Quelque part dans l’ombre - Abib Coulibaly - E-Book

Quelque part dans l’ombre E-Book

Abib Coulibaly

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Beschreibung

En quête de réussite sur le sol américain, Amar pensait fuir les ombres de son passé. Mais le destin, imprévisible, l’amène à croiser deux femmes aux visages opposés de sa propre histoire : Christine, incarnation lumineuse de l’avenir et de la réussite tant convoitée ; Aïcha, réminiscence poignante d’un passé qu’il croyait enterré, fait de douleurs, d’échecs et de promesses inachevées. Tiraillé entre l’oubli et la rédemption, entre l’appel du futur et les murmures du passé, Amar devra choisir. Un choix aux répercussions irréversibles, entre deux amours, deux continents, deux identités. "Quelque part dans l’ombre" est un voyage intérieur bouleversant, une plongée dans les espoirs déçus et les combats silencieux de ceux que l’on ne voit pas – les immigrés sans-papiers. Dans une langue vibrante, l’auteur interroge l’appartenance, le déracinement, et ce fragile équilibre entre survivre… et vivre.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Abib Coulibaly, écrivain sénégalais installé aux États-Unis, signe avec "Quelque part dans l’ombre" un premier roman fort et engagé. Ancien enseignant d’anglais au Sénégal, il poursuit aujourd’hui sa carrière dans l’enseignement américain. À travers ce récit, il donne une voix aux sans-papiers, ces êtres invisibles que l’on relègue dans l’ombre. Avec humanité et lucidité, il éclaire leur quête de dignité et de bonheur, rappelant que derrière chaque exil se cache une vie.

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Seitenzahl: 317

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Abib Coulibaly

Quelque part dans l’ombre

Roman

© Lys Bleu Éditions – Abib Coulibaly

ISBN : 979-10-422-7119-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À ma femme et à mes enfants,

pour leur soutien, leur amour et leur affection sans bornes.

À la mémoire de ma grand-mère,

qui fut pour moi ce baobab géant sous le tronc

duquel je me suis abrité contre les vents et marées de la vie.

Préface

Il est des récits qui éclairent l’ombre, qui révèlent l’invisible et donnent une voix à ceux que le tumulte du monde relègue aux marges. Quelque part dans l’ombre d’Abib Coulibaly est de ceux-là. Ce roman ne se contente pas de raconter une histoire : il interroge, il bouscule, il révèle.

Amar, le protagoniste, incarne la trajectoire de tant d’exilés, arrachés à leur terre natale, portés par l’espoir d’un ailleurs meilleur, mais confrontés à une réalité autrement plus complexe. En suivant son quotidien dans l’Amérique des contrastes, nous partageons ses désillusions face aux promesses d’un rêve souvent inaccessible, sa lutte pour la dignité dans l’ombre des gratte-ciel et des cuisines où il lave la vaisselle du monde sans jamais en être un convive.

Mais au-delà de l’exil physique, Quelque part dans l’ombre explore un exil plus intime, plus profond. Celui du déracinement identitaire, du tiraillement entre un passé qui s’efface et un avenir incertain. Amar est pris entre deux mondes : l’Afrique, avec ses codes, ses souvenirs, ses douleurs enfouies ; et l’Amérique, terre d’accueil indifférente où la liberté se monnaie au prix du silence et de l’effacement de soi. Dans cet entre-deux, il se débat, tentant de tisser du sens là où l’existence semble ne tenir qu’à un fil.

Autour de lui gravitent des personnages qui, chacun à leur manière, incarnent ces mêmes fractures : Abdou, le compatriote au cynisme désabusé, figure d’une résilience qui s’effrite sous le poids de l’amertume ; Christine, l’étincelle d’un possible amour, mais aussi le reflet d’une autre solitude, d’un autre combat. Il y a aussi Gora, Demba, Fatima et tant d’autres, témoins d’une diaspora en quête de repères, livrée aux paradoxes d’une Amérique où l’on peut à la fois être libre et enchaîné.

Et puis, il y a ces amours impossibles. Aïcha, l’amour interdit de jeunesse, sacrifié sur l’autel des castes et des traditions. Christine, la femme d’un autre monde, dont la douceur fait vaciller les certitudes, mais dont l’amour semble condamné d’avance par les regards des autres, par les non-dits, par cette peur de l’interdit qui s’accroche à Amar comme une ombre persistante. Entre eux, il y a la tendresse, le désir, l’espoir… et pourtant, tout semble conspirer pour les éloigner. L’amour, dans Quelque part dans l’ombre, n’est jamais une évidence, mais toujours un combat perdu d’avance contre des frontières invisibles.

Dans une langue sobre et percutante, Abib Coulibaly nous offre un roman d’une rare humanité. Il ne cède ni au misérabilisme ni à l’exaltation, mais laisse parler les silences et les regards, les gestes de fatigue et les espoirs têtus. Quelque part dans l’ombre est un livre de l’exil, certes, mais aussi de la résistance. Car il ne s’agit pas seulement de survivre, mais de réapprendre à exister.

L’ombre où évoluent Amar et les siens n’est pas seulement celle de l’invisibilité sociale. C’est aussi celle où l’on se retrouve, où l’on se redéfinit, où l’on forge les armes de demain. À travers cette œuvre vibrante, Abib Coulilaby nous rappelle que même dans l’ombre, il existe toujours une lumière à atteindre.

Boubacar Ndiaye

Écrivain

Première partie

Chapitre 1

Amar se réveilla brusquement, secoué par ses propres rires. Resté dans un état semi-conscient, son esprit pataugeait entre le réel et l’irréel jusqu’à ce que son corps se redressât mécaniquement, presque héroïquement. À travers la lumière diffuse, il ne parvenait à distinguer rien qui ressemblât à un champ de maïs ou de mangues comme c’était arrivé dans son rêve… Il se trouvait bien dans un lit… très loin du temps et du lieu où son rêve s’était produit. Il resta un instant sans bouger, voulant profiter au maximum de ce moment d’innocence. C’était si rare de retrouver ces moments précieux.

C’était encore un de ses rêves d’enfance où il passait beaucoup de temps dans les champs de manguiers de son grand-père. C’étaient souvent les mêmes rêves qu’il avait, en compagnie de ses jeunes cousins en train de gambader avec insouciance à travers les dédales ensoleillés du royaume d’enfance.

La fatigue et les courbatures, compagnes malicieuses de longue date, le ramenèrent très vite à la réalité par de longs pincements à travers tout le corps. Il parcourut du regard la chambre sombre, prêta l’oreille au bruit monotone du chauffage central, et son sourire, oublié sur les lèvres, se figea. D’ailleurs, il n’eut pas trop le temps de méditer, car, comme pour lui donner un dernier coup de massue, l’alarme du téléphone portable se déclencha. Il bondit du lit et se dirigea vers les toilettes. Il n’avait qu’une trentaine de minutes pour se débarbouiller, faire sa prière du matin, avaler son café et se ruer vers l’arrêt du bus…

Il s’activait frénétiquement pour garder le rythme. Les serveurs balançaient les plats sales dans le plus grand désordre sur l’étui étroit destiné à la vaisselle. Seul le nouveau serveur, qui venait d’être recruté et tenait à faire bonne impression, au moins pour le premier jour de travail, prenait le temps de discerner les différents plats et les disposait dans l’ordre : les grands plats pour le dîner, les moyens pour le déjeuner, les petits pour les salades, les plats colorés pour le dessert, les bols à soupe, les bols pour les pastas… M. Frank, le propriétaire de Frank Grillade, avait beau leur crier dessus pour qu’ils prennent soin de la manière de disposer la vaisselle et faciliter la tâche au plongeur, il lui suffisait de tourner le dos pour que tout ce beau monde, serveurs comme cuisiniers, s’adonnât à leurs jeux favoris : semer le désordre et faire du boucan. La vaisselle était éparpillée partout, rendant sa tâche encore plus difficile.

Les serveurs et leurs aides vidaient les verres d’eau à moitié pleins et les fourraient dans les caisses ou casiers en caoutchouc. Les coupes de champagne et de bière étaient plus soigneusement disposées, car elles étaient plus chères et plus fragiles. Ils vidaient les verres à bout de champ et parfois, par maladresse ou par hâte, ils l’éclaboussaient à plein visage. Amar ne se plaignait jamais, d’ailleurs, à quoi bon ? Car il savait déjà qu’après une litanie d’excuses, les mêmes gestes reprendraient et reproduiraient les mêmes effets. Les tasses de café, les verres d’eau ou d’autres breuvages étaient placés dans les casiers et rangés au-dessus d’un comptoir qui lui arrivait au niveau des yeux et l’empêchait de voir les serveurs. Ainsi, les accidents étaient fréquents.

Lui aussi, il lui arrivait d’éclabousser les gens à tout moment, car il lui fallait asperger les assiettes, enlever les matières grasses et les saletés avant de les introduire dans la machine. C’était par les jurons qu’il se rendait compte qu’il avait dérapé. Il marmonnait alors une excuse et continuait son boulot.

Mais il n’aspergeait jamais les autres à dessein, contrairement à son collègue de travail Abdou qui, lorsqu’il se sentait fatigué et frustré, se mettait à arroser aveuglément, baignant quiconque se trouvait dans les alentours. Et non seulement Abdou ne s’excusait pas, mais il prenait même un malin plaisir à faire la grande gueule avec les serveurs si ces derniers se plaignaient. Abdou avait vécu aux Pays de l’Oncle Sam depuis si longtemps, et pour cette raison, il avait développé une attitude défiante et hostile envers les autres. Il était têtu et ne concédait jamais qu’il avait tort. Les seules personnes qu’il épargnait étaient le propriétaire du restaurant et le chef cuisinier pour la simple raison que ces derniers étaient prompts à virer quelqu’un. Amar aimait bien travailler avec Abdou, car ce dernier venait du même pays et parlait la même langue. Ils trouvaient toujours le temps de discuter des récentes actualités du pays.

Parce qu’Amar pouvait à peine voir les visages, tout ce qu’il pouvait distinguer, c’étaient des mains qui plaçaient la vaisselle en toute hâte sur le comptoir et détalaient comme des lapins. Les seules mains qu’il reconnaissait étaient celles du jeune David, qui était le seul Noir parmi les serveurs. Pour les autres, tout ce qu’il pouvait dire, c’était s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Les cuisiniers aussi n’étaient pas en reste : marmites, bols, louches et rôtissoires sales se succédaient à un rythme infernal. Il détestait les rôtissoires, car cela lui prenait plus de temps pour gratter la graisse et autres saletés collantes. Parfois, il se créait un embouteillage monstre entre cuisiniers, saladiers, pâtissiers, serveurs et aides-serveurs, rien que pour déposer la vaisselle ou parfois pour venir récupérer quelque chose.

Les jours où le restaurant faisait le plein, l’endroit devenait vraiment chaotique et sale. L’espace était petit et chacun voulait récupérer ses affaires le plus vite possible. Les employés voulaient satisfaire tous les clients : les coléreux, les affamés, les impatients… C’était vendredi, début de week-end, et les couples, les familles, les amis se donnaient rendez-vous dans ce restaurant, situé dans le voisinage d’une petite ville à l’ouest de Detroit. La population était à grande majorité blanche, mais c’était seulement dans ces petites villes qu’il était facile de trouver du travail, surtout celui de plongeur, car Detroit était une ville pauvre, avec un taux de chômage élevé.

Les employeurs aimaient bien les Africains, car ils duraient dans leurs postes et étaient plus flexibles. Ils acceptaient toutes les besognes que rechignaient les autres sans protester. Ils ne demandaient presque jamais une hausse de salaire ni de vacances, et travaillaient même étant malades, animés par l’ignorance et la peur de perdre leur boulot. Les employeurs s’en frottaient bien les mains, car dans ce pays où le business est roi, quiconque ne connaissait pas son droit n’en avait pas. Amar sentait que l’Amérique était la terre des contradictions. Théoriquement, tous les hommes étaient nés égaux et avaient les mêmes droits, mais en pratique, tout le monde n’était pas traité de la même manière. Il pensa que les quelques Africains instruits devraient aider la majorité d’analphabètes à mieux connaître leurs droits durant les réunions de la communauté. Mais pour beaucoup d’analphabètes, c’était le cadet de leur souci. Tout ce qui comptait pour eux, c’était de pouvoir mettre la main sur leurs maigres chèques chaque fin de semaine. Mais cette somme représentait l’univers pour eux qui venaient d’horizons pauvres.

Ce petit chèque soignait, faisait manger, entretenait toute une famille, toute une communauté basée sur la solidarité et l’entraide. Ainsi, rater une journée de travail, c’était ôter la nourriture à une famille, priver les soins à un malade, empêcher un événement important de se réaliser… Alors, lorsqu’il restait assez de force pour se rendre au travail, ils s’y rendaient… au prix de leur propre santé. Leur bien-être personnel ne comptait pas. Tant que la famille élargie mangeait et se sentait bien, ils en étaient fiers. Et cette fierté transcendait le bien-être personnel.

Amar plaçait les assiettes sur les porte-assiettes et les poussait à travers la machine à vaisselle. Vingt secondes plus tard, il les récupérait, les triait et les rangeait sur les étagères. Mais aussi, il fallait évacuer le maximum d’assiettes pour permettre aux serveurs d’en déposer d’autres. Il fallait placer une vingtaine d’assiettes dans chaque porte-assiette et en mettre le maximum dans la machine. Courir les récupérer, vider le contenu, ranger, convoyer et recommencer. Entre-temps, il ne fallait pas négliger de laver fourchettes, cuillères et couteaux, car cela risquait de manquer à tout instant.

Parfois, une voix tonnait de la cuisine :

— Assiettes pour le dîner !

Et il fallait s’empresser de les porter.

Brusquement, une main écarta l’une des caisses et des yeux bleu profond le fixèrent.

— As-tu faim ?

Il hocha la tête. Bien sûr qu’il avait faim ! Cela faisait presque six heures d’affilée qu’il travaillait. John, l’adjoint au manager, lui tendit par-dessus le comptoir un plat de saumon grillé, servi avec du riz brun. Cela tombait à pic, car il aimait bien le saumon grillé. Sûrement une erreur de commande ou un client capricieux ou insatisfait qui exigeait une cuisson différente. D’ailleurs, c’était un plat cher et les employés n’y avaient pas droit, mais ils n’allaient sûrement pas le jeter. En tant qu’employé, on pouvait seulement commander un petit sandwich au poulet, un burger… rien de plus. Il essaya d’avaler son plat aussi vite que possible, car il ne pouvait pas se permettre d’entasser les assiettes sales de peur d’affronter la voix enragée du propriétaire. Ce dernier était toujours très nerveux lorsque le restaurant était très rempli ou lorsque c’était très vide. La nature ne lui avait pas doté de la capacité à gérer les extrémités.

Le restaurant affichait le plein, car c’était l’hiver et les gens fréquentaient beaucoup les endroits fermés faute de pouvoir rester dehors.

— Hey ! Toi, là-bas ! Que fais-tu comme ça ! tonna la voix tant redoutée de Frank, le propriétaire, qui s’en prenait au jeune aide-cuisinier, embauché la veille. Il était chargé de cuire le pain et de veiller à remplir le tiroir à pains.

— Écoute ! Ne mets jamais le pain tout frais au-dessus de l’ancien. Il faut l’inverser pour qu’on puisse utiliser l’ancien pain avant qu’il ne soit trop sec. As-tu compris ?

— Oui, chef… bredouilla le pauvre, qui s’exécuta rapidement et n’avait aucune idée d’avoir mal agi. Il était entraîné à la va-vite et apprenait sur le tas, la plupart du temps en se faisant crier dessus.

Une main se posa doucement sur le dos d’Amar. Il se retourna et échangea un regard discret avec la jeune femme blonde qui s’était silencieusement faufilée dans l’espace rétréci.

— Comment vas-tu aujourd’hui ? dit-elle d’une voix tendre.

— Je vais bien, Christine. Et toi ?

— Comme un charme, dit-elle dans un sourire éclatant. Elle alla prestement se saisir de petites assiettes minuscules et de tasses à soupe. Elle hésita un peu et revint vers lui.

— Hey, je pense qu’on aura besoin de couverts de table. Il y a du monde…

— Pas de problème. Ils seront prêts dans environ dix minutes.

— Je reviens donc, mon cher, dit-elle d’une voix envoûtante.

Il aimait la manière dont elle s’approchait tout près de lui et lui murmurait au visage. Il prit une profonde inspiration pour mieux inhaler son parfum discret, qui, pour un instant, éclipsait la forte odeur de nourriture. Avec un sourire complice, il poussa les porte-assiettes remplis vers la machine tandis qu’il la regardait s’éloigner à pas rapide. Il avait attendu et guetté ce moment, car il connaissait l’emploi du temps de Christine par cœur, et se réjouissait toujours de l’instant où elle ferait son apparition. Cela lui donnait la force de supporter ce travail pénible et dur.

Il aimait le regard fascinant de la jeune femme. C’était un mélange de paysage, où le bleu de mer distillé au vert de rivière laissait scintiller de petites pépites dorées. Une chevelure blonde, abondante et souple, se versait sur ses épaules frêles. Elle les attachait souvent en chignon pour libérer un visage accueillant et attentif. Elle gardait toujours une attitude nonchalante et une approche facile qui l’avaient attiré dès leur première rencontre. Dans cet endroit sale et humide où tout le monde semblait l’éviter et où les employés se rendaient sur la pointe des pieds pour ramasser quelques assiettes ou ustensiles à la hâte, Christine était littéralement venue vers lui et avait envahi son petit monde solitaire.

Il se rappelait le premier jour où Demba l’avait amené dans ce restaurant pour chercher un travail de plongeur. Il n’avait fait que deux jours dans ce pays, et ils avaient conduit à partir du quartier noir de Detroit jusqu’à une ville périphérique où presque tout le monde avait la peau blanche. Il fut très frappé par le changement brusque de la population. Plus la voiture roulait, plus il devenait nerveux. Il tremblait presque comme une feuille lorsque le manager lui dit qu’il pouvait commencer le boulot à l’instant même, et Demba devait retourner à son lieu de travail et l’abandonner à lui-même au milieu de tous ces Blancs. Il avait eu tellement de difficultés à comprendre leur parler rapide et craignait que la moindre erreur lui coûte cher.

L’échec et le rejet étaient les raisons qui l’avaient poussé à voyager aux USA. En tant qu’orphelin qui avait perdu ses parents très tôt, il avait été élevé par son oncle. Jamais il ne s’était senti accepté par sa famille adoptive, et en grandissant, il semblait ne pas y avoir de place pour lui, un endroit où s’épanouir et être heureux dans son propre pays. Il n’avait pas pu terminer ses études à l’université à cause du manque de moyens et du taux d’échec élevé. Après l’université, il n’avait pas pu réussir aux concours d’entrée dans la fonction publique face à un système très sélectif et corrompu. Il n’y avait presque pas d’usines et personne ne recrutait. Sa vie était un échec et on lui avait même refusé l’amour à cause de son origine. Il fut rejeté dans son propre pays par des gens qui avaient la même couleur de peau que lui. Comment pourrait-il alors être accepté par d’autres qui avaient une couleur de peau différente ?

Il s’attendait à toutes sortes de réactions négatives et de maltraitances de la part de ces gens, et ce fut une grande surprise pour lui lorsque le contraire se produisit. Contre toute attente, les gens étaient gentils et patients avec lui justement à cause de la barrière linguistique. Il s’était senti même plus accepté par ses collègues blancs que par ses voisins noirs. L’Amérique était un lieu étrange. Il ne pouvait pas enlever de sa tête cette scène dans l’épicerie du coin où il avait tenté de dire au gars devant lui d’avancer parce qu’il était concentré sur son téléphone. Il lui avait doucement touché l’épaule pour l’aviser et l’homme s’était agité comme un tigre, lui hurlant dessus de ne jamais le toucher à nouveau. Il s’était senti si gêné et avait marmonné des excuses rapides pour que l’homme enragé ne lui saute pas dessus.

Cet incident lui avait fait craindre les Noirs, ses frères noirs. Il ne pouvait s’empêcher de penser que si un homme noir comme lui était sur le point de lui faire la fête juste parce qu’il l’avait frôlé du doigt, que serait-il advenu de lui si c’était un homme blanc ? Il serait peut-être poignardé ou abattu. Oui ! L’Amérique était vraiment le lieu des contrastes. Le pire pouvait se produire lorsqu’on s’attendait au meilleur. Et le meilleur quand on s’attendait au pire. Il fut très soulagé lorsqu’il découvrit qu’il y avait un autre collègue qui venait du même pays que lui, Abdou. Mais Christine était vraiment la personne qui l’avait aidé à se sentir à l’aise dans son lieu de travail.

Elle lui avait demandé son nom, avait insisté pour bien le prononcer et revenait à chaque fois qu’elle le pouvait pour lui donner un coup de main ou pour juste discuter avec lui lors d’une pause. Il était un homme réservé qui aimait rester dans son coin et s’occuper de son travail. Pendant ses rares moments de pause, il se tenait debout, sans bruit, derrière la machine, guettant la vaisselle, et ruminant sur son destin qui l’avait dirigé vers ce trou. Et parfois, Christine apparaissait de nulle part pour apporter un rayon de soleil dans sa vie terne. Il aimait sa vivacité, sa joie de vivre et son esprit libre. Elle aimait raconter des choses drôles et, même si parfois il avait du mal à détecter l’humour, il lui était néanmoins reconnaissant pour ses tentatives de lui extraire un sourire.

La première fois que Christine s’était glissée derrière lui pour ramasser les assiettes, il avait juste pensé que c’était une de ces serveuses impatientes qui ne pouvaient pas attendre et qui voulaient se servir elles-mêmes. Il n’avait pas pris le temps de la remercier. Mais elle était revenue à plusieurs reprises et le faisait comme si elle était payée pour l’aider. Elle ramassait les tasses à soupe et les couverts, car cela faisait partie de ses tâches, et ensuite elle revenait pour aider avec les plats pour le déjeuner et pour le dîner, ce qui ne faisait pas partie de son boulot. Quand il s’était finalement résolu à la remercier, tout honteux, elle hocha simplement la tête.

Christine s’était déjà éclipsée comme elle était venue, mais Amar gardait toujours le sourire dans un coin de sa bouche en pensant à elle lorsqu’Abdou fit son entrée, mettant fin à ses rêveries :

— Qu’attends-tu pour inviter cette fille ?

Il sursauta à la voix d’Abdou qui venait de faire son entrée dans les lieux. Il lui jeta un coup d’œil surpris, car il ne savait pas comment ce dernier était entré dans le cours de ses pensées. Soupçonnait-il quelque chose entre lui et Christine ? Il redoutait beaucoup la langue d’Abdou, car il lui arrivait d’être bavard et indiscret, et cela, il n’en avait point besoin en ce moment. Il se contenta de faire l’ignorant :

— De quelle fille parles-tu ?

— De quelle fille ! De celle qui vient de sortir d’ici avec le plus beau des sourires. Elle ne fait ce genre de sourire qu’à toi.

— Tu essaies juste de me faire parler. Christine est une fille souriante et gentille. C’est juste sa nature, essaya-t-il de défendre.

— D’accord, copain. Tu essaies de me jeter dans les ténèbres. Mais rappelle-toi. Je suis ton seul parent ici. Tu ferais mieux de te confesser pour que je puisse te prodiguer des conseils. En tout cas, je suis là si tu as besoin de parler à quelqu’un, lui lança-t-il avec l’air de quelqu’un qui en savait beaucoup plus qu’il ne voulait le laisser paraître.

— Elle est juste une femme gentille. On s’entend bien. C’est tout, dit Amar.

— Toi, tu t’entends bien avec tout le monde. Tu es le gentil ici, répliqua Abdou avec un timbre de jalousie dans la voix. Donc ce n’est pas le problème. Je vois la manière dont elle te regarde, et crois-moi, je sais ce que cela veut dire, ajouta-t-il avec un clin d’œil et en changeant de ton.

L’attitude d’Abdou l’agaçait. Savait-il quelque chose ou était-ce juste un stratagème de sa part consistant à l’accuser pour ensuite lire dans ses réactions ? Cela sautait-il tellement aux yeux que Christine lui plaisait ? C’était bien vrai que malgré la vétusté des lieux, malgré le boulot pénible et dur, lorsque Christine s’introduisait dans les lieux, tout devenait différent pour lui. Sa présence transformait la salle sombre et triste en un royaume enchanté, illuminé par un sourire radieux et une voix de velours. Ensuite, rien ne pouvait gâcher le reste de la journée pour lui. Il souriait sans s’en rendre compte. Il était partagé entre sa joie de voir Christine et son envie de garder un visage neutre en face d’Abdou, et ce contraste lui donnait une expression bizarre. Mais l’éclat dans ses yeux était trop révélateur, et il lui était difficile de cacher cela.

Il en était conscient aussi, et il aurait souhaité que son visage fût moins expressif. Ce n’était guère le moment de baisser la garde. Si Abdou pouvait aisément détecter son intérêt envers Christine, cela voulait dire que quiconque d’autre pouvait le faire. Il devait vraiment se ressaisir, car il ne voulait pas perdre son boulot pour une affaire de filles. Après tout, Christine n’était qu’une collègue de travail. Et avoir une liaison avec un collègue pouvait être dangereux pour n’importe qui, même pour les citoyens normaux, à plus forte raison pour un étranger comme lui. Il devait doubler de vigilance, car c’était tellement facile pour lui de se retrouver dans le pétrin et même être refoulé à cause de son statut d’immigré. Une petite erreur pouvait non seulement lui coûter son travail, mais aussi l’envoyer du mauvais côté de la barrière.

Et pour rendre les choses plus compliquées, le sous-chef John n’avait d’yeux que pour Christine, et cela pouvait aussi avoir des conséquences pour lui. Christine était une jeune femme jolie et cool. Elle pouvait choisir de sortir avec n’importe qui elle voulait, et rien qu’en pensant à la probabilité qu’elle puisse s’intéresser à lui le remplissait d’un sentiment de fierté, mais aussi de terreur.

— Et que penses-tu qu’il se passerait si je sortais avec elle ? ne put-il s’empêcher de demander à Abdou.

Il s’ensuivit un petit silence. D’abord, Abdou feignit de ne pas entendre, ensuite il se retourna lentement vers lui, avec une expression amusée.

— Qu’est-ce que cela veut dire « si je sortais avec elle » ?

— Je veux dire que nous sommes devenus de bons amis, mais parfois l’amitié peut aboutir à autre chose.

Abdou lui lança un regard énigmatique, et il sentit qu’il en avait trop dit dans sa tentative d’explication.

— Laisse-moi te dire quelque chose, mon ami. L’amitié entre un homme et une femme n’existe pas. À ta place, j’aurais foncé. Je n’attendrais plus pour lui demander de sortir ensemble. Tu sais, ces femmes veulent juste s’amuser un peu. Elles se fatiguent très vite d’une relation sérieuse, et avant même que tu ne le réalises, elles te tournent le dos. Tu dois battre le fer quand il est encore chaud.

Durant le temps qu’il avait travaillé avec Abdou, il avait appris à ne pas trop lui faire confiance, parce que ce dernier avait déjà fait montre d’une personnalité sournoise à plusieurs occasions. Donc, le fait qu’il veuille le jeter hâtivement dans les bras de Christine éveillait de la méfiance chez lui. En plus, ce qu’il disait sur Christine ne correspondait pas à la réalité. Il est vrai que des rumeurs couraient qu’il y avait dans le restaurant des filles de mœurs légères, mais le nom de Christine n’avait jamais été évoqué. Elle semblait savoir ce qu’elle voulait, et la plupart du temps, elle gardait ses distances envers les gens, et ne se concentrait que sur son boulot.

Amar ne voulait pas se laisser entraîner par le rêve et l’illusion, mais parfois la réalité était difficile à résister. Il était là pour travailler dur et épargner de l’argent. Tout aurait été plus simple si Christine l’avait ignoré comme tant d’autres, si elle avait vaqué à ses occupations sans même prendre le temps de le saluer. Elle était la seule à lui avoir jeté ce regard qui éveillait chez lui la conscience de soi et le rendait visible. Elle lui avait jeté ce regard qui semblait fouiller au fond de son âme pour retrouver les débris d’un bonheur perdu…

Un après-midi, Amar entendit Christine pour la première fois parler à voix haute et furieuse au sous-chef. Ce dernier, qui avait une dent contre elle, en avait profité pour lui lancer des mots méchants lors d’une erreur de commande. Elle s’était transformée en tigresse, et la cuisine tout entière vibrait au son de sa voix étonnamment véhémente. Le sous-chef avait dû reculer, tandis que les autres serveuses tentaient de la calmer. À sa grande surprise, Amar la vit se diriger vers la salle de plonge.

— Est-ce que ça va, Christine ? dit-il en s’approchant d’elle.

— Non ! hurla-t-elle. En réalisant qu’elle n’était plus dans la cuisine, elle se ressaisit et rectifia immédiatement son ton. Désolée, Amar. Il me rend dingue !

Elle tremblait de rage. Amar ne l’avait jamais vue dans cet état et ne savait que faire. Il hésita un instant, puis essaya de la réconforter en la tenant par les épaules :

— Calme-toi. Tout ira bien, Christine.

Elle le regarda soudain et lui dit :

— Merci, vous êtes si gentil…

Elle prit une profonde inspiration comme pour se calmer et, avant de quitter, elle lui dit :

— Pouvez-vous me serrer un peu ?

Il fut pris de court et acquiesça simplement de la tête. Il l’accueillit dans ses bras et la serra. Au même moment, un frisson leur traversa le corps. Elle se détacha doucement de lui, mais le regard qu’ils avaient échangé avait ouvert chez l’un et l’autre un pan de leurs âmes, et comme deux brins d’allumettes qui s’étaient frottés, ils avaient senti une étincelle jaillir, et la lumière qui s’en était dégagée les avait laissés sans voix.

— Au revoir, Amar.

— Au revoir, Christine.

Depuis ce jour, Amar sentit qu’il ne serait plus jamais le même, et quelque chose en lui consumait ses pensées et le mettait dans un état où il n’avait plus envie de vivre dans la solitude. Quelque chose qui le poussait à faire ou dire quelque chose, n’importe quoi, mais qui le rapprocherait davantage de Christine. Comment en étaient-ils arrivés là ? Cette question circulait obstinément dans l’esprit d’Amar sans qu’il réussisse à trouver une réponse. Il sentait que, s’il se rapprochait plus de Christine, soit par amour soit par amitié, il découvrirait des indices qui lui dévoileraient les secrets de la brûlante question qui faisait que, parmi tant d’individus dans cet univers, un regard ignorait tant d’autres et se posait sur un seul, avec l’envie de ne jamais le quitter. C’était le sentiment qu’il éprouvait envers Christine…

Il en fut arrivé à un moment où il ne pouvait plus se retenir. Alors, il demanda à Christine de sortir avec lui. Il s’était attendu à ce qu’elle fronçât les sourcils, à ce qu’elle lui jetât un regard horrible, à ce qu’elle s’en allât précipitamment et même à ce qu’elle le dénonçât devant tout le monde. Il s’était préparé à mourir d’humiliation. Mais c’était plus fort que lui et il fallait le faire. Il ne se rappelait plus ce qu’il avait bredouillé à la jeune femme. Il était redevenu subitement adolescent et timide, trébuchant sur les mots. Ses genoux étaient sur le point de faillir et des gouttelettes de sueur s’étaient formées sur son front. Au moment où il pensait que le ciel allait s’écrouler sur lui, elle lui avait pris la main, avait penché son adorable visage vers lui, et avec la mine mi-inquiète, mi-amusée, mais avec un ton des plus rassurants, elle lui avait demandé :

— Amar, tu vas bien ? Tu as besoin d’eau ?

Il s’était tout de suite senti coupable, avait fui son regard et avait souhaité se trouver ailleurs.

Elle lui avait doucement pressé les mains, cherché son regard et l’avait secoué un peu comme pour lui transmettre plus de courage et d’énergie.

— Hey… Bien sûr que je veux sortir avec toi. Cependant, il faudra que tu répètes ton invitation, car je pouvais à peine entendre ce que tu viens de dire, lui avait-elle dit avec un regard amusé.

— J’ai envie de te connaître un peu plus, et l’on peut aller… dîner quelque part, réussit-il à dire.

— Avec grand plaisir, Amar, répondit-elle en ramassant quelques assiettes et en reculant lentement, le sourire aux lèvres.

Naturellement, il ne pouvait pas dévoiler ce secret à Abdou. De toute façon, il le découvrirait par lui-même le moment venu. Pour l’instant, il ne pensait qu’à une chose : le dîner avec Christine qui aurait lieu dans deux jours…

Il laissa Abdou mouiller la vaisselle et la laver, tandis qu’il faisait les allers-retours de la cuisine à la salle de plonge. Il se dirigea de l’autre côté de la machine pour récupérer et ranger les plats sur les étagères. Il était enfin heureux d’avoir de l’aide. Abdou venait de son second boulot et était aussi fatigué que lui. Ce dernier voulait juste rester sur place, tandis que lui, il prenait les plats et les transportait dans la cuisine. Ensuite, il revenait avec les trucs sales.

Il travaillait plus vite que d’habitude, rempli d’une nouvelle énergie et de beaucoup d’enthousiasme. « Plus que deux jours de plus et je serai l’homme le plus heureux sur terre », ne pouvait-il s’empêcher de se répéter. Mais quelque part dans un coin de sa tête, il ne pouvait s’empêcher de penser aux incertitudes qui l’attendaient face à Christine.

Les démons du passé ressurgirent devant lui. Il avait déjà aimé une fille en Afrique et s’était rendu compte, de la plus pénible des manières, qu’il ne pouvait pas sortir avec n’importe quelle fille. On lui avait signifié que cette fille était d’une caste supérieure, et qu’ils ne pouvaient pas sortir ensemble. Christine était une jeune femme blanche et belle, mais ici, c’était l’Amérique, la terre des hommes libres et des opportunités, et voilà ce qu’il aimait tant dans ce pays.

Chapitre 2

Amar descendit du bus et fut accueilli par une rafale de vent glacial qui le fouetta en plein visage. Il faisait terriblement froid et il pensa que le manteau qu’il portait n’était pas assez lourd. Il lui en fallait un autre, parce qu’il ne pourrait pas tenir longtemps dans pareille condition. Il risquait de tomber malade. L’enfer glacial s’était emparé de l’univers, dressant sa pelouse argentine et éclatante à travers toute la cité. Il songea à courir pour arriver plus vite, mais il y avait de la neige partout et il risquait de s’affaler sur le pavé glissant ; la crainte de ne pouvoir se relever et d’être enseveli sous un linceul de glace décupla sa volonté de se mettre à l’abri au plus vite.

Comme un loup affamé, le vent hurlait et mordait furieusement tout ce qui était chair. Il ajusta son bonnet pour mieux se couvrir les oreilles ; il avait l’impression qu’une force invisible les picotait vicieusement avec mille aiguilles pointues. Il sentait à peine ses membres et avait l’impression que seule une infime partie de son cerveau fonctionnait, et le seul réflexe qu’il était capable d’avoir était d’atteindre l’immeuble à tout prix, qui était du reste à un demi-kilomètre de sa portée. Il n’était même plus capable de réfléchir.

Malgré le froid, les rues n’étaient pas vides pour autant. Il passa devant un petit centre des affaires et aperçut, dans un coin reculé, des sans-abri occupés à ne pas laisser mourir un feu qu’ils attisaient à coups de débris de cartons et autres matières inflammables. D’autres passants, enveloppés dans de lourds manteaux, bonnets sur la tête et écharpes autour du cou, marchaient en toute hâte. Les seuls sons qu’on entendait étaient les pétarades des voitures combinées aux sifflements du vent. Tout d’un coup, la neige, qui s’était interrompue un court moment, recommença à tomber. Des petits flocons tombaient, s’intensifiaient brusquement et rendaient la vision presque nulle.

La neige tombait, tombait… et s’empilait sur le pavé, étouffant le bruit des pas. Les mouvements feutrés des piétons évoquaient les scènes irréelles d’un film muet, tandis que la lueur d’un soleil invisible donnait à la clarté du jour un visage anonyme qui pouvait être l’aube ou le crépuscule du soir. Seules l’immense lassitude qui le courbait presque en deux et la faim qui lui crampait l’estomac lui rappelaient que c’était un début de soirée, prématurément obscurci par un soleil étourdi par l’assaut de la neige.

Il s’engouffra en toute hâte dans l’allée qui menait à l’appartement et se dirigea péniblement vers le portail de l’immeuble comme si sa vie entière en dépendait. Il fut accueilli par l’agréable caresse du chauffage central. Il se rendit au cinquième en prenant l’ascenseur et, arrivé devant un appartement qui se trouvait au fond du couloir, il enleva ses gants et tâtonna fébrilement ses poches pour retrouver ses clés. D’une main tremblante, il ouvrit la porte et, après avoir enlevé ses chaussures, il se rua vers le thermostat pour augmenter la température. Il trouva que c’était déjà au maximum et, se débarrassant rapidement de son manteau, il alla s’engouffrer dans un fauteuil.

Il fut secoué par un tremblement violent et tous ses membres furent enveloppés dans un engourdissement profond. Il avait du mal à sentir ses mains et continuait à les frotter machinalement l’une contre l’autre pour leur redonner vie. Il essaya plusieurs mouvements : pliant et dépliant les jambes, se tordant les doigts et le cou, et sentit que son corps reprenait lentement vie.

Recouvrant peu à peu ses sens et son esprit, il tendit l’oreille à l’écoute d’une présence humaine dans l’appartement et se rendit compte qu’il était seul. Les autres n’étaient pas encore rentrés du boulot. Il partageait l’appartement avec Demba et Gora. Il y avait trois chambres et il y vivait avec ses compatriotes depuis longtemps, mais ils s’y trouvaient rarement au même moment. Demba était chauffeur de taxi, tandis que Gora travaillait dans une usine de pièces détachées de voiture. Il se sentait exténué, comme chaque soir après être rentré du travail.

Il se dirigea vers le frigo et se saisit d’un bol de riz aux poissons. Il prit une assiette, se servit et l’introduisit dans le micro-ondes. Une odeur épicée de poisson farci remplit l’appartement, tandis que le riz à la sauce tomate grésillait doucement. Il était fatigué, mais heureux. Demain, ce serait le discours du nouveau président élu, Obama, le premier président noir des États-Unis. C’était un moment historique et il ne voulait en aucun cas le rater. Par bonheur, il devait travailler l’après-midi et il aurait le temps de suivre le discours d’inauguration à la télé.