Que les Douze nous protègent - Mary Van Lieff - E-Book

Que les Douze nous protègent E-Book

Mary Van Lieff

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Beschreibung

« As-tu déjà rêvé d’une seule et même personne, et cela pendant des années ? — Je ne crois pas, non, répondit-il, un peu inquiet tout de même. — Je suis victime d’un phénomène peu banal, grand-père. Depuis de nombreuses années, je rêve d’un jeune homme, du même jeune homme. — Toujours le même ? demanda le grand-père à la jeune fille, tel un médecin à son patient, espérant avoir déjà observé ces symptômes auparavant, il cacha son trouble. — Oui, exactement. »


À PROPOS DE L'AUTEURE


Bercée depuis toujours par les histoires peuplées de créatures imaginaires et admirant les œuvres de Fantasy Art, Mary Van Lieff brûlait d’envie, un jour, de coucher sur papier les aventures de Sinsaï et de Donovan. Aujourd’hui, après presque dix années à l’écrire et à le corriger, elle concrétise son rêve, le jardin secret qu’elle cultive depuis son enfance.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Mary Van Lieff

Que les Douze nous protègent

Roman

© Lys Bleu Éditions – Mary Van Lieff

ISBN :979-10-377-6398-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À ma fille, ce merveilleux petit monde

À la fin, tout s’arrange mon enfant.

Si ce n’est pas le cas, alors dis-toi que ce n’est pas la fin.

Chapitre 1

Le réveil sonne. Il est 7 h 30 du matin. Je suis haletante, entre rêve et éveil, je tends le bras pour éteindre ce maudit appareil qui m’a extirpée de mon si doux rêve. Ses yeux, son sourire, c’est si dur de devoir l’abandonner et de faire semblant de vivre. Vivement que je me rendorme, que je le retrouve.

On est mardi, le 10 octobre je crois. Dans une semaine ça fera deux ans que Blacky, mon chat, est mort. Triste anniversaire. De ma chambre, dont j’ouvre les volets en bois, j’observe sa tombe, située au fond du jardin, un mur de briques orange en guise de stèle. Pas un nom, pas une fleur. Juste quelques cailloux empilés, comme on empile le chagrin dans sa tête. Le jardin semble ne pas se réveiller, les feuilles mortes ont fini par étouffer sa gaieté. Triste automne. Deux ans que le poison a endormi son cœur, deux ans que le mien est déchiré. Tant que je vivrai, il vivra, me suis-je toujours répété. Lui aussi m’a dit que Blacky pensait à moi.

Je file dans la salle de bain tout en ancrant dans ma mémoire ce qu’il m’a dit dans mon rêve, les gestes qu’il a faits, les expressions de son visage, quand je lui ai dit que je l’accompagnerai, quand je me suis accrochée à son bras, alors qu’il faisait claquer les rênes sur le dos de son cheval et que sa voiture partait. Il a toujours eu cet air ironique et assuré avec moi, comme s’il savait que rien de ce qu’il pourrait dire ne me vexerait. C’est comme si je le connaissais depuis toujours, et toutes les nuits il vient dans mes rêves, me parle de ses voyages, des chansons qu’il a écrites pour moi, il semble vouloir donner un sens à ma vie.

Sur le mur de ma chambre sont accrochés deux masques égyptiens, l’un doré, l’autre couleur bronze. J’y retrouve toute la douceur de son regard, la paix qui se dégage de ceux qui ont vécu la mort. Il fait partie de ma vie.

Je me brosse les dents. Dans quarante minutes, le train qui m’emmène à Paris quitte le quai. Je vais rejoindre l’université dans laquelle j’étudie… mais les études, c’est juste histoire de faire quelque chose de ma vie. Quel simulacre ! Je vis la nuit et je dors le jour.

Je regarde mon reflet dans le miroir…

Qui suis-je ?

Chapitre 2

En traversant les remparts de Calista, la première chose qui vient habituellement à l’esprit de l’étranger est de remarquer que ses portes semblent dater d’une autre ère. Le bois qui les compose est à la fois massif et vermoulu, prêt à supporter mille attaques mais s’effondrant sitôt la guerre terminée. Sinsaï ne les remarqua guère tant son esprit était préoccupé. Elle franchit d’un pas pressé le seuil de ces monstres immobiles et enfouit la tête dans la large capuche de sa cape aux abords du garde féroce qui ne quitta pas des yeux sa bouteille d’eau-de-vie, un précieux liquide très prisé des vieux roublards de la région.

La ville s’ouvrit devant elle, à la fois mystérieuse et routinière, ses habitants vaquant à leurs occupations.

Un siècle auparavant, Calista ne comptait que peu d’habitants, dont la plupart étaient des humains. Située au carrefour de la route menant à la mer et de celle menant à Pritam, la grande capitale du continent Sanatan, elle constituait pour les orcs un pôle idéal entre vols lucratifs à la capitale et une fuite rapide sur les eaux en cas de complications. Les bandits et les grands receleurs de cette race en firent peu à peu leur refuge. Les orcs étaient des créatures humanoïdes à la peau verdâtre et épaisse, au teint terreux. L’expression de leurs visages était grave et il était rare de les voir sourire. De nature manipulatrice et vindicative, les orcs étaient souvent en guerre contre les autres peuples, contre les humains et les nains dans le nord du continent, contre les elfes dans le Sud. À Kalshahar, ils avaient réduit à l’esclavage les hommes noirs, une peuplade inoffensive, dont les membres mourraient de faim et de maladie. Les orcs n’avaient laissé dans l’Histoire que des traces de sang et seuls leurs chants de guerre faisaient résonner les murs de leurs foyers. Ils vivaient disséminés sur le continent mais Akraman, une ville située au nord à deux jours de Calista, était la ville qui comptait le plus d’orcs, à tel point que les autres races commençaient progressivement à fuir les lieux.

Un jour, le roi de Pritam, Hatmuna, un exemple de sagesse pour tous les humains, entreprit d’envoyer un de ses meilleurs conseillers et chevaliers afin de nettoyer Calista et sa région de ses plus grands truands et ainsi rétablir l’ordre et la loi. Hardigan partit donc accompagné de son armée et entra dans Calista par la force des armes. La lutte entre les humains et les orcs dura plusieurs semaines. Les orcs les plus fortunés avaient quitté la ville dès que la rumeur d’une prise de contrôle par le roi des humains avait été annoncée. Les autres, poussés dans leurs derniers retranchements, durent finalement se rendre et se plier aux lois des humains.

Le roi des hommes put ainsi se vanter d’avoir rétabli l’ordre en moins de deux mois dans cette cité qui représentait depuis des décennies une menace pour les voyageurs et les habitants de Pritam.

En récompense, Hardigan devint gouverneur de la région. Des familles commencèrent alors peu à peu à s’y installer. Des marchands, des artistes, des sorciers, des maréchaux-ferrants, des nobles firent de cette ville un grand pôle commercial. Quelques décennies plus tard et ceci pour des raisons économiques, le roi Hatmuna déclara ce petit territoire indépendant, la ville avait besoin de beaucoup de ressources et devenait trop coûteuse pour le roi. Hardigan devint donc roi de Calista et des régions alentour. Ces dernières faisaient la fierté de ce roi que l’on disait juste et bon envers ses habitants. Des cahiers de doléances circulaient alors tous les deux ans. Les paysans se sentaient pris en considération. Le roi, disait-on, faisait toujours au mieux pour satisfaire aussi bien ses habitants que ses conseillers. Les orcs furent repoussés plus au nord jusqu’Akraman et ne firent plus parler d’eux.

Cette histoire, Sinsaï, l’avait souvent entendue de la bouche de son grand-père. Salmy était un descendant des elfes des bois et aimait conter l’histoire de ses ancêtres. Son grand-père, Liman, racontait-il, était un chef de clan installé depuis la nuit des temps dans la cité d’Eneko au sud de Purab Yogini sur l’île d’Antos à l’extrême sud du continent. Il avait dû se résigner à abandonner ses terres suite aux grandes épidémies apportées par les humains. Il avait emporté sa famille et fui l’île d’Antos par la mer. Contournant l’île de Japaan, il était arrivé à la cité de Havassil et avait poursuivi sa route vers Pritam, où la vie était plus clémente pour les étrangers. Il s’était alors installé à la capitale et avait peu à peu fait fortune dans l’artisanat. Salmy, qui avait grandi comme tous les petits Pritami, aimait se savoir différent des hommes. Bien que son apparence ne pût tromper les autres citadins sur ses origines, il avait des manières de gentleman et conversait d’une manière posée et élégante. Il avait épousé une jeune elfe à l’âge de vingt ans. D’un caractère vif et ambitieux, il avait été de ceux qui avaient choisi de quitter la capitale, avec le peu de sous qu’il est donné d’avoir en poche pour s’installer dans les territoires vierges de Calista. Son épouse l’avait suivi dans cette folle aventure. Ils avaient abandonné leur maison de ville, la maison de famille, fuyant les impôts trop lourds et cette vie qui devenait trop routinière. Les débuts furent très difficiles.

La construction de cette petite bâtisse en briques d’argile, les premières récoltes de maïs et de blé à peine suffisantes pour nourrir un maigre veau, puis la sécheresse qui s’était abattue trop souvent. Pourtant, jamais Grand-Père Salmy n’avait perdu la foi. Il priait les douze Dieux tous les soirs avec Annabella, sa chère épouse et il pria si fort que ses prières furent finalement entendues et s’accomplit alors le grand miracle de la première vraie récolte. Comblé de joie, Grand-Père Salmy avait alors serré si fort sa femme dans ses bras qu’on aurait cru qu’elle lui annonçait la venue de leur premier fils… Trois mois plus tard, un deuxième miracle arriva : Annabelle attendait un garçon. La naissance de ce bébé apporta beaucoup de réconfort dans le cœur de grand-père Salmy. On donna à ce beau bébé le nom d’Algrim.

Beaucoup de paysans installés dans la région n’eurent pas la chance de Salmy. Des elfes et des hommes composaient ses populations éparses. Grand nombre d’entre eux moururent de diverses maladies. La fièvre Maltha fit le plus de ravages. Cette maladie avait pour symptômes ceux que l’on connaît habituellement de la grippe ordinaire. Cependant, elle s’emparait à la fois du corps et de l’esprit du malade dont le système nerveux se détraquait en quelques heures. La fièvre l’envahissait de surcroît d’un sentiment profond de mélancolie et de désespoir. En quelques jours, elle atteignait son paroxysme et poussait le malade à tuer ses proches et finalement à se suicider. Ainsi, il emportait son mal et sa mélancolie dans sa tombe, mais également ce qu’il avait de plus cher. Cette fièvre portait le nom de Maltha en référence à la légende de la reine Maltha qui, des siècles plus tôt, avait tué ses enfants et s’était donné la mort, après avoir perdu la guerre contre l’envahisseur. Sur le continent Sanatan, et ceci de tout temps, rien n’est pire que de devoir laisser à l’ennemi ce que l’on a de plus cher. Sinsaï trouvait pourtant cette idéologie un peu catégorique.

La maladie et la sécheresse furent, pendant de nombreuses années, le quotidien de ces courageux paysans qui avaient tout quitté pour refaire leur vie sur ces terres immenses. Ils avaient d’abord cru à un eldorado qui était vite devenu un lieu de misère et d’abandon.

Grand-père Salmy, conscient de sa chance mais aussi de ses efforts, décida de faire quelque chose pour ses voisins.

Il vint leur rendre visite et leur parla de ses prières qui avaient abouti, de la naissance de son fils, un beau gaillard ! En effet, peu d’enfants avaient vu le jour sur ces terres depuis de nombreuses années. Les maladies et la famine avaient parfois rendu le bonheur des parents de bien courte durée.

Salmy fit la connaissance de plusieurs couples de paysans elfes dans les alentours. Il leur proposa de travailler sur ses terres. Les hommes aux champs et les femmes à la ferme. En échange de leur labeur, il leur assurait un foyer confortable et une journée libre était consacrée à l’apprentissage des prières et de la lecture. « Un homme solide ne peut se construire sans culture, il en est ainsi pour une terre sans eau ! » Salmy en a fait son meilleur argument de conviction.

Peu à peu, la modeste bâtisse aux briques d’argile devint un petit village où les gens apprirent à vivre ensemble. Plusieurs enfants naquirent durant les premières années. Ce fut le commencement d’un nouveau temps. La vie s’organisa peu à peu et ces terres jusqu’alors hostiles s’habituèrent à la présence de l’homme et à son développement.

Salmy fit agrandir sa maison pour y loger toute sa famille. La petite construction aux murs d’argile devint une grande bâtisse de pierre aux colonnes imposantes. Une fois la porte d’entrée franchie, on accédait au cœur de la maison : un patio qu’une immense verrière ouvrait sur le ciel et qui donnait accès à toutes les pièces de la maison. Les colonnes qui ornaient cette pièce étaient sculptées de motifs colorés et fleuris, des glycines, des bougainvilliers et des bignones s’y entrelaçaient et grimpaient jusqu’au plafond. On y mangeait lors des grandes occasions, on y dansait, on y faisait la sieste quand le soleil était trop chaud dehors. Sinsaï avait sa propre chambre, séparée de la salle à manger par un rideau de soie. Elle avait posé un rideau du même tissu à la fenêtre.

Salmy qui n’avait désormais plus d’obligations dans ses champs s’intéressa ainsi au bien-être de ses compagnons. Il développa différentes essences arboricoles et en tira des propriétés médicinales. Salmy devint guérisseur. Son fils Algrim grandit bien vite et s’avéra être un brillant inventeur. Curieux et agile, il fabriqua des outils pour les paysans, une machine à compter pour sa maman qui s’occupait des finances, une machine pour fabriquer des briques sans l’aide de l’homme, ce petit garçon faisait la fierté de son père. Un esprit de gagnant dans un corps de gagnant ! En plus d’une intelligence vive, il jouissait d’une carrure et d’une force de titan qui lui permettait même de faire le travail de deux hommes. Il devint maréchal-ferrant, mais touchait à tout et devint également forgeron.

Sinsaï, on l’a souvent déploré, n’avait hélas rien de la force de son père. Après une grossesse très compliquée, sa naissance fut d’ailleurs un miracle, un combat auquel sa mère ne survécut pas. Grand-père Salmy avait consolé son fils lui disant que les dieux donnent mais prennent la vie comme bon leur semble et c’est pour cela qu’il faut les craindre autant qu’il faut les aimer. Ils nous enseignent que la vie est fragile et précieuse et qu’elle vaut la peine d’être défendue. Algrim avait alors pris cette enfant dans ses bras et l’avait embrassée. Il lui donna le nom de sa défunte femme.

Sinsaï passa les premiers jours de sa vie à se battre pour survivre. La fièvre s’empara d’elle et elle refusa le lait de sa nourrice, une voisine de Salmy qui venait de perdre son nouveau-né, et ce n’est qu’à force de patience et d’amour que le bébé accepta enfin de se nourrir. Cette maman perdit la vie alors que Sinsaï avait trois ans, elle n’en garda aucun souvenir.

La jeune enfant ressemblait beaucoup à sa mère. Les mêmes cheveux d’or, le même visage gracieux et innocent, les mêmes expressions spontanées, reflétant les sentiments sans hypocrisie, sans masque, cette mauvaise manie d’être toujours dans la Lune, et pire encore, celle de toujours aller nu-pied, une attitude également reprochée à sa mère.

Dans son enfance, Sinsaï passa de nombreuses heures auprès de son grand-père. Sitôt la classe terminée, elle dévalait le chemin de terre qui traversait le village et laissait derrière elle une traînée de poussière qui ne manquait pas d’agacer les villageois. Elle poussait la porte de l’atelier où le vieil homme avait élu domicile. Il dormait dans cette vieille grange réaménagée en boutique d’apothicaire attenante à la maison familiale. Il y confectionnait les meilleurs remèdes de toute la région. Salmy apprit à sa petite-fille à manipuler les plantes elfiques de ses ancêtres, à déceler les maux dont les gens sont atteints, à confectionner des remèdes et à en évaluer l’efficacité.

Dès son plus jeune âge, un enfant elfe devait porter la marque de son peuple. On perçait le lobe de ses oreilles et, à chaque grande occasion, on en écartait le trou de quelques millimètres jusqu’à obtenir parfois un passage assez grand pour y glisser le doigt. Chaque elfe était libre d’arrêter cette pratique dès qu’il le souhaitait, mais de manière générale, elle symbolisait la joie et l’unité familiale. Un anniversaire, un évènement heureux était marqué par ce geste. On portait ensuite un bijou de bois sculpté : une fleur, un soleil, une plume, une rosace ou une arabesque complexe.

C’est Salmy qui avait agrandi le lobe de sa petite-fille. Ses gestes étaient doux et mesurés. Jamais, il ne l’avait blessée et elle lui faisait entièrement confiance. Une grande complicité les unissait.

Salmy était toujours de bon conseil. Il l’incitait à toujours écouter aussi bien son cœur que sa raison.

« Le cœur est aussi aveugle que la raison est têtue. »

Il lui apprit aussi que l’école est la meilleure des institutions mais que la meilleure école c’est celle de la vie, que les expériences forgent des esprits habiles et qu’un esprit vif vaut mieux qu’un muscle solide car oui, Sinsaï avait souvent demandé à son grand-père pourquoi on lui disait qu’elle était trop fragile pour supporter les épreuves de la vie.

À l’âge de onze ans, il arriva une chose incroyable à laquelle ni Sinsaï ni sa famille ne s’attendait. Le soir de la nouvelle année, alors que tous les villageois étaient réunis sur la grande place et participaient au grand banquet donné en cette occasion, toutes les occasions étaient bonnes d’ailleurs pour se retrouver, on appela Salmy pour une urgence. Ce dernier abandonna sa flûte et rejoignit l’attroupement qui s’était formé au sortir du village.

« Salmy, enfin tu es là, regarde ce que l’on a trouvé. »

Salmy se fraya un chemin parmi ses voisins réunis et vit, allongé au sol, un animal.

« Oh c’est un chat ! s’exclama-t-il. »

Il n’était pas commun d’en voir dans cette partie du monde, Salmy en avait déjà observé une fois à Pritam, la capitale. Au garrot, les chats de Sanatan mesuraient un peu moins d’un mètre. Celui-ci semblait robuste malgré son état. Il respirait profondément et gardait les yeux ouverts, peu rassuré d’être tombé parmi les bipèdes.

« Que fait-il ici ? »

Salmy n’obtint pas de réponse, s’agenouilla et remarqua que l’animal avait la patte en sang.

« Il a dû se faire attaquer et mordre par un loup. »

L’homme approcha la main de la tête de l’animal et le laissa renifler. Les narines du félin frémirent. Salmy glissa doucement la main et caressa la bête. Il ne semblait pas farouche. Salmy et quelques villageois le prirent dans leurs bras, au prix d’un certain effort tant l’animal était lourd. Ils l’amenèrent dans sa boutique. En chemin, Salmy aperçut Sinsaï qui accourait. Elle le cherchait, inquiète de ne plus le voir à la fête. En apercevant l’animal, elle fut stupéfaite. Jamais elle n’avait eu l’occasion d’apercevoir un chat de ses propres yeux. En voir un dans les bras de son grand-père était une aubaine ! Elle l’accompagna en silence, curieuse d’en apprendre davantage sur cette grosse bête.

Les premiers soins furent prodigués. On l’endormit. Rien n’était cassé, mais la plaie s’était infectée. Salmy craignait la septicémie. Il nettoya la blessure, fit un pansement et demanda qu’on laissât l’animal se réveiller tranquillement.

Sinsaï retourna à la fête à contrecœur. De nature obstinée, elle ne pouvait s’empêcher de penser à ce qui venait d’arriver. Elle échappa à la vigilance de son père et se glissa dans le silence de l’atelier. L’animal dormait encore. Son souffle berçait la pièce d’une atmosphère mystique. Elle s’assit auprès de lui et l’écouta respirer. Ses poils étaient noirs et brillants, aux reflets bleus. La poussière les avait rendus collants. Sinsaï glissa les doigts dans la fourrure douce et chaude et ressentit beaucoup de bien-être. Elle finit par s’endormir et au matin trouva l’animal éveillé. Il était resté allongé mais levait fièrement la tête. Il allait beaucoup mieux. Sinsaï lui parla et cela apaisa l’animal. La bête gardait les yeux plongés dans le regard de l’enfant. Elle lui apporta du lait et fut ravie de voir que cela lui plaisait. À son grand étonnement, elle le regarda engloutir quatre bols de lait.

Malgré quelques premières réticences, le village consentit à garder le félin. On lui donna le nom de Blacky. Il ne quitta plus Sinsaï. On ne sut qui des deux avait adopté l’autre tant leur complicité était entière et simple. L’enfant et l’animal ne se séparaient jamais. Ils étaient comme les deux parties d’un même tout. Lorsque Sinsaï entrait dans l’atelier, son grand-père s’était habitué à voir le félin dans son ombre. Il appréciait beaucoup cet animal qui s’avérait très intelligent et plein d’élégance. Les villageois aussi avaient fini par accepter ce gros félin aux airs de fripons, allongé au soleil, se dorant le flanc en haut des marches de l’école. La petite fille de Salmy était décidément une enfant bien fantasque, mais soit ! Tout le monde avait réalisé que l’animal ne ferait de mal à personne. Il faisait des bêtises, volait du poisson, s’endormait dans les linges propres de la blanchisseuse, emmêlait les fils de laine de la couturière, dévorait les herbes de Salmy, mais on lui pardonnait tout, ce n’était qu’un chat et cela, Blacky l’avait bien compris.

Ce n’est pourtant que quelques jours après l’arrivée de Blacky que Sinsaï commença à avoir ses visions. Coïncidence ou pur hasard, Sinsaï ne le sut pas. La nuit, elle faisait le même rêve, non pas un rêve répété en boucle, mais une suite d’évènements qui appartenaient à la même histoire. L’objet de ses songes était un jeune garçon, rebelle et assuré. Toutes les nuits la ramenaient à ses côtés. En spectatrice silencieuse, elle assistait à tous les épisodes de sa vie. Ils avaient le même âge, Sinsaï s’étonna de voir que, comme elle, il célébrait le printemps, la nouvelle année, ses anniversaires le 7 juillet. Il avait un an de plus qu’elle et vivait dans une riche maison bien différente de la sienne et de celles de son village.

Bien sûr, Sinsaï n’avait parlé à personne de ses visions. Elle subissait en silence le poids de ce mystère. Blacky était son seul réconfort. Il savait quand elle n’allait pas bien et venait se coller tout contre elle pour soulager sa peine et partager sa tristesse. Parfois, il pleurait aussi.

Elle se savait heureuse, entourée par des êtres chers et aimants, mais quelque chose la tracassait profondément.

Parfois les visions se manifestaient en plein jour et annonçaient des choses graves dans la vie du jeune homme, des accès de colère, des instants de souffrance. Sinsaï perdait alors connaissance et cela inquiétait beaucoup son père.

On l’avait souvent prévenu que sa fille n’était pas comme les autres, qu’elle « préparait un mauvais coup » comme disaient certaines personnes âgées du village. Ainsi, Sinsaï était souvent perçue comme une enfant malicieuse, rêveuse et solitaire, perdue dans ses pensées ou dans un monde auquel seuls elle et son animal avaient accès. Les villageois disaient d’elle que les aïeux la hantaient et qu’elle subissait leur colère. En effet, les elfes de Purab Yogini avaient abandonné leur île et cela avait été mal perçu par les autres peuples elfes qui eux étaient restés malgré les dures épidémies.

Algrim avait perdu sa femme le jour de la naissance de Sinsaï. Les enfants dont la mère mourrait en couches faisaient à tort l’objet de superstitions parfois ridicules. On leur reprochait d’attirer le mauvais œil sur eux-mêmes ou sur leur famille. Un comportement singulier était immédiatement attribué au passé matricide de l’enfant.

Les gens avaient remarqué qu’elle allait et venait toujours les pieds nus, l’air absent, pensif, comme un bateau sans voile prêt à s’échouer sur le premier récif venu. Certains l’avaient même entendu parler la nuit avec son chat près du lac du Souvenir, un lac situé tout près du village qui, disait-on, noyait les êtres dans leurs souvenirs comme un fou dans un labyrinthe, on avait mis en garde Algrim sur le fait qu’à force de jouer avec l’eau, on finit par se noyer. Sinsaï se moquait bien de toutes ces histoires. Elle et Blacky y passaient de nombreuses soirées et c’était lors d’une sieste là-bas qu’elle avait eu sa première vision. Depuis, elle avait compris ce que son père lui avait dit à propos de ce lac : il cherche toujours à communiquer avec les fous. Sinsaï n’avait pas pris cela pour un défaut. Elle aimait faire flotter son corps à la surface. Blacky n’aimait pas l’eau et en profitait pour aller chasser. Elle restait ainsi de nombreuses minutes à nager à se détendre. Le lac la berçait, murmurait des paroles douces et faisait le tri dans ses pensées confuses. En échange, elle lui tenait compagnie.

Les murmures de l’eau sont comme les paroles de nos défunts ancêtres. Il faut tendre l’oreille pour les entendre et chasser toute idée de peur, sinon ils restent inaudibles.

Sinsaï avait également remarqué à quel point l’eau du lac du Souvenir lui faisait du bien. Petite, elle n’avait jamais pu courir plus de trois minutes sans s’essouffler. Elle avait la sensation que ses poumons étaient des sacs percés. L’air qu’elle respirait n’avait plus aucune utilité et elle s’essoufflait sans pouvoir contrôler sa respiration. Depuis qu’elle passait du temps auprès de lui, elle allait mieux. Elle faisait même la course avec Blacky jusqu’au village sans grande difficulté.

Algrim avait suspecté l’animal d’être la cause de tant de troubles. Il avait demandé à Sinsaï de s’en séparer ce qu’elle avait violemment refusé. Blacky avait gardé les oreilles baissées, conscient qu’il était la cause de cette dispute. Sinsaï l’avait serré dans ses bras. Salmy avait alors convaincu son fils de ne plus chercher à les séparer. Il sentait que ce chat n’était pas venu pour lui faire du mal.

Un incident le leur prouva.

Un après-midi de mai, alors que le soleil était haut dans le ciel et qu’il faisait chaud, Sinsaï souhaita se rafraîchir dans l’eau du lac. Blacky et elle avaient passé deux heures à cueillir des fleurs pour composer les bouquets pour la fête de la mi-printemps. Elle courut dans l’eau et aspergea Blacky qui restait assis au bord à l’observer impassiblement. Il évita agilement les gouttes et fila dans les sous-bois pour chasser.

À une dizaine de mètres du bord, Sinsaï s’imagina dans la peau d’un nénuphar. L’eau était chaude et le vent jouait avec les ondulations de l’eau. Le lac riait. Soudain, Sinsaï sentit son esprit se lasser et partir, elle savait qu’une vision s’annonçait. Elle appela à l’aide, se débattit pour rejoindre le bord mais ne put résister quand ses oreilles se mirent à bourdonner, ses yeux à se voiler de noir.

Algrim était à la forge quand il aperçut Blacky détaler sur la grand-place. L’animal se rua dans l’atelier de Salmy et en sortit aussi vite. Il cherchait quelque chose ou quelqu’un du regard. Algrim l’appela et Blacky se rua vers lui. Ses poils étaient mouillés. Il fit des zigzags dans ses jambes, grogna et repartit précipitamment, se retournant de temps à autre. Algrim comprit qu’il fallait le suivre et vite. Il se hâta et courut jusqu’au lac.

Sinsaï était inconsciente, allongée au bord de l’eau. Elle était trempée et semblait ne plus respirer. Algrim lui fit du bouche-à-bouche et la ranima rapidement. Sinsaï toussa, respira normalement mais ne se réveilla pas. Blacky grognait et restait prostré et inquiet. Il suivit Algrim qui ramena Sinsaï, à la maison. La jeune fille resta inconsciente et s’agita dans son sommeil. Elle délirait et prononçait des mots incompréhensibles. Algrim pleura quand Salmy lui annonça qu’il était incapable de la sortir de son inconscience. L’homme posa les yeux sur Blacky qui n’avait pas quitté la chambre. Il tomba à ses genoux et lui demanda pardon. Blacky baissa simplement la tête et ferma les yeux en soupirant. Algrim caressa le dos de Blacky et réalisa que cet animal était devenu avec le temps un membre de la famille.

La jeune fille se réveilla plusieurs heures après et garda le lit tant son esprit était faible. Ses forces l’avaient abandonnée. On lui expliqua ce qui était arrivé, que Blacky était venu demander de l’aide après l’avoir sortie de l’eau. Sinsaï lui sourit, l’embrassa et remercia aussi son père de l’avoir ranimée. Algrim s’excusa auprès de sa fille d’avoir proféré des accusations erronées à l’encontre de Blacky. Jamais plus il ne douta de l’animal.

Sinsaï eut dix-huit ans et son père, après la fête qui avait été donnée à l’occasion, souleva délicatement le rideau qui séparait sa chambre du reste de la maison. De peur de la réveiller ou peut-être de lui briser le tympan en parlant trop fort, il chuchota :

« Sinsaï, c’est papa, je peux entrer ? »

Cette douce précaution agaçait souvent la jeune fille. Blacky, qui faisait un somme sur le lit, avait tendu l’oreille. C’était ainsi que Sinsaï savait que quelqu’un approchait.

« Entre donc, papa, tu fais tellement peu de bruit, j’ai failli ne pas t’entendre !

— J’avais peur de te réveiller.

— Je ne dormais pas. »

Elle se redressa dans son lit. Elle découvrit fièrement ses oreilles et montra à son père la nouvelle paire d’anneaux que son grand-père lui avait offerte en ce jour à l’occasion de l’élargissement des orifices de ses lobs.

« Je crois que c’est la dernière fois pour moi, papa. Mes trous sont assez larges désormais.

— Tu n’es plus une petite fille, dit Algrim en observant sa fille. »

Elle était toujours son bébé. Comme les années avaient filé. Il réalisa quelle jolie jeune fille elle était devenue.

« Et pourtant tu me traites souvent comme telle.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il, perplexe.

— Rien, je t’assure.

— Allons, je vois bien que quelque chose ne va pas. »

Elle hésita :

« C’est cette façon que les gens ont de me regarder. Dans leurs regards, je ne vois ni sympathie ni sincérité, je n’y vois que de la pitié.

— Mais qu’est-ce que tu vas chercher là ?

— La semaine dernière, grand-père m’a parlé de maman. Il m’a expliqué comment elle nous avait quittés. Je me sens coupable de t’avoir privé d’elle. »

Il fut surpris d’entendre sa fille parler avec autant de rancœur.

« Ta mère ne nous quittera jamais, elle sera toujours parmi nous. Tu ne dois absolument pas te sentir coupable. Ta venue au monde a en effet été difficile mais ta mère n’accepterait pas qu’on accuse qui que ce soit de sa mort et encore moins sa fille chérie. Les dieux l’ont rappelée à eux, on n’y peut rien, c’est ainsi. Un jour viendra où moi aussi je rejoindrai ta mère et tous les deux nous serons là pour te guider. Promets-moi de chasser ces pensées négatives de ta tête.

— Promis ! »

Algrim vit un sourire sur le visage de sa fille. Rassuré par ce dernier mot, il se souvint tout de même à quel point sa fille était imprévisible et que le plus beau des sourires pouvait être annonciateur de bien des surprises.

Il continua :

« Je viens te voir pour quelque chose d’important. C’est à propos de Kelzim… »

Ce nom avait toujours fait à Sinsaï l’effet d’un vomitif. Kelzim était un garçon de son village. Un de ceux qui, enfant, se moquaient d’elle à l’école et qui, atteignant l’âge de ce qu’on appelle la majorité chez les êtres intelligents, ne s’étaient jamais excusés de son comportement. Oui, Sinsaï était rancunière, très rancunière.

« Dis toujours… dit-elle d’un ton amusé.

— Sinsaï, c’est sérieux !

— Tu sais que je ne suis jamais sérieuse quand on parle des imbéciles.

— Très bien, donc ce n’est pas la peine que je te dise qu’il est venu me voir aujourd’hui…

— Non, rétorqua-t-elle, elle craignait la suite et refusait de l’entendre.

— Et qu’il m’a demandé ta main… »

Elle posa la main sur le flanc de Blacky, comme pour trouver du réconfort dans la chaleur de son corps. Elle mit quelques instants avant de réaliser le sens des propos de son père. Il lui fallut quelques secondes supplémentaires pour réaliser qu’avoir bientôt vingt ans constituait à la fois la fin de l’adolescence et une envie cruelle des parents de passer la corde au cou de leurs filles, ce qu’il corrobora par ce qui tomba comme un couperet pour Sinsaï :

« Ma chérie, tu n’es plus une enfant et le mariage est une étape obligatoire.

— Obligatoire pour toi ou pour moi ?

— Tu prends tout toujours très mal, ma chérie.

— Je refuse. Je préfère épouser un chameau, je n’en aurais que plus de satisfaction !

— Bien, bien, je n’insiste pas. »

Algrim avait repris son attitude pleine de douceur et de minutie à l’égard de sa fille, de peur que si elle ne s’énerve de trop, elle fasse encore un malaise, comme celui qui l’avait plongée pendant de longues heures dans ce coma délirant. Il sortit sans bruit de la chambre. Le lendemain soir tout le village était au courant de la proposition de mariage et du refus qui avait suivi.

Pour Sinsaï, c’était une vengeance contre tous les imbéciles de la Terre, pour son père, une déception. Quelques jours plus tard – et c’était déjà, pour le village, de l’histoire ancienne – son grand-père lui rendit visite et la trouva en pleurs. Il s’assit auprès d’elle, comme il le faisait quand l’heure était au chagrin et qu’il lui faudrait déballer tous ses bons conseils et toutes ses bonnes prières qui réchauffent le cœur, mais qui dans le fond n’apportent pas d’autres solutions que la résignation. Il se sentit gêné par cette pensée négative, mais il savait à quel point sa petite-fille s’entêtait à être peu encline aux divinités du ciel et que pour elle la Nature était la seule chose devant laquelle on pouvait s’incliner.

Il ne sut par quoi commencer :

« Sissi… »

Elle leva les yeux vers ce grand monsieur au courage sans limite, celui qui avait bâti un monde de ses propres mains à coups de pelle dans la terre desséchée et de prières dans le vent. Sa foi et son envie de survivre face à l’adversité avaient fait de lui l’être le plus respecté de la région de Salma (Salmy dirigeait sa région et il lui avait donné son nom). À ce moment même, elle pensa qu’elle aurait aimé lui ressembler, mais ne pouvant être forte comme un homme, elle comprit que jamais cela ne se réaliserait. Elle s’étonna elle-même en pensant qu’épouser un tel homme serait pour elle une bénédiction ! « Comment puis-je encore penser mariage ? Tous les hommes sont des idiots, sauf grand-père… Et papa, bien sûr. »

« Grand-père, tu as déjà rêvé d’une femme… je ne parle pas de grand-mère, mais de quelqu’un que tu n’aurais jamais vu auparavant ? »

Salmy fut surpris par cette question.

Il pensait souvent qu’au lieu d’être totalement franc, parfois il valait mieux répondre ce que les gens ont envie d’entendre. Il opta pour la deuxième méthode :

« Tu sais, Sinsaï, les rêves sont comme un grand bazar, il ne faut pas tout prendre au premier degré, tu dois prendre du recul par rapport à tes rêves, ne pas te laisser submerger par les messages que tu y vois.

— Tu n’as pas répondu à ma question, s’impatienta-t-elle.

— Eh bien, oui, il m’arrive de voir des femmes dans mes rêves, mais elles n’ont pour moi aucune importance. Et s’il m’arrive de rêver de ta grand-mère, au réveil, je remercie les Dieux de m’avoir un instant ramené à elle. »

Il s’autocongratula pour cette réponse simple et peu approfondie.

« Mais as-tu déjà rêvé d’une seule et même personne, et cela pendant des années ?

— Je ne crois pas, non, répondit-il, un peu inquiet tout de même.

— Je suis victime d’un phénomène peu banal, grand-père. Depuis de nombreuses années, je rêve d’un jeune homme, du même jeune homme.

— Toujours le même ? demanda le grand-père à la jeune fille, tel un médecin à son patient, espérant avoir déjà observé ces symptômes auparavant, il cacha son trouble.

— Oui, exactement. Cela a commencé peu après l’arrivée de Blacky. Beaucoup de gens pensent qu’il est à l’origine de mon changement, mais mes tourments sont dus à mes visions, à rien d’autre. Blacky m’a toujours soutenue, aussi curieux que cela puisse paraître. Cela m’a beaucoup tracassée au début. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait.

— Dis-m’en davantage sur ce jeune homme.

— Je rêve de ce qu’il fait tous les jours. Je ne connais pas son nom, je ne sais pas qui il est, mes rêves sont silencieux, je suppose, mais je sais qu’au fur et à mesure de ma vie, je l’ai vu grandir comme j’ai vu grandir mes camarades, comme je me suis moi-même vue grandir. J’ai assisté à ses colères, à ses déceptions et aux moments forts de sa vie d’adolescent. Il ne sait pas que je l’observe, ni même que j’existe. Aujourd’hui, il est devenu grand et je rêve de ses colères d’adulte. Il semble me convier à ses peines et à ses espoirs. Te souviens-tu de mon coma ? »

Son grand-père acquiesça mais resta silencieux. Elle reprit :

« Mes pertes de conscience sont dues à ces visions. Vous m’avez dit que dans mon délire je hurlais : “Tu vas tomber ! Arrête-toi !” Eh bien, je n’oublierai jamais ce songe dans lequel j’ai vu ce jeune homme. Je le vois, il se fâche avec une personne de son entourage, il m’a semblé reconnaître son père, il se met à courir aveuglément loin de chez lui. Il cherche à fuir la ville. Puis la verdure l’entoure, il doit s’enfuir dans un champ. Soudain, il me vient à l’esprit une sorte d’intuition, une pensée de danger… Puis vient la nette impression d’une chute et cette idée devient si forte que je me sens obligée de hurler pour empêcher le malheur d’arriver. Alors dans mon rêve, je vois ce jeune garçon qui n’entend pas mes cris de mise en garde, il se dirige droit vers l’entrée d’un puits. J’ai beau hurler, il n’entend rien, il ne voit rien et j’assiste impuissante à sa chute… Puis, je le vois, alité et luttant contre la mort. Ses parents le veillent sans relâche, puis peu à peu il se réveille. C’est à ce moment que je suis sortie du coma. Dans mes rêves suivants, il s’est rétabli et est redevenu l’homme plein d’énergie que je connais.

— Et tu ne rêves que de ses malheurs ?

— Non, il me semble que chaque moment important dans la vie de ce jeune homme m’est transmis en rêve. »

Son grand-père, lisant de l’émotion dans la voix de sa petite-fille, l’interrompit :

« Un instant, Sinsaï, tu parles de lui comme étant un être bien vivant.

— Il l’est. Je peux t’affirmer qu’il est aussi vivant que toi et moi.

— Comment peux-tu en être aussi sûre ?

— Je ne sais pas, mais je le crois.

— Comment peux-tu croire à de telles choses ?

— Et toi grand-père, comment peux-tu expliquer que tu aies eu autant de chance en arrivant ici, alors qu’il n’y avait rien ? Je suis convaincue que tu n’as pas fait prospérer cette terre. C’est cette terre qui a su apprécier ton grand cœur et tes méthodes. Ta générosité l’a convaincue que tu étais un homme bon et digne de réussir. Ce que je veux dire c’est que la Nature regarde nos agissements et elle sait apprécier la sincérité qui est en nous et nous donne la force de continuer. Sans l’eau du lac, je serais devenue folle, c’est elle qui m’a conseillée de comprendre ce qui m’arrivait et de me poser les bonnes questions : pourquoi ce jeune homme vit dans mon esprit ? Sait-il que j’existe ? Se pourrait-il qu’il ait lui-même assez de force en lui pour communiquer avec moi à travers l’espace et le temps ? Peut-être se sent-il si seul qu’il éprouve le besoin de faire voyager son esprit dans celui des autres. »

Elle marqua une pause.

« Je n’ai jamais parlé de cela à qui que ce soit. Surtout, n’en parle pas à papa. Tu sais, il ne comprendrait pas. »

Cet homme d’habitude si bavard était resté totalement muet pendant tout le récit de sa petite-fille. Il lui demanda :

« Ressens-tu l’envie de mieux connaître ce jeune homme ? »

Embarrassée par la question, elle baissa les yeux. Ce jeune homme était devenu pour elle comme un ami, un protégé, quelqu’un dont elle connaissait les malheurs, elle avait appris à apprécier ses colères, ses bêtises, son égoïsme, son tempérament têtu et passionné à la fois.

« Oui, répondit-elle simplement, mais je n’ai jamais quitté le village depuis mon enfance et je serai probablement morte de vieillesse avant de savoir qui il est.

— Tu sais, ton grand-père a beaucoup voyagé dans sa jeunesse. Parle-moi de lui. Peut-être m’a-t-il déjà demandé de soigner un de ses veaux.

— Oh ! Alors là, tu te trompes, lui répondit-elle, il n’est pas du tout du genre à traire les vaches ni à cultiver la terre. Sa maison est spacieuse et le sol n’est pas en pierre ou en bois, comme notre plancher. Il s’agit plutôt d’un sol brillant et glissant, les murs sont également de cette matière froide et lisse. Dans certaines pièces s’élancent de sublimes colonnes toutes sculptées. Dans sa chambre, son lit est très haut. Quand il était petit, il devait sauter pour monter dessus. Sa maman a des cheveux blonds et longs, lui est brun comme l’était son père. Je sais que son père est mort très récemment. Il s’agit d’ailleurs de mon tout dernier rêve. J’ai assisté aux funérailles. La tristesse que le jeune homme dégageait était extrêmement perceptible dans l’atmosphère de mon rêve. Le cortège qui suivait le cercueil était composé de personnes vêtues de beaux apparats blancs et le sol était jonché de roses blanches. Quelque chose qui a marqué mon attention également est qu’ils n’ont pas brûlé le corps comme nous le faisons. Ils l’ont mis en terre… Grand-père, quelque chose ne va pas ? Tu m’écoutes ? »

Le visage du vieil homme s’était décomposé par la précision des détails.

« Comment ma petite-fille peut-elle voir de telles choses sans être qualifiée de clairvoyante ? pensa-t-il. »

Il se souvint qu’à l’époque où il vivait à Pritam, les morts étaient traditionnellement enterrés. Puis, une fois installé dans les régions de Calista, pour plus d’hygiène, il avait conseillé à ses voisins de modifier leurs pratiques. L’incinération empêchait toute propagation d’organismes malades.

Ce jeune homme, dans l’hypothèse qu’il était bien réel, devait vivre certainement dans la région de Pritam où dans une ville ayant les mêmes méthodes de traitement du corps après la mort.

En ce qui concernait le milieu social de ce jeune homme, cela était intrigant, il ne pouvait s’agir que d’un noble ou d’un riche marchant étant donné la taille du cortège et la richesse décrite par la jeune fille.

Mais ces roses blanches… Elles ne pouvaient guère signifier autre chose que…

« Très étrange, pensa le vieil homme.

— Grand-père, tu m’écoutes ? »

Salmy sortit de ses songes et vit sa petite-fille furieuse de parler à un mur.

« Oui ma chérie, désolée, je pensais à ta grand-mère qui nous a quittés.

— Donc tu n’as rien écouté de tout ce que j’ai dit ? se résigna-t-elle en faisant la moue.

— Hum, désolé ma chérie, il se fait tard et toutes ces histoires ont fatigué mon cerveau de vieillard. Je te laisse. À demain. »

Il la serra contre lui et d’un geste mal assuré, souleva le rideau de voile.

« Ah au fait, Sissi, dit-il en se tournant vers elle, tu as bien fait de refuser la demande de Kelzim, ce garçon n’est rien d’autre qu’un jeune écervelé. »

Il tourna les talons sans même attendre sa réponse, la laissant seule et dépitée. Déçue d’avoir ouvert son cœur, pensant obtenir une aide précieuse, elle se promit de ne plus jamais en reparler à qui que ce soit. « Sauf à mon Blacky, bien sûr… »

Chapitre 3

Il n’y avait rien de plus beau au monde que le lever du soleil sur les terres de Salma. Le village était situé sur un plateau calcaire. Au loin, quand le temps était suffisamment dégagé, on pouvait voir la mer donner naissance au soleil. Cet astre de feu dévoilait progressivement sa force, un filament de lumière d’abord puis peu à peu l’œil s’ouvrait imposant au monde sa toute-puissance. Sinsaï et Blacky avaient souvent assisté à ce merveilleux spectacle. Ils s’avançaient jusqu’au bord du plateau, s’asseyaient tels deux oiseaux posés sur l’épaule de la Nature, respectueux et silencieux, comme des fidèles dans une église, pour assister à une messe emplie de joie et de recueillement. Sinsaï s’était souvent demandé comment le monde évoluerait sans cette éternelle renaissance, si le soleil, un matin, décidait de ne plus venir au rendez-vous. Peut-être serions-nous plongés dans le chaos, le néant, les hommes s’entretueraient, poussés par les démons de la nuit.

Elle posa les yeux sur Blacky, imperturbable, immobile, il se tenait assis les yeux face à l’océan, le bout de sa queue, vacillant de temps à autre. Peut-être se savait-il simplement épier et faisait le fier ? La jeune fille savait que, du coin de l’œil, il l’observait également. Il semblait sourire, satisfait de l’intérêt qu’il pouvait susciter. Parfois, ses yeux se fermaient de moitié. Sinsaï le sentait bienheureux, hors du temps et indifférent aux troubles du monde.

Elle songea à ce jeune homme qui hantait ses rêves tel un fantôme égaré. Elle repensa à la discussion qu’elle avait eue la veille avec son grand-père. Elle craignait que, par mégarde, il répétât tout à son père, quoi qu’il eût déjà certainement tout oublié. Son grand-père avait beaucoup vieilli ces dernières années. La mort de son épouse avait laissé des traces sur son visage déjà altéré par la fatigue des années. Sinsaï aimait son grand-père, peut-être plus que son propre père. Elle n’avait jamais eu peur de lui dire la vérité, il était tolérant et savait comment se sortir des mauvaises situations. Pourtant, elle se refusa à aimer son grand-père plus que son père. L’amour ça ne se quantifie pas. Et Sinsaï savait que son cœur était très élastique, il y avait assez de place pour tout le monde. Elle sourit à cette idée saugrenue que le cœur pouvait se détendre en fonction du nombre de personnes qu’on aime ou bien de la quantité d’amour que l’on pouvait donner à un seul être. Elle prit une brindille pour faire un schéma de l’amour qu’elle avait pour son grand-père et celui qu’elle ressentait pour son père. D’après ses statistiques, son grand-père remportait le concours de la brindille. Puis elle réalisa qu’il y avait une nette différence entre quantité et qualité d’amour. Elle se mit à comparer la quantité avec la qualité, selon ce qu’elle ressentait pour l’un et pour l’autre. Elle aimait beaucoup son père, ceci était de la quantité, mais elle aimait mieux son grand-père et cela concernait la qualité.

Elle coupa court à ces pensées existentielles, lorsqu’elle réalisa qu’avec sa brindille elle avait inconsciemment écrit quelque chose dans la terre : un D et, juste à côté, une courbe pouvant représenter un O. Que signifiaient donc ces lettres ? Était-ce le nom de ce jeune homme ? Elle songea à ses dernières pensées, peut-être avait-elle écrit un mot qu’elle s’était dit à elle-même :

« Voyons : quantité, qualité, amour, grand-père, papa, Soleil… »

Rien ne correspondait…

Blacky regardait la jeune fille avec intrigue. Elle songea qu’il devait se poser mille et une questions et ne trouvait pas non plus de réponse. Il n’en était rien, le bruissement de la brindille sur le sol avait éveillé ses instincts de joueur. Il bondit sur Sinsaï, tentant de lui subtiliser la brindille. Une grosse trace de patte effaça le D et le O.

C’est couverts de poussière qu’ils décidèrent de quitter cet endroit et se dirigèrent vers le village. Qu’y avait-il derrière ces montagnes au loin ? Elle n’avait jamais quitté ces terres de toute sa vie. Elle réalisa qu’elle n’était qu’une poussière dans l’immensité. Peut-être même que le soleil ne l’avait jamais remarquée de là-haut et peut-être que grand-père Salmy priait juste pour se faire du bien et que les Dieux n’étaient que pure fantaisie. Les Dieux ne lui étaient jamais apparus dans ses rêves, ils ne l’avaient jamais accompagnée tels que « DO » le faisait. Avant de passer le seuil de sa chère maison, elle réalisa qu’elle n’avait jamais eu la foi.

Chapitre 4

La nouvelle fut annoncée le soir officiel de la fin de l’hiver, grand-père Salmy devait partir pour Calista, un voyage qui devait durer au moins trois semaines. Les propriétaires des régions de la principauté de Calista avaient l’obligation d’assister à la grande assemblée qui avait lieu tous les deux ans. Ces assemblées avaient remplacé les cahiers de doléances, devenus trop coûteux pour les autorités. Salmy n’y était pas allé depuis une dizaine d’années et les autorités le menaçaient de lui ôter la gestion de ses terres s’il n’y assistait pas cette fois-ci. Sinsaï, qui était arrivée en retard pour le début du repas, n’avait pas entendu la nouvelle mais lorsqu’elle entra dans la pièce, l’expression de tristesse, que l’on pouvait voir sur tous les visages, et son grand-père, debout, le visage grave ne purent la tromper. Elle se douta de son futur voyage. Il lui sembla que son grand-père était à moitié encore présent, mais déjà à moitié parti, tel le souvenir de quelqu’un d’inoubliable. Elle courut jusqu’à lui et s’effondra dans ses bras.

« Ne t’en va pas grand-père, s’écria-t-elle.

— Sissi, ressaisis-toi, je n’ai pas le choix. Je me dois d’assumer les responsabilités que les autorités de Calista m’ont confiées, il y a bien longtemps de cela. En tant que propriétaire de ces terres, je me dois de faire part du bon fonctionnement de notre chère région et de rapporter nos besoins aux autorités, répondit-il. Cela fait trop longtemps que je manque à mon devoir. Je bafoue les droits de chaque citoyen qui peuple mon village et cela ne peut durer plus longtemps. »

Sinsaï fixait son grand-père du regard, elle lisait en lui comme dans un livre ouvert, ce qui mit le vieillard dans l’embarras. Il baissa les yeux mais ne put empêcher une larme de couler. Sa petite-fille le serra fort et contesta :

« Mais grand-père, on n’a besoin de rien ici, on n’a toujours su se débrouiller sans eux. Et tu es trop vieux pour y aller seul, pars avec quelqu’un ou laisse quelqu’un d’autre y aller à ta place.

— Non, répondit-il fermement, ton grand-père ne fuira pas ses engagements et je suis un vieux loup débrouillard. Ne t’inquiète pas, et je veux que chacun de vous en fasse autant, dit-il à sa grande famille. Je reviendrai vite, très vite avec l’aide des dieux et toi ma Sissi. Je veux que tu te mettes dans la tête que si je pars c’est aussi pour ton bien. »

Elle ne comprit pas le sens du clin d’œil qui suivit ces mots. Trop aveuglée par la peine de laisser son grand-père quitter le village, elle ne réalisa pas que tous ses espoirs reposaient dans les mains de ce vieil homme fatigué mais prêt à tout pour faire le bien, pour guérir sa précieuse petite-fille des visions qui s’étaient emparées d’elle.

Elle lui en avait bien assez dit. Des roses blanches, un cortège de nobles rondouillards étalant leurs bijoux et leurs beaux habits pour un enterrement, il ne pouvait s’agir que du gratin pompeux de Calista. Ce contraste de pauvreté et de fortune rappela à Salmy son premier voyage à Calista, il y a quarante ans environ. Ce jour-là, il s’était présenté au trésorier de Calista afin de s’acquitter de la taxe de mille pièces permettant de devenir propriétaire officiel de ses terres. Peu d’hommes en réalité pouvaient se permettre cette folie, les autres devaient se déplacer une fois par an et payer un impôt de dix pièces. En entrant dans cette grande salle couverte de marbre du sol au plafond, Salmy était resté bouche bée par la splendeur des colonnes et des tapisseries murales. Ses chaussures joliment ornées d’une collerette de boue avaient laissé des marques au sol et, en inscrivant son nom, de ses mains dont les rides dissimulaient des traces de terre, il avait déposé l’empreinte de ses doigts sales sur la plume blanc immaculé et le bord du registre impeccable. Le trésorier et ses assistants s’étaient mis à rire devant ce paysan à l’allure négligée.

« Eh bien, citoyen, tu n’es jamais sorti de ton trou terreux ou quoi ? demanda le trésorier. »

À ces mots, les rires avaient repris de plus belle et leur écho avait empli la salle pendant de longues secondes. Il avait même semblé à Salmy que les tapisseries et les grandes statues de marbre riaient aussi.

« Tu fais peine à voir, paysan, reprit le trésorier, allez, va pour cette fois-ci, je ne te prendrai que cinq pièces ! »

Prenant sa voix d’orateur et retrouvant soudainement toute son assurance habituelle, Salmy avait prononcé ses mots comme on prononce un nouveau décret au parlement :

« Je viens vous annoncer que je suis désormais un petit seigneur dans cet humble royaume. »

Et joignant le geste à la parole, il avait sorti de son sac poussiéreux une large bourse de velours pourpre renforcée à l’intérieur de toile de jute, spécialement confectionnée pour l’occasion par sa tendre épouse.

Grand-père Salmy a souvent raconté cette histoire à sa famille, la mine décomposée du trésorier et ses assistants affairés à recompter les mille pièces. Salmy, par respect pour l’autorité qu’ils représentaient n’avait pas ri, mais était resté de marbre telles les colonnes qui l’avaient accueilli à son arrivée dans la salle. Un grand fou rire s’était emparé de lui en sortant du palais et c’est ce même fou rire qui se fit entendre lorsque Sissi déposa le grand plat de dinde sur la table. Tout le monde se tourna perplexe, vers ce vieillard qui, semblait-il, commençait à perdre la raison.

Le rire passé, Algrim demanda tout haut ce que tout le monde se demandait tout bas :

« Qu’y a-t-il de si drôle papa ?

— Mes amis, dit Salmy, aujourd’hui je suis un vieil homme aux cheveux blancs, mais sans l’aide des Dieux, je serais déjà mort. Je ne serais pas assis ici à cette table, devant une délicieuse dinde préparée avec amour et devant cette bouteille du vin de mes propres vignes. Les Dieux sont avec moi et je lève mon verre à cette soirée. »

Il se leva bruyamment brandissant son verre au-dessus de toutes les têtes.

« Et si je ris, c’est que je suis heureux et que je me sens comblé comme un roi dans son palais ! »

Sinsaï se leva à son tour et applaudit ce beau discours. Elle aimait les paroles de son grand-père, elles réchauffaient les cœurs et redonnaient l’espoir là où tout semblait perdu.

« À ta santé, grand-père ! »

La famille entière porta un toast à ce départ et à l’espoir d’un retour rapide.

Avant d’aller se coucher, Sinsaï alla souhaiter bonne nuit à son grand-père. Elle redoutait les au revoir et préférait lui souhaiter un bon voyage maintenant. Elle frappa à la grande porte en bois qui, jadis, avait vu naître bon nombre de veaux et de poulains et entra. Son grand-père avait déjà préparé le thé.

« Tu savais que j’allais passer ? lui demanda-t-elle. »

Il ne lui donna pour simple réponse qu’un hochement de tête.

« Je ne veux surtout pas te voir pleurer Sissi, tu es plus forte que ça, tu es bien au-dessus de ce genre de faiblesse. Je reviendrai vite si tu pries pour moi. »

Sinsaï comprit le reproche fait au travers de ces mots.

« J’ai prié pour que maman revienne, j’ai également prié pour que grand-mère survive à sa maladie mais rien n’a marché comme je voulais. J’ai prié aussi pour que mes rêves se calment. En vain. »

Elle venait de réaliser qu’elle s’était promis de ne plus parler de DO à son grand-père.

« As-tu déjà pensé que peut-être les Dieux nous avaient abandonnés ?

— Jamais, rétorqua-t-il. Tu ne pourras en juger que quand tu auras assez de chemin derrière toi pour faire le bilan de ta vie. Et tu n’as pas le droit de perdre confiance en ta foi.

— Ma foi est nourrie par bien d’autres croyances, grand-père… »

Elle se tut, plus de peur de décevoir son grand-père que par manque d’arguments.

« Je m’étonne de voir jour après jour à quel point tu ressembles aux gens de notre peuple, ceux qui vivent encore dans les hauteurs de Purab Yogini. Ils ne consacrent pas leurs temples aux dieux mais au Soleil, à la Nature, aux animaux. »

Salmy avait vu juste. Sa petite-fille respectait ces dieux qui habitaient les prières et les temples de son village mais elle offrait toute sa foi aux forces naturelles, aux arbres, à l’eau, aux autres éléments de la terre et à ce félin qui faisait maintenant partie d’elle.

« Tu ne m’oublieras pas là-bas ?

— Voyons Sissi, dit-il étonné, je ne pars pas pour le restant de mes jours ! Cela ne durera pas plus d’un mois.

— Tu es un peu comme notre oxygène, ici, sans toi, c’est vide…

— Je reviendrais vite, c’est promis et je te rapporterai un souvenir de là-bas.

— Je me fiche du souvenir, avoua-t-elle, reviens-nous en pleine santé et ça sera bien. »

Elle sortit de son sac, un cor et le donna à son grand-père.

« Prends ceci, dit-elle. À ton retour, du haut de la grande colline qui sépare le village de tout le chemin que tu auras fait, je veux que, grâce à ce cor, tu annonces l’heure de ton retour. Que les Douze te protègent. »

Elle avala son thé d’une seule traite, embrassa son grand-père et quitta la pièce sans un mot, les yeux pleins de larmes. Décidément, une vie sans au revoir serait le paradis.