Rencontres au panier - Annie Skrhàk - E-Book

Rencontres au panier E-Book

Annie Skrhàk

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Beschreibung

Les exilés, comme les marins en partance, ont pour tout bagage leurs souvenirs et pour toute richesse leurs récits. Ils les racontent avec en toile de fond le Panier au cœur de Marseille. Fort de son passé mouvementé, la ville-refuge insoumise et bon enfant fait écho à leurs aventures. Un vieil homme devient conteur, ravivant la magie de l’enfance à travers des apéros rituels au fil des saisons. Entre humour, émotion et tragédie, ces exilés cherchent un nouveau chemin, ailleurs, dans le port de la Mare Nostra, la Méditerranée chargée d’histoires, de rencontres et de drames à découvrir dans Rencontres au Panier – Histoires croisées au cœur de Marseille.


À PROPOS DE L'AUTRICE

La profession de psychologue clinicienne a conduit Annie Skrhàk à l’écriture. Elle en fait usage pour collecter, analyser et partager des données. Ainsi, elle a publié "Le Roucas blanc – Souvenirs au présent d’un quartier de Marseille" chez Gaussen Éditions en 2016. À présent, dans "Rencontres au Panier – Histoires croisées au cœur de Marseille", elle vous embarque, une fois de plus, dans des récits d’habitants venus d’ailleurs.

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Seitenzahl: 249

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Annie Skrhàk

Rencontres au Panier

Histoires croisées au cœur de Marseille

Nouvelles

© Lys Bleu Éditions – Annie Skrhàk

ISBN : 979-10-422-1092-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Jean-Luc, Suibhne, Niamh ;

À mes frères ;

À ceux qui ont choisi d’explorer le monde

en quête d’un chemin.

Les photographies ont été prises par Jean Pierre Loupiac,

à l’exception des images des pages 29 et 169.

Sylvia : arrivée à Marseille

Clocher des Accoules et escalier de la rue des Moulins

Marseille ! La ville s’étirait derrière ses forts comme un gros chat qui n’a rien à prouver ni rien à perdre.

Le ferry avançait sur la mer apaisée. Le ciel de nuit s’attardait, tout fripé. Il avalait l’horizon en frôlant les vagues. Petit à petit, le matin bleu se déchirait, piqué par les lumières de la ville. La cité phocéenne chavirait, rougissant, dans l’aube d’un jour éclatant, plein de promesses. Un autre monde était en train de naître.

Sylvia, accoudée sur le pont, se laissa happer par la beauté du paysage. Le bateau, énorme et implacable, contournait le Château d’If, tout petit avec ses murailles anciennes sorties d’un livre d’images. Elle n’y prit pas garde et commença à épeler les grands immeubles anonymes qui dévoraient le ciel sur la côte encore endormie. Elle redécouvrait la baie somptueuse où Marseille s’était agrippée à ses collines protectrices avec Notre-Dame de la Garde en sentinelle.

Son regard renouait avec les liens secrets de son enfance. Elle se voyait dans le monde minéral des calanques taillées au vif du paysage. Autrefois, elle s’était laissée apprivoiser sur le chemin de l’inaccessible. Brusquement, dans l’aube naissante, elle retrouvait au fond de sa mémoire le cade qui montait la garde au pied du Devenson, avec la Candelle à contre-jour. Le temps s’était immobilisé. Elle avait alors déposé au pied de l’arbre son sac de silence aux souvenirs intouchables. La falaise abrupte s’ancrait dans le ciel. Sylvia avait pu s’y fondre et confier ses pensées errantes. La pierre blanche avait aspiré l’angoisse qui l’étreignait trop souvent. Il lui avait alors paru évident qu’elle devait larguer les amarres pour un nouveau départ. Aujourd’hui, elle éprouvait la même certitude dans le matin triomphant qui, sans hâte, accueillait son retour improbable et ses rêves toujours présents.

Sylvia se dit qu’elle allait s’arrêter un moment dans sa ville natale et peut-être changer de cap. Il lui fallait retrouver une enfance qu’elle avait traversée sans trop s’attarder. Elle tisserait à nouveau le cours du temps juste pour recoudre son histoire. On raconte souvent son passé au présent avec l’essaim éphémère des fantômes de la mémoire. Les images d’antan galoperont gaîment sur la pente des collines. C’est un endroit idéal pour la turbulence des pensées oubliées. Ici, rien n’est jamais pareil, à la merci de la rose des vents qui joue avec la mer. Sa majesté Mistral et ses tempêtes rompent de leur violence la tranquillité des jours comme la vie avec ses secousses, ses ruptures, ses refoulements.

Sylvia avait toujours eu besoin d’évasion. Marseille, riche de ses différences, lui offrirait peut-être un voyage immobile. Pourquoi ne pas écouter les nombreux récits partagés qui couraient la ville et faisaient sa légende ? Ainsi s’enfuirait peut-être cet ennui impitoyable qui la guettait souvent dans la banalité des jours.

La cité phocéenne allait être ce livre d’images qu’elle feuilletterait, retrouvant son enfance et son berceau familial. Et comme Alice au pays des merveilles, elle passerait peut-être de l’autre côté du miroir dans un monde en perpétuelle recherche. Cette quête, elle allait la faire comme une étrangère qui découvre un endroit inconnu. Elle serait une de ces touristes à qui on propose des images reconstruites à travers le miroir aux alouettes de la vie. Pourquoi ne pas suivre ce désir d’ailleurs et emprunter le chemin du petit Poucet, caillou après caillou, à travers les méandres du passé-présent de cette ville toujours en mouvement ?

Le ferry contourna la digue Sainte-Marie vers le port de la Joliette. Marseille s’avançait vers Sylvia dans la magie du soleil levant. Le navire accosta en douceur et elle regagna sans tarder sa petite maison sur la colline, derrière Notre-Dame de la Garde.

Quelques jours plus tard, poussée par l’ennui, elle descendit sur le Vieux-Port. C’était un 15 août torride. L’air était lourd de soleil. Elle se sentait prise de langueur et s’abandonnait à l’instant, sans autre souci que respirer librement dans la moiteur qui montait des pavés. La canicule implacable l’empêchait de saisir toute pensée, fût-elle fugitive.

Sylvia s’était laissée guider par des chants qu’elle entendait du côté de la mairie. Dans les rues de la vieille ville, les hauts murs orientés à l’ombre apportaient un peu de fraîcheur. Elle s’était sentie absorbée par les méandres d’une foule qui déambulait dans les ruelles. Elle avait été emportée par le flot des inconnus en procession dans une ville en prière. Elle avait suivi avec eux la Vierge de Miséricorde, du Bon Secours ou de l’Unité, à moins que ce ne soit Notre-Dame des Accoules. Le nom n’avait pas d’importance pour ces pèlerins du dimanche. C’était une affaire de traditions qui renvoyait à une histoire perdue.Sylvia marchait avec un sentiment d’appartenance que rythmaient ses piétinements sur le dallage millénaire. On était bien malgré la chaleur. On se côtoyait tous unis dans un ressenti qui nous faisait tous enfants d’une même cité. Une pensée mécréante lui fit songer aux manifestations politiques, aux rassemblements festifs des matchs de foot, et à la fête populaire qui suivait les victoires. La chaleur estivale devenait ciment fraternel d’une rencontre hors du temps, bien loin des angoisses du présent.

Au milieu des cantiques, les conversations allaient bon train. Une vieille dame en noir répondait aux questions :

— Le 15 août célèbre l’Assomption, le jour anniversaire où la Vierge, ayant fini sa mission sur terre, est montée au Paradis. C’est pratiquement la dernière procession de la ville. Aux temps anciens, ceux des croisades et des siècles qui ont suivi, la vieille ville hébergeait une vie religieuse intense. Monastères, couvents, congrégations, confréries, églises se sont serrés sur les buttes du Panier, à l’abri des remparts. Ils assistaient les pèlerins, priant pour les habitants tout en soignant les malades.

Autrefois, les Marseillais étaient très attachés au culte de la Vierge et des saints. Les processions étaient monnaie courante. Elles accompagnaient les fêtes patronales, les foires, la liessepopulaire et même les ripailles. Elles étaient si nombreuses et si éloignées du recueillement et de la prière que l’Église elle-même avait essayé de les limiter. Puis, la Révolution de 1789 avait bousculé cette belle ordonnance séculaire. Beaucoup d’édifices religieux avaient été abandonnés, détruits ou vendus comme biens nationaux. Marseille, avec sa vigueur coutumière, était passé à autre chose, se reconstruisant autrement. Quelques décennies plus tard, la foi était réapparue au grand jour. Des lieux de culte avaient été à nouveau bâtis, comme Notre-Dame de la Garde, la cathédrale ou Notre-Dame de Bon-Secours sur l’ancienne église des Accoules. C’est de là qu’était partie la procession.

La dame en noir avait repris son chapelet et était retournée à sa méditation. La piété d’antan n’était plus de mise. Les participants serpentaient joyeusement dans la rue du Panier frôlant les murs fatigués, débordant même dans les commerces. À l’arrière du cortège, un groupe Sarde en costumes de drap lourd et sombre accompagnait les prières de musique traditionnelle. Ils commémoraient ainsi chaque année les liens de la Petite Italie avec la paroisse des Accoules.

Sylvia n’en revenait pas. Elle découvrait dans ces circonstances imprévues un quartier de sa ville natale où elle n’était jamais allée. Dans son enfance, le cœur de Marseille était frappé d’ostracisme. C’était comme une ville interdite. La pègre, disait-on, avait installé vice et violence dans les rues mal famées. Les façades au crépi mité par le temps étaient sales. Les rats pullulaient, et bien souvent on risquait de recevoir des paquets marseillais jetés par les fenêtres avec des ordures pliées dans du papier journal. La mère de Sylvia lui faisait lire les journaux et leurs nouvelles alarmantes. On parlait de ballets roses, d’enlèvements de jeunes filles envoyées ensuite dans les harems du lointain Orient. Bref, il était impossible de s’aventurer dans ces ruelles sans risquer le pire. Le Panier était excentré par rapport au centre-ville. Il fallait s’y rendre exprès. Sylvia avait autre chose à faire. Elle n’y était jamais allée.

Elle marchait aujourd’hui dans ce quartier moyenâgeux, plongée dans une manifestation religieuse inattendue, si loin de l’image qu’on lui en avait donnée. Marseille était surprenante, avec ses rumeurs qui imprègnent la ville comme des vérités incontournables. Elle décida d’explorer les rues étroites et commença ainsi son livre d’images sur Marseille.

Elle est revenue un vendredi de septembre, flânant à l’aventure, happée par cette luminosité particulière qui baignait les façades du Panier une bonne partie de l’année. Elle retrouvait une joie d’évadée, comme un jeune chat qui joue avec le soleil et se faufile entre escaliers et portes cochères d’antan.

Sylvia découvrait, au hasard de ses pas, le charme des rues étroites et leurs enchevêtrements accrochés à la colline. Les maisons d’autrefois habillaient le temps d’un manteau de pierres, sans arbres ni jardins. Elles avaient gagné le ciel à la recherche de cet espace perdu qu’il fallait maîtriser, au mépris des courbes du relief. Cet univers minéral, avec ses souvenirs d’autrefois, attirait Sylvia. Elle se promit de revenir s’y promener et de s’initier peu à peu à un passé bien souvent resté dans l’oubli. Elle s’adonnait ainsi à sa passion de l’histoire, à la recherche de cet arrière-pays qui donnait à la ville tout son éclat. Le Panier était un excellent champ de fouilles. À travers l’architecture d’aujourd’hui, elle abordait l’histoire par la fin, en feuilletant le livre d’images d’autrefois. Elle marchait le nez au vent, dans l’harmonie des temps anciens.

Ce jour-là, elle était passée par la rue du Panier. Des fils tendus d’une fenêtre à l’autre enjambaient la rue. Le linge accroché sur les cordes se balançait dans le vent en se gonflant de soleil. Elle gagna la Place des Moulins par les ruelles escarpées. Elle s’arrêtait souvent, admirant un balcon en fer forgé, une porte ancienne, une statue perchée sur une façade au coin d’une rue.

C’était une promenade dans le temps, bien loin de la ville d’en bas. On lui avait expliqué que le cœur de Marseille était à part. Ce n’était pas une division administrative, ni une paroisse, ni même le cent douzième quartier de la cité phocéenne. C’était un vrai miracle, dans cette ville anarchique, construite dans tous les sens. Ici, le relief avait permis de garder une unité géographique et historique.

Depuis la fin du XVIIe siècle, on donnait déjà au quartier le nom de « Panier », évoquant ainsi l’histoire d’une femme. Mère et sainte ou fille de joie, les versions différaient. Il était d’abord question d’une statue de la Vierge trouvée dans l’un des jardins. Elle portait, disait-on, un panier où l’on déposait les offrandes. On raconte aussi, d’une façon plus vraisemblable, l’histoire d’un cabaret retrouvé dans les archives, « le logis du panier fleuri ». Sa patronne, à la cuisse légère, monnayait ses charmes. On mettait ses gains dans un panier que l’on remontait à l’étage de l’auberge. La dame aurait fini au Refuge, la prison pour « femmes de mauvaise vie ». Il faut bien que la morale triomphe ! Mais la belle a tout de même laissé son histoire au cœur de Marseille.

Sylvia arriva sur la butte des Moulins au sommet du quartier. Elle dominait la ville. Elle se sentait très haut en découvrant la vue. Comment s’imaginer qu’elle était seulement à 42 mètres au-dessus de la mer ? C’était un excellent poste d’observation, qui avait dû servir souvent lors des multiples assauts qu’avait subis la ville. On y avait même mis des canons.

L’un des trois moulins restants était bien visible avec sa tour maçonnée et ses ailes orientées aux vents dominants qu’elles captaient au mieux de leur forme. Maintenant, la machinerie était immobilisée. Autrefois, l’appareil pouvait pivoter en suivant la rose des vents. Tout avait été bien étudié. Le pain n’avait jamais manqué du temps où l’on parlait de dix-huit moulins en exercice. À l’arrivée des minoteries, on en avait recyclé certains dans le broyage de l’argile pour la fabrication des briques. Puis, le télégraphe s’était bien évidemment installé au sommet de la ville. Il avait servi aussi de relais à la nouvelle compagnie de chemin de fer.

Sylvia se reposa un moment sur l’un des bancs, à l’ombre d’un platane. Il n’y avait pas grand monde et le silence rehaussait le charme et la paix villageoise de la place. Les maisons ciselaient la lumière dans un ciel immense. Un chat noir et blanc s’approcha en tapinois. Il s’étira, esquissa un bâillement, se ramassa et d’un bond sauta sur le banc voisin. Il s’arrêta, observa un moment la place, se passa deux fois la patte derrière l’oreille, une manie qu’il avait sans doute. Puis il se débarbouilla à la mode des chats et, hop là, il disparut.

Sylvia repartit, descendant la rue des Moulins vers la Montée des Accoules. Un attroupement interrompit sa course. Devant le numéro 9, juste en haut de l’escalier, une maison ocre à l’allure campagnarde et aux volets tendres rappelait l’histoire moyenâgeuse de la ville. Au fronton de la porte bricolée, une enseigne biscornue aux lettres nettes annonçait « Écrivain Public ».

L’assemblée échangeait joyeusement autour d’un verre. Quelques hommes attendaient.

Beaucoup avaient le teint basané de l’autre côté de la Méditerranée. D’autres avaient apporté leurs chaises. Ils avaient l’assurance des vieux Marseillais habitués des lieux. Une vieille dame soupirait, son tricot en panne sur les genoux, sa chienne blanche venue se frotter contre ses jambes. Elle s’était étirée, avait martelé le sol avec sa queue, puis s’était allongée de tout son long, le menton posé sur ses pattes.

Il y avait aussi Antoine et Arthur, les inséparables qui habitaient Place des Moulins. Giovani, le voisin d’en dessous, s’était arrêté. Il avait posé ses paniers et accepté un verre de 51. C’était l’immanquable apéro du vendredi soir qui rassemblait les « piliers » du quartier. Ils se réunissaient autour d’Anton, assis confortablement dans un fauteuil d’osier à bascule, terni par les vents et la pluie. Le vieil homme se tenait à l’abri du soleil dans l’ombre du mur. Bien calé dans sa berceuse, il souriait sous son chapeau de paille, laissant apparaître, sous ses lèvres charnues, des dents qu’il avait gardées éclatantes. Sa barbe, blanchie au cours de sa longue existence, lui donnait un air de patriarche. Ses yeux bleus, rieurs, aux cils amoindris par les années, avaient perdu de leur couleur. Ils s’humectaient avec l’âge.

Anton regardait à l’entour avec bonhomie. Il portait un pantalon de toile et une chemise à petits carreaux roses, avec aux pieds deux superbes espadrilles mauves qui renforçaient son air décontracté, très étonnant pour son âge. La gaîté et la bonté jouaient sur son visage et attiraient le passant.

Sylvia s’était arrêtée, intriguée. Ce vieil homme lui parut étrange et familier. Elle s’appuya sur la rampe au milieu de la rue. Leurs regards se croisèrent. Elle lui dit « Bonjour », et cela lui plut. Il lui trouva une expression connue, et fut sur le point de lui dire : « Eh toi, d’où il vient ton père ? » Quelque chose l’en empêcha, il sentit la réserve de la promeneuse et se dit qu’elle reviendrait et qu’ils feraient connaissance.

Arthur, l’un des anciens, la salua la bouche en cœur :

— Un petit verre d’anisette, belle demoiselle.

Sylvia sourit. Elle n’avait pas le temps, et puis, quand on est une fille bien élevée, on n’accepte pas tout de suite !

— Un autre jour, dit-elle.

— Revenez, on boit l’apéro sans façon, tous les vendredis, avant la tombée du jour.

Anton

Au 9 de la rue des Moulins,

les passants s’arrêtent autour d’un vieil homme1

Sylvia revint le vendredi suivant. L’automne s’annonçait et les jours se recroquevillaient, six heures se mirent à sonner au clocher des Accoules. Le vieil homme, auréolé par un pâle soleil couchant, était seul. Il y avait un match de foot, l’OM – Monaco, et tout le quartier se trouvait devant la télé. Ils commencèrent à parler. Elle écouta surtout le récit d’un long voyage dans le temps.

Son accent disait tout de suite qu’il venait de l’autre Europe, celle de l’Est, tout juste entrée dans l’actualité du journal télévisé. L’histoire d’Anton était bien plus longue. Elle avait commencé en Pologne, sur une terre ancienne, avec des mines de charbon et des aciéries convoitées, tantôt tchèques et autrichiennes, tantôt polonaises.

Anton regarda la jeune femme attentivement. Il sentit qu’il était en terrain connu et il se mit à raconter, sûr d’être compris :

— Ma région, à la frontière polonaise, bien au-dessus d’Opava en Moravie du Nord, a longtemps été l’objet d’âpres négociations. Elle a souvent changé de mains au cours de guerres incessantes. Ma famille cultivait les sillons fertiles d’une riche terre noire plantée de céréales. On l’avait arrachée à la forêt au cours des siècles passés. C’est un pays où la brume s’effiloche sur les grands arbres centenaires, abandonnant aux ombres les contes d’antan. Tout autour, des sommets arrondis se sont façonnés au cours de longs hivers neigeux. C’est la « montagne des géants », raconte la légende. Des hommes immenses s’aidaient des sommets pour franchir, à longues enjambées, ces terres hostiles. Ils jouaient avec les ombres noires et grises d’un ciel souvent sombre et déposaient dans les vallées profondes un présent assourdissant avant d’arriver de l’autre côté de l’horizon, là où il est déjà trop tard. Ces titans couraient sous la lune avec de grands éclats de rire, croquant les nuages dans un vacarme effrayant qui réveillait les enfants et transformait les rêves en cauchemars. Mon père, Aloïs, se souvenait de ces orages et des réveils en sursaut dans le froid de la nuit. Il se sentait, enfant, gardien de cette terre qu’il fallait défendre contre les maléfices de la vie. J’aurais aimé, moi aussi, être ce petit polonais nourri par les contes d’un pays qu’il devait protéger !

Mais le destin en a décidé autrement. À l’époque, sur une terre maintenant devenue tchèque, la misère des jours continue à se dire en polonais. Le travail est dur, à la mine comme aux champs. À la maison, ma mère, Yana, s’attelle au quotidien. C’est si difficile quand il n’y a rien à mettre dans les assiettes ! Alors, elle va souvent à l’église. Le bon Dieu et le curé, c’est ce qu’il y a de mieux pour les jours sans pain !

Pour mon père, Aloïs, c’est différent. Cet homme rude, entraîné aux rigueurs de la mine, prend la vie à bras le corps. Il est habitué aux situations périlleuses et aux décisions rapides. Il a besoin d’actions et rêve d’aventures. Aux portes du pays, la Deuxième Guerre mondiale s’annonce avec les troupes allemandes qui se préparent. Il supporte mal l’incertitude et ne veut pas que sa famille soit à la merci de la folie de quelques-uns. Pour lui, l’exil est la solution.

Mes parents ont donc décidé de partir. Quel chagrin peut-on avoir quand on est dans la misère ? Ma mère dit un adieu sans retour à sa famille, à ses amis, à son enfance et à sa terre natale. Elle a préparé avec grand soin nos maigres bagages, est retournée plusieurs fois à l’église demander à Dieu sa protection. Puis, Yana et Aloïs ont pris le train dans le déchirement des adieux.

Après un voyage laborieux entre craintes et espoirs, la famille s’est retrouvée en Lorraine, auprès de compatriotes déjà sur place depuis deux générations. Les exilés parlaient très peu de cette période. J’ignore presque tout de leur périple incertain à travers une Europe déjà aux prises avec l’angoisse d’une guerre en préparation.

Mon père est retourné à la mine, et petit à petit, la famille s’est installée entre le travail et la communauté polonaise, le syndicat et l’Église catholique. Et nous, les enfants, nous sommes arrivés à la queue leu leu dans les années qui ont suivi. Je suis le dernier d’une couvée de neuf. Et comme tous mes frères, j’ai suivi, moi aussi, le chemin de l’école, puis celui du charbon et de l’acier. J’ai rencontré Majunka un beau soir d’été, au bal de la Saint-Jean. Elle avait le sourire de ma mère et le rire des grandes moissons. Je l’ai courtisée en Polonais, selon la coutume d’un pays que nous ne connaissions ni l’un ni l’autre. Mais les histoires d’amour n’ont pas de frontières, et nous sommes rapidement passés devant Monsieur le Curé, au milieu de toute la communauté polonaise. Une grande fête a auréolé de promesses notre avenir sur une terre devenue nôtre ! Trois garçons nous ont rejoints très vite. Puis les mines ont fermé, nous coupant à jamais de notre ancienne vie, et chacun a trouvé sa place dans notre nouveau pays. Je me suis arrêté de travailler un peu plus tôt que prévu.

Je m’apprêtais à vivre une retraite paisible quand l’aventure a frappé à ma porte. Jarek, mon dernier fils, avait épousé une Marseillaise lors d’une escale imprévue dans un voyage autour du monde. Majunka, ma femme, nous avait quittés en douceur, à son habitude. Un beau soir d’hiver, elle avait rejoint son étoile. Et j’ai pris la route. Je suis allé voir Yarek. Là, j’ai découvert la mer avec ravissement. J’ai tout de suite aimé la ville, sa beauté, et surtout son côté bon enfant, sans façon. Je me suis installé au Panier, à côté de Jarek, devenu écrivain public après avoir parcouru le monde et fait trente-six métiers.

Le vieil homme tenait compagnie aux clients qui attendaient leur tour. Il aimait s’asseoir au soleil en haut de l’escalier, devant le numéro 9 de la rue des Moulins. Il regardait passer le temps. Au fil des jours, au fil des rencontres, il avait trouvé sa place à ce carrefour de destins. Il écoutait souvent les histoires de ceux qui attendaient son fils avec l’espoir d’une lettre urgente, longtemps mûrie dans la solitude des nuits sans sommeil. C’étaient de beaux récits de vie qu’il était dommage de laisser perdre. Petit à petit, l’idée de les raconter à son tour lui était venue. Il s’était improvisé conteur, se souvenant ainsi de son père, Aloïs. Ce faisant, il renouait avec les usages d’antan de la lointaine Pologne. Il l’expliqua à Sylvia :

— Mon père évoquait souvent sa ville natale. Il racontait que Yan, son grand-père, lui décrivait les jours de marché qui avaient rythmé son enfance de vieil homme. À l’époque, la famille cultivait des céréales. Tout autour de la place Renaissance de la petite ville, des maisons soignées, très gaies avec leurs façades colorées défiaient un ciel trop souvent gris. Leur architecture baroque, si caractéristique, s’organisait sur deux ou trois niveaux aux toits étagés, on aurait dit des dessins d’enfants aux visages esquissés de fenêtres et de portes stylisées. L’ensemble avait un côté décor de dessin animé avant l’heure.

Cette place, c’était un autre monde, bien loin de la ferme familiale. Elle avait ses rites. Ainsi, les jours de marché, les anciens prenaient des nouvelles en s’attardant aux quatre coins de la place.

— Chacun de ces emplacements avait un rôle bien défini à une heure du jour convenue et connue de tous. Dans l’un, un homme, toujours le même, prédisait le temps du lendemain. Il connaissait les mouvements de la lune, les caprices des vents, la ronde des nuages et l’alternance des saisons. Il prodiguait aussi des conseils pour ensemencer les champs. Une véritable météo à la carte bien avant l’heure !

Dans le coin opposé, au milieu de la matinée, un autre que l’on disait « sage » écoutait qui voulait bien lui parler de ses problèmes. Il y répondait ensuite, lapidaire et énigmatique, à la manière des oracles grecs. À l’intéressé de se débrouiller et de suivre les prédictions avec l’illusion sans doute de connaître l’avenir. Mais qui, dans les moments troublés de l’existence, n’a pas eu l’espoir de s’armer contre les tourments de la vie en prévoyant ses détours ? Ainsi, croit-on pouvoir peut-être les maîtriser. En ces temps-là, l’époque était si incertaine ! Mieux valait se prémunir, ou tout au moins se rassurer !

Dans le troisième coin, l’église, avec sa cohorte de femmes en noir, sonnait régulièrement les heures de la pendule du monde. Juste à côté, un peu avant midi, tous se rassemblaient devant le beffroi. Là, le nez en l’air, on attendait que sonne le carillon de la tour. Commençait le défilé des métiers avec les enseignes des corporations. Puis le beffroi égrenait solennellement les douze coups de midi. Enfin, après le rendez-vous du travail avec la société des vivants, la grande faucheuse, dans ses habits noirs en haillons avec sa grande faux traditionnelle, rappelait aux hommes que la mort est chaque jour au rendez-vous. Ainsi va la fragilité de l’existence !

Juste après, avant que la foule ne se disperse, un conteur installé dans le dernier coin commençait de sa voix grave l’histoire du jour. Il disait souvent qu’il l’avait recueillie presque en rêve dans ses nuits d’insomnie. Elle venait surtout des étrangers de passage qui lui avaient parlé d’ailleurs. Il livrait en même temps quelques réflexions personnelles. Il évoquait souvent l’avenir prenant sa source dans le présent. Au beffroi de la vie, les souvenirs se disaient avec les mots d’aujourd’hui.

— En se rappelant la place Renaissance racontée par son grand-père, Aloïs, mon père m’a transmis l’amour des contes et des traditions. Le poids des mots et de la parole a toujours accompagné mon enfance. Grâce à ma mère, qui, chaque soir, racontait une histoire de sa Pologne natale, j’ai tissé dans mes rêves en polonais l’histoire du pays de mes ancêtres. C’est un fil d’Ariane qui s’est inscrit dans le passé et a éclairé le présent.

J’ai pu ainsi imaginer d’où venait ma famille. Je sais que le mot Pologne, pour mes parents, avait presque perdu sa réalité. À force d’en parler à partir de leurs souvenirs, ils évoquaient un pays imaginé, où l’émotion et parfois la nostalgie remplaçaient les événements réels.

— Mon père nous racontait la vie. Il avait toujours quelque chose à dire. On sentait qu’autour de la table familiale, il se rattrapait des frustrations de la journée.

— Au travail, disait-il, lorsque Majunka lui reprochait de monopoliser la parole, un émigré n’a plus de langue. J’ai bien sûr appris en français quelques mots passe-partout. Je les prononce avec mon accent, et je dois souvent répéter. Je me fais comprendre, mais je ne parle pas vraiment. Je reste enfermé en moi-même toute la journée. Ma vie est incolore, j’ai besoin de raconter quelque chose de moi, au-delà du nom des outils ou des tâches à accomplir.

Aloïs souffrait de cette assignation au silence. Un homme privé de sa parole risque de se perdre dans un enfermement qui l’anéantit. Ce n’était pas son cas ! Il nous a enseigné le prix des mots, attachant une grande importance à nos progrès en français. Il se montrait particulièrement exigeant à la lecture de nos notes dans cette langue. Car il savait que cet apprentissage était une longue marche pleine d’embûches qui ouvrait ensuite d’autres portes vers une nouvelle façon d’être et de vivre.

Anton continua :

— Cela m’a servi toute ma vie. J’ai aimé écouter les histoires des autres, surtout celles qui venaient d’ailleurs. Les étrangers m’ont toujours fait voyager quand j’ai eu la chance de partager leur récit. Aujourd’hui, j’ai le temps. J’aime m’asseoir au soleil au milieu des passants. Dans ce quartier de rencontres, je me suis établi conteur. Il a suffi que je sorte mon fauteuil. Les clients de mon fils me parlent. Les gens s’arrêtent volontiers. Petit à petit, ça s’est organisé. Le vendredi soir, au moment où la journée s’achève et où commence le week-end, on en est venu à boire l’apéro. Et je me suis mis à raconter « l’histoire du jour », comme autrefois dans le dernier coin de la place Renaissance de ma lointaine Pologne. Elle est faite, elle aussi, de rencontres d’autrefois et d’aujourd’hui, de propos d’ici et d’ailleurs. Ainsi, je revis au Panier, en haut de l’escalier de la rue des Moulins, le souvenir du pays de mes ancêtres. Et la magie des contes anciens rencontre des récits au présent en terre provençale.

Sylvia avait écouté, ravie. Elle retrouvait les légendes de son enfance, les histoires à la veillée autour de la cheminée de la première maison où elle avait habité. Elle avait toujours aimé les aventures de voyage, et leurs promesses d’un avenir meilleur. Elles parlaient d’un futur dénudé de la violence des jours mise en scène par les rabat-joie de l’actualité.

Elle se dit qu’elle reviendrait très vite écouter le vieil homme en haut de l’escalier de la rue des Moulins.

Le jour s’effaçait doucement. Dans le ciel pâli, les mouettes dessinaient des arabesques furieuses avec des rires de charognardes, qui faisaient lever la tête au passant. Et la ville, en dessous, se faisait toute petite, accueillant le crépuscule et le calme de la fin du jour. Sylvia descendit l’escalier de Beauregard, goûtant la paix du soir. La nuit gémissait lentement, au bord du silence.