Pyla sur meurtre - Bertrand Dumeste - E-Book

Pyla sur meurtre E-Book

Bertrand Dumeste

0,0

Beschreibung

Louis Monticet prétend avoir assassiné et enterré une employée au coeur de la forêt du Pyla... Une victime bien vivante vient semer le doute !

Le promoteur Louis Monticet a-t-il assassiné son employée ? C’est en tout cas ce qu’il affirme bec et ongles. Mais la tombe présumée au coeur de la forêt du Pyla est introuvable et la victime, bien vivante. Canular déplacé ? Fantasme sordide ? Ou folie soudaine ? Camille Sauvageau et la police devront faire vite pour obtenir des réponses car déjà, dans l’ombre, d’autres forces se sont mises en mouvement.

Camille Sauvageau, aidée de la police, devra résoudre une affaire complexe où les enquêteurs n'ont au départ que bien peu de réponses. Un polar haletant jusqu'à son dénouement !

EXTRAIT

Quelques minutes plus tard, un de ces profonds mystères qui naissent à partir d’un détail, d’une anecdote fugace, lui tomba dessus. Quittant la plage pour l’herbe où Sophie et elle avaient posé leurs affaires, Camille aperçut un cycliste garer son vélo contre un arbre avant de se diriger vers une voiture de police stationnée là pour surveiller la soirée. Deux minutes après, il était embarqué sans la moindre résistance, comme invité à monter dans un taxi. Camille trouva le fait curieux. Mais surtout, c’est l’identité de l’homme qui mit en marche toute sa machinerie cérébrale. Il lui rappelait quelqu’un. Elle ne savait pas qui et n’aurait pas pu dire quand ni où elle l’avait rencontré mais elle le connaissait, elle en aurait mis sa main à couper. C’est le contexte qui n’allait pas. La nuit, la fête, le vélo même ne collaient pas. Elle l’avait vu ailleurs dans d’autres circonstances, dans un cadre plus traditionnel qu’elle n’arrivait pas à resituer. Il lui fallut un moment, quelques minutes peut-être. Elle fit abstraction de la musique et de la foule. Méthodiquement, elle repassa en mémoire tout ce qu’elle avait fait de sa semaine, puis celle de la semaine d’avant, puis encore celle d’avant. À chaque fois, elle perdait des détails, elle oubliait certainement des événements en route. Elle n’avait besoin que d’une image, une parole peut-être, comme une brèche dans le mur opaque de ses souvenirs, pour que tout s’y engouffre. Elle ferma les yeux, poussa sa concentration au maximum sur le type, sa tenue, son regard, son vélo. Quelque chose n’allait pas, quelque chose ne collait pas. Puis soudain, sans savoir comment, un tiroir s’ouvrit de lui-même dans sa mémoire et l’évidence s’imposa.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après des études de lettres modernes, Bertrand Dumeste a longtemps été tiraillé entre les livres et les bancs de l’école. D’abord professeur puis libraire, il est aujourd’hui en passe de retourner vers l’enseignement. L’écriture, il la pratique depuis qu’il a eu un stylo entre les mains. Ouvert à tout, il a écrit de nombreuses nouvelles, dont certaines ont été primées lors de concours, mais aussi des contes pour enfants et des scenarii de courts-métrages.  Meurtre sur le Bassin est son premier roman.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 393

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Pyla sur meurtre

© – 2019 – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

À Florent,

parti avant même que la fin soit terminée.

– 1 –

La chaleur commençait à peine à se faire oublier. Elle se distillait discrètement dans les ombres du soir, l’air de rien.

Il avait bu, sans doute pour se donner du courage. Son front était perlé de sueur et il se l’épongeait d’un geste du poignet, à la manière des tennismen. Le sport, ce n’était pas son truc. Il le préférait à la télé, là où les autres transpiraient à sa place. Chaque coup de pédale lui faisait bondir le cœur hors de la poitrine. Il était à bout de souffle et il détestait ça.

Pour penser à autre chose, pour s’occuper le cerveau, il pensa à son canapé. Il pensa à sa télé grand écran et à toutes les compétitions qu’il avait regardées. Il pensa à tous ces sportifs qui s’étaient surpassés devant ses yeux ébahis. Il pensa à Rafael Nadal et aux cascades de sueur qui se déversaient de sa montagne comme une offrande à la terre. Il pensa à tout ça parce que dès qu’il se retrouvait en tête à tête avec lui-même, son cerveau déraillait et il partait en roue libre.

Son vélo était un peu grippé, mal entretenu. Il traînait sous l’appentis depuis un paquet d’années. La faute aux commerces trop éloignés, à la plage trop proche. L’effort lui tirait les jambes et des grimaces. Sans s’en rendre compte, il avait choisi le chemin le plus difficile, un virage en pente qui montait vers Pereire, attiré par le bruit et les lumières comme un moustique hagard. Contrairement à ce que l’on croît, le vélo, ça peut s’oublier.

Il tâtait parfois la bouée qu’il dissimulait habilement sous des ceintures trop serrées ou des t-shirts XL. Il essayait surtout de marcher bien droit quand il y avait du public. Plusieurs fois, il avait essayé de se mettre au sport. Pas pour être un athlète ou pour être baraqué, même pas pour être en forme. Non, ce qu’il voulait, c’était être beau quand il était tout nu. La quarantaine l’avait cueilli au faîte de son sex-appeal. Sans doute avait-il cru que son corps lui obéirait pour toujours, qu’il lui ferait une fleur parce qu’il ne l’avait pas trop maltraité jusqu’ici. Libéré de son emprise, celui-ci faisait à présent cavalier seul. Les apéros, les kebabs, les « je me resservirais bien des pâtes carbo » avaient à présent des conséquences désastreuses sur sa physionomie. Il avait pourtant essayé d’enrayer le processus. D’abord de front, en se mettant au sport, un peu de course à pied et quelques abdos les pieds calés sous le sommier de son lit. Cela  n’avait pas donné grand-chose. Alors, il avait exploré d’autres voies, des plus sinueuses. Il avait téléchargé des applis, avait tenté d’adapter son alimentation en réduisant le gras, le sucre, les grignotages. Si cela s’était soldé par un fracassant échec, il avait eu moins la confirmation d’un fait dont il soupçonnait depuis longtemps l’existence : sa volonté, aussi bonne soit-elle, ne boxait pas dans la même catégorie que sa fainéantise. Elle était un poids microbe face au poids lourd de la procrastination.

Depuis bientôt cinq ans, il se laissait aller. Pour une fulgurance raisonnable, il y avait mille excès coupables. Est-ce que cela l’avait conduit jusqu’ici ? Il préféra ne pas répondre à cette question. Il aurait tout le temps nécessaire de le faire bientôt. Il se concentra plutôt sur l’effort harassant qui semblait le tuer à chaque seconde. N’importe qui dans son état physique aurait mis pied à terre. Il s’y refusa. Non, il devait tenir bon, monter la côte jusqu’au bout. Il avait lu quelque part que certains se purgent de leurs péchés par la souffrance. C’est ça qu’il faisait, avec ses petits moyens. Il se libérait. Le souffle court, le son rauque qui sortait de ses poumons, c’était une expiation. Et tant pis si en haut de la côte, il crevait d’une crise cardiaque.

En râlant, en rageant, réduisant peut-être son espérance de vie, il parvint enfin jusqu’aux lumières de la plage. Depuis trois jours, il avait oublié le jour, le mois, l’année. Il n’était même pas sûr de savoir sur quelle planète il habitait. Il n’y avait plus que lui et le pieu qu’il sentait dans son cœur. Le pieu contaminé qui lui empoisonnait le sang et l’âme. Pourtant, de simples bruits sourds en provenance de l’autre côté de la colline suffirent pour le replonger au cœur du temps. Les Soirées Blanches de Pereire étaient de retour.

Il se laissa glisser le long de la piste cyclable, cherchant des yeux ce qu’il était venu trouver. Il s’approcha de la voiture, la dépassa et posa le vélo contre un arbre. La policière assise à l’avant avait les yeux plongés dans un bouquin. C’est à peine si elle le remarqua. Peut-être avait-elle jeté un coup d’œil. Peut-être comptait-elle sur son collègue debout contre la portière passager. Peut-être que son roman était réellement passionnant. Il se planta devant sa portière et frappa doucement trois, quatre coups. Elle sursauta, referma son livre qu’elle tint d’une main, usant de son index comme marque-page et ouvrit la fenêtre.

— Bonsoir. Je peux vous aider ?

— Je m’appelle… Louis Monticet, haleta-t-il. Je viens d’assassiner quelqu’un.

– 2 –

La musique n’était jamais aussi forte qu’elle le souhaitait. Elle la sentait se glisser et se répandre en elle comme de l’électricité mais n’arrivait jamais à battre à la même fréquence, même avec l’aide du subwoofer.

Tandis qu’elle dansait, elle pensait à mille et une choses et ces mille et une choses entraînaient mille et une autres choses. Au bout d’un moment, il y avait une telle activité dans sa jolie petite tête qu’elle devait prendre un temps pour faire le point. Elle était incapable de se laisser aller, de se perdre dans le mouvement, la musique ou la nuit.

— Bah, pourquoi tu ne danses plus ? Ça ne va pas ?

— Si, si.

Et Camille reprenait le mouvement.

Sophie n’avait pas ce genre de soucis, c’est certain. Et jamais, elle n’oserait en discuter avec elle. Elle passerait encore pour une dingue. Souvent, quand elles sortaient danser, Camille l’observait à la dérobée. Sophie était la reine des pistes de danse. Pas parce qu’elle était une danseuse exceptionnelle – elle dansait aussi bien qu’une autre – mais dès qu’elle se trémoussait, elle entrait en communion avec la musique. Camille avait un peu de mal à l’expliquer mais si certains sont esclaves de la musique et la laissent les contrôler, Sophie, elle, la soumettait à sa volonté. Chaque mélodie, chaque accord, semblait répondre à un de ses mouvements. Pendant un instant, elle était complètement libre et Camille, à force de l’observer, finissait par l’envier. Elle aurait tant voulu lui ressembler, être aussi insouciante qu’elle. Insouciante, belle et libre.

— Dommage qu’elle boive autant, pensa-t-elle avec un sourire.

Voilà presque un an que Camille et Sophie vivaient ensemble. Il y avait même leurs deux noms sur la boîte aux lettres. En fait, elle avait emménagé chez Sophie juste après sa rupture avec Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom. Au début, c’était l’histoire de quelques jours, le temps qu’elle se retourne. Puis les quelques jours s’étaient transformés en semaines puis en mois. Elle n’était jamais partie. Sophie s’ennuyait seule dans cette grande maison et elle voulait savoir jusqu’où elle pourrait « débaucher » Camille. Quant à elle, elle reconnaissait sans embarras que Sophie était la plus belle chose qui lui soit arrivée ces dernières années.

Sauf que depuis quelque temps, il y avait un Alexis dans la vie de Camille. Un type formidable qui collectionnait les onomatopées et excellait dans la cuisson des pâtes. Elle l’avait rencontré au Pyla dans le vide-greniers de l’avenue de l’Ermitage. Tels des cochons truffiers, ils s’étaient mis en arrêt devant la même lampe-tempête. Il avait d’abord commencé par faire son galant, laissé sous-entendre que pour elle, il renoncerait volontiers à l’acquérir. Camille la Sauvageonne l’avait battu à la régulière en lui indiquant qu’elle avait vu la lampe la première et qu’il n’y avait rien à céder puisqu’elle lui appartenait déjà. Si Alexis tomba immédiatement sous le charme, ce ne fut pas le cas de Camille. Pas même quand il la rattrapa lorsqu’elle monta sur son scooter et qu’il bredouilla quelque chose à propos de rencontres fortuites, du hasard qui n’existait pas et de numéro de téléphone. Ce ne fut toujours pas lors de ce dîner à la Corniche où elle rit tellement qu’elle en fit littéralement pipi dans sa culotte. Et ce ne fut pas non plus lors de leur première nuit bien qu’elle prît un pied phénoménal. Non, Camille tomba sous le charme juste après, le lendemain matin, quand elle se réveilla dans ses bras. En ouvrant les yeux, elle comprit qu’il la regardait dormir depuis un moment déjà.

— Vous me rendez dingue, Camille Sauvageau, avait-il murmuré.

Et là, oui, elle succomba. Et quand une fille comme Camille succombait, valait mieux être préparé. Elle était de ces lierres romantiques qui n’avaient que pour seule devise : « Je meurs où je m’attache ». Depuis, c’était champagne et porte-jarretelles. Un amour qui commençait au printemps à Arcachon, cela ne présageait que du bonheur.

Exception faite, peut-être, de ce soir. Alexis a refusé de suivre Camille et Sophie aux Soirées Blanches sur la plage Pereire prétextant que ce n’était pas du tout son truc et que de toute façon, il n’avait pas de tenue blanche. Cela chagrinait un peu Camille. D’autant plus qu’elle le comprenait. Elle non plus, ce n’était pas son truc. De tenue blanche, elle n’avait qu’une robe d’un beige très clair que Sophie trouvait affreuse. Sophie La Contagieuse qui n’écoutait jamais quand elle disait non et que Camille avait suivie sans trop hésiter. Somme toute, ce refus d’Alexis n’était pas grand-chose mais elle avait le ciboulot en ébullition. Elle ne pouvait pas s’empêcher d’émettre des hypothèses et des contre-hypothèses à ces hypothèses. Pour la tirer de tout ce foutoir, de cette boucle infinie, il aurait fallu un problème encore plus important, encore plus mystérieux. Fort heureusement, les temps n’étaient pas si durs pour les cœurs sensibles.

Quelques minutes plus tard, un de ces profonds mystères qui naissent à partir d’un détail, d’une anecdote fugace, lui tomba dessus. Quittant la plage pour l’herbe où Sophie et elle avaient posé leurs affaires, Camille aperçut un cycliste garer son vélo contre un arbre avant de se diriger vers une voiture de police stationnée là pour surveiller la soirée. Deux minutes après, il était embarqué sans la moindre résistance, comme invité à monter dans un taxi. Camille trouva le fait curieux. Mais surtout, c’est l’identité de l’homme qui mit en marche toute sa machinerie cérébrale. Il lui rappelait quelqu’un. Elle ne savait pas qui et n’aurait pas pu dire quand ni où elle l’avait rencontré mais elle le connaissait, elle en aurait mis sa main à couper. C’est le contexte qui n’allait pas. La nuit, la fête, le vélo même ne collaient pas. Elle l’avait vu ailleurs dans d’autres circonstances, dans un cadre plus traditionnel qu’elle n’arrivait pas à resituer. Il lui fallut un moment, quelques minutes peut-être. Elle fit abstraction de la musique et de la foule. Méthodiquement, elle repassa en mémoire tout ce qu’elle avait fait de sa semaine, puis celle de la semaine d’avant, puis encore celle d’avant. À chaque fois, elle perdait des détails, elle oubliait certainement des événements en route. Elle n’avait besoin que d’une image, une parole peut-être, comme une brèche dans le mur opaque de ses souvenirs, pour que tout s’y engouffre. Elle ferma les yeux, poussa sa concentration au maximum sur le type, sa tenue, son regard, son vélo. Quelque chose n’allait pas, quelque chose ne collait pas. Puis soudain, sans savoir comment, un tiroir s’ouvrit de lui-même dans sa mémoire et l’évidence s’imposa. Camille sourit. Un vent frais lui caressa le visage et s’engouffra dans ses cheveux.

– 3 –

Andy Moretz n’aimait pas la nuit. Depuis toujours, ses yeux s’accommodaient mal à l’obscurité. Il détestait conduire après le coucher du soleil et ne le faisait presque jamais. Il évitait même de sortir après le crépuscule. Il était une sorte de créature diurne chétive même pas fichue de se protéger toute seule.

Ce soir-là, Andy Moretz était pourtant ce qui se rapprochait le plus d’une autorité. Pas qu’on lui avait confié une responsabilité quelconque – son supérieur, le commissaire Garenni s’en gardait bien – mais en fin d’après-midi, Andy avait eu besoin de faire un tour aux archives et, dans cette cave coupée de toute lumière du jour, il n’avait pas vu le temps passer. Il faut avouer également que le policier s’entendait en tâches ingrates et répétitives. Fouiner dans les archives n’exigeait pas plus que beaucoup de temps et de patience et il possédait les deux à revendre.

Toujours est-il que, contrairement à ses habitudes, Andy se trouvait en pleine nuit dans les locaux quasi-déserts de la police nationale lorsqu’une patrouille déposa Louis Monticet.

À la seconde où il le vit, il sut qu’il allait au-devant de problèmes monstres. Il portait un pantacourt en toile sale et une chemise fripée. On aurait pu jurer qu’il avait dormi dans ses fringues. Et puis ce regard de chien battu, ces yeux vagues suintants d’alcool, c’était le genre à vous raconter une histoire abracadabrante que l’on fait répéter pour être sûr et pour laquelle on prend quelques minutes avant de décider quoi faire.

Le capitaine Andy Moretz n’était pas au fait de la procédure adéquate pour ce genre de cas. Il n’aimait pas être dérangé pendant son sommeil et jaugea qu’il en était sûrement de même chez Simone Garenni et ceux qu’il avait coutume d’appeler les « décideurs ». D’après ce qu’avançait ce Monticet, il aurait buté et enterré une femme au beau milieu de la forêt trois jours auparavant. La personne enterrée – si personne enterrée il y avait – se trouvait là depuis au moins trois jours. Il n’y avait donc pas de réelle urgence. Il avait le coupable sous la main et donc pas de chasse à l’homme à organiser séance tenante. L’information méritait néanmoins d’être vérifiée. C’était la première chose que le commissaire lui demanderait au petit matin. Andy Moretz ordonna donc à deux agents de se munir de pelles et de laisser Louis Monticet les conduire. Lui, suivrait avec sa propre voiture. Selon son point de vue, cela lui conférait deux avantages. Premièrement, il n’aurait pas à se forcer à faire la conversation à quiconque. Deuxièment, si toute cette histoire n’était qu’un canular, il renverrait les deux agents avec l’ordre de coller Louis Monticet au trou pour la nuit et pourrait, de son côté, rentrer chez lui directement sans passer par la case commissariat.

Pourtant, quelque chose disait à Andy que ce n’était pas un canular. Que ce sentier en plein cœur de la forêt usagère les conduisait vers une découverte macabre. Dans sa carrière, il avait croisé autant de menteurs que de coupables. Celui-là suintait les regrets par tous les pores. Il avait fait une énorme connerie et ça le tuait à petit feu, Andy pouvait le sentir. Il soupira. Il était loin d’être couché.

Jamais, il n’avait mis les pieds dans ce coin du Pyla. La route pour la dune et les plages océanes passait non loin et des millions de touristes l’empruntaient chaque année mais qui faisait attention à ces sentiers qui se perdaient au milieu de nulle part ? Celui-là n’était même pas un sentier à proprement parler. C’était une piste abandonnée débouchant sur une autre piste abandonnée puis sur une autre et encore une autre. Il y avait des croisements qui menaient à d’autres croisements. C’était une forêt qui cachait une forêt.

— Bel endroit pour faire disparaître un cadavre, se dit-il. On aurait mis des siècles à le retrouver.

La voiture de tête stoppa brusquement. Andy se montra un peu inquiet : ils étaient arrivés au beau milieu de nulle part.

— On est où là, Monticet ? Demanda-t-il lorsqu’un agent le fit sortir de voiture.

— En forêt…

— Je le vois bien, bordel !

Habituellement, Andy Moretz ne jurait jamais mais l’idée d’être en pleine forêt de nuit le rendait nerveux.

— Je ne sais pas comment ça s’appelle… un nom compliqué genre Barberousse.

— Barberousse ? Le corsaire ?

— Un nom comme ça.

— OK, OK… c’est là que vous dîtes avoir enterré cette femme ?

— Oui, dit-il en baissant la tête. Un peu plus loin.

Andy jeta un œil vers les arbres que Monticet indiquait de ses deux mains jointes par une paire de menottes. Le cercle de lumière créé par sa lampe de poche leur donnait une forme humaine qui lui fichait la chair de poule et il s’attendait à ce que, d’un instant à l’autre, l’un d’entre eux se mette à se mouvoir ou laisse apparaître derrière lui quelque créature de cauchemar.

Parfois, il regrettait d’être un intellectuel. L’imagination est une manne inépuisable pour alimenter peurs et angoisses. Demandez à l’équipage du Nostromo ou au requin du premier Dents de la mer. Quand, en plus, elle est mêlée à toute une vie de fantômes littéraires, de psychopathes de télévision et de monstres de cinéma, l’imagination devient une grande porte ouverte à tout un univers fantasmagorique délirant et terrifiant. Là où un être peu cultivé craindrait un bruit ou une ombre, visualisant un monstre aux contours troubles ou le classique tueur au grand couteau, Andy voyageait au milieu d’une foule de peurs si tangibles qu’elles s’apprêtaient à tout instant à lui poser la main sur l’épaule. Et cette familiarité était plus effroyable que l’inconnu.

Louis Monticet conduisait les trois policiers à pas lents comme s’il avait aussi des chaînes aux pieds. Il baissait la tête, ne la relevant que de temps en temps pour repérer son chemin. Repérage qui d’ailleurs étonna Andy. Dans une forêt, surtout la nuit, on regarde plutôt vers le bas : les buissons, les fourrés, le chemin. Monticet regardait au loin, vers la nuit noire, toujours dans la même direction, comme s’il cherchait un point sur l’horizon que lui seul pouvait distinguer.

Ils marchèrent ainsi quelques minutes. Andy s’était arrangé à ce que le deuxième policier soit toujours posté derrière lui, au cas où. Il balayait l’obscurité avec sa torche et regretta de ne pas être équipé d’un modèle Maglite qui, en plus d’éclairer sur de larges surfaces, pouvait le cas échéant faire office de matraque.

— Voilà, c’est là, éclata Monticet d’un sanglot.

Il ne désignait rien de particulier.

— Où ça ? Demanda Andy Moretz.

— Là.

Il orienta sa lampe vers le sol. Les deux policiers l’imitèrent. La terre ne paraissait pas avoir été remuée, enfin peut-être un peu mais ça pouvait très bien être l’œuvre de sangliers. Il y avait même de la mousse, des branches mortes. Tout semblait naturel.

— Tu es sûr ? Demanda familièrement Andy alors qu’il détestait les flics qui tutoyaient les suspects.

L’obscurité avait un effet désastreux sur lui.

— Oui. Enfin… euh… peut-être.

Monticet scrutait le sol. Il semblait un peu perdu.

— C’est peut-être plus loin, finit-il par admettre.

— Plus loin ?

— Oui.

Il jeta un œil autour de lui.

— Cet arbre-là, reprit-il. Là-bas.

Il mena les trois policiers jusqu’au nouvel endroit. Là non plus, la terre ne semblait pas avoir été remuée. Le visage de Monticet changea alors subitement. La profonde tristesse céda la place à l’angoisse. Il chercha désespérément du regard un autre endroit qui pourrait convenir.

— Non, c’est là-bas, s’écria-t-il.

— On ira nulle part, Louis, assura Andy d’un ton sec.

L’homme se retourna, un air de désespoir figé dans les yeux.

— Pardon ?

— J’en ai assez de courir dans cette forêt. À moins que vous ayez marqué la prétendue tombe d’une croix blanche couverte de guirlandes lumineuses, nous ne trouverons rien. Et c’est ce que vous vouliez, n’est-ce pas ? Nous faire crapahuter dans la forêt en pleine nuit ?  Ça vous amuse, hein ?

— Mais non, je vous assure…

— Allez, foutez-moi ça dans la bagnole, j’en ai ma claque.

Monticet essaya bien de protester, Andy Moretz ne voulut rien savoir. Tout le chemin du retour, il n’ouvrit pas la bouche, pas même pour répondre aux protestations de Monticet que les deux policiers tentèrent de faire taire à plusieurs reprises. Il monta en voiture et laissa l’autre voiture faire demi-tour et reprendre le sentier en sens inverse avant de démarrer.

— Vraiment une soirée de fichue, pesta-t-il.

Pourtant, au cœur d’un profond agacement, nageait une impression bizarre. Une intuition lointaine, ténue, qu’il aurait voulu saisir, approcher de ses yeux pour la concevoir en entier.

De retour sur la départementale, tandis que devant lui la voiture reprenait la route du commissariat, Andy décrocha son téléphone.

— Corinne ? C’est Andy.

— Oui, dis-moi oui, Andy, pouffa la réceptionniste.

Il ne releva pas. Il avait l’habitude.

— Tu peux me trouver l’adresse de Justine Amblin ?

— Oui, bien sûr. Sur La Teste ?

— Je ne sais pas. Arcachon, peut-être.

Le regard d’Andy resta fixé sur son volant pour ne pas se plonger dans l’obscurité environnante. À présent, il était seul au milieu de nulle part et il aurait mis sa main à couper que la forêt entière était déjà au courant.

— Je l’ai. Je te la donne ?

— Envoie-la moi par SMS, plutôt. Je m’y rends de suite.

— À cette heure-là ?

— Ouais, juste une intuition à vérifier et après je file me coucher.

— OK, bah, bonne nuit alors.

— Bonne nuit.

Andy se refusa à regarder la pendule du tableau de bord jusqu’à ce qu’il arrive avenue du Soleil, au Pyla.

C’était une de ces maisons discrètes avec une clôture basse et à l’architecture classique, loin des somptueuses villas qui fleurissaient dans le quartier. Il jeta un œil sur la boîte aux lettres mais aucun nom n’était inscrit. Il remarqua que la lumière était allumée et il vit même passer une ombre derrière la fenêtre. Il ouvrit le portail et alla frapper à la porte.

Un homme plutôt grand avec une barbe rousse de plusieurs jours, les cheveux en bataille et le regard incrédule lui ouvrit.

— Oui ?

— Capitaine Andy Moretz, police nationale. Navré de vous importuner à cette heure incongrue mais je dois absolument savoir quand est-ce que vous avez vu Justine Amblin pour la dernière fois.

— Hé bien, à l’instant.

— À l’instant ?

— Oui, elle est ici avec moi. Justine !

Andy, légèrement décontenancé, vit apparaître une femme brune au charme latin de trente ans environ.

— Oui ?

— Ce monsieur est de la police et il souhaite te parler.

— Bonsoir, excusez-moi de vous déranger si tard. Vous êtes bien Justine Amblin ?

— Oui, bonsoir monsieur.

— Connaissez-vous, Louis Monticet ?

— Oui, bien sûr, c’est mon patron, répondit-elle, étonnée. Enfin, c’est le propriétaire de l’entreprise dans laquelle je travaille.

— L’avez-vous vu ce soir ?

— Non. Je ne l’ai pas vu depuis un moment. Pourquoi, il lui est arrivé quelque chose ?

— Je ne sais pas encore, Madame. Mais je suis au devoir de vous informer que Louis Monticet affirme vous avoir assassinée.

– 4 –

Marco avait ôté sa chemise. Il ne supportait pas le contact du tissu sur sa peau lorsqu’il transpirait. Il ne savait même plus où elle se trouvait. Jetée dans un coin, en boule, il y a plusieurs heures, elle pouvait tout aussi bien être sur le canapé, sur une chaise ou même par terre, lascive et oubliée. Marco patientait dans l’appartement depuis le matin. Il n’y avait pas un bouquin, pas la télé, ni même la radio. Il avait un peu joué à Fortnite sur son smartphone mais, dans l’après-midi, il n’y avait que des gamins qu’il battait trop facilement. Il fallait attendre les heures tardives, celles que l’on ne compte plus, pour trouver des adversaires qui vaillent le coup. Alors, il avait mis Deezer, écouté de la musique, quelques standards des Clash et des Kinks, fait un peu d’exercice physique, quelques pompes, quelques abdos mais la chaleur était si étouffante qu’il avait le souffle court. Régulièrement, il passait la tête sous la douche et revenait dégoulinant dans le salon. Ses pas s’effaçaient vite sur le parquet. Puis, il avait traîné un peu sur le net, les résultats de la boxe et les derniers excès de Tuco Salamanca, les infos du monde, puis avait liké quelques photos sur Instagram. Il avait fait les cent pas, les mille pas, il avait perdu le compte de ses pas.

Quand le soir fut tombé, il ouvrit les volets et risqua une tête dehors. La chaleur signalait encore sa présence par une foule de détails. Les passants étaient en short, les adolescentes avaient les cheveux humides et s’enroulaient dans leur serviette de plage et les voitures avaient la vitre ouverte. Le marchand de glace, à deux maisons de là, ne désemplissait pas et la steakhouse, juste à ses pieds, étalait son brouhaha jusqu’au bout de la rue. Il étira le cou, se pencha par-dessus le balcon, oubliant le risque, pour apercevoir la mer dissimulée derrière l’horrible bâtiment du Crédit Lyonnais. De jour, c’était possible, il avait déjà tenté l’expérience la première fois. De nuit, c’était plus difficile à dire, surtout quand il n’y avait pas de vent comme ça et que la mer se mélangeait à la nuit. L’air marin ne parvenait même pas jusqu’à lui.

Il rentra et s’assit contre le mur longeant la fenêtre. Il écouta les bruits de la nuit et de la rue qui montaient, indolents, jusqu’à lui.

Il n’aimait pas attendre. Depuis toujours, il s’était pressé pour obtenir ce qu’il voulait et avait laissé tomber ce qui demandait trop de temps. Il ne rechignait pas à l’effort, c’est juste qu’il n’arrivait pas à se projeter trop loin. Attendre un an ou même six mois pour obtenir quelque chose était pour lui totalement inconcevable. Ainsi, il avait délaissé très tôt la filière scolaire classique pour se diplômer grâce à des formations accélérées. Vite, vite, tout devait aller très vite et même dépasser le temps. Il s’était tourné vers l’informatique et immédiatement, il s’était senti comme un poisson dans l’eau. Il pouvait taper sur un clavier à une vitesse folle sans jamais regarder ses doigts. Doué pour la programmation, il avait d’abord conçu des softwares pour se faciliter la vie, accélérer certaines tâches quotidiennes. Puis, il s’était attelé au hardware, avait bricolé son ordinateur pour gonfler ses capacités. Seule la technique lui balisait encore des limites.

En fait, s’il avait pu tenir toute la journée et une partie de la soirée, seul dans cet appartement, c’était à cause de la chaleur. Elle ramollissait ses réflexes, endormait sa vivacité.

Lorsque la clef tourna dans la serrure, Marco sursauta comme un animal sauvage surpris dans sa quiétude. Il n’y avait pourtant qu’une personne qui pouvait ouvrir avec la clef.

— T’es en retard, dit Marco sans prendre la peine de regarder sa montre.

— Va chier.

Simon était le type le plus vulgaire que Marco ait jamais rencontré. La plupart du temps, il ne s’exprimait que par injures ou onomatopées. Le matin, son premier mot était souvent « putain ». Quand il racontait sa vie – ce qui arrivait trop souvent – il parlait toujours des gens avec qui il avait travaillé en des termes orduriers. Personne ne semblait trouver grâce à ses yeux. C’était toujours bâtard ceci, connard cela. Au début, Marco avait essayé de lui expliquer qu’on ne pouvait pas s’exprimer toujours ainsi mais cela n’avait eu comme effet que d’être ajouté à la longue liste des connards.

Simon trimbalait toujours avec lui une besace en cuir élimé. Il la jeta sans précaution sur le canapé et s’approcha de la fenêtre.

— Alors ? Demanda-t-il.

— Il fait chaud.

— Bordel !

Marco observa Simon quelques instants. Parfois, il avait l’impression qu’ils parlaient deux langues différentes, qu’ils n’arrivaient à se comprendre que par l’habitude, par signes, par quelques mots glanés ici et là comme on passe commande dans une boulangerie tchèque. Qu’avait-il bien pu lui arriver dans toute sa chienne de vie pour qu’il soit aussi aigri, qu’il ne respire que pour cracher au monde la pourriture qui lui déchirait les entrailles ?

— Alors rien, répondit Marco.

— Rien ?

— Rien.

— Fait chier.

— Ouais.

Simon sortit un paquet de cigarettes de la poche arrière de son pantalon, en prit une et remit le paquet à sa place sans en avoir proposé à Marco. Il tira une longue taffe et recracha un épais nuage de fumée. Contre toute prudence, il était penché sur le balcon mais Marco se retint bien de lui dire. Pendant un long moment, Simon ne dit rien, pas un mot ne sortit de sa bouche, pas même un petit borborygme. L’inquiétude se lisait sur son visage.

Marco qui, jusqu’à présent, n’avait fait qu’attendre patiemment que les heures passent, saisit alors ce qu’impliquait le fait de rester tous les deux et ce qui en découlerait, inexorablement. Pour la première fois de la journée, il ne chercha pas à accélérer le temps mais bien à le ralentir, à le freiner tant qu’il finirait par s’arrêter. Sur le moment, il oublia même que c’était impossible.

– 5 –

Les réveils, c’est indéniable, sonnent toujours trop tôt. Sauf celui d’Andy Moretz. Le réveil d’Andy Moretz n’avait pas besoin de sonner. Son propriétaire se levait toujours avant lui car il ne dormait que six heures par nuit, même le samedi soir, même pour le premier de l’an, même pour son anniversaire. De toute façon, rares étaient les soirées auxquelles il participait et auxquelles, de fait, il était convié. Il ne faisait jamais d’excès, sauf en ce qui concernait le café. Andy Moretz buvait des litres de café. Chez lui, un placard entier était réservé au stockage des paquets. Il possédait une de ces cafetières italiennes à l’ancienne en métal abîmé qu’il tenait d’une vieille tante. Il n’avait cependant qu’un seul mug à sa disposition, ébréché et au motif depuis longtemps effacé. Il le lavait systématiquement après usage même lorsqu’il était pressé. Cela faisait partie intégrante de son rituel quotidien au même titre que se laver les dents et lacer ses chaussures.

Ce matin-là, sur les coups de six heures, après avoir achevé ce rituel, Andy Moretz décida de se rendre au commissariat. Il fit d’abord un arrêt pour prendre de l’essence, bien que le réservoir soit encore à moitié plein, et un autre pour acheter « Paris-Turf » bien qu’il n’ait jamais parié ni joué aux courses de toute sa vie. En revanche, il prenait un vrai plaisir à lire les noms des chevaux dans les résultats des courses. De Capitaine Stark à Joli-mois-de-mai, tout cela l’enchantait.

Se rendre au commissariat, en revanche, l’enchantait beaucoup moins. Il marchait même à reculons. Ce qui s’annonçait serait compliqué, il le savait. La veille, il avait fait deux rencontres assez inhabituelles : un tueur qui n’avait pas de cadavre et un cadavre qui n’était pas mort.

Durant tout l’entretien, Justine Amblin avait porté sa main à sa bouche six fois. Il avait compté. Il comptait toujours les récurrences des petites manies chez les autres. C’était sa manière de se tenir à l’écart d’eux. Le nombre de grattages de nez, de hochements de tête, d’occurrences du mot « euh »… Tous ces comptes, toutes ces années, lui avaient appris quelques trucs sur la psychologie humaine. Par exemple lorsque l’on apprenait une nouvelle déroutante à quelqu’un comme le fait qu’un inconnu ait déclaré vous avoir tué et enterré en pleine forêt, une main portée à la bouche six fois d’affilée était un chiffre acceptable. Moins, ça signifiait soit l’absence de sentiments, et donc une suspicion de se trouver face à un psychopathe, soit que la nouvelle était déjà connue et donc une suspicion de complicité. Un chiffre plus élevé indiquait que la personne en faisait trop et avait donc quelque chose à cacher.

En revanche, Andy n’avait pas grand chose à dire sur son « ami », l’homme qui avait ouvert la porte. Ses chiffres étaient tous acceptables, que ce soient ses croisements de jambes ou ses regards éperdus vers Justine Amblin.

Il n’avait donc pas grand-chose à conclure de ce couple. Des gens normaux, plutôt sympas et apparemment chamboulés par les événements. Aussi vivants qu’il pouvait être triste.

Seul l’homme qu’il devait rencontrer à la première heure l’intriguait réellement.

Louis Monticet semblait être un gars lambda lui aussi. Un bon vivant, fêtard, connu comme le loup blanc dans tous les bars du Pyla et des environs. La veille, il avait eu envie de le croire. Il avait même crapahuté dans une forêt en pleine nuit pour y croire. Sa déception avait été grande en ne découvrant pas de tombe.

En arrivant au commissariat, il demanda à un policier de faire venir Louis Monticet en salle d’interrogatoire.

— Z’avez-vu quelle heure il est, Capitaine ? Lui demanda celui-ci avec un air surpris.

— Oui.

Dix minutes s’écoulèrent avant que l’homme fût conduit devant lui. Il avait des cernes monstrueux, le visage meurtri par une nuit trop courte de mauvais sommeil.

— Vous voulez un café ?

— Je veux bien, répondit-il d’une voix presque éteinte.

Il fit un signe au policier puis indiqua à Louis Monticet de s’asseoir. C’était la salle d’interrogatoire la plus sordide du bâtiment mais Andy l’aimait bien. L’épaisse table maintenait une distance plus que raisonnable entre les prévenus et lui. Il alluma une lampe qu’il avait apportée. Elle ressemblait en tout point à celles que l’on voit dans les vieux polars. Dans son utilité première, elle était totalement superflue. Le néon au plafond diffusait une lumière largement suffisante. Non, si Andy l’apportait à chaque interrogatoire, c’était pour la braquer dans la gueule des suspects. Ça les mettait mal à l’aise. Immédiatement, ils se rappelaient un polar qu’ils avaient vu, s’imaginaient la Gestapo, la torture, la prison. Il avait calculé que cela accélérait l’entretien et augmentait ses chances de les faire avouer.

— J’aimerais que vous me racontiez votre histoire, Monsieur Monticet, dit Andy en tournant la lampe vers lui.

— Le meurtre ? Demanda-t-il en se couvrant les yeux avec les mains.

— Oui, en partie. D’où connaissiez-vous la victime ?

— Elle travaillait pour moi. Au service comptable.

— Quel est votre travail ?

Monticet adressa un regard presque énervé au policier. Tout le monde savait qui il était et ce qu’il faisait. Depuis la disparition de son concurrent principal l’année dernière, il était à la tête de l’entreprise la plus performante du Bassin.

— Je suis promoteur immobilier, dit-il enfin.

— Justine Amblin travaillait chez vous depuis longtemps ?

— Je ne sais pas trop. Quelques semaines, peut-être.

— Quelle était la nature de vos relations ?

— Nous étions amants.

Monticet s’exprimait d’une voix faible, répondait sans mettre le ton, comme une machine.

— Vous êtes marié ?

— Oui.

— Depuis combien de temps ?

— Bientôt vingt-cinq ans.

Andy nota l’information sur son carnet. L’interrogatoire était pourtant enregistré mais il avait remarqué qu’écrire dans un carnet mettait également les gens mal à l’aise. Parfois, ce qu’il y inscrivait n’avait rien à voir avec l’affaire. Il notait juste ce qui lui passait par la tête, comme la liste des courses ou un simple mémo. La plupart du temps, les suspects essayaient de lire à l’envers mais c’était peine perdue. Il écrivait encore plus mal qu’un généraliste. Monticet ne fit pas exception à la règle. Il semblait troublé et c’est tout ce que le policier souhaitait pour le moment.

— Et comment, ça s’est passé ? Je veux dire, comment passe-t-on de la relation patron – employé à celle d’amants ?

— On s’est croisé un soir dans un bar.

— Lequel ?

— Le Balak, dit-il après un moment de réflexion.

— Où se trouve-t-il ?

Monticet eut une réaction de surprise qu’Andy interpréta mal. Il ne savait pas que ce bar très à la mode était connu de tout le Bassin.

— Au Pyla, vers la Corniche. Elle m’a plu dès que je l’ai vue, répondit-il après un petit moment de réflexion. Vous auriez vu comme elle était belle, comme…

— Je le sais. Je l’ai vue hier soir.

L’espace d’un instant, Monticet sembla ne pas comprendre la véritable signification de cette phrase. Elle pouvait être interprétée de tellement de manières différentes. Que s’imaginait-il ? Qu’Andy avait vu sa photo ? Qu’elle l’avait visité en rêve ? Ou en fantôme ? L’exercice mental semblait le torturer. Pour y mettre fin, Andy lui raconta sa visite nocturne. Et plus il parlait, plus Monticet se décomposait.

— C’est impossible, finit-il par conclure.

Il avait l’air sincère. Le policier ne décelait rien dans son regard ni son attitude qui aurait révélé un mensonge.

— Et pourtant. J’ai vérifié son identité. Et l’homme qui était à ses côtés l’a également confirmée.

— Un homme ? S’effraya-t-il.

— Oui.

— Comment était-il ?

Andy garda le silence un moment. Régulièrement, il tenait à rappeler aux suspects que c’était lui qui menait les interrogatoires. À cause de son allure frêle, de sa nonchalance aussi sans doute, ils avaient tendance à l’oublier.

— Cela a-t-il un rapport avec notre affaire ?

— Je dois savoir qui c’est !

— Un grand type roux. William.

— J’ignore qui c’est. Ce n’est pas un de ses amis.

— Sans doute ne les connaissez-vous pas tous. Monsieur Monticet, au regard de ces faits nouveaux, je suis obligé de vous demander… Êtes-vous sûr d’avoir tué Justine Amblin ?

— Évidemment !

— N’auriez-vous pas pu la confondre avec quelqu’un d’autre ?

— Non, je vous dis, non ! Elle était avec moi depuis le début de l’après-midi !

— Quand pensez-vous l’avoir tuée ?

— Il y a trois, quatre nuits.

— Pour quelle raison ?

— Je… euh… nous nous sommes disputés.

Pour la première fois depuis le début de l’entretien, Andy perçut un changement d’attitude chez Louis Monticet. Son nombre de clignements d’yeux par minute avait augmenté aussi.

— Et comment cela a-t-il fini ?

— Nous en sommes venus aux mains, je l’ai frappée au visage. Elle est mal tombée et je… je..

Louis Monticet éclata en sanglots. Le policier prit un temps pour l’observer.

— Pourquoi ne pas avoir appelé la police ?

— J’ai paniqué.

— Ah, oui, la fameuse panique. C’est mon fonds de commerce, vous savez.

Il ne répondit pas.

— Qu’avez-vous fait alors ? Reprit Andy.

Le promoteur décrivit la scène avec beaucoup de détails et une extrême précision. Les premières minutes d’angoisse et de tristesse qui se changèrent rapidement en panique. Celle du scandale, du désaveu, celle de finir ses jours en prison. Le tapis dans lequel il roula la victime, le sang qu’il épongea avec un rouleau de Sopalin, l’effort pour la tirer hors de la maison, les deux ou trois fois où il la cogna contre un poteau ou un meuble, le dégoût de la charger sur son épaule comme un sac de ciment ou de pommes de terre, les quelques dizaines de mètres d’errance jusqu’à la jeter au sol comme si elle n’était plus rien. Puis creuser sa tombe sous la lumière de la Lune, l’adieu déchirant qu’il fit à Justine lové contre le tapis roulé et le trajet retour, ces heures, longues, qu’il passa assis dans le noir, chez lui, à ruminer son geste.

Andy n’avait rien noté. Il s’était concentré sur le récit de Monticet et la pantomime de son visage. À aucun moment, il n’avait douté de sa sincérité.

— Pourquoi vous livrer après avoir fait tant d’efforts pour cacher votre crime ?

— Je regrette mon geste. Je…je mérite d’être puni.

Andy nota.

— Pourquoi attendre trois jours pour le faire ?

— J’ai…hésité.

— Hésité, répéta-t-il en plongeant son regard loin dans celui du promoteur. Et qu’avez-vous fait pendant ces trois jours ?

— Je… je suis resté chez moi. À penser.

— À ruminer plutôt. Votre femme était là ?

— Non. Je veux dire…non. Je n’étais pas à la maison. J’étais…dans ma résidence secondaire.

— Il faudra me donner l’adresse.

— Il n’y en a pas. C’est en plein milieu de la forêt. Je n’ai même pas de boite aux lettres.

— Alors, il faudra me montrer l’endroit sur une carte.

Andy nota quelques lignes sur son carnet que Monticet tenta à nouveau de déchiffrer. Il prit un moment de réflexion même s’il n’en avait pas besoin. Sa décision était prise depuis longtemps.

— Je vais vous faire examiner par un médecin, Monsieur Monticet. Vous allez passer la journée, et sans doute la nuit, en observation psychiatrique.

— Je ne suis pas fou ! S’écria Monticet, offusqué. Il faut me croire ! Je ne sais pas ce qu’elle vous a raconté mais je l’ai bien tuée et enterrée à l’endroit que je vous ai montré hier soir. Retournez-y aujourd’hui, vous verrez. Je ne suis pas fou !

— Vous vous trompez, Monsieur Monticet, dit Andy en se levant pour sortir. Nous le sommes tous.

– 6 –

Marco se souvenait encore de son habitude de prendre le petit-déj dans un bar-tabac. De l’odeur des clopes qui se mêlait à celle des croissants chauds qu’apportait le commis du boulanger, des cafés et du petit blanc qui tintaient sur le zinc, du silence des flippers et du râle du percolateur. À l’époque, il avait à peine dix-sept ans et travaillait déjà depuis longtemps.

Il y avait là des ouvriers qui embauchaient, des veilleurs de nuit qui débauchaient et des piliers plantés dans leur immobilité. C’était une faune que Marco appréciait et parmi laquelle il se sentait bien. Pourtant, il n’était pas des leurs. Au milieu de tous ces gens, avec qui il ne discutait jamais, il avait l’impression d’être hors du monde, d’être dans les coulisses avant le lever de rideau tandis que la salle se remplissait. Il était éveillé alors que l’univers dormait encore.

Aujourd’hui, rien n’avait changé. Seule la fumée grise qui brouillait la vue et jaunissait les murs s’était évaporée. Il le remarqua tout de suite, d’ailleurs. Debout devant la porte, il huma plusieurs fois comme un chien qui ne reconnaît pas sa niche. La foule, elle, était toujours la même. Il s’avança jusqu’au comptoir et, par réflexe, posa son paquet de clopes sur le zinc. Il intercepta le regard du barman et commanda un grand café. Il piocha ensuite un croissant dans la corbeille en osier et se l’engouffra dans la bouche.

— Merchi, dit-il lorsque la tasse lui arriva sous le nez.

Toutes les années passées lui revinrent en mémoire. Quelques bribes de souvenirs éparses que l’on note dans un coin de son autobiographie sans avoir la conviction que cela servira un jour. Il n’était pas de ceux qui regrettaient, il n’était pas de ceux qui regardaient en arrière. Dans sa course folle vers l’avant, il n’y avait que très peu de place pour les souvenirs. Pourtant, quand il prenait la peine d’y réfléchir, juste un instant, à peine quelques secondes, lui venait au cœur l’impression d’avoir vécu devant un zinc les meilleurs moments de sa vie.

Il avait abandonné le rituel quand il s’était mis à son compte. Il n’était pas, comme les autres, soumis à un patron ou à des objectifs de résultats, ce qui revenait globalement au même. Pourtant, il se sentait chez lui. Il était de retour au pays. Il aurait pu lire leur histoire directement sur leurs gueules. Sa vie, sa vraie vie, avait débuté ici.

Il avait peu dormi, avait veillé tard. Les souvenirs de la soirée lui remontaient tel un film au rythme monotone. Simon n’avait quasiment pas ouvert la bouche si ce n’est pour jurer ou pour cracher par la fenêtre. Marco s’était donc retrouvé en tête à tête avec ses pensées, ce qui dans la situation où ils se trouvaient n’était pas une bonne chose. L’attente, ça fait gamberger.

Il avala une gorgée de café et une bouchée de croissant. Les événements n’avaient pas encore pris une mauvaise tournure mais ça n’allait pas tarder. La veille, il n’avait pas voulu s’en convaincre mais ce matin son odorat non émoussé par le tabac ne lui laissait pas le choix. Il sentait les emmerdes pointer le bout de leur nez.

Comme l’adolescent qu’il était sans doute encore un peu, il aurait voulu s’enivrer avec de la mauvaise bière et se taper quelques parties de flipp’, histoire de laisser le temps à la porte, dehors, avec les clebs, comme une parenthèse entre avant et le reste. Ne pouvant se résoudre à penser comme un être raisonnable, il décida de savourer chaque gorgée de son café même si ce n’était pas l’arabica des grands jours. Peut-être même qu’il prendrait un deuxième croissant ou que, tiens, il irait juste à côté s’acheter une chocolatine qu’il mangerait debout sur le trottoir.

Il laissa ainsi s’écouler plusieurs minutes dans le brouhaha et la valse des entrées et des sorties. L’homme à ses côtés, habillé d’une combinaison verte et d’un gilet jaune fluorescent reposa le Sud-Ouest qu’il était en train de lire, salua le patron qui lui répondit d’un « à demain » et s’engouffra dans le monde. Marco tendit la main vers le journal.

— Je peux ?

C’était l’édition du jour. Il passa les premières pages avec les conneries de Trump et les bleds inconnus aux noms imprononçables où l’on se tuait en masse. Il passa également les pages France où les pseudos polémiques dues à un tweet d’un politique le laissèrent totalement indifférent. Il arriva page La Teste mais les deux articles, l’une sur une expo de Street Art, l’autre sur deux types qui brassaient une bière locale n’étaient pas ce qu’il attendait. Il remonta deux pages en arrière, parcourut la page Bassin puis la page Arcachon. Il lut jusqu’à la plus petite brève. Il n’y avait rien.

— C’est sans doute trop tôt de toute façon, pensa-t-il.

La porte s’ouvrit et Marco sentit que ce ne pouvait être que Simon. Il avait déjà vu ce type fendre des foules comme Moïse la mer Noire. Mais quand il y avait comme ici de la place pour circuler, il dégageait une sorte d’aura, des ondes magnétiques qui repoussaient les autres et les obligeaient à rester assis. Seuls quelques courageux osaient un regard discret à la dérobée.

— Alors ? Demanda Marco.

— Rien.

Il eut envie de jurer mais Simon ne lui en laissa pas le temps.

— Fait chier, cracha-t-il.

Marco reposa le journal.

— Et si on attendait une journée de plus ? Demain, on en saura sans doute davantage.

— Non.

— On pourra toujours aviser.

— Non.

— Ce n’est peut-être qu’un contretemps.

Simon planta ses yeux sombres dans ceux de Marco. On ne pouvait pas dire que Simon avait un regard haineux ou même de colère, non. On aurait plutôt dit celui d’un requin, noir, sans émotion, comme les profondeurs abyssales.

— Non. On récupère nos affaires et on se met en chasse. On fait ce qu’il faut et après on avisera.

Simon sortit sans avoir rien commandé. Marco regarda son café à moitié vide et son croissant qui agonisait sur le comptoir. Il sut alors que la parenthèse était close.