attente.

Jao, son interprète se tient à l’écart. Les prises de parole sont véhémentes, la foule acquiesce, crie, applaudit. Jao lui traduit les mots : changement, justice, démocratie. Andry Rajoelina arrive, visage d’enfant dans un corps fluet, précieux. Il promet que l’attente est finie, qu’ils iront prendre le palais présidentiel, aujourd’hui le pouvoir sera redonné au peuple, la clameur éclate. Les « Ie ! » et les « Ndao ! » résonnent à l’unisson. Puis les orateurs se succèdent, sous la chaleur que les chapeaux n’arrivent pas à éponger, tous écoutent, s’exclament mais n’espèrent que le moment de l’action. Il est temps. Laure s’éloigne pour prendre des photos. Une ombre se faufile discrètement, suivant ses pas avec nonchalance. Elle prend son appareil et règle l’objectif quand l’homme se campe devant elle, son visage est à demi caché sous une casquette orange. Le couteau siffle sur son ventre et elle sent la main chaude contre son estomac la pousser par terre. Elle tremble de peur, respire, s’enlace pour ne pas crier. Ses mains explorent, tâtent, absentes. Ses doigts trouvent l’entaille, près du nombril, la caressent, légère, indolore. Quelques manifestants la regardent et se détournent, ils ne sont pas là pour ça.

Benja n’a pas couru longtemps. Il se faufile entre les ruelles, les vendeurs des rares boutiques Karana 4 encore ouvertes ne font pas attention à lui. Il fait chaud mais son corps ne transpire pas, tout est en souplesse et fluidité dans ses pas. La journée a été bonne, il avait déjà piqué deux portefeuilles dans la foule. Quand il a aperçu la vazaha qui prenait des photos, il n’a pas hésité. Serein, il emprunte les dédales qui le mènent chez lui, dans le quartier d’Isotry. Au passage, il salue les ados qui jouent aux dominos. Sa cabane est propre quand il rentre, la paillasse par terre a été rafraîchie et sa copine a passé le balai avant de partir laver le linge chez ses employeurs à Mahamasina. Avec un sourire il pose son sac plastique sur la table et sort une clope de sa poche avant de s’asseoir sur un tabouret. Il fouille dans le sac en aspirant sur sa cigarette. Les portefeuilles ne contenaient pas grand-chose, au total dix-sept mille cinq cent francs, mais c’était déjà pas mal. Il se marre des photos débiles qui s’y trouvent, et glisse l’argent dans la poche de son jean élimé. Le sac de la vazaha c’est sûr, il va pas être déçu, il se rappelle de son visage apeuré et rigole, tout avait marché comme sur des roulettes. Elle était trop effrayée pour se rendre compte qu’il voulait juste couper les lanières de son sac. Elle pensait qu’il allait la tuer. Tssssss… Il l’avait à peine effleurée avec son couteau.

Il pioche un téléphone, le genre qui peut se vendre à cent mille francs 5 s’il négocie bien. Un paquet de cigarettes françaises, (il sait qu’elles n’ont aucun goût), un trousseau de clés, et une pochette avec rouges à lèvres, un miroir et des boîtes bizarres. Elles sont vraiment folles ces vazahas, déjà elles sont moches, et elles se mettent encore des couleurs sur le visage. Au moins ça va faire plaisir à Soafara, sa copine. Toutes les mêmes. « Kindindren’ !! 6 » quatre cent cinquante mille francs, « aoka lele !! », 7 le dernier pour la fin, « Bainina ! » 8 Quatre cent cinquante mille francs ! Putain il va se rallumer une Good Look là c’est trop bon !

Isotry est calme en ce matin qui se termine, Benja est tranquille. Presque tous ses potes sont là-bas. Un jour, un homme a débarqué avec son 4x4 aux vitres fumées accompagné de ses gardes du corps, tous les gens des bas quartiers le connaissent. C’était il y a environ deux mois. Il offrait dix mille francs aux gars par jour s’ils allaient aux manifestations, l’aubaine. Il suffisait d’y aller, de lancer de temps en temps des cris d’encouragement et de colère, de marcher avec la foule, et parfois de lever le poing, bof, rien de bien contraignant quoi. Et puis, en même temps on pouvait faire des affaires. Chacun avait des prises en rentrant le soir, portefeuilles, téléphones, boucles d’oreilles, personne n’a jamais manqué de rien à Isotry depuis le début de la « crise ». Le soir, ils se retrouvaient souvent entre hommes à boire du Dzama ou des bières en racontant leurs histoires de la journée, riant de la naïveté de ces milliers de Tananariviens. Tous parlaient de demain, du passé, chacun ramenait une théorie différente et les discussions s’enflammaient pour s’aplatir comme un soufflet à la fin du verre. Hier, Lezama avait avancé que Ravalo 9 et Rajoelina étaient en fait de mèche. Personne n’avait compris en quoi ça leur aurait servi de foutre le bordel dans le pays. De toute façon, ils s’en foutaient, tous. La politique c’est pour ceux qui habitent dans des maisons de pierre, loin du canal.

La meilleure prise c’était lors des émeutes en janvier. Tous n’attendaient que ça, le pillage des magasins du président, et ce jour-là, rien ne pouvait les arrêter. C’était un spectacle inoubliable. Tous se ruaient dans tous les sens : les badauds du coin, les femmes toutes apprêtées qui passaient par hasard, les étudiants qui avaient accouru à l’appel de leurs camarades. Chacun avait emporté ce qu’il pouvait, des sacs de riz, des cartons d’huile, de savon, de l’électroménager pour les plus chanceux. L’allégresse remplissait le cœur sur la route du retour, et les gens baissaient les yeux en les voyant avec leur butin dans les bras. Il n’avait pas raconté à Soafara comment il avait pu rentrer avec trois cent mille francs ce jour-là, elle savait. Deux jours plus tard, il avait appris que deux gamins du coin étaient morts. Ils étaient encore dans le MAGRO de Behoririka quand la foule avait incendié le bâtiment, encore trop jeunes pour savoir qu’il faut se tirer au bon moment.

Les coups d’État il les connaît. À vingt-sept ans, il en a vu passer trois et a appris à comprendre que ce n’étaient que des opportunités à saisir. En 2001 il avait fait pareil pour mettre Ravalomanana au pouvoir et c’était bien comme ça. Le plus important c’était de savoir profiter des moments de chaos parce que le reste du temps il savait bien qu’il allait en baver. Benja se mit à penser à ce qu’il allait faire quand tout cela serait terminé, quand tout reviendrait à la normale d’une manière ou d’une autre. Il fallait qu’il pense à lancer son business. Travailler comme manœuvre à gauche à droite, il commençait à en fatiguer et puis le fric n’était jamais suffisant. Peut-être allait-il accepter le poste de gardien que son frère lui avait proposé. Il sait que les bons moments tirent bientôt à leur fin. Ils voulaient attaquer la résidence présidentielle, soit ils vont tous se faire tuer et fermer leur gueule, soit il y aura du changement pour certaines personnes. En tous cas c’est sûr qu’il ne pourra sûrement plus fumer plus de deux cigarettes par jour, d’ailleurs, ça lui donne déjà envie d’en fumer une là tout de suite ; déjà ? Puis il repense aux quatre cent cinquante mille francs et ça le fait sourire, il a le temps de voir venir, au moins deux semaines. Allez, une autre Good Look, la journée a vraiment été bonne Lelena 10 !!

Laure suit la foule à pas distants, l’esprit encore en déroute. Jao est muet, ailleurs. Il lui avait suggéré de rentrer chez elle pour se changer et se reprendre mais il n’y a plus le temps, elle ne veut pas les quitter. En se relevant, les choses avaient pris leur sens, doucement. Sa blessure était superficielle, plus tard. Heureusement elle a encore son appareil, par contre elle devra payer son interprète plus tard, elle n’a plus de thunes. Elle ne peut pas attendre de se remettre, la journée est une fournaise, les choses se passent. Ils se dirigent maintenant lentement vers Ambohitsirohitra.

Tojo

Les visages sont sereins et souriants, quelques éclairs d’inquiétude fusent mais la douceur de la foule rassure vite les battements de cœur qui s’emballent. Rajoelina ne vient pas avec eux, mais ce n’est qu’un détail, curieux, mais un détail. Le plus important c’est de marcher vers la révolution et de changer les choses.

Tojo est devant, avec ses potes de lycée, ils parlent, s’agitent, l’enthousiasme aux tripes et l’espoir dans la tête. Tojo a 16 ans et il est en seconde au collège St Antoine. Ça fait quinze jours qu’il vient aux manifestations. Il avait vu les reportages de la chaîne Viva, Ravalomanana pillait et vendait les richesses de son pays, il voulait donner des hectares de terres à un groupe coréen, du jamais vu. Puis la chaîne a été fermée par le gouvernement sous des prétextes ridicules. Tojo en avait parlé au lycée, c’était tout simplement inadmissible. Rajoelina a appelé tout le monde à se joindre aux TGV et à changer les choses. Quand le gouvernement a accepté de rouvrir Viva c’était déjà trop tard, la révolution était déjà en route, les défaillances du président actuel étaient déjà trop flagrantes pour accepter d’en rester là. Révolution, Tojo aimait dire ce mot. Il avait plaisir à se dire qu’il sera l’un des hommes qui auront changé Madagascar. Son pays va avancer, c’est sûr. Avec un leader jeune et visionnaire comme Andry TGV, la corruption et la pauvreté ne seront plus qu’un léger souvenir. Il imaginait les rues sans mendiants, propres, avec des buildings modernes. C’était ça l’avenir de Madagascar avec Andry TGV.

 

St Antoine ne voulait pas que les élèves manifestent en son nom, alors ils on formé des groupes et venaient incognito pour soutenir leurs idées. Tojo s’est fait pas mal d’amis dans les autres classes, il a même sympathisé avec des terminales. Tous les samedis il partait à 10 heures, sa mère ne se doutait de rien. Elle lui a interdit de passer dans les quartiers des manifestations parce que c’est dangereux. Dangereux ? Il n’a jamais été aussi fier que quand il se mêlait à la foule. Il ressentait la chaleur, le partage et l’amitié. Fier d’être malgache. Mais maman ne peut pas comprendre. Ça fait dix ans qu’elle est comptable au ministère des Finances, elle ne comprend pas la souffrance de ceux qui meurent de faim dans le froid et la pollution. Ce n’est pas sa faute. Elle dit que ce sera toujours pareil et qu’en 2002 c’étaient les mêmes promesses et que rien n’a changé depuis. Mais elle ne sait pas, elle n’a pas vu TGV, elle ne peut pas comprendre que cette fois-ci ça va changer. Elle verra, et ce jour-là elle sera aussi fière qu’il ait participé à cette révolution. Il montait, un sourire aux lèvres, la vie était enfin belle et pleine de promesses.

Pourtant, rien ne le prédisposait à la rébellion. Son père était professeur de sciences à la fac de Tuléar. Il ne le voyait pas très souvent mais il n’avait jamais manqué de rien à la maison. Jusqu’en troisième, il ne rêvait que de devenir pilote de rallye ou agent secret. Il passait ses journées à jouer aux jeux vidéo et à regarder des films d’actions avec Mickael, son meilleur ami. Il y a un an, sa sœur était effondrée. Nouveaux mariés, ils avaient été expulsés du terrain qu’ils venaient d’acheter sur ordre présidentiel, sans justificatif. Ils avaient mis trois ans à économiser. Ils avaient déjà commencé à construire la maison. Comme dédommagement, un chèque qui équivalait à dix mètres de terrain, le leur en faisait trois cent quarante de plus. Sa sœur en a fait une fausse couche et Tojo a décidé de devenir juge ou avocat.

Laure regardait son visage lumineux. Des yeux noirs d’espoir. Communicatifs, ses amis étaient heureux de l’avoir avec eux. Elle le reconnaissait toujours, avec ses T-shirt colorés et sa casquette blanche. Ils se reconnaissaient et se disaient même bonjour. Une fois il l’avait regardée et lui avait dit : « Madame, Madagascar va changer. ». Alors, elle avait demandé à l’interviewer pour le faire parler, mais il avait rigolé : « Je ne saurais pas quoi dire ». Elle sentait ses yeux rieurs, ses mains gracieuses et sa voix douce. Les jours de pluie, il s’adossait tranquillement sous la voûte des avenues, attendant que le soleil revienne quand les manifestants sortaient leurs parapluies en priant que le déluge cesse le plus vite possible. Il n’était pas le seul à qui elle s’était attachée. Ils avaient tous cette flamme dans les yeux, la foi. Elle attendait les matins pour les retrouver sur la place et se sentir vivante, humaine. Elle en avait interrogé quelques-uns mais les mots ne servaient pas, l’aura qui les entourait était trop forte. Une odeur d’espérance.

Les escaliers d’Antaninarenina… Les deux cent marches de l’escalier sont comme envahies par un énorme anaconda humain qui se meut doucement dans un calme de couleur et d’espoir. Les premiers sont arrivés au sommet, le palais est à cent mètres, le dôme à demi caché par les arbres de l’avenue. Laure n’a pas suivi le même itinéraire, trop de gens qui marchent trop lentement pour qu’elle puisse voir ce qui se passe à l’avant. Elle a pris un raccourci par Tsaralalàna et se trouve déjà devant l’hôtel du Louvres quand les premières têtes apparaissent en face. Elle a déjà vu le barrage des militaires, les barrages.