Psyché - Anne-Sophie Caillot - E-Book

Psyché E-Book

Anne-Sophie Caillot

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Beschreibung

Hôte ou parasite ? La lutte contre un adversaire invisible est toujours plus ardue. Il se dissimule, éthéré, naissant de la pensée. Est-il le fruit de l’esprit ou une véritable entité ? Ou peut-être est-il tout simplement une illusion ? "Psyché" représente à la fois un mythe, une histoire, une expérience subjective et une réalité tangible. L’enfer ne réside pas dans les autres, mais bien en chacun de nous.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Anne-Sophie Caillot explore le thème d’un aveuglement, qu’il soit parfois imposé ou parfois choisi, et examine la manière dont on se perçoit. Le regard de son père a cruellement manqué à la jeune fille qu’elle était. La distorsion qui en a résulté était trop profonde, alors elle a trouvé refuge dans l’acte d’écrire, comme d’autres se seraient confiés sur un divan, afin de s’en libérer.

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Anne-Sophie Caillot

Psyché

Roman

© Lys Bleu Éditions – Anne-Sophie Caillot

ISBN : 979-10-422-1896-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Prologue

23 h 15. Le choc est violent lorsque la Renault rouge s’encastre dans l’un des poteaux électriques qui jalonnent la petite route départementale. À son bord, quatre passagers, du sang. La femme meurt sur le coup. Des gémissements se font entendre.

Les secours, arrivant sur les lieux, conduisent d’urgence un homme et ses enfants à l’hôpital. L’une des fillettes mourra en chemin. L’homme dans le coma se réveillera trois semaines plus tard : il ne recouvrera jamais la vue. Quatre heures d’intervention chirurgicale viendront à bout des hémorragies d’un corps qui ne sera plus que souffrances : l’enfant rescapée gardera des cicatrices indélébiles et devra apprendre à vivre avec cette image en elle.

Pour moi, être aimé n’est rien. C’est être préféré que je désire.

André Gide

Parasite

La perfection caractérise un être ou un objet idéal, c’est-à-dire qui réunit toutes les qualités et n’a pas de défaut. Selon St Thomas d’Aquin, seul Dieu est absolument parfait dans l’ordre de toutes choses.

Étymologiquement, le mot « perfection » vient du verbe latinperficio, dans lequel – ficio est une forme du faire. Le préfixe per – traduit, quant à lui l’idée d’une action menée « jusqu’au bout ». Parfait pourrait donc être assimilé à « ce qui est fait jusqu’au bout, totalement ».

L’amour maternel peut-il réellement être inconditionnel ? Dans sa monstrueuse capacité à façonner les âmes malléables en projections contre nature, comment apaiser un cœur en soif de perfection ? L’imperfection est-elle seulement digne d’amour ? Et chercher à atteindre la perfection, est-ce alors un blasphème ?

On peut être abandonné de milliers de façons. Le sentiment qui en naît devient ainsi un terreau fertile propice à l’enracinement d’un parasitage identitaire. Parasitage si ancré chez certains que leur hôte, rejetant sa propre nature, n’aura de cesse que de se mystifier afin d’acquérir un amour pourtant déjà offert et finir par l’annihiler.

Cette histoire est l’histoire de l’un d’entre eux…

Année 0

Jour 38

Hôpital des Enfants de Bordeaux. Chambre 1106. Comme chaque soir depuis près d’un mois, la silhouette d’un homme apparaît dans l’entrebâillement de la porte. Il s’approche à tâtons du lit sur lequel repose une fillette d’une dizaine d’années. Son sommeil est agité, elle gémit. L’épais bandage saigne. Elle appelle : « Margaux, Margaux ! ». Calmement, l’homme cherche sa main, la tient tendrement et se met à pleurer. Coups atones, caresses et incantations implorant une divinité que l’on aurait offensée se mêlent alors dans un ballet aveugle. Le corps meurtri se débat. Appelle, encore. Frappe, toujours. Loin de parer les coups, l’homme semble vouloir se laisser atteindre et inlassablement, caresse ses cheveux, supplie de lui pardonner, tente de l’apaiser. Les coups de la jeune fille se font alors moins résolus, ses lèvres cessent de bouger, sa respiration se régule.

Après plusieurs semaines de convalescence, Chloé put enfin sortir de l’hôpital. On était mardi et un taxi devait venir la chercher. Lors de son séjour, on l’avait informée de la perte de sa mère. « Morte sur le coup, elle n’a pas souffert », lui avait-on assuré ; et, ô châtiment suprême, du calvaire que sa sœur avait dû endurer avant de lâcher prise. « C’était vraiment une petite fille courageuse, quelle pugnacité ! Malheureusement, ses blessures étaient trop importantes, elle aurait dû mourir sous la violence du choc, un miracle qu’elle ait pu survivre si longtemps. » Chloé aurait apprécié le cynisme si son énergie vitale ne s’était dérobée.

Elle alla dans la salle de bain pour rassembler ses affaires et croisa son reflet dans le miroir. Un pansement encore ensanglanté recouvrait la moitié de son visage. Elle contempla un moment les taches brunes qui maculaient les bandages, hésitante. La mémoire se révèle souvent bien impitoyable, affichant clairement sa préférence pour les épisodes les plus douloureux. Ainsi Chloé, face à son miroir, se souvenait : les cris, le choc, son reflet dans le rétroviseur intérieur avant de perdre connaissance, le visage maculé de sang et le long de l’arcade sourcilière, une plaie profonde incrustée de morceaux de verre courant jusqu’au menton. Elle devait savoir. Alors patiemment, avec minutie, elle déroula la bande, leva les yeux et, retenant son souffle, y vit son image boursouflée se mettre à pleurer.

Quelle horreur ! Non, mais regarde-toi ! Tu es monstrueuse ! Et dire que c’est toi qui as survécu. C’est abject !

Chloé comprit dès lors que la jeune fille qu’elle croyait être avait péri ce jour-là et qu’elle devrait apprendre à se familiariser avec sa nouvelle identité loin du regard des êtres qu’elle pensait indispensables à son existence. Loin de sa sœur aînée qu’elle vénérait. Ainsi sa mère et elle l’avaient-elles laissée : éplorée et meurtrie au plus profond d’elle-même. Un sentiment de révolte se distilla dans ses veines. Elles l’avaient abandonnée ! Elles n’en avaient pas le droit ! Comment espéraient-elles que la petite Chloé s’en sorte ? La petite Chloé n’avait pas le talent de Margaux, la petite Chloé n’avait pas la grâce de sa mère ! Le hasard impitoyable l’avait donc choisie, elle, le vilain petit canard. Il lui faudrait désormais apprendre à vivre sans elles et à apprivoiser sa nouvelle image, et Chloé doutait d’en avoir les ressources.

Une autre vie

Sur le chemin qui la conduisait à ce qui avait été « chez eux »,Chloé appréhendait de retrouver son père désormais aveugle. Il l’accueillit sur le perron, le crâne ceint d’un épais bandage beige. Le vrombissement du moteur dirigea ses pas et c’est ému aux larmes qu’il enserra sa fille rescapée. L’homme était au fait des multiples commotions que son jeune corps avait dû endurer. Aussi ce n’est pas tant pour mesurer l’ampleur de ses blessures que pour tenter vainement de les faire siennes qu’il se résolut, après un long moment d’étreinte, à lui demander s’il pouvait toucher son visage. Chloé resta interdite. La requête de son père était bien compréhensible, mais elle qui devait s’approprier sa nouvelle apparence souhaitait ardemment que son image demeurât intacte dans la mémoire de son père. Ainsi cette part d’elle-même morte ce jour-là eût pu continuer à vivre en lui, ce témoin jadis oculaire de son image originelle.

La violence avec laquelle elle repoussa sa main surprit Chloé elle-même. Le contact d’une peau étrangère provoqua instantanément un frisson d’effroi. Eh là ! Bas les pattes !

Ces cicatrices désormais consubstantielles à son nouveau moi composaient son monde intérieur. Dès lors, jamais plus le père de Chloé ne lui infligea la souffrance d’un contact inopiné ; et c’est privé de ce toucher si cher aux aveugles qu’il se résolut à ne conserver de sa fille qu’une voix désincarnée. Une voix, et le souvenir cruellement évanescent du visage de son enfant chérie.

La vie devait continuer donc. Qu’il était facile d’aimer son prochain et d’avoir foi en l’Homme lorsque l’on était heureux ! Combien chaque moment de bonheur semble volé à cette impitoyable créancière exigeant le prix fort pour ces moments illicites. Chloé et son père remboursaient leur dette ; et la somme à payer était à la mesure de leur paradis perdu.

Habitués à vivre désormais à deux, ils avaient conclu un accord tacite selon lequel, « l’accident » ne devait être mentionné sans que ni Chloé ni son père ne l’ait vraiment souhaité. Non pas tant pour essayer de l’oublier, mais parce que tous deux étaient convaincus d’accroître la souffrance de l’autre à la seule évocation du sujet. Ne sachant comment l’aborder, ce dernier était devenu naturellement tabou. Ainsi pensaient-ils, le père et la fille avaient-ils appris à apprivoiser leur chagrin cherchant l’un l’autre à le duper.

Lorsque l’absence de Margaux se faisait trop pénible, Chloé allait dans sa chambre et s’approchait de lui. D’ordinaire si prolixe, il était devenu muet depuis le jour où elle perdit la vie. Elle en soulevait le couvercle dont le vernis brun était un peu émaillé, puis, comme si elle s’apprêtait à profaner un objet sacré, elle en effleurait le clavier d’une main tremblante. Ne t’aventure pas sur cette voi(x) e, petit canard ! Comme elle chérissait ces touches qui avaient reçu l’insigne honneur d’accueillir chacun de ses doigts ! Ces mêmes touches qui, il n’y a pas si longtemps, répandaient dans leur maison l’harmonie de poignantes sonates qui émouvaient Chloé aux larmes. Il lui suffisait de s’asseoir sur son tabouret pour la voir apparaître, personnage éthéré aux traits enjoués, habité. Presque extatique. Mais qu’il lui était difficile d’exprimer son admiration ! Comment aurait-elle pu ne serait-ce que manifester la gratitude dont l’emplissait chaque note jouée ?

C’est que Margaux n’avait pas la moindre idée du précieux don qu’elle possédait. Comment était-il possible de concevoir que ces jeunes filles que tout opposait fussent sœurs ? Alors, la plupart du temps, la musique de Margaux ne parvenait aux oreilles de son auditrice qu’à travers une porte résolument fermée, seul rempart contre l’émotion illicite qui prenait l’âme de l’admiratrice secrète en otage.

Des semaines durant, Chloé passa devant le piano de son double, parfois craintive et chancelante, jusqu’au jour où, n’y tenant plus, elle se résolut à le jouer.

Que fais-tu là sombre idiote ? Crois-tu vraiment être légitime ?

Lentement ses mains se posèrent sur le clavier. Quelle était cette mélodie déjà ? Si familière et pourtant si lointaine à présent ? Chopin ? À moins que ce ne soit Schumann ? Malgré elle, ses doigts jouèrent quelques mesures. Dehors, le temps était clair et le vent venait de se lever. Les feuilles du grand peuplier Carolin du jardin frémirent. C’est alors qu’elle apparut : d’abord diffuse, sa silhouette se dessina davantage. Tu es là ! C’est bien toi ?

Submergée par l’émotion, les doigts de la pianiste se firent moins précis, le thème plus hésitant. La médiocrité du jeu de l’imposteur devint létale. Alors la magie cessa d’opérer et la jeune fille disparut. Chloé s’arrêta net et dans un état second, se pencha pour se saisir d’un coupe-papier resté là et Sacrilège ! commença à s’entailler la paume gauche.

Traîtresse ! Ne t’avise plus jamais de recommencer ! Que cela te serve de leçon ! Petit canard !

Du couloir une voix s’éleva. La puissance mélodique du nocturne avait sorti le père de Chloé de sa prostration.

— Chloé ? C’est toi qui joues ?

Une tache rouge vint maculer l’ivoire du clavier. La jeune fille étouffa un gémissement.

— Chloé ? Que se passe-t-il ? Mais que se passe -t-il ? Réponds-moi, bon sang !

Se dirigeant vers l’instrument de torture, il trouva sa fille, statique sur le tabouret.

Lorsque ses doigts entrèrent en contact avec le liquide tiède, il ne put retenir un cri d’effroi :

— Mais que t’arrive-t-il ? Tu saignes ? Qu’as-tu fait ? Parle-moi, enfin !

Toujours sonnée, Chloé luttait pour recouvrer ses esprits et fut incapable de répondre. Elle ouvrit la bouche pour tenter quelques excuses ou mots d’apaisement, mais rien ne vint.

— C’est ça que tu veux ? Disparaître de ma mémoire ? J’ai été privé de ton image, me raccrochant seulement à ta voix et voilà que je devrais en plus endurer ton mutisme ? Eh bien qu’il en soit ainsi !

Le père, ne supportant davantage ce silence assourdissant, tambourina sur la table d’harmonie jusqu’à ce qu’elle cède sous la fureur de cet élan destructeur et laisse place à cette implacable solitude duelle.

Bien joué petit canard !

Les jours passèrent et en dépit de l’ivresse de leur chagrin, Chloé et lui durent prendre en considération des facteurs purement matériels comme le financement de leur pavillon dans la banlieue bordelaise dont le crédit n’avait pas encore été soldé. La prime d’assurance ayant à peine couvert les frais d’obsèques. Il fallut dorénavant composer avec la condescendance de certaines entreprises de pompes funèbres jouant éhontément la corde plus que sensible du chantage affectif en proposant les cercueils confectionnés dans des essences les plus nobles et donc les plus onéreuses. Noblesse censée être proportionnelle à l’amour porté aux défunts.

Brutalement, le téléphone se mit à sonner. De quelques intrusions par semaine, il retentissait désormais plusieurs fois par jour et le cœur de Chloé se rétrécissait chaque fois un peu plus. Le duo mortifié n’osait même plus décrocher. Bientôt, on se rendit sur place pour réclamer les sommes dues. Il était inutile d’aller chercher le propriétaire, car il ne se déplacerait plus et resterait prostré dans sa chambre en attendant que sa fille de 9 ans, envoyée en première ligne sur le front du recouvrement, ne l’assure qu’on était parti.

Acculé, le père dut prendre la douloureuse décision de vendre leur maison où sa famille et lui avaient vécu si heureux et dont les éclats de rire avaient imprégné jusqu’au papier peint pour aller vivre à Paris, sa ville natale où « une autre vie » serait possible loin de tout ce qui pouvait raviver le souvenir de ces instants d’un bonheur perdu.

Le manque est un impitoyable précepteur qui apprend à mesurer la préciosité des choses qu’une fois qu’on les a perdues. Que la recherche fut difficile !

« Nous comprenons bien cher monsieur et compatissons pleinement à votre douleur, mais malheureusement dans la conjoncture actuelle, nous ne pouvons nous permettre de louer un appartement sans garanties ; d’autant que la loi est en faveur des locataires et qu’il s’avère impossible de les déloger si le loyer se trouvait à ne plus être payé ; sans compter cette fichue trêve hivernale ! Toutes nos condoléances et surtout bon courage pour votre recherche ! »

Ravaler sa fierté, essuyer des refus de moins en moins polis. La recherche d’un appartement parisien participe du calvaire…

La quête du Graal prit pourtant fin quatre mois après leur arrivée. Le salut arriva d’un ami musicien qui avait fréquenté le même chœur que le père de Chloé et qui dut user de tout l’apitoiement dont il était possible auprès de ses réseaux de connaissances. Ils trouvèrent un appartement minuscule rue Cambronne, quelques semaines seulement avant le jour anniversaire du drame qui détruisit leur famille.

L’aménagement fut brusque, désagréable et n’eut hélas rien d’un nouveau départ comme les naufragés l’eussent espéré. Nouveau quartier, nouveaux voisins, nouveaux trajets. Peine identique.

Année 1

Trou noir

En astronomie, un trou noir est un objet céleste si compact que l’intensité de son champ gravitationnel empêche toute forme de matière ou de rayonnement de s’en échapper.

De tels objets ne peuvent ni émettre ni diffuser la lumière et sont donc noirs, ce qui revient à dire qu’ils sont optiquement invisibles.

De tous les enfants de son âge, la personnalité de Chloé était devenue si singulière que ceux à qui il arrivait de la côtoyer l’avaient affublée du sobriquet édifiant de « paillasson ». Traînant son hôte funeste comme on traînerait un boulet, son instinct de survie s’était à ce point modifié que même lorsqu’elle se faisait invectiver, elle n’osait se défendre de peur de blesser son offenseur. Conscience de sa propre violence, qui la terrifiait, sa passivité apparente n’avait rien du flegme, mais relevait plutôt davantage de l’autodéfense.

Lorsque la jeune fille intégra sa nouvelle école, une rumeur glaçante parcourant la cour de récréation l’accueillit. Elle était la rescapée, fille de l’aveugle du quartier qui venait d’aménager. L’ami du père de Chloé avait-il fait montre d’un peu trop de ferveur de conviction en faisant appel à ses connaissances ? Les nouvelles allaient vite. L’institutrice de Chloé était une femme d’une cinquantaine d’années mal assumée, touchée par le destin tragique de sa nouvelle élève et dont l’ardeur avec laquelle elle tentait de la protéger ne fit qu’aggraver son cas.

— Les enfants, je vous présente Chloé.

— Bonjour Chloé ! ânonnèrent trente et un gamins.

— Chloé a vécu des choses difficiles alors vous serez bien gentils avec elle, n’est-ce pas ?

— Oui maîtresse !

« Des choses difficiles ». Il n’en fallut pas moins pour attiser les curiosités.

— Allez Chloé, je suis persuadée que tu vas très vite t’intégrer. Maintenant tu vas aller t’asseoir là-bas, à côté de Clémentine. Et elle désigna une adorable petite créature aux nattes blondes ornées de nœuds bleus à paillettes.

Quand Chloé rejoignit sa place, l’adorable créature lui présenta un segment buccal du plus bel effet.

Eh bien, voilà l’effet que tu produis chez tes camarades. Si d’aventure il lui prenait l’envie de vomir, je te conseille d’éloigner tes chaussures.

1 h 20 d’exaspération plus tard, une cloche sonna la récréation et tous les élèves se ruèrent en criant en direction des couloirs où ils enfilèrent leur manteau à la hâte afin de descendre le plus rapidement possible dans la cour, sous les « Doucement les enfants ! » pas très convaincus de leur institutrice.

Là, quelques curieux abordèrent « la Nouvelle » pour en savoir plus sur l’intruse.

— C’est vrai qu’ton père n’y voit rien ? Ça doit faire bizarre ! questionna l’un.

— Ouais, c’est hyper chelou, mais ça doit être trop cool pour jouer à cache-cache ! enchaîna un autre.

— Il t’a donné quoi comme goûter ton père ? s’enquit un gamin grassouillet à la frange baignée de gel dont l’estomac lui enjoignit de réorienter la conversation sur son principal centre d’intérêt.

— Une chocolatine, répondit Chloé en sortant un sachet de sa poche de manteau.

— Une quoi ? Tu m’fais goûter ?

Sans attendre la réponse, le garçonnet croqua dans la viennoiserie de Chloé et en engloutit la moitié.

— Bah, c’est un pain au chocolat ta « chocolatine » ! Non, mais quelle pécore cette fille !

— Allez, venez, on s’casse ! Pécore !

— Ouais, pécore ! répéta un suiviste qui prenait un plaisir manifeste à prononcer ce mot inédit.

On peut dire que tu as un don pour te faire des amis ! Tu es triste à pleurer petit canard. Tu t’imagines qu’en partageant ton infâme goûter, tu pouvais te faire aimer ? Reste à l’écart, cela vaudra mieux pour tout le monde. Ne leur impose pas ta présence sinistre. Tu pourrais t’en mordre les doigts.

Chloé passa le reste de la journée en apnée et se mit en quête d’un point d’ancrage afin de rendre les récréations un peu moins asphyxiantes.

Devant la grille de l’école, elle le repéra d’emblée. Planté au milieu du trottoir émergeant d’une foule de parents. Sa canne blanche repliée à la main. Il était venu la chercher. Malgré l’incertitude du trajet, il avait tenu à se déplacer. Il l’attendait ! Le cœur de Chloé se serra. Papa ! murmura-t-elle. Pourquoi t’exposes-tu ? Je n’en vaux pas la peine. L’émotion la submergea. S’avançant vers lui, elle lui prit doucement la main.

— Je suis là papa.

— Alors ce premier jour de classe ? s’enquit-il.Le ton enthousiaste ne pouvait souffrir de contrariété. Chloé n’eut pas le courage de le décevoir. Encore.

— Génial ! mentit-elle.

— Tu t’es fait des copains ? L’instit est gentille ?

— Oui, tout le monde est vraiment super. L’accueil a été… au-delà de mes espérances.

Et avant que son père ne la questionne plus avant, elle s’empressa d’ajouter :

— On y va p’pa ? J’ai des devoirs à faire.

Déjà l’insistance des regards posés sur eux se faisant pesante. Chloé prit le coude de son père et le guida jusqu’à leur appartement.

Un fois la porte verrouillée, elle alla dans sa chambre, se laissa tomber sur son lit les bras en croix et fixa le plafond. Des larmes silencieuses coulèrent sur ses joues. Ne pas sombrer, surtout ne pas sombrer. Tu es son seul lien avec les vivants. Pas ici. Pas maintenant.

Sale journée, hein ? Ce n’est pas faute de t’avoir prévenue. Tu es consciente que tout le monde te déteste ? Bien sûr que tu le sais. Tu es hideuse, pas stupide. Comment pourrait-il en être autrement ? Pas étonnant avec ce visage émétique.

La semaine suivante, l’institutrice demanda à ses élèves de réaliser leur autoportrait. Lorsque Chloé représenta un trou noir et son disque d’accrétion, le sourcil gauche de l’enseignante bienveillante, adulte référente et modélisante, se leva et elle se saisit à la volée d’un outil scripteur afin de convoquer le tuteur légal séance tenante… avant de se raviser en raison du « signe particulier » dudit représentant renseigné sur la fiche d’inscription. Dès lors, Chloé apprit à ne pas se trahir en ne révélant aux autres que ce qu’il convenait de révéler. Ne pas choquer, ne pas surprendre, ne surtout pas sortir des sentiers battus. La différence dérange. Elle se mit donc volontairement à l’écart et attira pour un temps les foudres de ses camarades qui déclinèrent à l’envi les noms les plus pittoresques dont la signification n’était ni tout à fait à-propos ni tout à fait assimilée, mais qui n’enlevait rien à leur intention blessante.

« Dégage ! » s’était-elle entendu dire à maintes reprises ses errances dans la cour l’ayant menée sans le savoir sur un territoire férocement gardé, et dont les limites étaient aussi obscures qu’inattendues. Rien ne lui était plus pénible que lorsqu’on la forçait à quitter son monde mental qu’elle s’était évertuée à façonner afin qu’il fût à son image. Elle se souvenait du sentiment de révolte qui l’animait lorsque, repas de famille oblige, elle faisait bien malgré elle longue table et qu’on venait la tirer de ses rêveries par un outrecuidant « ouh, ouh ! » ou alors en passant avec insistance une main outrageante devant son regard vague. Ce qui l’agaçait le plus n’était pas tant qu’on l’obligeât à quitter son monde que de le faire en vain. Juste « comme ça » :

— Non non je ne te parlais pas, mais tu n’étais pas là, tu semblais absente.

Quel était ce besoin impérieux qu’éprouvaient les différents convives à la faire revenir parmi eux ? En quoi le fait de s’évader était-il répréhensible ? Non contents de cantonner Chloé physiquement à sa chaise, il leur fallait aussi exiger de son esprit qu’il ressentît toute la pesanteur du moment. Ces événements furent néanmoins un formidable terrain d’entraînement et bientôt, elle apprit à basculer très vite et aussi souvent qu’elle le put dans son monde intérieur. Elle se demandait parfois ce qu’il serait advenu si jamais rien n’avait pu la tirer de ses vagabondages. Peut-être son cerveau aurait-il fini par se couper définitivement des sensations de son corps et aurait-il provoqué un coma ? Elle l’espérait secrètement, tout valait mieux que la contrainte de ce monde physique dont le dessein était qu’elle n’eût d’autre choix que sa dévorante culpabilité. C’est là que Chloé expérimenta le suicide par séparation résolue du corps et de l’esprit. Mais la vie se montre résolument contrariante et le lot de petits détails sournois comme la sensation de soif ou le sommeil avaient décidément toujours raison de sa volonté. Sans compter son incapacité à faire abstraction de « musiques » vomies par des enceintes portatives qu’elle ressentait comme une agression, voire comme une véritable déclaration de guerre.

En précieux alliés, les écouteurs résolument vissés aux oreilles, Bach, Mozart, Beethoven d’ordinaire lui parlent, l’apaisent. Mais dans cette cour de récréation, cependant, où la musique était exclue, elle fut contrainte d’éprouver sa dualité afin d’observer la comédie dramatique dont elle tenait le premier rôle.

Elle ne s’émut pas lorsqu’elle vit quatre enfants se diriger vers elle et l’invectiver. Pas plus que lorsqu’ils la bousculèrent puis la giflèrent. C’est avec perplexité qu’elle observa ses camarades assister à la scène sans broncher ou qu’elle en vit d’autres s’y mêler en faisant montre d’un zèle suspect, terrifiés à l’idée de subir à leur tour les foudres aléatoires de quelques meneurs. Quelle image Chloé renvoyait-elle pour que son reflet incarne un écho intérieur si violent ?

— Allez, pécore ! Défends-toi ! Regardez, on dirait qu’elle en redemande ! Quelle mauviette ! Tu fais vraiment pitié !

Du fond de la cour, une enseignante apparut soudain dissipant l’attroupement comme une volée de moineaux.

— Que se passe-t-il ? Chloé ? Tout va bien ?

Une voix s’éleva derrière Chloé. Clémentine, qui se réjouissait du spectacle qui s’était offert à elle, dissimula sa frustration en tendant une main molle à Chloé afin de l’aider à se relever :

— C’est rien, m’dame, elle est tombée ! C’est de sa faute aussi avec sa manie de ne pas regarder où elle va comme si personne n’existait. Elle est un peu perdue, mais on va l’aider à trouver ses repères, pas vrai ?

L’institutrice regarda Chloé incrédule.

— Est-ce vrai, Chloé ? Tu devais vraiment être ailleurs, tu as fait une sacrée chute.

Serre les dents petit canard, cette année s’achèvera bientôt puis tu seras au collège. S’il te venait à l’idée de te plaindre, auprès de qui le ferais-tu ? Ton père ? Ne crois-tu pas qu’il souffre déjà suffisamment ?