Quand les lucioles s’arrêtent de briller - Willy Elphège Miabatoussa - E-Book

Quand les lucioles s’arrêtent de briller E-Book

Willy Elphège Miabatoussa

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Beschreibung

Quand les lucioles s'arrêtent de briller, premier roman de Willy Elphège Miabatoussa, retrace un pan de l'histoire congolaise, plus singulièrement la guerre civile du 18 décembre 1998. Un événement tragique qu'il a vécu, et qui l'a profondément marqué. Brazzaville, 1998, un an après la guerre dite du « 5 juin », nombre de gens continuent de pleurer leurs morts. Le climat social et économique s’est fortement détérioré. C’est dans ce contexte que Kouka et ses meilleurs amis, Cyr et Gildas, tentent de reprendre en main leur vie. Cependant, plusieurs événements viennent peu à peu perturber leur quotidien, commençant par l'infiltration de rebelles Ninjas dans la capitale congolaise.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Willy Elphège Miabatoussa

Quand les lucioles s’arrêtent

de briller

Roman

© Lys Bleu Éditions – Willy Elphège Miabatoussa

ISBN : 979-10-377-5342-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À la mémoire de Bienvenu Seholo « Petit père ».

Soutenir la paix contre la guerre, cela équivaut à soutenir la raison contre la folie.

Edmond Thiaudiere, La soif du juste

I

La pluie venait de s’abattre sur Brazzaville, mettant ainsi fin à plus de quatre mois de saison sèche. C’était le début du mois d’octobre, de l’année 1998. Dans le quartier populeux de Bacongo, cet événement fut à l’instar des années précédentes, accueilli dans le tumulte et l’allégresse. Dans les rues, on courrait s’abriter. Les vendeurs à la sauvette rangeaient leurs marchandises avec promptitude ; tandis que les jeunes enfants, en proie à une forte excitation, dansaient à la vue des grosses gouttes d’eau qui tombaient du ciel. À Bacongo, tout comme dans le reste de la ville, on aimait la pluie. On aimait sentir l’odeur de terre mouillée qui embaumait l’air ; on aimait entendre le fracas des gouttes d’eau, sur les toitures des maisons et les feuilles des arbres. D’aucuns affirmaient que cette sonorité leur facilitait le sommeil, et leur procurait une certaine volupté. Comme pour marquer le coup, ce jour-là, la pluie qui tombait abondamment était accompagnée d’un violent orage. Un tonnerre assourdissant retentissait par intermittence, la bourrasque faisait frémir les arbres du quartier, et quantité d’éclairs zébraient le firmament. Le long des trottoirs, des caniveaux déjà en piteux états se remplissaient à vue d’œil et déversaient leur contenu sur le sol.

Alourdi par ses vêtements gorgés d’eau, tenant dans ses mains sa paire de crampons, Kouka courait seul sous la pluie. Comme chaque dimanche après-midi, il venait de participer à un match de football avec ses coéquipiers. De peur d’être foudroyé par l’orage ou d’attraper froid, il décida d’aller s’abriter dans la boutique de Diallo, un commerçant malien installé depuis des années à Bacongo. C’était un homme d’une quarantaine d’années, tout au plus, et de très haute stature. Même Kouka, du haut de son mètre quatre-vingts, avait l’air d’un nain à ses côtés. Diallo racontait à qui voulait l’entendre, qu’il avait jadis fait partie de l’équipe nationale de basket malienne. Seulement, aucune preuve ne venait corroborer ses dires. En raison de son impressionnante taille, il était continuellement moqué par les habitants du quartier. Il avait, fort heureusement, le sens de la repartie, ainsi qu’un grand sens de l’humour. Il répondait alors que si les Congolais voulaient également avoir de grandes tailles, ils n’avaient qu’à consommer moins de manioc. Car selon lui, le manioc rendait sot et nuisait fortement à la croissance. Outre son physique hors norme, on était fasciné par sa maîtrise des chiffres et des individus. En effet, sans jamais prendre de notes, Diallo savait exactement qui, dans le quartier, lui devait de l’argent.

À l’intérieur de la boutique, deux clients assis sur un banc sirotaient tranquillement un jus d’orange et devisaient avec le commerçant ; lequel ne manquait jamais l’occasion de s’abreuver des petites histoires de voisinage. On disait de lui qu’il était mieux informé que les fins limiers de la police, car rien de ce qui se passait dans le quartier ne lui échappait. Comme la plupart des commerçants de proximité, Diallo faisait essentiellement de la vente au détail.

Des ribambelles de produits étaient disposés derrière son comptoir, qu’il ne quittait que très rarement. On y trouvait des boîtes de conserve, des accessoires divers, du pain et des boissons sucrées ; car en bon musulman qu’il était, le commerçant se refusait catégoriquement à vendre de l’alcool.

Kouka entra dans la boutique et salua tout le monde.

« Salut mon petit ! fit Diallo. Je vois que la pluie ne t’a pas loupé.

— C’est clair ! » répondit le jeune homme qui alla ensuite demeurer sur la véranda.

D’un air amusé, il voyait des passants subir les éclaboussures des voitures, et déverser sur les conducteurs des torrents d’injures. Puis, il retira son maillot de couleur blanche et noire. Il alla le faire sécher, sur la devanture de la boutique. Au dos de ce maillot était inscrit le numéro dix, comme celui du désormais célèbre Zinedine Zidane, qui, deux mois auparavant, avait remporté avec l’art et la manière, la coupe du monde de football avec l’équipe de France. Son maillot comportait également le nom de son équipe, créée quelques semaines après la fin de la dernière guerre civile, c’est-à-dire une année auparavant. À cette époque, Kouka et ses deux meilleurs amis, Cyr et Gildas, mus par une passion débordante pour le ballon rond, passaient le plus clair de leur temps sur les terrains de football de leur quartier. Bien plus qu’un délassement, ce sport était un exutoire qui le temps d’une rencontre, leur permettait de fuir la réalité d’un pays tombé en décrépitude. Ils baptisèrent leur équipe Bana Matsoua. Ce choix était loin d’être fortuit, car il faisait référence à l’endroit d’où ils étaient tous originaires, la célèbre avenue Matsoua.

Située en plein cœur du quartier de Bacongo, c’était l’une des avenues les plus animées de Brazzaville. Tout le monde se connaissait et s’efforçait de vivre en bonne intelligence avec le voisinage. Cette avenue devait son nom à un illustre personnage congolais, un certain André Grenard Matsoua. Cet homme, originaire du sud du Congo, fut l’un des principaux acteurs dans la lutte contre le colonialisme. Il avait créé, dans les années vingt, un important mouvement ayant pour but de venir en aide aux anciens tirailleurs, et de façonner les esprits des jeunes africains par l’éducation. Bien qu’il fût pacifique, ce mouvement, baptisé « l’Amicale des originaires de l’Afrique-Équatoriale Française », inquiéta fortement les autorités coloniales de l’époque. Elles organisèrent force répressions, à l’endroit des membres de cette fameuse Amicale, et Matsoua en fit rapidement les frais. Il fut jeté en prison au début des années quarante, et il y décéda, dans des circonstances peu ou prou mystérieuses. Nombre de ses ouailles choisirent de se regrouper au sein d’un mouvement religieux, que l’on appela « Matsouanisme ». Il n’était pas rare, de les voir déambuler de temps à autre dans les rues de Bacongo. Selon leurs dires, Matsoua – qu’ils avaient amplement hissé au rang de Messie – était tout sauf mort. Et un jour ou l’autre, il finirait par refaire surface.

En attendant la fin de la pluie, Kouka, qui se tenait toujours debout sur la véranda de la boutique, décida de se repasser en mémoire, les images de la journée qui venait de s’écouler. Le match de foot eut lieu au stade Ugos de Bacongo, à quelques encablures du grand marché Total, et il s’acheva sur la victoire de son équipe, Bana Matsoua. Il fut celui qui ouvrit le score, et Gildas vint donner le coup de grâce, en inscrivant un deuxième but de la tête. Le coup de sifflet final de l’arbitre arriva deux minutes après cette action, au grand dam de leurs rivaux de l’équipe Boma Nioka ; dont les membres étaient des jeunes issus des quartiers nord de Brazzaville. Des scènes de liesse avaient aussitôt embrasé le stade, et la foule en extase scandait les noms des deux héros du jour : Gildas et Kouka.

Malheureusement, les Boma Nioka, très mauvais perdants, provoquèrent une échauffourée dans les minutes qui suivirent. Tout se passa extrêmement vite. Attaqué par surprise, Gildas fut la première victime. La réaction de ses coéquipiers ne se fit point attendre. Ils se ruèrent sur leurs adversaires, et des coups d’une rare violence se mirent à pleuvoir. Du sport censé rassembler la jeunesse, on passa à une rixe dans laquelle le tribalisme – véritable fléau dans quantité de pays d’Afrique subsaharienne – s’immisça amplement. En sus des coups que les deux camps s’administraient, des insultes telles que « sales Laris » ou « sales Mbochis » fusaient çà et là. Les Laris, étant l’ethnie majoritaire dans les quartiers sud de Brazzaville, et les Mbochis, regroupés en grande partie dans le nord de la capitale congolaise.

Craignant d’être pris à partie, l’arbitre préféra prendre ses jambes à son cou, et les supporters les moins hardis lui emboîtèrent le pas. Les bagarres en fin de match, étaient pour ainsi dire monnaie courante. Toute dérobade était proscrite dans ce genre de situation. Il fallait se montrer pugnace. C’était avant tout une question d’honneur. Il y avait fort à parier que le match retour, qui se tiendrait cette fois-ci dans les quartiers nord, se terminerait de la même manière. Très souvent, la bagarre ne prenait fin qu’avec l’arrivée des forces de l’ordre ; lesquelles savaient user de moyens fort dissuasifs, pour faire cesser les hostilités. Et on s’en tirait certains jours avec quelques contusions. Mais de forces de l’ordre, elles n’en avaient que le nom. Il s’agissait en réalité d’anciens miliciens Cobras qui avaient participé à l’avènement du nouveau président de la République.

Au sortir de la dernière guerre civile, ils furent intégrés à la va-vite, dans les rangs de l’armée et de la police. C’était pour le gouvernement, une manière de donner à la communauté internationale, le gage d’une paix retrouvée dans le pays, avec la suppression progressive des milices. Mais la réalité était tout autre. Bien qu’ayant endossé l’uniforme, les miliciens se distinguèrent avant tout par leur indiscipline. Ils appartenaient pour la plupart à des groupes armés qu’on appelait « écuries » ; et commettaient fréquemment toutes sortes d’exactions.

Pour comble de malheur, ils étaient épaulés dans leurs turpitudes par des soldats angolais ; lesquels avaient permis au président de la République de porter le coup de grâce à ses adversaires durant la guerre. Depuis lors, nombre de ces soldats angolais, qui au demeurant ne s’exprimaient qu’en portugais, et n’étaient guère réputés pour leur mansuétude, demeuraient sur le sol congolais. Ils terrorisaient la population, au vu et au su du pouvoir en place qui leur avait donné un blanc-seing pour agir de la sorte. C’était en fait, une manière de les récompenser en nature, car l’argent faisait défaut. On appelait cela l’effort de guerre.

Ce jour-là, l’arrivée des forces de l’ordre coïncida avec le retour de la pluie. Armées de matraques, elles chargèrent les bagarreurs. Ce fut la débandade. Kouka alla trouver refuge, sous un camion stationné non loin du stade. Et pendant ce temps, ses coéquipiers couraient de toutes parts afin d’échapper à l’assaut. Quand il sortit de sa cachette, quelques minutes plus tard, le stade s’était entièrement vidé de ses occupants. Il n’y avait plus aucune trace des hommes en uniformes, ni même du reste des joueurs de son équipe. Il décida de rentrer chez lui, tandis que la pluie continuait d’arroser la ville.

Au bout d’une heure, on eut droit à une accalmie. Kouka récupéra son maillot, serra la main de Diallo et prit congé de lui. À mesure qu’il avançait, il constatait les dégâts occasionnés par l’orage. Çà et là, des rues étaient complètement submergées, des arbres étaient déracinés, des toitures avaient cédé, et les gens pataugeaient dans la boue. Il leva les yeux vers le ciel, qui paraissait toujours aussi menaçant. Il comprit qu’il ne s’agissait que d’un calme précaire. Tout donnait à penser qu’un autre orage était en préparation. Il lui fallait hâter le pas. Mais avant de rentrer chez lui, le jeune homme décida de faire halte chez maître Nzouzi. C’était le soudeur le plus réputé de Bacongo, et également le père de Cyr. Ce dernier s’était porté absent pour le match dominical. Ce n’était clairement pas dans ses habitudes. Kouka voulut donc, s’enquérir de la situation de son jeune ami.

Lorsqu’il ne s’entraînait pas avec ses coéquipiers, et qu’il n’était pas sur les bancs du lycée, Cyr qui comme Kouka était âgé de dix-huit ans écrivait des textes de rap ; un style musical qui avait progressivement damé le pion aux chansons locales, dans l’esprit des jeunes congolais. Dans ses textes, il brocardait le président de la République. Il abordait également, des sujets ayant trait à la déréliction des populations, au marasme économique et à la paupérisation grandissante dans le pays. Autant de thématiques qui contrastaient radicalement, avec celles véhiculées par les thuriféraires du pouvoir en place congolais. Cyr se définissait comme un poète de la contestation, et son plus grand rêve était de pouvoir un jour aller en studio d’enregistrement, pour donner corps à ses nombreuses chansons. Sa détermination était d’autant plus grande, qu’à des milliers de kilomètres de Brazzaville, en France plus précisément, un collectif de rap, dénommé Bisso na Bisso faisait florès.

La singularité de ce collectif, était qu’il était exclusivement composé de jeunes originaires du Congo. Cyr s’identifiait à eux, et espérait secrètement suivre leurs traces. Et en attendant que son heure n’arrivât, il continuait de peaufiner sa prose et répétait fréquemment au centre culturel Sony Labou Tansi, en compagnie de plusieurs artistes du coin. Quant à son père, dont le savoir-faire était notoire, il passait ses journées dans son atelier. L’accès y était strictement interdit. Toutefois, Kouka, auréolé du statut de meilleur ami de Cyr, eut un jour l’immense honneur d’y pénétrer. Il en savoura chaque instant. Maître Nzouzi lui fit revêtir pour la circonstance, la panoplie du parfait soudeur : un masque visant à protéger ses yeux des étincelles, des gants et un tablier en cuir. Mais le vieil homme se garda bien de lui laisser manipuler l’électrode.

En pénétrant dans l’atelier ce jour-là, Kouka fut d’abord frappé par la forte odeur qui s’exhalait des métaux fondus, et qui agressait les narines. Il demeura ébaubi par la dextérité avec laquelle, maître Nzouzi maniait l’électrode de son poste à souder. Chacune de ses actions provoquait d’importantes étincelles. Il n’y avait pas l’ombre d’un doute, que le soudeur serait devenu aveugle depuis fort longtemps, s’il ne portait pas de masque de protection. Bien que son atelier et son domicile fussent situés dans la même parcelle, maître Nzouzi ne regagnait sa maison qu’en fin de journée. Pour alléger sa charge de travail, il était secondé depuis peu de temps par un apprenti, fraîchement arrivé du village.

Kouka arriva devant le domicile de son ami Cyr. Comme il était près de sonner au portail, quelque chose de fort ahurissant se produisit. Un 4x4 noir aux vitres teintées arriva à toute vitesse, et vint se garer gauchement devant la clôture, manquant de le renverser au passage. Cinq hommes cagoulés, et lourdement armés, descendirent du véhicule. Ils ne portaient pas d’uniformes, mais le 4x4 dans lequel ils étaient arrivés ressemblait fortement à ceux des membres de la garde présidentielle ; ce qui n’était clairement pas de bon augure. Quatre de ces hommes pénétrèrent en courant dans le domicile de Cyr, tandis que le cinquième, Kalachnikov en main, alla faire sentinelle devant le portail. C’était un homme d’une stature similaire à celle de Diallo, autrement dit un géant ; à cette différence près, qu’il était bâti comme un athlète. Un vrai soldat.

De son visage, on ne distinguait que ses yeux, le reste était enfoui sous la cagoule. Il lança un regard noir à Kouka, qui fut saisi de terreur et se figea sur place. Puis, d’une voix rauque, il l’apostropha : « Dégage de là abruti ! »

Kouka ne se le fit pas dire deux fois. Il rejoignit en courant, la foule de badauds qui s’était agglomérée sur le trottoir d’en face. Une rumeur commençait à se répandre. Les gens étaient stupéfaits, et se perdaient en conjectures. Cependant, personne ne semblait avoir d’information pertinente à divulguer. Tout à coup, Kouka reconnut au milieu de cette cohue une silhouette familière. Imperturbable, le visage sévère, Gildas assistait également à la scène. Kouka fut bien aise de constater qu’après la bagarre au stade Ugos, les forces de l’ordre ne l’avaient pas interpellé. Gildas était le plus taciturne de ce trio inséparable, et aussi le plus consciencieux. Il était celui qui rappelait ses deux copains à l’ordre, lorsqu’ils se dissipaient, surtout quand il s’agissait d’apprendre leurs leçons. Les trois jeunes hommes, qui se connaissaient depuis leur plus tendre enfance, étaient liés par une amitié fraternelle. Et ils savaient compter les uns sur les autres, en cas de problème.

Gildas aperçut Kouka qui lui faisait des signes de la main. Il s’empressa d’aller le rejoindre.

« Qu’est-ce que tu fous là ? demanda-t-il, je croyais que les Cobras t’avaient embarqué.

— Tu rigoles ! répondit Kouka. J’avais réussi à trouver une bonne cachette. Je suis resté planqué jusqu’à leur départ.

— Pareil pour moi. Quand ils ont commencé à matraquer, j’ai sauté dans les herbes à côté du stade.

— Et où sont les autres ?

— Aucune idée. Sinon, tu sais ce qui se passe ici ?

— J’allais te poser la même question, dit Kouka d’une voix inquiète. Mais si les hommes de la Présidence sont là, c’est que c’est grave. »

À l’intérieur de l’atelier, le bruit du poste à souder s’était arrêté, et des éclats de voix se faisaient entendre. Il s’ensuivit un long moment de silence. Au-dehors, la foule qui s’était agrandie retenait son souffle. Finalement, les quatre hommes sortirent de l’atelier, braquant leurs armes sur Cyr, qui marchait les deux mains posées sur la tête. Le regard atone, il semblait à première vue ne pas vouloir opposer de résistance. Flanqué de son apprenti, et tenant son masque de travail à la main, maître Nzouzi regardait son fils s’en aller avec les éléments de la garde présidentielle. L’impuissance pouvait se lire sur son visage, et aucun son ne semblait vouloir s’échapper de sa bouche.

Après avoir installé Cyr à l’arrière, les cinq hommes grimpèrent prestement dans le véhicule, qui démarra sur les chapeaux de roue, sous le regard ahuri de Kouka et Gildas. Leur copain venait de se faire enlever, et il courait probablement vers une mort certaine.

« Mais c’est quoi ce bordel ? s’écria Kouka.

— J’en sais rien mon gars ! répondit Gildas, qui baissait les yeux, mais c’est terrible. »

D’abord timides, les bourdonnements de la foule se firent plus intenses. Chacun éprouvait le besoin de commenter la situation. Pour les uns, il s’agissait indubitablement d’un règlement de compte. Les autres pointèrent du doigt les textes de rap de Cyr, ouvertement hostiles au président de la République. « Cette musique n’apporte que des emmerdes ! » lâcha quelqu’un dans la foule. Exaspérés par ces bavardages, qui à leurs yeux étaient inopportuns, révoltés par le drame auquel ils venaient d’assister ; les deux amis fendirent la foule et s’en allèrent.

« Attends ! dit Gildas d’une voix triste. Tu ne penses pas qu’on devrait rester avec maître Nzouzi ? Il aura besoin de notre soutien, surtout si…

— Tu as raison, interrompit vivement Kouka, qui manifestement ne souhaitait pas entendre la suite de la phrase. Mais je pense qu’on devrait lui laisser le temps de bien digérer la situation. Nous reviendrons le voir plus tard.

— D’accord ! Partons d’ici maintenant. »

Les deux amis marchèrent longtemps sans s’adresser la parole, courroucés par cette situation calamiteuse, mais loin d’en être étonnés ; étant donné que depuis la fin de la guerre civile, les populations brazzavilloises étaient en butte aux arrestations arbitraires et aux enlèvements. Mais pour des raisons de sécurité, on s’échinait à ne rien laisser paraître en public, car on pouvait payer au prix fort, une contestation trop ostensible. Cela faisait partie de la normalité d’après-guerre. Les hommes en armes faisaient la pluie et le beau temps. Il fallait s’y faire. Quelques mètres plus loin, Kouka remarqua une banderole suspendue à la devanture d’une boutique, sur laquelle on pouvait lire « Plus jamais ça ! » en référence à la guerre. Il s’arrêta pour la contempler. D’ordinaire, cette phrase suscitait en lui l’espoir, mais en de telles circonstances elle devenait incongrue. Il poussa un soupir, après quoi il détourna son regard de la banderole, et poursuivit sa marche. Bien que ne sachant de quelle manière il comptait s’y prendre ; il prit la ferme résolution de tout mettre en œuvre, pour sortir Cyr de ce mauvais pas. Il ignorait toutefois qu’il n’était pas au bout de ses surprises.

II

La nuit était tombée, et l’avenue Matsoua était irradiée par la lumière des lampadaires. Comme chaque dimanche soir, l’ambiance était festive et une impressionnante foule convergeait vers l’avenue. Tout le monde était d’humeur joviale. Des senteurs de grillades emplissaient l’air, et les Ngandas – c’était par ce nom, qu’on désignait les estaminets qui pullulaient dans Brazzaville –, diffusaient dans une cacophonie totale, les chansons congolaises du moment. En raison de l’important flux de circulation des Cent-Cent, c’est-à-dire les taxis collectifs, un concert de klaxon faisait également partie du paysage sonore. Mais un incident vint tout gâcher, en un rien de temps. Toutes les lumières venaient de s’éteindre, Bacongo était subitement plongé dans l’obscurité, et la musique des Ngandas s’était tue. Une clameur se répandit immédiatement dans tout le quartier. Les gens se mirent à pousser des cris d’orfraie et, à se répandre en injures ; lesquelles étaient destinées avant tout aux autorités publiques, et à la Société Nationale d’Électricité. On venait une fois de plus de subir un délestage électrique. Redoutés de tous, les délestages arrivaient fréquemment et toujours inopinément, faisant retomber la population dans une vie rustique, avec toutes les privations que cela comportait. Ils pouvaient durer des minutes, des heures, des jours et parfois des semaines, c’était fort aléatoire. Et on se contentait de dire simplement que « le courant est parti ! »

Au-dehors, la lueur des réverbères avait fait place à celle des lampes-tempête, qui se mêlait à son tour à celle des lucioles. Ces petites bestioles luminescentes foisonnaient dans le quartier, mais on ne se rendait réellement compte de leur présence, qu’au moment des délestages. On les voyait alors scintiller avec ardeur, comme si elles eussent voulu profiter de leur instant de gloire. Par bonheur, le délestage ce jour-là fut de courte durée. L’électricité fut de nouveau opérationnelle au bout d’un quart d’heure, tout au plus. Une autre clameur retentit, et cette fois-ci, elle était empreinte d’exultation. On eût dit que le Congo venait de remporter la Coupe du monde de football.

Quelques minutes après le retour de l’électricité, on assista à l’arrivée de personnages inénarrables : les Sapeurs, adeptes de la SAPE, la Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes. Ces prosélytes des grandes marques de vêtements occidentaux profitaient chaque soir de la lumière des lampadaires, pour parader crânement sur l’avenue Matsoua, organisant régulièrement des défilés de mode, devant une foule bigarrée et en extase. Ce soir-là, ils furent près d’une quarantaine à prendre d’assaut l’avenue. Presque aussitôt, ils se lancèrent – comme ils savaient le faire –, dans une joute oratoire, parlant avec morgue de leurs vêtements, prétendus hors de prix. Chaque protagoniste avait un langage gestuel dithyrambique, et voulait montrer par-dessus tout qu’il n’était pas un « Ngaya », autrement dit, quelqu’un dont les vêtements étaient passés de mode. Par-ci, par-là, on entendait des éclats de voix, la foule exultait et applaudissait à tout rompre. L’avenue Matsoua prenait alors des allures de théâtre burlesque. Dans ce pays exsangue, où la plupart des habitants tiraient le diable par la queue, le spectacle offert par ces cabotins était en quelque sorte salutaire. Il permettait aux gens de se délasser, et d’oublier le temps d’une soirée les tracas du quotidien.

Les sapeurs, comme nombre de jeunes de Bacongo, caressaient le rêve de s’installer à Paris, la Ville lumière, la capitale de la Sape. D’après eux, l’herbe y était forcément plus verte. Ils en parlaient avec passion du matin au soir. Ils confrontaient leurs connaissances, qui se résumaient essentiellement, aux principaux sites touristiques tels que la tour Eiffel, l’Arc de Triomphe et les Champs-Élysées ; ainsi qu’aux endroits fréquentés par la communauté congolaise de France, comme le célèbre quartier de Château-Rouge, dans le 18e arrondissement. Quoi qu’il en soit, ces discussions étaient houleuses. Les sapeurs disaient fréquemment que « Mourir sans voir Paris était un péché ! » Et cette maxime, qui aurait pu provoquer l’ire du Pape Jean-Paul II en personne, tant elle était blasphématoire, en disait long sur le fanatisme de ces singuliers personnages. Cette envie irrépressible de partir à l’aventure, de s’échapper de la misère du pays, et de goûter à cette vie de rêve, était exacerbée par les récits que leur narraient des proches, installés au pays du général de Gaulle : ces Congolais de la diaspora qu’on appelait « Parisiens ». Chaque fois que l’un d’entre eux venait en vacances au pays, il était adulé et faisait l’objet de grandes discussions.

Dans le quartier, il y avait également quelques « Parisiens refoulés ». C’étaient des Congolais qui avaient réussi à se rendre en France, après de dangereuses pérégrinations, en passant par l’Afrique du Nord et la méditerranée ; mais qui furent très vite expulsés du territoire français, pour défaut de titre de séjour. Ceux-là demeuraient reclus chez eux, submergés par la honte d’avoir échoué. Puis, il y avait ceux dont on ne parlait que très peu ; ceux qui étaient partis, mais n’avaient plus jamais donné signe de vie ; ceux pour qui le rêve de rejoindre l’Eldorado européen avait viré au cauchemar. Engloutis par la méditerranée, assassinés en cours de route par des passeurs peu scrupuleux, tombés entre les mains de trafiquants d’êtres humains, nul ne savait à proprement parler ce qu’ils étaient devenus. Ils avaient tout simplement disparu.

Se tenant debout à une centaine de mètres, une cigarette à la bouche, Victor considérait avec amusement le spectacle qui se déroulait sur l’avenue Matsoua. Il portait des mocassins éculés, un pantalon en laine défraîchi et une chemise à carreaux bon marché ; un accoutrement qui était incontestablement aux antipodes de celui des sapeurs. Il regarda sa montre et poussa un soupir d’agacement, son rendez-vous était manifestement en retard. Il piaffait d’impatience. Il tourna de nouveau son regard vers la foule, dont il percevait les cris inextinguibles et les applaudissements. Soudain, son attention fut captivée par une jolie jeune femme d’une bonne vingtaine d’années qui passait devant lui. Elle était vêtue de manière suggestive, et un parfum aux arômes fruités et sucrés, extrêmement sensuel, s’exhalait de son corps. Elle était grande et plutôt bien en chair, exactement comme il les aimait. Victor était sous le charme. Il se mit à la lorgner sans modération. Ses yeux se fixèrent d’abord sur sa robe moulante, qui mettait en évidence des formes très généreuses. Elle portait des chaussures à talon noires, que venaient compléter des mollets longs et charnus ; ce qui lui donnait une certaine élégance. Elle passa devant lui sans même daigner le regarder, puis alla faire le pied de grue à une dizaine de mètres. Elle semblait attendre quelqu’un.

Victor commença à se torturer l’esprit, se demandant s’il devait l’aborder ou la laisser s’en aller. Il opta pour le premier choix, une attaque frontale. Après tout, qu’avait-il à perdre ? L’ambiance s’y prêtait largement. Étant donné que l’avenue Matsoua était également un lieu de rencontres galantes, surtout durant la nuit. Avant de s’engager, il regarda autour de lui. Outre les sapeurs qui continuaient de se déchaîner, de jeunes femmes se faisaient aguicher, et des couples déambulaient en toute discrétion. Tous ces détails achevèrent de le convaincre. Il fallait agir vite, avant qu’un joyeux luron ne le devançât ; car une pareille beauté ne restait pas seule bien longtemps. Victor inspira une bonne bouffée de sa cigarette, jeta le mégot, et s’élança sur sa proie, à la manière d’un rapace. Comme il s’avançait vivement vers elle, une voix rocailleuse le stoppa et le fit se retourner : « Laisse tomber mon frère ! C’est pas une meuf pour toi. »

L’homme qui venait d’arriver devait avoir le même âge que Victor, c’est-à-dire entre vingt-cinq et vingt-six ans. Il était petit, trapu et vêtu aussi modestement que lui ; à cette différence près, qu’il portait une casquette et une paire de lunettes de soleil. Selon toute vraisemblance, il semblait soucieux de masquer son identité.

« Ah, c’est toi, Makila ! Tu es en retard. Ça doit faire une heure que je t’attends. Où t’étais passé ?

— Désolé, mais je devais attendre qu’il fasse complètement nuit. Tu sais bien que personne à Bacongo, ne doit savoir que je suis là. En plus, je suis arrivé à temps pour t’éviter de faire une connerie.

— De quoi tu parles ? fit Victor.

— De la meuf que tu t’apprêtais à draguer. Elle n’allait t’apporter que des emmerdes, crois-moi sur parole.

— Sois plus clair, je ne te comprends toujours pas !

— Je vais tout te dire. »

Makila se mit à brosser un portrait circonstancié de la jeune femme ; laquelle se prénommait Prisca. C’était une ribaude notoire, qui courait toutes les soirées mondaines de la capitale, où elle faisait perdre la tête à tous les hommes. Elle affectionnait particulièrement, ceux qui appartenaient au pouvoir en place ; car ils avaient les poches pleines, et pouvaient ainsi subvenir à ses besoins démesurés. Elle avait été le « deuxième bureau » de nombre d’entre eux. On la disait même responsable, d’une altercation récente, entre un ministre et un haut gradé de l’armée, dans un restaurant du centre-ville. Pour obtenir ses faveurs, les deux hommes qui étaient pourtant mariés, et d’un certain âge, en vinrent à se bagarrer comme des chiffonniers. Makila ajouta qu’en sus de sa réputation de croqueuse d’hommes, elle avait, d’après les ouï-dire, contracté le virus du Sida. « Et puis, malade ou pas, n’oublie pas que toi et moi, n’avons pas le droit de nous approcher des femmes », conclut-il. Victor qui continuait de dévorer Prisca des yeux peinait à masquer sa déception. Il poussa un soupir et dit : « C’est bon, je laisse tomber ! »

Puis il pria Makila, de lui dire d’où il tenait toutes ces informations. Celui-ci lui rappela qu’il était natif de Bacongo. « Dans le quartier, tout se sait ! » fit-il. De plus, il connaissait personnellement le frère aîné de Prisca, un certain Miangou, avec qui il avait apparemment quelques comptes à régler. Il emmena ensuite Victor, dans un Nganda éloigné de l’avenue Matsoua.

Les deux hommes prirent place dans un coin reculé, à l’abri des regards indiscrets. Ya Marius, le tenancier, tout sourire, vint prendre leur commande. Victor le regarda avec méfiance, et refusa de lui adresser la parole. Makila sourit, et lui suggéra de se détendre. Il lui fit comprendre qu’il avait choisi ce lieu à dessein. « Ya Marius fait partie des nôtres ! » ajouta-t-il. Victor parut rassuré. Il consentit à prendre un jus d’orange. Makila se contenta d’un verre d’eau. Toujours coiffé de sa casquette, il promena son regard dans le Nganda, qui n’était guère rempli. Il y avait à peine une poignée de tables d’occupées. À quelques mètres d’eux, cinq hommes sirotaient de la bière et, chantaient à tue-tête les chansons jouées par le DJ. Il ne faisait aucun doute que l’alcool commençait déjà à les enivrer. Un peu plus loin, un couple conversait en toute discrétion. Vu leur apparente différence d’âge, car l’homme semblait largement plus âgé que la jeune femme, tout donnait à penser qu’il s’agissait d’une relation extraconjugale. En effet, les vrais couples fréquentaient peu ce genre d’endroits. « Je pense qu’ici on sera tranquilles pour discuter ! fit Makila, qui semblait satisfait par ce qu’il voyait autour de lui. Alors, tu as du nouveau pour moi ? demanda-t-il. »

Victor répondit par l’affirmative. Il lui fit aussitôt part de l’arrestation de Cyr, le fils de maître Nzouzi ; donnant force détails, sur la manière dont les choses s’étaient déroulées. Car il avait assisté à toute la scène. Makila fut perturbé par cette nouvelle, qui tombait selon lui, au plus mauvais moment. Victor ajouta que pour l’heure, nul ne pouvait dire exactement, quel sort les hommes de la Présidence réservaient à Cyr. Dans l’hypothèse la plus favorable, il était retenu dans quelque prison insalubre de Brazzaville ; au pire, il était mort, et son cadavre avait été jeté comme il était d’usage, dans les eaux du fleuve Congo, pour servir de repas aux crocodiles.

« J’espère que c’est la première option ! dit Makila d’un air angoissé. Sinon, il y en a un qui va pas être content.

— Je veux bien te croire ! Je n’aimerais pas être là, quand on lui dira que son petit frère a été arrêté.

— C’est clair. Mais on doit quand même le prévenir. Je lui enverrai un message dès demain matin. »

Victor opina du chef.

« Et concernant la liste ? reprit Makila.

— Elle avance bien. Elle sera bouclée dans quelques semaines.

— C’est parfait. J’ai eu des nouvelles des autres. Ils vont peut-être tenter un truc demain. Ils se rapprochent. »

À cette nouvelle, Victor sourit et se frotta les mains. Il déclara qu’il avait hâte d’en finir, car la situation à Brazzaville devenait tendue. Makila acquiesça, puis il le pressa de rentrer ; car la police, comme chaque soir, n’allait pas tarder à installer les checkpoints. Ils se levèrent et s’en allèrent chacun de leur côté.

Makila évita soigneusement de passer par l’avenue Matsoua, où la fête continuait de battre son plein. Il préféra emprunter les rues adjacentes, moins éclairées et complètement désertes. Au détour de l’une d’entre elles, il eut la forte impression d’être suivi. Il s’arrêta et scruta par-dessus son épaule, mais ne vit personne. La rue était déserte et noyée dans l’obscurité. À l’évidence, cette partie du quartier était frappée par un délestage. Il voulut poursuivre son chemin, quand soudain, un bruissement le fit tressaillir. « Qui est là ? » demanda-t-il d’une voix impérieuse. Personne ne répondit. Cependant, une silhouette tapie derrière un arbre, commença à s’agiter et s’avança en titubant. Il s’agissait d’un homme, dont Makila n’arrivait pas à distinguer le visage du fait de l’absence de luminosité. « Ce n’est que moi ! » dit cet inconnu d’une voix nasillarde.

Il ne fallut qu’une fraction de seconde à Makila, pour reconnaître la voix de Luchana, un buveur impénitent, qui arpentait les rues de Bacongo. Son cas était tellement critique, que peu de personnes pouvaient se vanter de l’avoir déjà vu, autrement qu’en état d’ébriété. Pourtant, il fut une époque, où c’était un homme respectable. Il travaillait comme comptable dans une grande entreprise de travaux publics, sur la place de Brazzaville. Sa vie bascula, le jour où il fut frappé par un licenciement économique. Son épouse le quitta sans gêne aucune, dans les jours qui suivirent. Elle alla s’enticher d’un homme riche, membre du parti au pouvoir. Voilà comment Luchana, dévasté, jeta son dévolu sur l’alcool.

Il reconnut à son tour Makila, et lui dit : « Ah… mais… c’est toi ! Ça fait longtemps qu’on ne t’avait pas vu dans le coin. Ta mère sait que tu es revenu ? » Il était, comme à son habitude, complètement ivre. Il n’empêche que ses questions, entrecoupées par des hoquets, étaient d’une précision déconcertante. Makila était éberlué. Luchana, dont les vêtements étaient puants, s’approcha davantage de lui et dit :

« Tu peux me payer une bière ? Comme ça, tu me raconteras ce que tu deviens. »

D’un air contrarié, Makila lui opposa un refus catégorique, prétextant qu’il était pressé. Mais l’ivrogne, tenace, le prit par main, et réitéra sa demande, en parlant de plus en plus fort : « Allez, juste une bière, s’il te plaît ! » fit-il. Puis, il fondit en larmes, sous le regard ébahi de Makila. Ce dernier, ne tenant pas à être vu par qui que ce soit, commença à s’inquiéter ; d’autant que des voix commençaient à se faire entendre dans les maisons environnantes. De guerre lasse, il finit par céder aux caprices de l’ivrogne, pour l’empêcher d’alerter tout le quartier. Il posa sa main sur son épaule, et lui dit :

« C’est bon, calme-toi ! Tu vas l’avoir ta bière. Repartons sur l’avenue Matsoua.

— Je te suis, dit Luchana, dont le ton s’était brusquement adouci. Je commençais vraiment à avoir s… »

Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase, car il venait de s’écrouler sur le sol. Rapide comme l’éclair, Makila venait de lui enfoncer à deux reprises son poignard en plein cœur. Il murmura ensuite entre ses dents : « Désolé soûlard ! Mais je suis trop près du but, pour prendre le risque de tout gâcher. » Après quoi, il se baissa, essuya la lame de son poignard sur les vêtements de l’ivrogne qui gisait sur le sol, et s’en alla en courant.

 

 

 

 

 

III

 

 

 

La sonnerie du réveil tira Kouka de son sommeil. D’un geste long, il saisit le petit appareil, l’arrêta et s’affala derechef sur son lit. La chambre baignait dans la pénombre, et n’était éclairée que par les quelques rayons de soleil qui filtraient à travers les rideaux. Ce jour-là, Kouka se réveilla de très mauvaise humeur, car sa nuit fut peuplée de cauchemars. Allongé sur son lit, les mains posées sur sa nuque, il fronçait les sourcils et tentait de chasser les images indicibles, qui continuaient de défiler dans sa tête. Puis, il s’aperçut qu’il avait dormi sans déployer sa moustiquaire. Il soupira, car cet oubli était impardonnable, compte tenu des conséquences qu’il pouvait engendrer ; notamment vis-à-vis des moustiques, qui chaque soir s’introduisaient subrepticement dans sa chambre. Comme la plupart des gens, Kouka abhorrait ces bestioles assoiffées de sang, qui provoquaient le paludisme, première cause de mortalité dans le pays.