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De retour dans leur pays après des études en Occident, Ngassala et sa femme nourrissent l’espoir de bâtir une vie stable. Pourtant, vingt ans plus tard, ils sont toujours pris dans les griffes du chômage et de la précarité. Lorsque leur fille tombe gravement malade, l’incapacité de payer les frais médicaux les contraint à quitter l’hôpital, sans promesse d’aide. Désespérés, ils se tournent vers la médecine alternative et rencontrent un guérisseur isolé au cœur d’une forêt, loin de se douter que, quelque temps après, s’y déroulera un évènement pour le moins surprenant qui bouleversera le cours de leur vie…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Katoua Soumangha envisage l’écriture comme un instrument puissant de libération de l’âme face aux affres d’une société en souffrance. À travers son œuvre "Quand des extrémités se joignent et se confondent", il illustre cette conception en imprégnant chaque mot de chaleur et d’empathie, offrant ainsi une réflexion profonde sur la condition humaine.
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Seitenzahl: 737
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Katoua Soumangha
Quand des extrémités
se joignent et se confondent
Roman
© Lys Bleu Éditions – Katoua Soumangha
ISBN : 979-10-422-3542-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À ma tendre, avenante et dynamique Line ;
Catherine et Pierre Marie, respectables et dévoués parents ;
Philomène et Sabine, vénérables mamies.
À toi, Fred,
tu aurais été très ému et transporté d’allégresse,
en assistant à la naissance de ce bourgeon
et en le caressant.
À mes bouts de choux, vous ferez un saut plus grand
et plus significatif que celui-ci,
tel est mon souhait brûlant.
À vous, amis d’hier, d’aujourd’hui et de toujours,
qui avez effacé en moi le sentiment de solitude.
À vous tous qui m’avez donné un peu de vous
et avez façonné ce moi que je suis.
Le sage se demande à lui-même la cause de ses fautes, l’insensé le demande aux autres.
Confucius
Lorsque celui qui te poursuit ne s’arrête pas, toi qui le fuis, tu ne dois pas te lasser et t’arrêter de courir, une sagesse qui sonnait chez Ngassala comme un appel à la persévérance.
Cela faisait pratiquement trois mois que sa fille dépérissait, jour après jour, sous son regard impuissant, interrogateur et révolté à la fois. Cela faisait trois mois que lui et son épouse parcouraient les centres médicaux de proximité de seconde zone et les cabinets de consultation traditionnels. Cela faisait trois mois qu’ils sollicitaient en sa faveur des prières dans les églises, en vue de la sortir du sombre tunnel dans lequel elle était coincée.
Jusque-là, ils évitaient soigneusement d’affronter les grands hôpitaux de la capitale Mpuguville, tel que le centre hospitalier universitaire Forêt Verte, une des rares structures hospitalières de sa génération à disposer d’un plateau technique high-tech et des personnels expérimentés. Il se distinguait aussi des autres par les coûts de ses prestations qui repoussaient les usagers aux revenus modestes ou sans revenu du tout. C’était le cas de Ngassala et de sa femme qui faisaient même l’objet de gouailleries parmi leurs riverains de Mbaya, qui les avaient surnommés « diplômés maudits ». La maladie de Ndjiami-Oli était cet autre mauvais sort précipité dans leur maison pour les éprouver plus et mettre davantage à nu leur précarité et leur vulnérabilité sociales.
La nuit qui tombait sur ce quartier banlieusard surprit quelque peu Ngassala qui rendait visite à ses grands-parents, habitant l’autre bout de celui-ci. En plus de l’obscurité qui envahissait silencieusement et sournoisement les angles de la case, il y eut ce temps équivoque qui s’y mêlait lui aussi. Il ne pouvait prolonger sa visite, comme il l’avait souhaité. Au moment de prendre congé de ses hôtes, il releva timidement son front en direction de la vieille octogénaire lui faisant face. Celle-ci capta le message porté par ses pupilles et piaffa de répugnance et de mépris à son égard. Aussitôt, on la vit défaire, en murmurant, un nœud du pagne noué autour de ses reins et en retirer deux billets de banque froissés qu’elle jeta aux pieds de l’homme. Le petit-fils la fixa comme pour lui demander pourquoi elle le traitait de la sorte, et sans persister dans son attitude boudeuse, il détacha timidement sa main gauche du corps pour ramasser les deux billets. Il avait l’air d’un enfant mécontent et insatisfait quand il les eut dans sa paume. Il boudait probablement le montant qui ne répondait pas à ses attentes, et la méthode utilisée pour les lui octroyer. Puis, mécaniquement, il se mit sur ses deux jambes et quitta la case, bobine fermée. Sans un mot de politesse.
Au-dehors, tout était effectivement sombre. Les yeux de Ngassala ne purent percer l’imposante couche noire qui l’enveloppait et l’empêchait de voir loin et de distinguer les choses autour de lui. Ce fut grâce à sa maîtrise parfaite du relief de cette cité villageoise qu’il n’eut pas de difficultés à retrouver le chemin qui menait à son domicile. Il marcha à pas pressés et front contre terre. Sous la menace d’une pluie imminente, il supprima l’étape de son ami Abinda, chez qui il comptait marquer une halte pour papoter avant de regagner son foyer.
Il arriva enfin dans sa concession, transi de froid et foudroyé par les premières gouttes d’eau de cette première pluie de l’année. Il toqua à la porte, si faiblement qu’il ne put chatouiller l’oreille interne de sa femme qui s’y trouvait. Il reprit avec un peu plus de vigueur son geste en l’accompagnant cette fois de la voix, une voix mâle, qui vint s’emboucher fortement dans le tympan de la dame. Elle répondit avec empressement à cet appel venant de l’extérieur. Elle était très soulagée. À mesure que le temps avalait les heures et que le ciel se montrait plus rageur, agressif et autoritaire, elle s’inquiétait déjà pour lui, car elle avait encore en mémoire les violents orages des saisons écoulées, qui avaient provoqué d’importantes inondations et fait de nombreux disparus et sans-abri dans la commune.
La fillette plaquée contre l’épaule gauche, elle s’avança vers l’unique issue de ce deux-pièces au décor intérieur spartiate et rigoureux. D’un petit geste de la main droite, elle tira la targette en bois qui servait de verrou, et, sans effort, libéra le battant. L’homme fit le reste en le poussant délicatement. Malgré cette précaution, la porte s’ouvrit quand même dans un grincement bien spécifique d’une porte délabrée, en survie, et dont les fixations contre le cadre souffraient de l’indifférence ou de l’incapacité du maître des lieux à procéder aux réparations utiles. Il la referma avec la même délicatesse sur ses talons de peur qu’elle ne cédât, cette nuit-là, définitivement.
— Je commençais à me faire des soucis pour toi, dit-elle, au moment où elle recevait sur ses lèvres ourlées un baiser sonore de son mari. Le baiser était frais et sincère, et lui procura un heureux bien-être mental.
Ensuite, Ngassala lui retira son regard pour l’offrir à l’enfant, dont il admira le candide visage inexpressif. Il lui passa les mains, l’une sous le postérieur et l’autre sous le cou, à la racine de la tête. Avinie comprit son intention et abandonna le corps désossé de Ndjiami-Oli dans les paumes encore humides, mais fermes de son père. Il la blottit très délicatement contre sa poitrine, la couvrit des baisers tendres et profonds au front et au cou, tandis qu’avec ses doigts, il gratouilla la plante de ses pieds et les phalanges de ses membres supérieurs et inférieurs, histoire de tester leur motricité, et de lui transmettre son affection paternelle, ses émotions ainsi que de la réchauffer.
— As-tu réussi à lui faire avaler quelque chose ? s’enquit-il, sur un ton et un verbe mesurés, qui laissaient transparaître l’ébranlement de son être intérieur.
— Rien du tout. Elle ne tolère même plus que la nourriture s’approche de sa bouche, se plaignit Avinie, dépassée par une situation, dont elle ignorait la cause et encore moins le moment de l’épilogue.
Ngassala l’écoutait attentivement, les yeux tendrement posés sur son front. Chaque mot qui se détachait de ses lèvres et les gestes qui les sous-tendaient inondaient l’esprit de l’homme de peine, de tristesse et même de colère. Mais il se garda d’extérioriser ce qu’il ressentait, ce que l’état cadavérique de son enfant provoquait au-dedans de lui. Il se devait d’adopter cette attitude faussement stoïque, afin de protéger la mère.
— Nous devons nous montrer patients, recommanda-t-il. L’appétit ne reviendra pas aussi mécaniquement que nous l’aurions souhaité. Il faudrait du temps et de persévérance, pour l’amener à accepter de se nourrir convenablement.
— Il faudrait qu’elle avale quelque chose pour se maintenir en vie, sinon…
— Il n’y aura pas de « sinon », madame, réagit-il abruptement, regard réprobateur. Les choses iront mieux, crois-moi. Nous devons refuser d’être fatalistes, poursuivit-il en s’approchant de la jeune dame. Il l’enlaça en lui donnant, avec sa main libre, des tapettes affectueuses dans le dos. Quelque peu capricieuse, celle-ci se défit de son étreinte, se retourna et, le visage dans le vide, éructa.
— Ton optimisme si béat ne nous a jamais fait connaître le bonheur, tu le sais bien, Sala.
Prise dans un sanglot enrhumé, Avinie Odjandji tenta difficilement de se dominer.
— Souviens-toi, il y a encore quelques années, tu conjuguais la même simplicité en ce qui concerne nos situations administratives. Que sommes-nous devenus après vingt ans ? Nous sommes de ceux qui, à longueur de journée, soumettent leurs corps aux flèches caudines du ciel, aux bourdonnements de moucherons, aux piqûres de fourmis, aux brindilles qui testent quotidiennement la structure de nos peaux et aux menaces des reptiles prêts à nous mordre, parce que nous devons chercher quelque chose à mettre sous la dent. Pendant ce temps, nos diplômes tapissent et jaunissent au fond de notre vieille cantine.
Ngassala n’objecta pas. Il s’interdit de la contrarier dans son échappée verbale qui traduisait, il le savait bien, ses frustrations, qui étaient également les siennes, longtemps contenues en elle, face aux injustices qu’ils subissaient depuis leur retour à Okoumé. Il estimait néanmoins qu’il n’y avait pas lieu de s’en inquiéter outre mesure. Il se voulut résolument rassurant. D’une voix cassée, il se confondit en excuses plates devant sa femme et réussit à apaiser sa souffrance par des câlins et des propos affectueux, valorisants et réconfortants. Le calme revenu, il ne perdit pas une minute de plus en sa présence, de peur de provoquer une nouvelle incompréhension, qui pouvait être porteuse des germes de perturbation de ce fragile climat de sérénité qui planait sur leur foyer, et alla se réfugier dans la chambre, avec Ndjiami-Oli dans les bras. Très précautionneusement, il confia celle-ci à un coin du lit conjugal, avant de s’y allonger à son tour.
Odjandji resta seule dans ce qui faisait office de séjour chez eux. N’ayant plus d’interlocuteur, qui l’aurait aidé à désobstruer ses nerfs du sang bouillant qui les engorgeait, elle s’attela à mettre de l’ordre autour d’elle. Seulement, au bout de quelques minutes, elle eut l’impression que ses forces l’abandonnaient, que son corps avait atteint ses limites physiques et psychologiques. Elle sentait des douleurs aux articulations et une baisse de la vue ainsi que des étourdissements. Ses cils se refermaient lourdement par intermittence. Elle comprit que sa viande avait aussi besoin de se reposer et de profiter de ce temps mélodieux de grande pluie. Elle vint se rouler à la droite de son mari. L’homme demeurait encore éveillé, le visage fixant l’intérieur du toit. Silencieux et esprit lointain.
Bien installés dans leur couche, les deux conjoints attendaient avec impatience la venue de ce régulateur divin qui les emporterait dans son monde de semi-mort, dont la traversée leur permettrait d’évacuer leurs légères afflictions et petites incompréhensions, parfois à l’origine des grosses poussées de fièvre entre eux. En toute communion d’esprit et de cœur, ils eurent un petit moment pour remonter les saisons, comme pour faire la somme de leurs efforts déjà dépensés, en vue de sortir leur enfant de l’ornière. Aussi se rendirent-ils bien vite compte que les résultats qu’ils avaient obtenus jusque-là étaient tous décevants et n’étaient pas à la hauteur de leur investissement personnel et des sacrifices consentis. Mais, sans se laisser abattre, ils s’encouragèrent à se montrer encore plus imaginatifs, combatifs, persévérants et solidaires.
— J’ai reçu de la grand-mère Adjo, ce soir, une somme de vingt mille okouméens, s’ouvrit Ngassala à sa femme. Je pense qu’avec cet argent, nous pourrons, dès demain, nous présenter en consultation au Centre Hospitalier Universitaire Forêt Verte, dont on vante tant l’expertise.
La proposition fit tilt dans la tête d’Avinie. Elle pivota brusquement sa tête vers son mari, pour exprimer sa surprise.
— Ce ne serait pas à une autre honte que tu voudrais nous exposer là, Sala, en nous rendant dans cet hôpital, où les prestations médicales sont jugées onéreuses par ceux qui s’y rendent ? posa-t-elle la question sur un ton d’appréhension.
— Je suis d’avis avec toi, chérie, mais la somme que nous avons reçue peut couvrir les frais de consultation. Je me suis déjà renseigné sur le sujet.
— Et quelle en serait la suite ? voulut-elle savoir, pour être rassurée.
— Dans un premier temps, nous nous limiterions à la consultation simple.
— Tu comprends maintenant pourquoi ma question n’est pas saugrenue. Pour garder intact le peu d’honneur qui nous reste, je préconise plutôt la voie du village. Elle aurait ce double avantage : celui de dépenser peu d’argent et celui de nous faire consulter tous, l’enfant et nous deux, pour mieux cerner nos situations de « diplômés maudits », qui n’arrivent pas à décrocher un petit emploi depuis tant d’années. Tu ne me croirais probablement pas, mais mon intuition de femme me fait penser que le blocage de nos situations et la maladie de notre fille pourraient relever d’une machination des individus qui ne nous aiment pas. Cela m’a tout l’air d’un blocage par des pratiques mystico-spirituelles qu’autre chose. Et pour les conjurer, il faudrait passer par un travail spirituel, que l’hôpital ne peut pas nous garantir, malheureusement.
Ngassala était tout ouïe, les yeux mi-clos posés sur Avinie, qui errait dans des sphères invisibles.
— Effectivement, ici, nous n’excluons aucune voie, aucune hypothèse, acquiesça-t-il pour marquer sa proximité avec ses vues et soulager ainsi sa conscience. Crois-moi, poursuivit-il, nous ne nous bornerons pas à privilégier tel registre au détriment de tel autre. Comme tu l’as si bien relevé, le cas de notre fille découle indubitablement de notre situation sociale, de notre précarité. C’est ce qu’il faudrait d’abord avoir en tête, avant d’emprunter d’autres pistes. Commençons par Forêt verte, et par la suite…
— De toute façon, j’en ai pris acte, se résigna Avinie, en s’alignant derrière la position du père de l’enfant, même si elle ne semblait pas tout à fait convaincue et sereine. Elle choisit plutôt de déplier le drap, de l’étaler sur leurs deux corps et de s’endormir.
La nuit était bien avancée et la pluie s’acharnait toujours sur les habitations, avec une violence inouïe et vengeresse. Les éclairs qui zébraient le ciel transperçaient allègrement les murs de la case des Ngassala par des embrasures aussi larges qu’un lézard les traverserait sans encombre. Les parents de Ndjiami-Oli s’inquiétaient déjà pour le déplacement qu’ils effectueraient le lendemain aux premières heures de la matinée vers Forêt Verte, si le ciel ne fermait pas sa vanne d’arrêt à temps. Dans les minutes qui suivirent, ils s’évanouirent dans le creux de leur lit de pauvre, bercés par la cadence des eaux qui tambourinaient sur le toit en paille de leur habitation.
Le ciel cessa de pleurnicher aux premiers chants de coq, au moment où les chouettes arrêtent de pousser leurs « houhou, houhou », à l’heure où la brise matinale, humide, épaisse et lourde, couvre la surface de la Terre d’un film grisâtre. C’était un temps de fin de pluie, caractérisé le plus souvent par la torpeur, mais qui n’empêcha pas les époux Ngassala de se jeter sur le chemin qui les conduirait jusqu’aux portes de Forêt Verte, dont l’un des services phares était incontestablement celui de la pédiatrie, tenu par le docteur Luna Wèmami-Obi née Okari-Epundu.
La pluie n’avait pas encore totalement cessé de se répandre sur le sol. Elle avait rendu les feuilles lourdes et insensibles au passage du vent, qui manquait lui-même d’âme. Mais ce fut lui qui plaça, tels des nains au pied d’un géant, Ngassala et Avinie en présence d’une gigantesque montagne faite de béton et d’acier, et dont la crête se perdait loin là-bas dans le ciel. Elle semblait vénérée par tous ces nuages qui la couvraient et montaient en guirlandes, léchant ses parois vitrées. Forêt Verte, c’était un véritable chef-d’œuvre, fruit de l’intelligence et de la main de l’homme, qui était dédié à réparer et à prolonger les vies des populations de tout Okoumé, qui lui confiaient leurs affections diverses.
Debout, ils le câlinaient des yeux, l’admiraient. Ils succombèrent, eux aussi, à son charme étreignant, à son imposante silhouette et tentèrent de légitimer l’enthousiasme débordant de leurs concitoyens qui le qualifiaient, avec une délectation consommée, de fleuron de la médecine moderne de leur pays. Au contact de la réalité, ils concédèrent à ces louangeurs connus ou anonymes leur joie légitime, car, ils n’en avaient jamais vu de pareil sur leur territoire national. Ce bel ouvrage contrastait effectivement avec les autres structures médicales existantes, et supportait ainsi la comparaison avec celles des nations dans lesquelles ils avaient séjourné pour leurs études supérieures.
Excentré de l’épicentre de l’agglomération et reconnaissable de loin par la beauté de sa façade principale, Forêt Verte trônait au cœur d’une forêt luxuriante et des lacs artificiels par endroits. Il tirait son substantif de cette position triomphante et de ce qu’il redonnait santé, verdure et fraîcheur corporelle et mentale à ses nombreux usagers. Dernier-né de sa génération, il voulait être le concentré de toutes les récentes technologies de l’heure dans le domaine de la médecine de pointe à travers le monde, si on en croyait les autorités et les médias publics dans leur logorrhée délirante et dégoûtante, abondamment déversée dans l’opinion, pour saluer son existence, sa venue opportune.
À dire vrai, ce centre n’avait rien à avoir avec ce que les habitants de Mbaya appelaient pompeusement « hôpital », en lieu et place de « dispensaire ». L’usage même de ce mot « dispensaire » n’était d’ailleurs pas très usité aussi bien parmi les villageois que chez certains esprits évolués locaux. Il relevait plutôt du langage ésotérique et pédant, que du parler courant dans les campagnes. Mais, cela était un héritage culturel qu’ils avaient reçu de l’outre-Atlantique et qui était désormais vrillé à leur système de pensée. Le vocable « hôpital » désignait ce cadre qui les recevait quand ils avaient de la fièvre, des maux de tête, des démangeaisons de la peau qui s’éternisaient, une blessure grave, des douleurs musculaires, articulaires ou abdominales. Le ballonnement du ventre faisait tout de suite penser à la présence des vers intestinaux, notamment des ascaris ; et la cause de l’amaigrissement du corps mettait l’infirmier sur la piste du tænia.
Vraisemblablement, Forêt Verte reflétait un de ces rares projets structurants, bien pensés et réalisés avec sérieux, le cœur et la tête, et dont l’aboutissement avait fait fleurir de nombreux superlatifs dans les discours des gouvernants, qui se gargarisaient, chaque fois qu’une caméra se figeait sur leur front coulant, de disposer d’un tel fleuron sur leur sol. Mais dans l’opinion, les avis sur la question divergeaient et nourrissaient les discussions entre citoyens. Il faisait délier les langues aussi bien des muets que des partisans de Bacchus et les rendait davantage volubiles. Tel était le cas de Boniface et Séraphin, deux amis, qui ne pouvaient faire chemin ensemble sans mettre Forêt Verte au cœur de leurs oppositions avinées. C’était devenu, chez eux, une délirante obsession à la limite. Comme, ce jour-là, assis dans un troquet jouxtant la clôture de l’hôpital même et autour d’une table, jonchée des cadavres de bouteilles de bière, le sujet brûlait à nouveau leurs lèvres roses. Bouches pâteuses, chacun jetait toutes ses forces dans la bagarre oratoire qui les opposait, afin de tenter de convaincre l’autre.
— Mon cher Boniface, bien que tu aies une dent dure contre notre gouvernement, il faut néanmoins reconnaître que cet hôpital n’a pas d’équivalent dans la sous-région, soutint Séraphin, sans réserve.
— Toi et moi n’avons jamais franchi le périmètre urbain de Mpuguville, mais tu affirmes sans la moindre crainte d’être contredit par un voisin de table que les autres pays de la sous-région ne disposent pas de telles structures chez eux. Retiens ceci : nous ne demandons pas le développement d’Okoumé pour nous comparer aux autres, cher ami, mais pour notre seul bien-être, notre fierté nationale. Un point, c’est tout.
Sûr de ses observations, mais non de ses jambes, Boniface qui s’était levé de son tabouret, esquissa quatre pas et, au cinquième, se retrouva étendu sur un carrelage poussiéreux, mouillé par endroits et parsemé de bouchons de bière. La secousse était telle que son estomac lui rendit sur le champ tout ce qu’il lui avait confié depuis la matinée. Tout était liquide et rien d’alimentaire dans ses vomissures. La seule chose qu’il avait pu maîtriser c’était son urètre. Il avait, grâce à une dernière once de dignité qui lui restait, retenu ses urines. Aidé par son compagnon, il put sortir du bar et contourner le mur, pour atteindre la pissotière. Adossé contre celui-ci, le corps instable et la vue floutée, il arrosa par ses urines si abondantes cet endroit infesté, dont la puanteur pouvait asphyxier un monstre terrestre. Après s’être vidé la vessie, il regagna sa table, avec le même appui et, à peine confia-t-il ses fesses au banc que son compère remit la discussion sur le plancher.
— Je t’entends bien, dit-il, et je sais aussi que tu figures parmi ces éternels jaloux et insatisfaits d’Okoumé, qui ne voient jamais l’éclat du jour qui les enveloppe, quoiqu’ayant une vue parfaite, au milieu du visage.
— Convoque un peu ton intelligence, vieux père. Comment les fils et filles de ces autres pays se prennent-ils pour se soigner et être en bonne santé ? Est-ce que posséder de telles infrastructures ultramodernes et un plateau technique au point suffirait-il et rimerait-il avec une prise en charge correcte des patients ? Interroge-toi un peu, cher ami.
Lorsque le chauvinisme primaire obscurcit l’intelligence, la bêtise est anoblie et le vice s’érige en règle. C’est par cet amour inconditionnel que les fans de cet établissement hospitalier rejetaient avec force toute critique, contre-attaquaient ceux qui ne pensaient pas comme eux et les rendaient responsables d’une campagne hideuse contre cet hôpital. Ils s’en prenaient particulièrement à une certaine opinion qui accusait à tort ou à raison Forêt Verte d’abréger les vies humaines au lieu de les prolonger, de les consolider ou de les réparer.
Ce qui était encore paradoxal, inconcevable, incompréhensible et irresponsable, pour Séraphin, c’est l’attitude de certains employés de ce centre qui s’illustraient parmi les promoteurs de cette campagne de dénigrement odieuse. Ces derniers déconseillaient à leurs proches de s’y faire traiter, lorsque leur cas nécessitait, par exemple, une intervention chirurgicale lourde.
Le compagnon de Boniface les considérait comme les ennemis de la république et y voyait une des raisons qui poussaient nombre de malades ou leurs entourages immédiats à bouder les hôpitaux, à accepter les étreintes des charlatans, à s’adonner à l’automédication ou à l’usage abusif des plantes médicinales, sans en mesurer les effets néfastes à moyen et à long terme sur leur organisme. L’hôpital était, de ce fait, devenu un recours par défaut, le dernier hôte que l’on choisissait pour lui confier son corps, lorsque la voie de l’informel qu’on avait préconisée, peut-être malgré soi, se terminait dans une impasse, s’avérait après coup inopérante et qu’on n’était finalement sans espoir.
Entre la peur de se faire charcuter sur un étal froid et cet être cynique qui vous fait des clins d’œil, vous adresse avec insistance et sarcasme des messages de bienvenue dans son univers doux et effroyable, la décision tient de votre état d’esprit et des moyens dont vous pouvez disposer sur le moment pour y faire face. Ce choix est peut-être déterminé par l’intérêt qu’on peut avoir en restant dans le premier univers ou en entrant dans le second, définitivement, parce que cet intérêt n’est pas forcément le même pour tout individu souffrant.
Quoi qu’on en dise, la réputation sinistre de Forêt Verte était simplement anecdotique. L’établissement avait, au contraire, réussi à être ce réceptacle, ce lieu de brassage des communautés nationales et étrangères du pays, en plus d’être le confluent de toutes les souffrances, physiques et mentales. Il se vantait d’être ce creuset du mixage social, car il accueillait et mettait ensemble, les uns à côté des autres, les femmes et les hommes provenant d’horizons divers et différents. Il se moquait de leurs conditions, positions ou statuts au sein de la société. Entre ses mains échouaient certains puissants d’Okoumé ou leurs proches, visages souvent pâles et étrangers, lorsqu’ils y côtoyaient leurs concitoyens de la basse classe sociale qu’ils méprisaient sur d’autres terrains. Forêt Verte pouvait à cet effet se targuer d’être cet océan qui accueillait tous les cours d’eau : ruisseaux, rivières, fleuves, lagunes sans rejeter aucun d’entre eux, en raison, par exemple, de son débit ; toutes les eaux qu’ils canalisaient faisaient la force de ce grand bassin intarissable de la Terre.
Ngassala avait contre toute attente décidé d’enjamber cette barrière psychologique qui les séparait, lui et sa femme, de Forêt Verte, et de franchir son seuil.
Le ciel dardait la terre de ses rayons, encore doux à cette heure de la journée. Ils eurent ce pouvoir de décrisper les corps de Ndjiami-Oli et de ses parents, en proie à une vague de fraîcheur qui s’abattait sur la ville. Sans transition, ils franchirent la porte de l’établissement et se retrouvèrent brusquement devant le bureau d’accueil et d’informations, dont la préposée, Prunella, ne se fit pas louer pour étaler son savoir-être et son savoir-faire ; son professionnalisme à fleur de peau subjugua les deux époux Ngassala et les contraignit à revoir leurs critiques tous azimuts à l’égard des personnels des hôpitaux d’Okoumé. Odjandji avait l’impression de rêver, tellement la scène paraissait surréaliste à ses yeux. Jusque-là, elle et son mari étaient habitués aux sautes d’humeur de certaines infirmières des centres médicaux qu’ils avaient déjà fréquentés. Leurs chicaneries et le mauvais accueil comptaient parmi les raisons qui les rebutaient dans ces milieux.
Elle s’interrogeait, très souvent, sur le comportement de la plupart d’entre elles, qui affichaient fière allure dans leurs blouses maculées, mais qui semblaient avoir des griefs avec tous leurs usagers. Elles étaient constamment nerveuses sur le lieu d’expression de leur art. Pour un oui ou un non, elles scellaient le sort d’un patient difficile. Elle n’avait jamais compris leur attitude. Comment peut-on partir de chez soi, en prenant congé de ses proches, avec l’unique objectif de régler des comptes à la société, de mettre en péril la vie de ses semblables, ceux-là qui vous font exister ? S’étaient-elles trompées de vocation ? Elle refusa de croire qu’elles avaient choisi cette noble et délicate mission par défaut et qu’elles n’aimaient pas autrui, ou elles-mêmes.
Elle multipliait ainsi des points d’interrogation, sans y formuler des réponses audibles. Elle avait néanmoins acquis la certitude que, par le dévoiement de leur mission, elles étaient parvenues à faire du milieu médical un espace angoissant, stressant, terrifiant et répugnant. Elles contribuaient elles aussi à contraindre certains individus moins résilients à s’approprier des offres alternatives de soins à l’efficacité parfois relative, ou à se jeter dans les griffes des manipulateurs de consciences qui pullulaient et polluaient Okoumé.
Il arrivait que les parents de Ndjiami-Oli comparussent cette ambiance à celle prévalant dans les structures homologues des pays où ils avaient étudié. Là-bas, le bon accueil d’un patient figurait parmi les premiers soins qu’on lui administrait, en priorité, afin de le mettre en confiance et de le préparer à accepter les autres actes médicaux qui pouvaient s’ensuivre. Mais là-bas, c’était là-bas, et ici, c’est ici. Ce n’était d’ailleurs pas dans leur intérêt de comparer là-bas à ici ou ici à là-bas. Ils s’interdirent d’établir ouvertement cette distinction. Cela valait mieux ainsi pour eux, s’ils ne souhaitaient pas connaître l’ostracisme, l’indifférence, l’humiliation, le rejet ou l’injure publique.
Leur terrible angoisse venait souvent de là. Mais, Forêt Verte leur servait-là une approche et un langage différents, beaucoup plus courtois, très proches de là-bas. Ngassala en était enthousiasmé et satisfait ; en revanche, Avinie se montra circonspecte et réservée.
À peine 7 heures 30 minutes, le grand hall de l’établissement fourmillait déjà de nombreux anonymes, marchant à pas lents, hésitants ou pressés. Au milieu de ces ballets humains, les fils de Mbaya évoluaient prudemment et lentement, de peur de bousculer au passage ou de recevoir des coups de coude d’autrui. Ils avançaient dans cet univers, les yeux complètement sortis des orbites, cherchant la porte avec l’inscription : « Consultations Externes », tel qu’indiqué par Prunella de l’accueil. D’ailleurs, ils n’eurent aucune difficulté à la repérer. Elle s’incrusta dans leurs yeux, par son énorme largeur et l’imposante légende qu’elle portait sur sa partie supérieure.
— Apparemment, ici, tout est fait dans la démesure, ironisa Ngassala. Détendu.
La mère de Ndjiami-Oli lui répondit par l’interjection « hum », se refusant à épouser l’optimisme théâtral de son époux, tant qu’elle ne s’était pas encore retirée de cet hôpital avec le sentiment qu’elle était bien accueillie et sa fille bien traitée.
— Nous sommes quand même à Forêt Verte ! J’imagine que les choses devraient être différentes, et les personnels à la hauteur de la renommée de leur établissement médical, à l’image de la jeune dame de la réception. Il n’y a donc pas de raison objective d’être inquiet, madame.
Il lui conseilla ne pas avoir une dent contre toutes les femmes des hôpitaux qu’elle serait amenée à rencontrer, au motif qu’une seule aurait manqué à son serment.
Depuis l’entrée de cette porte, l’on pouvait suivre au fond du couloir les mouvements des brancardiers transportant des malades comme des viandes. Le spectacle avait tout d’une boucherie : les chairs rouges ouvertes rejetaient ce qu’elles contenaient encore comme sang, lequel suintait des chariots et, par gouttes successives, tachetait le sol carrelé. Le vent, quoique comprimé, transportait son odeur si particulière à travers les allées et les salles de consultations adjacentes de l’hôpital. Elle chatouilla les narines de la mère d’Oli.
Aussitôt, elle amena la paume de sa main gauche à la bouche et couvrit ses lèvres, en essayant d’étouffer le hoquet qui secoua son estomac, sans savoir qu’une infirmière à la carrure imposante, venant par-derrière, suivait son geste.
— C’est le spectacle que nous vivons chaque jour ici, ma fille, fit-elle, quand elle parvint à la hauteur du couple. Si tu as un esprit faible ou sensible, tu ne dois pas mettre les pieds aux urgences, surtout que nous sortons d’un week-end de fin de mois… c’est notre quotidien, vous n’avez encore rien vu. Si vous n’êtes pas préparé à vivre un tel spectacle, celui des os sortis de la chair, ou du sang répandu sur le sol, vous pourriez perdre connaissance et vous retrouver sur un de nos lits ici.
L’infirmière dit et les dépassa. Deux pas devant, elle emprunta un passage adjacent à gauche. Elle eut seulement droit à un petit regard furtif d’Avinie, dont toute l’attention était plutôt portée vers les images rouges que lui procurait l’autre bout du couloir, là-bas « aux urgences ».
Deux jeunes gens gémissaient de douleur sur un sol frais, quasiment à l’indifférence des personnels de ce service. Odjandi ne put supporter une telle scène. Elle s’agrippa fortement à l’épaule gauche de sa poutre de mari, des fourmis parcoururent l’intérieur de ses jambes, des gouttelettes d’eau couvrirent ses yeux et s’irriguèrent sur ses joues. Elle balbutia un mot, mais ses mâchoires ne purent s’ouvrir, le palais manquant de lubrifiant.
Le sang jaillissant des corps de ces jeunes, l’écume blanchâtre sur les lèvres, la bave des agonisants, les spasmes d’un cœur asphyxié, le sifflement sinistre du cardiogramme signalant une fin de vie probable, les cris de douleur fébriles, tout ceci avait immunisé ces personnels de santé et reflétait une certaine normalité dans leur univers, le « quotidien » de cette infirmière avec ses collègues. Ces gens des hôpitaux avaient tellement vu des vies se détacher, imperceptiblement, sournoisement et en un battement de paupières, des corps chauds, qu’il n’y avait plus rien de nouveau dans leurs murs froids. Seulement, la femme de Ngassala, formée à l’école de la sensibilité et de l’amour, rejetait cette normalité inhumaine, cette manière de traiter quelqu’un désormais sans défense.
Qu’est-ce qui était arrivé à ces deux blessés ? Ou plus exactement, pourquoi n’étaient-ils pas en salle d’observation ?
Il ne se trouvait personne pour répondre à ses interrogations.
Chacun allait plutôt de son narratif, tissé sur la base des bribes d’informations captées à la sauvette autour de soi, auprès des personnes qu’on avait trouvées sur place, avec des risques évidents d’édulcoration du message. Avec ce qu’il avait pu glaner autour de lui, il créait son cocktail et le servait au nouveau venu. Il se disait sous cape que les deux garçons étaient les rescapés d’un accident de la circulation. On murmurait également qu’ils ne présentaient pas de caution, c’est pourquoi ils poireautaient-là.
La vraie raison était donc la caution qui n’était pas versée par les deux mourants, dont aucun proche n’était visible à leur côté. Leur cas choquait plus d’un dans ce couloir de répugnance, des odeurs de viandes, de la haine, de l’indifférence, de la mort, de la révolte. L’électricité était dans l’air, et l’ire des visiteurs bien palpable. Chacun devrait-il, vociférèrent-ils contre les médecins, en quittant sa demeure le matin, prévoir une somme d’argent pouvant servir de caution en cas d’admission d’urgence dans une structure médicale, suite à un éventuel malaise ou accident dont il serait victime dans la rue ? En tout cas, les responsables de l’hôpital l’avaient décrété et les patients devraient suivre, ou plus exactement en pâtir.
À Okoumé, on subissait l’application de certaines lois dont on ignorait quand elles étaient prises. Les deux jeunes gens ensanglantés semblaient méconnaître cette loi et étaient donc condamnés à mourir, à s’en aller, à libérer la place qu’ils auraient usurpée sur la terre, la leur se trouvant bien évidemment ailleurs. Seul le Ciel, en pareilles circonstances, peut être celui qui les sortirait du trou dans lequel ils étaient tombés et qui se refermait progressivement et fatalement sur eux, si l’inaction des blouses blanches se prolongeait.
Le spectacle aux odeurs métalliques du sang conduit Avinie à penser à sa propre existence, à celle de sa fille. Une douleur thoracique se signala brusquement en elle. Elle fut prise de nausée et de vertige, et porta instinctivement sa main à la bouche pour ne pas expulser le contenu de ses entrailles. Ngassala lui évita une chute probable avec l’enfant, en lui offrant son corps. À leurs pieds, une Technicienne de surface s’échina à cette heure de la journée à nettoyer le carrelage du couloir, tout en évitant soigneusement de passer sa serpillière là où elle était nécessairement attendue.
— Laisse tomber, Okoumé est comme ça, madame. Ton regard et encore moins ta critique ne changeront rien à la situation de ces deux malheureux ni à la position rigide de ces infirmières et de leurs médecins. Bientôt, tu entendras que les corbillards sont venus assurer leur transfert vers un lieu beaucoup plus paisible, plus digne pour eux, un lieu dédié aux viandes faisandées comme les leurs.
La mère de Ndjiami-Oli sentit son sang gicler en elle, de savoir que la voix qu’elle venait d’entendre sortait de la gorge de son époux.
— Je ne t’imaginais pas aussi cruel et funeste, Ngassala ! Je tombe des nues. J’hallucine même. Comment, toi, père d’une fille malade, peux-tu souhaiter une telle chose à l’enfant de l’autre ? La mort est-elle un voyage avec un retour, même peu glorieux ?
— D’après toi, s’ils ne sont pas pris en charge là, que deviendraient-ils dans les minutes qui vont suivre ? Je ne souligne rien d’autre dans mon propos que la méchanceté et la dureté du cœur de l’homme. Si la prise en charge dans les hôpitaux paraît problématique, l’enlèvement d’un corps pour une maison de pompes funèbres ne l’est pas. Là-bas, aucune caution n’est exigée pour admettre un macchabée. Aussitôt informée, celle-ci dépêche son corbillard qui roule à tout casser comme s’il le faisait pour aller sauver une vie. Il conduit si vite pour gagner en temps et se mettre ensuite à la disposition de son service, dont le standard est régulièrement sollicité par des demandes de ramassage des corps dans les hôpitaux, les maisons, les rues, sur les plages, en brousse. Au moins, ce service et son employé ont compris leurs missions et leur raison d’exister : le business, et le cadavre, l’instrument de ce business, est roi. Mais le patient…
— Ce sont des comportements qu’il va falloir corriger et changer. Et c’est encore possible.
— Je pense qu’au lieu de souhaiter des changements, qui ne se produiraient jamais de notre vivant, nous devons plutôt avancer. Nous-mêmes ne savons pas encore le sort qui nous serait réservé après que nous aurons franchi cette énorme porte de consultations.
Dehors, le soleil chassait progressivement la brise matinale, et cela se voyait à travers les vitres qui suintaient. Et l’intérieur de l’hôpital enregistrait encore du monde. Les salles d’attente manquaient probablement d’espace pour les lève-tard.
Traits tirés, Odjandji jeta un ultime coup d’œil sur ce tableau maculé, avant de suivre son mari. Celui-ci frappa à la porte, caressa la poignée et poussa simultanément le battant. L’un après l’autre, ils pénétrèrent dans la salle, une salle sombre et archicomble. Ils balayèrent des yeux cette assistance compacte et bigarrée qui, comme un seul homme, figea un regard déstabilisant sur eux. Mais, ils ne furent point impressionnés par toutes ces paires d’yeux, qui les scannaient. Ils tournèrent la tête dans tous les sens, à la recherche d’un petit espace blanc, où ils poseraient leurs chairs devenues trop lourdes. Seulement, en voyant nombre de ceux qui étaient là avant eux, en position verticale, ils comprirent tout de suite qu’il n’y avait plus de places assises. Cela devrait être pénible pour Avinie de se tenir longtemps debout avec un enfant dans les bras, surtout qu’elle ne savait pas quand les consultations commenceraient et quand leur tour interviendrait. Sans se poser des questions, elle défit un morceau de son pagne et l’étala à même le sol. Elle se plia les jambes, cassa son corps et s’y assit, le dos appuyé contre le mur. Son geste n’émut aucune des personnes valides qui accompagnaient des patients adultes et occupaient imperturbablement des places assises, qu’elles auraient pu céder à ceux qui en avaient nécessairement besoin, comme Avinie et sa fille.
Ngassala hocha la tête, car il lui était donné là l’opportunité de relever encore une fois la déliquescence des valeurs de sa société. Il se rit de l’hypocrisie de ses contemporains dans cette érosion des mentalités et des comportements. Chaque individu injectait sa petite charge virale là où il évoluait et, après, il se plaignait des ravages que cela causait autour de lui. Dans sa société, personne n’était responsable de rien. Mais, il savait que, tout bien considéré, celle-ci avait besoin de ces hypocrisies sociales, sinon l’humanité serait une animalité primaire au cœur d’un monde réinventé.
Les parents de Ndjiami-Oli se fondirent dans ce climat glacial, au milieu de ces inconnus. Ils ne se considéraient plus comme les seuls membres du « club de mal-aimés de l’humanité », ceux que le diable avait décidé de maintenir sous son joug. Ils avaient retrouvé là, groupés en endroit, leurs homologues dans la souffrance. Le fait de le savoir et de partager une pièce avec un échantillon de cette société malade les revigora encore plus.
L’angoisse dans la salle augmenta au fur et à mesure que les aiguilles de l’horloge murale qui s’offrait à toutes ces âmes affligées traçaient de façon invariable leurs rondes, lesquelles rondes les rapprochaient, imperturbablement, de l’heure d’arrivée des maîtres des lieux et des consultations. D’ici là, ces hommes et femmes essayèrent de donner un contenu digressif à cette attente. Ils montraient tous des visages défaits et se parlaient presque en marmonnant, du moins pour ceux qui le pouvaient ou le souhaitaient bien évidemment. Ceux qui avaient donc opté pour la discrétion, tels que Ngassala et sa femme, n’étaient pas moins attentifs à ce que leurs amis d’infortune se disaient autour d’eux. Ils avaient des oreilles bien dressées, écoutant leurs voisins immédiats causer, donner les détails de leur vie personnelle, commenter leur état de santé ou celui du malade qu’ils accompagnaient.
Ils n’avaient pas, eux, le moral pour les commérages, même si cela pouvait les aider à oublier un tant soit peu le poids de leur charge. Mais, ils n’étaient pas pour autant privés des moyens de distraction ou d’information. La salle leur offrait des murs colorés, tapissés de posters mettant en exergue les prouesses de la médecine moderne, son impact positif sur les vies humaines. Les affiches de sensibilisation sur les maladies les plus emblématiques qui déciment l’humanité, en l’occurrence le paludisme, les maladies cardiovasculaires, le diabète, les cancers, le sida ou l’impétueux et terrifiant Ebola, occupaient une place de choix dans ce décor figé. Cependant, beaucoup d’entre eux trouvaient cette énumération incomplète. Ils auraient voulu voir figurer parmi ces fléaux de l’humanité, le plus pernicieux et le plus terrible d’entre tous : « la précarité sociale ». Car, il était celui qui leur infligeait en permanence le plus de dégâts dans les familles. S’il surgissait dans une famille, il anéantissait tous ses membres.
La salle des consultations extérieures dévoilait chaque jour presque le même spectacle, la même atmosphère morbide, la même puanteur de l’éther sulfurique et des odeurs corporelles, le même cérémonial, le même décor, cependant les acteurs, eux, pouvaient se succéder les uns aux autres quotidiennement sur le plateau. Il arrivait parfois que les mêmes acteurs se présentassent plusieurs fois de suite dans le mois si la thérapie prescrite avait montré son inefficacité, le diagnostic avait échoué, et le mal s’était montré encore plus tenace, plus cruel.
Ce sont souvent ces usagers, ravagés par le désespoir et le doute, parce que tenaillés par la maladie, qui ôtaient leur foi en la médecine moléculaire et allaient plutôt chercher leur salut dans des offres et des spéculations ancestrales ou spirituelles plus aguicheuses, afin de faire conjurer leur sort, en vue de sauver leur vie ou celle d’un proche. Guérir de son mal étant l’objectif visé. Mais, les voies empruntées et les moyens utilisés pour y parvenir importaient peu, pourvu que le visage rayonnât à nouveau et que le cours des choses, brutalement interrompu, repartît plus fort.
Les sages de Mbaya considéraient un malade sans espoir comme un individu qui se noie, et qui, avec une intelligence immergée, n’est plus capable de distinguer les images dans les profondeurs noires des eaux. Un tel patient, à qui l’au-delà, tendrait ses mains pour l’entraîner dans son obscurité éternelle, ne repousserait pas d’emblée l’offre du malin, qui promet de le délivrer du piège dans lequel il s’est fait prendre. Il n’hésiterait pas non plus à se fier aux discours perfides et trompeurs de nouveaux messagers de Dieu qui se signaleraient à lui. La république d’Okoumé suffoquait sous le poids de nombreux maux, comme la misère morale. Et ces charlatans avaient découvert-là un fertile terreau d’expression de leurs talents, de la mise en exergue de leur perfidie.
Ngassala et sa femme s’ouvrirent enfin aux autres, à leur sourire, participèrent au bal des ombres, ces ombres animées dont la promiscuité engendrait à la fois une étincelle de gaieté, de vie et d’espérance, ainsi que des attitudes de répugnance. Ils se sentaient parmi leurs semblables, dont certains présentaient des cas encore plus désespérés que le leur. Et on riait même sous cape de ces malades qui toussaient jusqu’à vouloir faire éclater leurs poumons. C’est la nature complexe de l’homme. La souffrance rit parfois de l’autre souffrance. Dans cette société okouméenne, l’individu était passé maître dans l’art de dominer ou de transcender son propre malheur par la dérision.
Avinie toucha le pied de son mari, debout à ses côtés. Il se courba et tendit son oreille vers ses lèvres remuantes.
— Tu es sûr que ces personnes autour de nous proviennent toutes des familles aisées ? fit-elle remarquer. Moi, j’en doute quand même.
— Pourquoi une telle question ?
Elle se fondait sur les aspects extérieurs de nombreux patients présents, à l’exemple de la mère de ce bébé aux yeux livides et plombés qui urinait sur ses accoutrements officiels. Ce qu’elle portait et ce qu’elle avait mis sur le corps de son enfant ne faisaient aucun mystère sur sa classe sociale et ses revenus. Ou de cet homme, en face d’elle, qui essuyait une mousse blanchâtre s’échappant de la petite bouche innocente de sa fille. Matière inerte. Ou encore, cette adolescente au regard fuyant, qui sortait discrètement son sein au téton brun pour nourrir son bébé, dont l’âge ne devrait pas excéder deux mois.
Avinie fit languir son époux qui attendait une réponse à son interrogation. Les pleurs et les gémissements des enfants lui faisaient penser à sa fille. Elle aurait voulu que les cris de Ndjiami-Oli pussent eux aussi être entendus de ces hommes et femmes sélectionnés par le sort. Alors qu’elle y pensait, un voile sombre se posa sur son esprit et sa vue, et tenta de s’en débarrasser avec son pagne. L’instant d’évasion terminé, elle revint en elle.
— On nous a longtemps fait croire que les prestations dans cet hôpital étaient onéreuses et qu’il n’était fréquenté que par ceux qui disposaient de gros moyens financiers.
— On a simplement eu tort d’avoir trop écouté les gens autour de nous.
Ngassala et Avinie arrêtèrent subitement de chuchoter et envoyèrent, comme toutes les autres personnes présentes dans la salle, leur regard vers la porte qui s’entrebâilla. Une silhouette féminine se dessina dans le rectangle, referma avec finesse le battant après elle, salua d’un ton chaleureux et aimable l’assistance qui le lui rendit presque à l’unisson. Comme par hasard, le couple sentit que la plupart des fronts autour d’eux se déplissaient et commençaient à s’égayer, et en écoutant leurs commentaires, il sut que la nouvelle entrante était une infirmière-majore, une sorte d’adjoint au médecin, exerçant dans ce service de consultations externes. La jeune dame disparut aussitôt dans une pièce attenante à la salle de prise de paramètres, et en ressortit, quelques minutes plus tard, vêtue d’une blouse blanche. Elle montra, par cette mue subite, qu’elle faisait partie des guêpiers, qu’Avinie redoutait tant. Elle s’installa devant un secrétaire en bois vernissé mesurant sensiblement deux cents centimètres de long et soixante de large. Silencieuse, elle commença à mettre à jour le registre de consultations. Peu de temps après, elle fut rejointe par ses collègues, qui la saluèrent et l’habillèrent d’épithètes et de superlatifs, le tout dans un climat bon enfant très caractéristique d’un bel esprit de groupe. Ils disparurent à leur tour dans la même pièce pour se changer, puis vinrent entourer celle qu’ils appelaient Majore Cathy.
L’activité dans ce service débutait généralement après de longues minutes de flottement, des va-et-vient parfois inutiles et déconcertants, des sourires naturels ou forcés, des éclats de rire, pour chasser, soutenaient-ils, la mauvaise humeur ramenée de la maison et détendre également leurs patients. Puis, dans l’instant suivant, ils prirent tous un air solennel et sérieux : la journée de travail s’ouvrit effectivement.
Cathy procéda à l’appel nominal des patients. C’était un des moments particuliers où chacun sortait son thermomètre et éventuellement les résultats des examens pour les anciens patients. Un carnet de santé mal tenu, le tableau vaccinal incomplet et l’enfant affichant des signes de malnutrition avérée donnaient tous les droits à l’infirmière d’éduquer son accompagnateur. Le but recherché par cette humiliation publique était de marquer les esprits, d’envoyer un message clair à l’endroit des parents irresponsables pour une prise de conscience de leur rôle. Toute l’assistance se tut donc, cessa de vivre un instant. Il se dégagea de ces visages momifiés une seule expression, un unique souhait : être reçu et quitter rapidement cet endroit avec le doux espoir de ne plus revenir. Chaque appelé se présenta devant la Majore Cathy pour un premier oral sur les raisons de sa visite et le paiement des frais de consultation. Elle se chargeait également de noter dans son registre les paramètres, tels poids, température, âge et taille, que lui communiqua une autre infirmière après avoir reçu celui ou celle qui faisait l’objet de la consultation. En fonction de l’âge ou de la pathologie, Cathy orienta le malade auprès du docteur Mathurin, le médecin généraliste, ou du docteur Luna Okari-épundu épouse Wèmami-Obi, la pédiatre.
La femme de Ngassala avait l’oreille bien tendue, les paupières dilatées et le visage posé tristement sur la jeune infirmière, qui appelait, écoutait et en même temps conseillait les personnes qu’elle recevait. Les battements de son cœur s’accélèrent brusquement lorsque la blouse blanche articula le nom de Ndjiami-Oli. Elle répondit à son appel, presque absente d’elle-même, se leva, se détacha du groupe et alla s’asseoir sur une chaise en face de Cathy, entourée de ses collègues. Cette position lui rappela bizarrement le jour de sa soutenance où elle avait guerroyé avec un jury étrangement impitoyable à son égard, mais, avec ses armes intrinsèques, elle avait pu lui faire face et obtenir son diplôme. Transportée dans ses souvenirs, elle ne put sentir qu’une bretelle de sa robe glissait de son épaule. Ngassala, qui se tenait debout à ses côtés, l’aida à la lui remonter. Mais son geste, quoique prompt, n’empêcha pas d’apercevoir au passage un soutien-gorge de la femme à la couleur et à la qualité équivoques.
À la demande Cathy, une infirmière vint arracher le bébé des mains d’Avinie pour la prise des paramètres. Ainsi lestée momentanément de sa charge, elle pouvait librement répondre aux questions usuelles de la Majore. Mais l’examen ne fut pas un exercice aisé pour elle. L’enfant ne possédait pas d’assurance maladie, ce qui aurait aidé à réduire significativement les frais de consultation. Elle exigea le paiement plein pot. C’était d’ailleurs une situation qu’ils avaient déjà prévue : le règlement intégral de ces frais. Les paramètres communiqués par l’autre infirmière n’attestaient rien de rassurant. Le tableau était sombre et alarmant. Cathy, qui en prenait connaissance, promena un regard de désappointement sur la fillette de de cinq lunes, sa mère et son père.
En femme souvent blessée et avertie depuis qu’elle visitait les milieux médicaux locaux, Avinie analysait toujours l’expression faciale de ses interlocutrices. C’était à partir de cette expression qu’elle entrevoyait les signes d’une éventuelle décharge sur sa personne. Elle développait une crainte à fleur de peau chaque fois que le hasard des circonstances la conduisait devant elles ; c’était la crainte d’être reprochée publiquement de négligence, de faire l’objet des questions embarrassantes et des propos dégradants et indigestes, comme ces infirmières savaient bien le faire quand un patient ou son accompagnateur irresponsable échouait dans leur ruche. Alors, là, elles se faisaient un réel plaisir à l’écraser, à le déshumaniser. Elles avaient beau porter des blouses blanches, cependant leur cœur manquait parfois de blancheur et d’humanité.
Voilà pourquoi Odjandji boudait ces nids de guêpes et d’alligators. Mais, avait-elle vraiment le choix ou non de les éviter ? Elle avait appris auprès de la grand-mère de son époux qu’un malade trouvait sa guérison ou s’éteignait aux mains d’un guérisseur. Ngassala et elle n’avaient ni le droit ni le devoir de faiblir et de garder leur enfant à la maison sans rien entreprendre pour tenter de la sauver. Par l’attitude qu’ils adopteraient, soit ils ramèneraient le sourire, soit ils introduiraient le malheur dans leur foyer, leur famille, leur village, leur clan. Ils en étaient conscients. Tenaces, ils s’étaient plutôt résolus à affronter la diversité, les piqûres d’insectes et les morsures de serpents, à la recherche d’un remède, ce quelque chose qui redonnerait vigueur et verdure à son bourgeon étiolé.
Seulement, Cathy ne voyait pas l’intérêt de faire comme les autres, en effarouchant davantage les parents de sa jeune patiente, qui étaient vraisemblablement déjà des proscrits de la société, au vu du tableau miteux qu’ils lui renvoyaient. Dans son métier, elle recevait au quotidien de nombreuses Avinie. C’étaient des femmes au bord de l’explosion mentale et du suicide, si tant était qu’on leur offrît une opportunité de réaliser leur rêve funeste. L’infirmière majore refusa d’en être ce vecteur qui conduirait facilement cette dernière aux portes de l’horizon infini.
Depuis là, Avinie observait cette infirmière, devenue subitement avare des mots sonores, impassible. Seuls, ses doigts dansaient au milieu des pages du carnet de santé de l’enfant. Mais son silence était déjà un langage, une parole, un mot, une désapprobation, une condamnation, peut-être. Oui, les éléments étaient réunis pour que cette jeune infirmière les clouât au pilori, elle et son époux, leur criât dessus, cela aurait été dans l’ordre des choses. Ils auraient entendu et accepté son déferlement contre leur personne. Avinie attendait avec une anxiété légitime qu’elle exprimât audiblement son mécontentement. Elle attendait d’elle un mot ou quelque chose comme un reproche, un blâme pouvant allègrement s’échapper de ses délicieuses lèvres roses. Les secondes s’écoulaient, mais elle ne leva toujours pas son front pour leur parler. Hurler sur eux, surtout sur elle, la mère de la fille, sur qui repose naturellement le suivi d’un enfant. Était-ce par mépris qu’elle ne souhaitait plus leur adresser la parole ? Avinie était encore plus touchée, plus écrasée par son silence.
Lentement, les muscles de sa poitrine perdirent leur pression systolique, quand Cathy rabattit le carnet et le confia à une de ses collègues, avec cette recommandation expresse de présenter de toute urgence le cas au médecin consultant. Les paramètres étaient tels qu’il fallait agir sans désemparer. Ndjiami-Oli-Dieu-Existe respirait par spasmes, incapable de pousser un cri, de refermer sa bouche, d’où se dégoulinait un liquide blanchâtre, celui que rejettent souvent les personnes agonisantes. L’infirmière-Majore ne fit aucun reproche, ni remarque, ni geste déplaisant à l’endroit de la dame et de son mari. Elle eut plutôt, à leur endroit, fait rarissime, des mots réconfortants et encourageants. Ils en avaient besoin pour tenir sur ce long chemin de la recherche de la guérison de leur fille.
La collègue de Cathy cogna faiblement à la porte du médecin, fit signe au couple de patienter un instant. Elle poussa délicatement le battant et y entra, seule. Elle en ressortit aussitôt et, avec un sourire éclatant, invita celui-ci à s’engouffrer dans le sanctuaire du médecin au prénom lunaire. Depuis son siège, le docteur Luna Okari-épundu décortiqua, silencieusement, d’abord, les paramètres et les antécédents médicaux contenus dans le carnet de santé. Quelques instants après, son visage changea soudainement de coloration et de traits, son corps s’enfonça dans le creux de son fauteuil et elle laissa tomber sa tête par-dessus le dossier. Puis, elle se redressa, avec un masque de mauvais jour. Le couple y décela des ennuis éventuels en perspective. Le médecin demeura pensif, poussa un petit soupir déceptif, pour se ressaisir. Ensuite, elle posa tour à tour, ses yeux cachés derrière une paire de lunettes au cadre doré, sur la mère et le père, qui baissèrent presque simultanément leurs fronts. Honteux. Coupables.
— Alors, qu’est-ce qu’elle a, votre fille ? Elle est dans cet état depuis combien de temps ? questionna-t-elle, posément et détendue.
Courageusement, Ngassala se mit à table et expliqua à partir de quand et comment la santé de sa fille avait commencé à dégringoler et à les intriguer. Il décrivit leurs différentes démarches avant d’arriver à Forêt Verte. Luna l’écouta attentivement, les doigts de sa main gauche autour de la bouche et du menton. À la fin de ce récit, elle demanda à la femme de déshabiller l’enfant et de l’installer sur le lit de consultation, placé dans un coin du bureau. Outre ce matériel, le cadre de travail de ce médecin ne présentait rien de luxueux ou d’extraordinaire. Un petit réfrigérateur ronflait imperceptiblement dans un coin. À la portée de sa main droite trônait une armoire métallique avec quelques compartiments vitrés, où l’on pouvait admirer la bonne disposition des dossiers et des bouquins sur la littérature médicale.
Les visiteurs de Luna savaient par leur expérience et culture générale que les pédiatres étaient connus pour leur pointillisme, leur minutie, leur rigueur lors de la consultation. Leurs remarques semblaient, cependant, plus feutrées, plus policées, mais non moins touchantes et déstabilisantes. Le pédiatre commençait presque systématiquement son examen par le carnet de santé, qui lui permettait de voir si les vaccins étaient à jour. C’était le nœud principal, duquel pouvait dépendre la qualité de l’ambiance entre lui et l’accompagnateur du malade. Le tableau vaccinal lui donnait une idée assez précise du niveau du devoir de ses parents. Il était redouté pour sa rigueur et son professionnalisme.
Le docteur Luna Okari-épundu n’en faisait pas exception.
Elle se détacha de son fauteuil et contourna sa table de travail. Le petit-fils d’Adjo remarqua qu’elle n’avait pas boutonné sa blouse médicale. Il aperçut sous celle-ci un corsage cristallin posé sur la partie supérieure du corps. Il y plongea un regard vicieux et plein de curiosité et se satisfit de voir que deux saillies pectorales, lourdes, savoureuses et orgueilleuses se baladaient lors des mouvements de l’arbre qui les portait. Il eut le sentiment qu’elles n’avaient jamais subi une trop grande avarie. Le corsage s’ajustait avec une jupe noire chic qui refusait de couvrir ses genoux, laissant ainsi apprécier sans frais aucun des jambes satinées et glabres à la sculpture régulière, ce qui était, à ses yeux, la résultante d’un entretien régulier et coûteux.
En plus d’avoir la science, elle était par-dessus tout une magnifique créature, d’une élégance raffinée et bouleversante. Elle se distinguait par une tête fournie, abondante et flamboyante. C’était le label de sa coquetterie, qu’elle tenait jalousement à préserver. Du reste, elle ne négligeait aucun détail de sa divine silhouette, de son univers corporel. Elle suggérait autour d’elle par son postérieur et sa démarche ondulante et onctueuse, ainsi que par les formes ragoûtantes de son arbre charnu, lesquelles formes faisaient frissonner les cellules de nombreux mâles. Elle notait que ceux parmi eux qui s’agitaient dans son voisinage manquaient diablement de courage pour lui demander de les aider à éteindre la flamme qui les dévorait de l’intérieur, ou que ceux qui osaient le lui déclarer pêchaient généralement par déficit de tact et d’artifices pouvant saupoudrer leurs vœux. Seule ou en compagnie de son époux quand elle le retrouvait le soir, elle riait des hommes, surtout de leur manque de romance et de poésie dans leur cour aux femmes.
Se tenant debout à une coudée d’Avinie, devant le lit d’auscultation, elle posa délicatement ses mains par endroits sur le corps de Ndjiami-Oli, appuya son abdomen, donna quelques coups sur ses genoux. Elle étira les paupières de chaque œil pour y rechercher les marques d’une éventuelle maladie. À l’aide d’une minuscule torche, tel un stylo, elle scruta les profondeurs de chaque oreille. Décidée à débusquer la petite bête qui embêtait la fille de Ngassala, elle appuya ses mâchoires et la bouche s’ouvrit : elle lorgna au fond de la gorge. N’y ayant rien découvert, elle orienta sa curiosité sur la tête. Et comme si elle était à la recherche des parasites, elle passa les doigts dans les cheveux de sa patiente. Elle ausculta ses poumons à l’aide d’un appareil, fureta entre les fentes des fesses. La plante des pieds, le dos et les mains complétèrent les actes de cet examen minutieux du corps de Ndjiami-Oli, au terme duquel elle retira du creux de ses oreilles les embouts auriculaires du stéthoscope, les passa autour de son cou, tandis qu’elle remit le capteur dans la poche gauche de sa chemise médicale.
— Merci, vous pouvez la rhabiller, madame, ordonna-t-elle, gracieusement, visage pensif, en rejoignant son fauteuil. Un pan de sa blouse frôla, au passage, un Ngassala admiratif.