Rémi - Jean-Bernard Patrick - E-Book

Rémi E-Book

Jean-Bernard Patrick

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Beschreibung

Du Haut-Plateau de Grevurs, il regarde s’éloigner les navires qui, toutes voiles dehors, partent à la découverte de nouveaux mondes. Les yeux emplis d’étoiles, le jeune berger rêve de parcourir les mers. Alors qu’il se voit déjà aux commandes d’un bateau de guerre, Rémi découvre la vérité sur ses origines. Il apprend que sa mère n’est pas celle qu’elle prétend être. Dès lors, cette nouvelle l’oblige à se réfugier dans les profondeurs de la forêt maudite où il comprendra qui il est vraiment et ce que les autochtones attendent de lui. Rémi nous transporte aux confins des océans, sur une île lointaine où les natifs vivent en harmonie avec la nature jusqu’à l’arrivée malheureuse des colons.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Passionné d’art et d’histoire depuis toujours, Jean-Bernard Patrick éprouve un intérêt particulier pour les thrillers et les romans fantastiques qui constituent sa source d’inspiration. Après La Porte : L’Ordre de Foix, paru en 2020 aux Éditions Sydney Laurent, il poursuit son aventure littéraire avec Rémi.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Jean-Bernard Patrick

Rémi

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Bernard Patrick

ISBN :979-10-377-6744-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice.

Montesquieu

Prologue

— Fuyez ! Gagnez la forêt ! Seule la forêt peut vous protéger de ces ignorants ! Remontez jusqu’au Grand-Lac ! Ne vous arrêtez pas ! Ne lâchez rien ! Courez !

***

Les chiens les poursuivaient depuis plus de trois heures maintenant. La chasse avait commencé aux portes de la forêt, aux abords de la route du Bel.

Nous étions tous réunis en ce premier jour du printemps et comme chaque année, enfants et adultes s’étaient regroupés pour la cueillette des baies de méryl. Ces dernières avaient passé l’hiver à se bonifier. Il fallait à présent les récolter avant que n’apparaisse la nouvelle floraison. La fête du Méryl était une fête ancestrale qui faisait partie des us et coutumes des autochtones de l’île de Gallen.

Mais le Père Réfus, évangéliste de cette terre lointaine, savait que les baies récoltées à l’occasion de la fête du printemps servaient à ces sauvages comme offrande à leurs déités païennes. Il décréta avec l’aval du Gouverneur de Gallen que toute religion autre que celle du dieu unique était strictement interdite. En tant que représentant du roi et au nom de Dieu, ils fixèrent leurs propres règles ! Toute personne dérogeant à ces lois serait punissable de la peine de mort ! L’île de Gallen faisait partie du protocole royal d’évangélisation des nouvelles terres. Le père Réfus en avait la responsabilité et voulait en faire un exemple !

Dès sa prise de fonction, deux ans plus tôt, il fit construire en plus de la cathédrale Royale de Reling, une église sur la presqu’île de Verzon. Une fois l’édifice achevé, il emménagea à la Pointe-du-Ras, à deux pas de la nouvelle maison de Dieu. Son ambition était de mater les autochtones réticents aux lois monothéistes ! À son arrivée, il décréta que tout lien avec les dieux païens devait disparaître. Il obligea les autochtones à couvrir leurs tatouages et en interdit la pratique. Ceux qui exhibaient leurs marques furent châtiés. Quant à ceux qui en arboraient sur le visage, ils furent décapités. La plupart des Melphis au visage recouvert de marques partirent se réfugier dans les profondeurs de la forêt encore inexplorées par les colons, abandonnant leurs biens ou pire encore leur famille aux mains des colonisateurs. Le père Réfus fit également détruire tous les lieux de culte qui n’appartenaient pas à l’Église.

En vertu de son autorité et en tant que représentant de Dieu sur l’île de Gallen, en ce jour de fête du printemps, prétextant que cette dernière avait des intérêts étroits avec les religions interdites, il organisa, avec l’appui du Gouverneur, un génocide sans précédent.

Les chiens et les colons arrivèrent en bandes organisées par la route du Bel et pour certains, par bateaux qui mouillaient dans la Baie-de-Pierre et l’Anse-d’Ine. Des centaines d’autochtones, femmes, enfants, vieillards, hommes vaillants et en pleine santé, furent pris dans une souricière et les hommes blancs poussés, par la folie qui les motivait, lâchèrent leurs chiens enragés sur eux. Les mousquets, dans un bruit de tonnerre incessant, crachaient leurs flammes et leurs billes meurtrières ; les épées zébraient l’air en tous sens, tranchant tous ceux qui étaient à la portée de leur lame. Nul n’y échappait : hommes, femmes, enfants vieillards subissaient l’assaut des tirs et du fer !

Ce jour-là, plus de trente femmes furent jugées et accusées de sorcellerie. Elles périrent, brûlées sur le bûcher commun qui avait été érigé sur le parvis de la petite église de Verzon, devant les yeux injectés de sang du père Réfus et d’une poignée de ses fidèles.

Quant aux survivants qui avaient pu fuir et se réfugier dans la forêt, ils se retrouvaient à présent piégés entre les chiens avides de sang frais et les eaux agitées de la Belle, la Néra et la Diablesse. Une chance pour ces fugitifs que les colons n’eussent pas passé le cours d’eau du Pi, quelques lieues plus en aval. Ils avaient dû rappeler leurs chiens à la nuit tombante et avaient établi leur campement aux abords de la rivière et à la pointe sud du lac Pi.

Nimbar, un jeune homme fort d’une trentaine d’années avait conduit les Melphis dans la forêt, les encourageant à chaque instant, revenant en arrière pour aider femmes et enfants en difficulté, laissant à contrecœur les anciens à leur triste sort. Ces derniers tentaient de ralentir, avec l’aide de leur magie, les colons assoiffés de sang. Arrivés aux berges du Grand-Lac, il avait regroupé les survivants et demandé aux plus vaillants de retourner chercher ceux qui étaient à la traîne. Une chance que leurs tyrans aient décidé de ne pas poursuivre la chasse dans la sombre forêt à la nuit tombée.

Nimbar, après avoir réconforté les siens, leur avait demandé de prier pour que les dieux lui viennent en aide et leur avait promis de les protéger et de les mettre à l’abri. Il avait embrassé son épouse, lui demandant les yeux emplis de larmes de prendre soin de leur fille. Il savait d’ores et déjà qu’il ne verrait pas son enfant grandir. Il attacha ses chaussures à son cou et traversa les eaux tumultueuses de la Diablesse. La forêt était dense de ce côté-ci de la rivière. Nimbar remontait à présent le torrent ; il devait atteindre la cascade se trouvant en amont avant l’aube, sans quoi c’en était fini du peuple des Melphis. Il puisa sa force dans le chant des ancêtres qui lui montrait le chemin en illuminant la mousse et le lichen sur les pierres glissantes du petit torrent qu’il longeait depuis une heure déjà. Il arriva trois heures avant le lever du soleil au pied de la cascade du Grand-Pa. Un méryl millénaire s’y trouvait. Nimbar était venu une fois en ce lieu en pèlerinage avec son père, Maidou, que les colons avaient tué cet après-midi alors que le vieux cueillait les baies avec un groupe d’enfants. Les larmes lui montèrent aux yeux et sa gorge se noua. Il ne comprenait vraiment pas ce que ces hommes, venus de lointains pays, pouvaient bien leur reprocher pour qu’ils décident de tuer ainsi ses frères et sœurs.

Mais c’était fini ! Jamais plus il ne laisserait un seul des siens subir la vindicte de ces envahisseurs. Il essuya ses larmes du bout des doigts, s’installa au pied du grand arbre, ferma les yeux et implora les dieux de lui venir en aide. Les branches et les racines du méryl l’enlacèrent. Nimbar ne faisait plus qu’un avec l’arbre sacré. Le chant des Anciens l’enveloppa. Il se concentra et devint la forêt. Il rampa avec le corps d’un serpent qu’il avait emprunté, suivit le ruisseau, traversa la Diablesse, remonta jusqu’à sa source puis longea le pied de la montagne et dépassa la Pi. De là où il se trouvait, il voyait les feux de camp le long de la rivière et entendait les colons ivres de vin rire et chanter leur victoire. Il pouvait sentir également les effluves du sang de ses congénères qui souillait le pelage des chiens. La colère l’envahit. Le serpent qu’il était entra dans une faille de la montagne. Le reptile céda sa place à la roche, Nimbar ne faisait qu’un avec le granit, il s’enfonça profondément dans la chair de la terre et s’étira jusqu’à la mer. Il poursuivit son cheminement sous l’océan et remonta jusqu’à la pointe du Cap-Éli où il rejoignit le pied de la Montagne-Noire. Puis, dans un cri de douleur, il fit exploser toute sa rage. L’île gronda, trembla et partout où s’était étiré Nimbar, apparurent des roches acérées comme des épées. Une barrière impénétrable s’éleva à moins d’un mile marin, protégeant ainsi la côte ouest et la forêt des Melphores. Des vagues de plus d’une dizaine de yards se brisèrent sur la côte, emportant avec elles un grand nombre de palétuviers. Les navires qui mouillaient dans la Baie-de-Pierre furent balayés par les flots. Les colons qui bivouaquaient le long du Pi furent ensevelis lorsque la terre trembla et sortit ses crocs de granit noir.

Nimbar rejoignit son enveloppe corporelle par la voie des airs dans le corps qu’une chouette lui avait prêté. Il libéra et remercia son hôte. Il ne voulait pas en rester là. Il demanda la permission aux pères de ses pères de protéger la forêt par un sortilège que seuls les siens et les personnes bien intentionnées pourraient franchir.

Les chants des Anciens retentirent dans toute la forêt. Ses congénères savaient que Nimbar avait réussi et qu’ils n’avaient plus à craindre la folie des hommes venus de l’horizon.

Depuis lors, les colons n’osaient approcher la forêt des Melphores qu’ils baptisèrent « Forêt-Maudite-des-Melphores ». Nombreux sont les colons qui pensent encore aujourd’hui que le malheur qui les frappa ce jour-là n’était autre que l’œuvre de la main de Dieu qui par cet acte montrait son mécontentement et vengeait la mort inutile de centaines de Melphis.

1

Le petit Rémi, allongé dans l’herbe balayée par le vent marin venu du large, regardait les navires bercés sur le bleu de la mer. Le doux soleil de ce milieu de printemps enluminait les voiles de couleurs rougeoyantes et dorées. Où était donc le bateau de Rilius, son père parmi cette armada de bâtiments ?

Rilius était marin pêcheur, il était parti tôt ce matin pour sa dernière pêche. Cette activité était devenue de moins en moins lucrative et des plus dangereuses, surtout pour son esquif qui n’était pas conçu pour les longues campagnes de pêche au large. Ces deux dernières années, le poisson se faisait rare : il fallait partir loin à l’ouest de l’océan, ou pire encore, contourner l’île par le sud, descendre plus bas pour atteindre les eaux froides afin de trouver les bancs de poissons blancols que les gens de la capitale affectionnaient tout particulièrement.

Rilius avait donc décidé de terminer sa saison de pêche, de plier ses filets, de ranger ses voiles et s’il en trouvait le courage, de vendre son cotre en bois rouge qu’il avait construit de ses mains. De concert avec son épouse Géline, il avait pris la décision de consacrer le restant de sa vie à la ferme et à ses deux enfants : Nathie, sa fille de douze ans et son fils Rémi qui venait d’en faire dix. Le pécule de ces années de pêche lui avait permis d’acquérir toutes les terres du plateau de Grevurs. L’herbe y était grasse toute l’année. Cette partie de l’île de Gallen était souvent arrosée d’ondées bienveillantes en saison chaude. Ses brebis et ses chèvres appréciaient cet herbage. Leur lait était l’un des meilleurs que l’on puisse trouver à Gallen. Ses grands-parents avaient eu raison d’acquérir quelques terres que personne ne voulait, tant elles étaient malmenées par les vents chargés d’embruns venus de l’océan.

Les côtes de l’île de Gallen, qui s’étiraient sur plus de quatre cent onze lieues, étaient complètement différentes. Une chaîne de montagnes coupait l’île en deux sur toute sa longueur, rendant chacune des côtes difficilement accessible. Il fallait près de dix jours pour traverser le massif et rallier Reling, la capitale implantée au sud-est. Cette unique route était parsemée d’embûches et faisait souvent l’affaire des brigands. Ils n’hésitaient pas à piller les imprudents solitaires qui s’y risquaient. Il était préférable de se déplacer en groupe organisé pour arriver indemne au chef-lieu. Les transactions commerciales se faisaient le plus souvent par voie d’eau. Les grands voiliers de deux, voire trois mâts n’excédant jamais les trois cents tonneaux, étaient chargés dans le petit port situé dans l’Anse-d’Ine au sud-est de la presqu’île de Verzon. Ces gros navires marchands acheminaient la laine, les fécules, divers tubercules comestibles et le poisson séché vers Reling. Les produits frais, légumes, fruits et produits laitiers étaient livrés sur de petites embarcations plus maniables et surtout plus rapides que ces géants des mers. Quant au produit de la pêche côtière, il était généralement vendu le jour même au marché aux poissons de Reling.

La majorité de la population vivait dans la capitale, une mégapole de plus de dix mille habitants, entassés les uns sur les autres dans une ville puante, aux rues sales, étroites et malveillantes. Il ne faisait pas bon s’attarder le soir dans les quartiers nord de la ville : c’est là que se trouvait toute la débauche de l’île de Gallen. La plupart des marins de passage s’y retrouvaient pour se saouler dans des auberges bon marché et souvent finir leur soirée dans l’une des nombreuses maisons closes. La plupart des prostituées étaient issues des bas-quartiers, les bidonvilles jouxtant la capitale, filles ou femmes des mineurs qui se tuaient à la tâche pour un maigre salaire qui ne leur permettait pas de subvenir aux besoins d’une famille souvent nombreuse. Le seul recours que leur proposait leur triste vie pour survivre était la prostitution de leur épouse ou de leur progéniture.

En revanche, au sud de Reling se trouvaient les quartiers chics protégés par une enceinte derrière laquelle habitaient les riches notables de Gallen : les propriétaires des mines, les directeurs de banque et le riche armateur, monsieur Brisemiche, gouverneur de Gallen qui, de la terrasse de sa somptueuse demeure, pouvait admirer tous les navires croisant le Cap-Lys dont il était, pour la plupart, le propriétaire.

Seule la côte sud était viable, là où avait été implantée la mégapole. Le long de la côte est, de la pointe nord de l’île jusqu’aux portes de la capitale, s’étalait un désert aride balayé par des vents salés venus de l’océan qui brûlaient toute flore. Les lourds nuages venant de l’ouest se brisaient sur les hauts sommets et déversaient leur trop-plein d’eau sur les pentes de la montagne où la végétation luxuriante de la forêt humide absorbait le précieux breuvage, tandis que le flanc oriental s’érodait sous le vent brûlant, ne recevant jamais la moindre goutte de pluie.

Les colons avaient préféré s’installer sur la côte sèche, afin de profiter de l’ensoleillement et du climat tempéré de la pointe sud, leur permettant de s’adonner pleinement aux plaisirs des plages de sable blanc, plutôt que d’affronter les intempéries de l’autre versant de l’île qui offrait des plaines verdoyantes et une riche forêt tropicale. Seuls les courageux, comme les appelait Rilius, avaient choisi de vivre du bon côté, bravant les caprices du temps et les tempêtes saisonnières.

Il est vrai que la vie y était agréable, surtout en cette période de fortes chaleurs. Le petit Rémi mâchouillait son brin d’herbe, il le faisait aller de gauche à droite puis de droite à gauche tout en rêvant d’aventures. Il se voyait affronter des vagues trois fois plus hautes que son navire.

Les voiles claquaient au vent qui se déchaînait contre les haubans. Le bateau gîtait fort mais il sortit vainqueur de ce combat contre les éléments, pour retrouver une mer calme. Le trois-mâts de Rémi filait maintenant à vive allure, brisant les vagues de sa proue fine et effilée que surmontait une sirène à la poitrine généreuse et dénudée. Le capitaine Rémi était fier de son équipage. Ses hommes étaient bons et fidèles.

— Terre à l’horizon ! Terre à l’horizon ! cria l’homme de quart du haut du nid-de-pie.

Rémi observa dans la direction que montrait la vigie. Une longue bande sombre lui apparut, elle se rapprochait à vive allure.

— Affalez les voiles ! ordonna Rémi à son équipage.

Les hommes s’activèrent de toute part. Chacun connaissait sa tâche, Rémi n’avait rien d’autre à faire que de veiller au grain. Une heure plus tard, il se voyait pousser le canot qui les avait menés, lui et huit hommes d’équipage, sur le rivage de cette terre vierge que nul homme n’avait encore foulé jusqu’à ce jour. Son navire de quatre cents tonneaux, orné de bois précieux en provenance de la forêt luxuriante des Melphores et garni de seize canons, mouillait à quelques encablures, au large. Mousquet à l’épaule et sabre à la hanche, le capitaine arpentait fièrement la plage de sable noir dans lequel brillaient par milliers des paillettes d’or. Il s’agenouilla et en prit une poignée. Il entendit alors hurler ses hommes.

— Capitaine ! Attention ! Derrière vous !

Rémi pivota et releva la tête, son visage se trouva face à une mâchoire grande ouverte dévoilant deux rangées de crocs acérés et ternis par le tartre. Le capitaine pouvait sentir le souffle tiède et humide du monstre sur son visage. Une odeur fétide sortant des entrailles de la bête le força à reculer mais déjà, la langue râpeuse et dégoulinante de l’animal lapait son visage.

***

— Plumeau ! Vilain chien ! Tu sais très bien que j’ai horreur de ça…

Rémi releva la tête et vit l’une de ses brebis s’approcher dangereusement de la falaise. Sans qu’il n’eût besoin de dire quoi que ce soit, Plumeau aboya et raccompagna l’indisciplinée vers le troupeau. Combien de temps était-il resté ainsi à rêvasser ?

Au loin, le soleil pointait bas : il ne tarderait pas à plonger dans les profondeurs de l’océan. De gros nuages touchaient la ligne d’horizon alors que le ciel se teintait d’ocre et de rose et que les nuages se nuançaient de flammes orangées. Il était grand temps d’aider Plumeau à finir de regrouper le troupeau et de rejoindre la ferme pour le dîner. Il laissa son regard errer sur l’étendue aqueuse et eut une pensée pour son père. Il se leva et observa l’intérieur de sa main qui le démangeait, des grains de sable noir étaient collés à ses doigts. Il sortit un mouchoir de la poche de son pantalon et y fit tomber les petites billes noires ainsi qu’une large paillette dorée. Il plia délicatement le morceau de tissu de façon à ne rien perdre de son butin.

— Mais que s’est-il passé ? lança-t-il en direction du large où la masse de nuages s’étirait maintenant à tout l’horizon.

Il regarda le mouchoir et le fourra avec précaution dans sa poche. Il prit le chemin en direction de la petite ferme ; il pouvait deviner la fumée qui s’échappait de la cheminée. Il se retourna une dernière fois en direction de l’océan. Au même instant, un éclair blanc zébra le ciel. Le tonnerre gronda quelques secondes plus tard, il fallait se hâter, l’orage arrivait. Rémi bouscula son troupeau qu’il fit rentrer dans la bergerie. Nathie avait déjà mis ses bêtes à l’abri. Il verrouilla la lourde porte, le tonnerre claqua au loin. Quand il arriva dans la pièce principale de la ferme, la bonne odeur du ragoût que sa mère avait mis à mijoter quelques heures plus tôt dans le foyer de la cheminée lui satura les papilles, lui donnant l’eau à la bouche.

— Maman ! il m’est arrivé quelque chose de fou !

Géline, qui ajoutait les pommes de terre dans la marmite en fonte suspendue à une quinzaine de pouces au-dessus des flammes, se retourna en direction de son fils. Un sourire illumina son visage au teint légèrement bronzé.

— Viens donc me faire un câlin, Rémi. Tu as bien fermé la bergerie ? Le vent va souffler fort cette nuit.

Le garçon s’approcha de sa mère et la serra tendrement dans ses bras.

— J’ai quelque chose à te montrer maman.

Il sortit son mouchoir de la poche, prit l’une des assiettes en bois d’olivier que Nathie avait mise sur la table et y déploya minutieusement le carré de tissu.

— Apporte la chandelle, ordonna-t-il avec un sourire à sa sœur qui s’exécuta en fronçant les sourcils.

Il rassembla les grains de sable en un tas au milieu du mouchoir de coton blanc et planta fièrement la paillette dorée au sommet du petit monticule.

— D’où tu sors ça ? demanda Géline en regardant son fils par-dessus son épaule.

Rémi raconta à sa mère et sa sœur dans quelles circonstances ce sable était venu à lui, en omettant toutefois d’avouer qu’il avait poussé un cri d’effroi quand Plumeau l’avait ramené à la réalité. Il extrapola même une histoire farfelue dans laquelle il expliquait que ses hommes, lui en tête, avaient chassé la bête sanguinaire. Contre toute attente, sa mère lui avait demandé de retirer son pantalon.

— Mais ‘man ! je te jure que c’est la vérité ! Il hésita un instant et reprit en baissant les yeux : j’avoue être revenu après avoir crié quand Plumeau m’a réveillé, mais pour tout le reste, je te promets maman que c’est la vérité, implora-t-il les larmes aux yeux, pensant qu’il allait être corrigé.

— Je te crois, Rémi, lui répondit-elle en embrassant les cheveux châtains de son fils, mais j’ai besoin de vérifier quelque chose. Retire ton pantalon…

Rémi regarda sa sœur en essuyant son nez du revers de la manche.

— Je vais surveiller le ragoût, dit-elle en posant une main délicate sur l’épaule de son petit frère avant de s’éloigner de la table et de contempler la danse folle des flammes dans l’âtre. Rémi dégrafa la boucle de sa ceinture et fit glisser son habit sur ses chevilles en se tournant face à sa mère qui lui souriait, ses grands yeux verts emplis de larmes tant elle était fière de son fils. Elle mit un genou à terre et posa délicatement sa main sur la cuisse de son enfant.

— Assieds-toi, Rémi. Regarde ! elle lui indiqua la rune qu’il avait sur le haut de genou.

2

Dehors, le vent soufflait fort. Le volet claqua contre le battant de l’étroite fenêtre, la pluie frappait les carreaux avec un bruit de gravier qu’on lance par poignées.

— Rhabille-toi Rémi et viens m’aider à verrouiller ce fichu volet. Fais-moi penser à demander demain à ton oncle de réparer le verrou.

— Mais maman ! s’écria Rémi en désignant la marque qu’il avait sur sa cuisse, le Père Valain dit que seules les sorcières ont de telles marques, qu’il faut les chasser et les brûler ! Que ceux qui sont marqués sont les fils et les filles de Satan.

— Ainsi que ceux qui batifolent avec ces êtres ! ajouta Nathie du coin de la cheminée.

Géline se releva, remonta sa longue robe et dévoila sa cuisse. Elle était couverte de runes dont certaines étincelaient sous la lueur de la bougie. Rémi regarda sa mère avec effroi.

— Maman ? Tu es l’une d’elles ?

— Moi aussi ! renchérit Nathie du fond de la pièce en dévoilant le haut de son genou qui lui aussi portait des runes.

Le volet claqua une fois de plus.

— Je m’en occupe, dit Nathie en rajustant sa robe sur ses jambes. Papa sera fier de toi Rémi, ajouta sa sœur en lui frottant les cheveux de la main alors qu’elle passait derrière lui pour saisir son manteau.

Quand elle ouvrit la porte, le vent souffla la chandelle et la pièce ne fut éclairée que par la danse des flammes dans la cheminée. Rémi remonta son pantalon, boucla sa ceinture et se tourna vers sa mère.

— Et papa ? demanda-t-il.

Elle se contenta de secouer la tête négativement en lui souriant tendrement.

— Il est au courant ?

Un sourire se dessina sur les fines lèvres de Géline. Elle ferma les yeux et caressa le haut de sa cuisse dénudée. Du bout de son index, elle effleura le contour d’une de ses marques qui s’illumina d’une lueur bleutée. Son cœur s’accéléra et une douce chaleur inonda son bas-ventre.

— Rémi, tu es tellement innocent, lui répondit-elle en laissant retomber l’étoffe de sa longue robe le long de sa jambe. Viens, nous allons brûler du méryl.

Le méryl était une poudre issue des baies récoltées sur l’arbre du même nom, une espèce endémique à la forêt des Melphores et que les autochtones brûlaient en offrande aux dieux.

— Mère ! Si le Père Valain venait à savoir que nous brûlons du méryl…

— Ne crains rien, Rémi. Avec la tempête qui sévit, l’homme d’Église ne risque pas de venir nous déranger.

Géline fit pression sur une pierre située à droite de la cheminée et dévoila une niche dans laquelle se trouvait l’effigie des dieux des Melphis. Elle prit une dose de méryl qu’elle déposa en offrande dans une coupelle de terre cuite.

— Nous allons attendre que ta sœur revienne et prier pour que Lir, Taranis et Kari préservent ton père et tous les marins de la tempête.

— Mais ‘mam, s’ils nous surprennent à vénérer les dieux interdits… Le père Valain ne cesse de nous dire qu’ils sont les dieux que vénèrent les sorciers pour faire venir le diable à eux ! S’il l’apprend, il nous livrera au Cardinal qui nous fera brûler…

— Nous ne sommes pas des sorcières comme le disent les colons, mais des Melphis, ou si tu préfères des fées.

Nathie réapparut trempée, son manteau de laine dégoulinait et ne l’avait pas préservée du grain.

— Va te changer et rejoins-nous, nous allons demander aux divinités de préserver votre père.

Une dizaine de minutes plus tard, Nathie vint s’installer à la gauche de son petit frère. Elle avait pour l’occasion passé une robe de laine orange. Une large ceinture de cuir serrait la taille fine de la jeune fille. Elle donna un baiser sur le front de Rémi. Géline alluma le Méryl qui dégageait une fumée aux senteurs volatiles et aux effluves fruités de la forêt. Nathie et sa mère prirent chacune les mains de Rémi, elles étaient moites.

— N’aie pas peur, Rémi, lui murmura sa sœur au creux de l’oreille. Tu n’as rien à craindre. Ferme simplement les yeux, pense à papa et laisse-toi guider par le chant des Melphis.

Le garçon s’exécuta, mais il n’entendit pas le chant des fées tant il pensait aux conséquences que cela aurait si les villageois venaient à découvrir qu’il portait la marque et honorait les dieux des sorcières…

— Des Melphis, le reprit une voix lointaine. Concentre-toi, et écoute le chant des fées de la forêt, tes ancêtres.

Rémi secoua la tête, il avait chaud, il sentait les gouttes de sueur glisser le long de son échine. Il ferma les yeux et put percevoir un son mélodieux au loin, le même refrain qu’il entendait parfois le soir avant de sombrer dans le sommeil. Il ouvrit les yeux, la douce mélodie s’estompa. Il regarda sa mère puis sa sœur, toutes deux avaient les yeux fermés, un sourire se dessinait sur leurs lèvres. Rémi laissa tomber ses paupières, la mélodie revint, il se laissa bercer. Il put même percevoir la brise caresser ses joues. Le vent jouait avec la cime des arbres, il sentait les odeurs de la mousse. Le chant d’un oiseau vint couvrir un court instant celui des Melphis. Il percevait au loin le bruit de l’eau qui serpentait entre les roches couvertes de lichen. Au chant des fées se joignirent celui des batraciens puis celui d’une multitude d’êtres peuplant la forêt. Rémi avait l’impression de se tenir dans les bois. Lui revint alors à l’esprit la dernière fois qu’il s’y était aventuré ; trois semaines auparavant, il avait accompagné son père chez le charpentier pour commander une pièce de bois défectueuse qu’il devait changer sur le bateau, avant de sortir pour la campagne de pêche.

— Papa !

Il se concentra, et pensa à son père qui était seul sur son cotre à affronter la houle, le vent et la pluie. Le chant des fées lui revint plus clairement, il n’était plus dans la forêt. Il crut percevoir le cri strident des goélands. Il était sur le plateau de Grevurs quelques heures plus tôt et son troupeau était à l’herbage. Plumeau veillait. Il vit les navires toutes voiles dehors, il chercha du regard celui de son père et mit un certain temps avant de l’apercevoir. Rémi eut l’impression de s’envoler, ses pieds ne touchaient plus l’herbe, il était dans les airs, il tournoyait au-dessus de l’océan. Il pouvait sentir le vent lui caresser le visage, lui lécher les ailes… Les ailes ! Il tourna la tête et perçut la portance de ses plumes. Rémi était dans le corps d’un goéland. Le chant des Melphis se fit plus fort, il regarda en bas en direction de l’océan, en dessous se trouvait la barque paternelle. Le petit navire brisait les vagues de sa proue effilée. Rilius, qui tenait la barre, sifflotait le même chant que les Melphis. Rémi plongea en piqué en direction du voilier. Il manqua de peu de heurter la trinquette.

— Holà l’oiseau ! Ne va pas percer mon foc !

— Papa ! c’est moi Rémi !

Le goéland tournoyait au-dessus de l’embarcation de Rilius et n’arrêtait pas de railler.

— Va donc pleurer ailleurs, l’oiseau ! Je n’ai pas encore de poisson à te donner ! Reviens me voir dans quelques heures ! Laisse-moi au moins le temps de poser mes lignes, je te ferai savoir quand j’aurai pitance à t’offrir !

— Papa ! C’est moi, Rémi ! Papa tu m’entends ? Papa rentre à la maison ; une tempête arrive ! Papa ! Papa ! Papa…

Le bateau de Rilius n’était désormais plus qu’un point sur l’océan, le chant des Melphis se fit plus fort et Rémi se retrouva dans la forêt. Il marchait au bruit des oiseaux et arriva au ruisseau qu’il avait entendu quelque temps plus tôt. Le fracas assourdissant d’une cascade couvrait le chant des fées. Une voix puissante résonna du haut de la chute d’eau.

— Rémi ! Dis à Rixane que son grand-père veut te rencontrer !

Le chant mélodieux se dissipa pour laisser place au crépitement du feu dans l’âtre. La lumière d’un éclair perça au travers des interstices du volet. Quelques secondes plus tard, le tonnerre gronda. Géline et Nathie rouvrirent les yeux et sourirent à Rémi.

— Maman, j’ai vu papa ! J’étais dans le corps d’un goéland, c’était ce matin, je l’ai prévenu que la tempête approchait et l’ai prié de rentrer à la maison.

— Il t’a répondu ? demanda Nathie en souriant à son frère.

— Il m’a houspillé en me disant de lui laisser le temps de poser ses lignes et qu’il me dirait quand revenir.

— Ton père n’a jamais su parler le goéland. Il faudra lui enseigner quand il reviendra, plaisanta Géline. Plus sérieusement Rémi, il va falloir que tu apprennes à maîtriser tes sorties. Chaque fois que tu voyages, une marque apparaît sur ton corps.

— À ce sujet maman, dans la forêt, j’ai entendu la voix d’un vieil homme. Il m’a demandé de dire à sa petite fille Rixane qu’il souhaitait me rencontrer. Maman, qu’est-ce qu’il m’arrive ? Qui est cette Rixane ?

— Venez, les enfants, nous allons passer à table. Il est grand temps que je vous parle de notre famille.

3

Cette première journée de pêche n’avait pas été aussi fructueuse que l’aurait espéré Rilius. Il n’avait remonté jusqu’à présent qu’une dizaine de blancols, mais sa dernière ligne semblait avoir appâté un plus grand nombre de poissons que les précédentes, ce qui lui laissait à penser que les jours à venir seraient prometteurs. Il terminait de remonter les six derniers pieds de sa ligne sur laquelle un hameçon sur trois avait tenté le poisson qui frétillait sur le pont en teck du Géréna. Rilius avait ainsi baptisé son cotre pour être toujours en contact avec ses proches. Gé comme Géline, Ré pour son fiston et Na pour sa fille aînée. Aussi, quand il était seul au milieu de la grande bleue, il lui suffisait de caresser la barre de son voilier, porter son regard sur les voiles, ou nettoyer le pont pour avoir la sensation que les siens étaient avec lui dans cette aventure solitaire. Il pensait à sa famille tout en salant sa pêche dans la cale du navire, lorsqu’il fut soudain surpris par le grondement du tonnerre au loin. Il était si absorbé par ses occupations, qu’il n’avait pas remarqué que le ciel s’était nappé d’épais nuages. Il se hâta de remonter sur le pont et scruta l’horizon : partout où se posait son regard, le ciel était teinté d’encre noire. Rilius voyait de hautes vagues l’entourer de toute part mais étonnamment, là où flottait le cotre, la mer était calme. Seul un léger clapotis cognait sa coque. Il leva les yeux et put distinguer que le ciel au-delà de son mât, scintillait d’étoiles. Instinctivement, il jeta un œil inquiet au compas de pont situé devant la barre à roue. L’aiguille de ce dernier oscillait de gauche à droite sur un angle de soixante-quinze degrés entre l’ouest et le sud-sud-est, ne sachant quel cap indiquer.

— Mais qu’est-ce que cela signifie ? hurla Rilius au vent tout en tapotant sur la vitre du compas.

Il sortit de sa poche la boussole que Géline lui avait offerte quand il avait mis pour la première fois le Géréna à l’eau, après trois années consacrées à sa construction. Il ouvrit le couvercle en laiton. Il lui fallut s’accrocher à la barre et s’asseoir sur le banc tant il était sidéré. L’aiguille de sa boussole tournait à vive allure cherchant désespérément le nord. La voile claqua au vent et une énorme vague apparut à tribord.

***

— Dépêche-toi donc de finir ton ragoût, lança Nathie à Rémi qui peinait à terminer son repas.

— Je n’ai pas très faim, râla-t-il en poussant son assiette qu’il avait à peine touchée. Toute cette histoire m’a coupé l’appétit et j’ai hâte d’entendre ce que maman a à nous dire.

— Venez les enfants, dit-elle en les invitant à prendre place devant la cheminée. Je débarrasserai plus tard.

Rémi ne se fit pas prier et alla s’installer sur le tapis en peau de brebis dont la laine épaisse était des plus douillettes. Nathie vint s’asseoir à côté de son frère qui lui fit une petite place en soufflant tandis que Géline s’installait sur l’une des trois chaises vikings que Rilius avait assemblées dans des plateaux de bois de rose. Elle couvrit ses jambes d’une couverture de laine.

— Vous n’avez pas froid ? demanda-t-elle à ses enfants qui lui répondirent négativement d’un mouvement de tête.

— Il y a bien longtemps, commença-t-elle, alors que les colons ne connaissaient pas encore l’existence de notre île, vivait en ces lieux paisibles le peuple des Melphis. Ils se partageaient la côte ouest en trois clans distincts.

Le clan des Alpèches, qui vivaient de la culture de l’igname et de la cueillette des fruits de saison, demeurait en harmonie avec la nature dans l’actuelle Grande-Plaine. Et comme aujourd’hui, leur clan était relié aux deux autres par une passerelle suspendue faite à l’époque de lianes assemblées et de planchettes de bois d’ébène, que le pont de pierres actuel, que vous connaissez, a remplacé il y a moins de vingt ans.

Le clan des Révurs demeurait sur l’actuelle presqu’île de Verzon et le plateau de Grevurs. Tout comme notre famille, leur activité principale était l’élevage d’ovins et de caprinés dont ils tiraient parti en prélevant leur lait et leur laine. Les plus vieux finissaient généralement en ragoût…

— Maman ! s’exclama Rémi en faisant une grimace.

— Je sais que tu ne supportes pas Rémi, mais il en va ainsi depuis la nuit des temps. Les hommes mangent leurs animaux domestiques pour survivre, précisa-t-elle en faisant de gros yeux et en prenant un ton grave, censé imiter le golem de sable du désert du Pilon, que tous les parents invoquent pour effrayer leur enfant chéri devenu pour un instant polisson.

Seulement, les Révurs contrairement à nous, ne sacrifiaient leurs bêtes qu’à un âge avancé, leur évitant ainsi d’éventuelles souffrances dues à la vieillesse. Avant chaque mise à mort, ils imploraient le pardon des Divinités surtout Héli, la Déesse de la mort à qui ils demandaient, comme je le fais également chaque fois que je sacrifie l’une de nos brebis, d’accueillir la lumière de la pauvre bête qu’ils remerciaient pour les dons qu’elle avait faits avec les Melphis du clan durant toute sa vie.

Quant au troisième clan, celui des Melphores, il était beaucoup plus grand que les deux autres. Sa population demeurait dans la forêt qui porte leur nom. Les Melphores vivaient des métiers du bois mais aussi de la pêche. Les eaux des embouchures de la Dumbéa, de la Loue et du fleuve Éli regorgeaient à cette époque de poissons blancols qui venaient à chaque marée haute se nourrir des richesses que transportaient les eaux de ces trois cours.

Chaque clan partageait le fruit de son labeur avec les clans voisins. Une fois par an, ils se réunissaient tous au pied de la montagne Bert, là où se situe l’actuelle route du Bel, pour la fête du printemps.

— Oui, c’est écrit dans le livre que nous fait étudier le Père Valain ! l’interrompit Rémi. Il dit même que les sauvages imploraient leurs dieux malgré l’interdiction du roi mais que le père Réfus…

— Laisse-moi terminer ! le réprimanda sa mère sur un ton qu’elle aurait voulu moins sévère. Tu vas vite comprendre pour quelle raison je ne porte pas ces hommes d’Église dans mon cœur !

— Maman, plus bas, la reprit le garçon en se tournant inquiet du côté de la porte.

— Tu n’as rien à craindre Rémi, le rassura sa sœur en le prenant dans ses bras. Avec la tempête qui sévit en ce moment, le père Valain ne va pas venir nous déranger ce soir.

— Peut-être mais s’il apprenait que nous vénérons les divinités interdites et que nous sommes des sorciers…

— Nous ne sommes pas des sorciers ! Nous ne sommes pas les monstres qu’ils prétendent ! Ce sont eux les monstres ! Laisse-moi te conter la fin de cette histoire.

Rémi alla chercher un traversin de plumes d’oie et s’installa confortablement sur la carpette.

— Les clans étaient répartis en petits groupes de cueillette, poursuivit Géline après s’être servi une tisane de fleurs d’oranger. Les anciens ramassaient les baies de Méryl avec les plus jeunes. Ce jour-là, Xanie, la fille unique de Nimbar, que les colons depuis ce jour nomment le sorcier malfaisant, récoltait des baies avec ses amis Octave et Glave, les fils des colons qui s’étaient installés sur la presqu’île de Verzon.

— Grand-père Glave ? demanda Nathie à sa mère, qui se contenta d’un hochement de tête souligné d’un large sourire pour répondre à sa fille.

— Ces trois-là ne se séparaient jamais. Au moment des faits, Octave et Xanie n’étaient âgés que de huit ans et votre grand-père, de dix.

Dès les premiers aboiements des chiens, les anciens qui les encadraient demandèrent aux deux garçons et à Xanie de protéger les enfants. Ils coururent se mettre à l’abri dans les grottes au pied de la chute du Grelus, dont la marée basse du moment permettait l’accès. Malgré le grondement incessant de l’eau, les cris et les coups de feu des mousquets parvenaient aux oreilles des enfants qui ne cessaient de pleurer. Xanie et ses deux compagnons réussirent à calmer les plus jeunes. Ils durent attendre douze heures avant de pouvoir sortir de leur cachette, que la marée haute protégeait. Plus tôt dans la soirée le calme de la grotte avait été interrompu par un grondement lointain ; les vagues avaient submergé l’entrée, puis le calme était revenu.

La suite, Rémi la connaissait, Nimbar avait réussi à mener un grand nombre des Melphis sur les rivages de la rivière. Il se tourna et contempla la flamme qui oscillait dans la cheminée. Sa mère expliquait que les Melphis se retrouvaient piégés sur les berges de la Diablesse qui portait ce nom justement à cause de la violence de ses eaux. Rémi ferma les yeux et ne tarda pas à sombrer dans le sommeil…

Son rêve le porta jusqu’au cours d’eau. La plupart des Melphis s’agglutinaient sur la berge sud de la Diablesse. Il pouvait ressentir la détresse de ces gens qui, pour la plupart, avaient perdu un ou plusieurs membres de leur famille. Il chercha du regard le sorcier Nimbar. Le Père Valain disait que ce sorcier était la réincarnation du diable sur terre, que par son pouvoir maléfique, ce soir-là, il avait protégé les enfants de Satan en défiant les éléments et en tuant cent quatre colons qui faisaient leur devoir en chassant ces monstres.

Mais quand Rémi trouva enfin le sorcier, celui-ci ne ressemblait en rien à la réincarnation du malin. Cet homme encourageait ses semblables à retourner chercher les plus faibles, il consolait les enfants en pleurs, les femmes et les hommes en détresse par des paroles ou des gestes réconfortants, alors que lui-même cherchait sa fille et son épouse. Quand il trouva enfin sa femme, il lui demanda où était leur fille.

— Xanie est en sécurité, n’aie crainte, avec un grand nombre d’enfants que Glave et Octave ont cachés dans les grottes.

Elle secoua la tête, le regard perdu sur les eaux noires de la Diablesse.

— Que va-t-il arriver à leurs parents si les colons apprennent que leur progéniture a aidé certains des nôtres et qu’ils participaient également à la fête du printemps avec nous ?

— Je ne sais pas Zitane. Il faut prier les dieux pour qu’ils soient préservés et qu’ils réussissent à protéger les enfants et notre fille. Prends soin de Xanie, guide-la dans la bonté et l’amour.

Nimbar embrassa son épouse et tourna les talons tout en essuyant les larmes qui ruisselaient le long de ses joues. Il s’assit sur une souche que les eaux avaient amenée sur la berge de la rivière et commença à défaire ses lacets.

— Que comptes-tu faire ? demanda son épouse, les yeux emplis de larmes.

— Quelqu’un doit sauver notre peuple, Zitane. Je vais me rendre à l’arbre sacré et demander l’aide des dieux.

Il noua ses chaussures à son cou, le chant des Melphis résonnait dans toute la forêt. Il se retourna leva les yeux et s’écria :

— Quant à toi, tu n’as rien à faire ici ! Retourne d’où tu viens ! Ton heure n’a pas encore sonné !

Une bourrasque frappa le visage de Rémi. Il fut projeté au-dessus de l’océan. En bas, l’orage faisait rage, les éclairs zébraient le ciel de toute part et le tonnerre grondait si fort que les oreilles de Rémi bourdonnaient. Il pouvait percevoir çà et là des cercles où la mer était calme et berçait de minuscules embarcations chahutées par les vagues. Il chercha du regard et aperçut celle de son père. Rilius tapotait le verre de son compas dont l’aiguille dansait de gauche à droite ne sachant quelle direction désigner.

— Papa ! hurla Rémi alors que son père injuriait le ciel en sortant de sa poche sa boussole.

Il semblait désorienté et s’assit sur le banc face à la barre. Au même instant une énorme vague frappa le cotre de Rilius. Rémi s’approcha et attrapa la main de son père au moment où sa tête heurtait la barre à roue.

— Papa ! hurla Rémi, ce qui fit sursauter sa sœur.

Sa mère se leva de sa chaise viking et prit Rémi dans ses bras.

— Ça va aller Rémi, ne t’inquiète pas pour ton père. J’ai demandé à Kari et à Lir de veiller sur les marins qui se trouvent en mer, et à Taranis de les préserver de sa furie passagère. Ils ne craignent rien, les dieux les protègent.

— J’ai vu père, maman. Une énorme vague a frappé le flanc du Géréna. J’ai tenté de le sauver, mais sa main m’a glissé entre les doigts !

Sa mère le serra dans ses bras.

— Rémi, il est impossible de remonter le temps, ni de ramener qui ou quoi que ce soit de nos voyages. Tu peux simplement tenter de communiquer avec ceux que tu visites et, s’ils sont attentifs, alors peut-être qu’ils peuvent t’entendre.

— Alors comment expliques-tu le sable cet après-midi ? Et ça !

Rémi ouvrit sa main et dévoila la boussole de son père.

4

Géline regardait la boussole qu’elle avait offerte à Rilius dix ans plus tôt et qui, depuis, lors ne quittait jamais sa poche. Elle secoua la tête de gauche à droite en se passant la main sur la nuque.

— Je ne l’explique pas Rémi. C’est certainement pour cette raison que ton… elle hésita… que la voix du vieil homme de la forêt… elle chercha à nouveau ses mots… a demandé à Rixane de te conduire à lui.

Elle fixait à tour de rôle Rémi et Nathie.

— Montre-moi la boussole.

Rémi la tendit à sa mère, l’aiguille était folle, elle tournait sur elle-même. Elle secoua à nouveau la tête et rendit le compas de poche à Rémi. Il l’examina une dernière fois, passa son doigt sur le cadran de verre et l’aiguille arrêta de tourner. Elle oscilla un instant, indiqua la direction du sud-ouest puis se remit à tournoyer. Rémi secoua la boussole, l’observa et referma le couvercle en laiton qui protégeait le cadran.

— Elle doit être détraquée… Papa va me houspiller, j’ai cassé son compas, marmonna Rémi.

Quand il releva la tête, ses yeux étaient baignés de larmes. Sa sœur le prit dans ses bras et le réconforta du mieux qu’elle put.

— Qui est cette Rixane, maman ? demanda-t-elle par-dessus l’épaule de son petit frère.

Géline mit une bûche dans le foyer et vint s’installer sur le tapis entre sa fille et son fils. Elle les embrassa à tour de rôle. Rémi s’allongea, la tête posée sur la cuisse de sa mère.