Rencontres inattendues sur le chemin de Compostelle - Dominique Mison - E-Book

Rencontres inattendues sur le chemin de Compostelle E-Book

Dominique Mison

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Beschreibung

"Rencontres inattendues sur le chemin de Compostelle" relate les témoignages et réflexions de pèlerins rencontrés par Dominique lors de son voyage vers Saint-Jacques-de-Compostelle. Ce récit captivant et parfois troublant incite à remettre en question vos habitudes et votre manière de vivre, tout en proposant des pistes pour construire ensemble un monde plus juste, en harmonie avec la nature et moins dominé par l’argent.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Dominique Mison, doté d’une curiosité et d’une ouverture d’esprit remarquables, ressent le désir profond de rendre service et d’inspirer les générations plus jeunes. Son inspiration provient notamment des nombreux pèlerins rencontrés lors de son chemin vers Compostelle, et il a écrit ce livre pour encourager les autres à suivre leurs traces, à la recherche d’un monde meilleur et plus équitable.

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Seitenzahl: 393

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Dominique Mison

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rencontres inattendues

sur le chemin de Compostelle

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Dominique Mison

ISBN : 979-10-422-2818-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

Chapitre I

Envie de partir

 

 

 

Commencez par changer en vous, ce que vous voulez changer autour de vous.

Gandhi

 

Soixante-cinq ans, marié, deux enfants et deux petits-enfants, je suis à la retraite depuis quelques mois. Je me suis installé avec ma femme, Patricia, à La Rochelle, ville où elle est née et a passé toute sa jeunesse. Elle me dit que je suis du genre hyperactif. Ce qui doit être vrai, car j’ai tendance maintenant à tourner en rond. J’aimerais faire quelque chose d’utile, à la fin de cette période de pandémie qui nous a tous pris au dépourvu et déstabilisés. Je me décide donc à recontacter mes anciens camarades qui ont fait leurs études d’ingénieur avec moi à Toulouse. Tous ou presque sont déjà d’anciens retraités. Ils ont retrouvé des occupations, ne serait-ce qu’avec leurs petits-enfants et ont des projets de voyages dans des pays lointains.

Cette idée de partir en voyage ou de faire une croisière ne nous passionne guère Patricia et moi. D’abord, la France est belle et mérite d’être connue, alors pourquoi partir si loin ? Peut-être aussi sommes-nous comme ces Suédois qui n’utilisent plus les transports aériens pour lutter contre le réchauffement climatique ? C’est vrai que pour celui qui lit le journal, ou écoute les journaux télévisés, les mauvaises nouvelles sur le devenir de la planète affluent tous les jours. Le rythme des catastrophes semble même s’accélérer. Et pour beaucoup, la pandémie que nous venons de vivre, n’est que la conséquence de notre comportement sur la Terre. Mais je ne veux pas tomber dans le catastrophisme, ou la peur, parce que ce n’est pas mon genre et que cette dernière est souvent mauvaise conseillère.

C’est donc en pleine réflexion autour de ces questions liées à l’écologie, que je téléphone à l’un de mes anciens amis d’école, José. Il est à la retraite depuis quatre ans et habite la région toulousaine.

— Et toi, comment se passe ton début de retraite ? Tu ne t’ennuies pas trop ? me demande-t-il.

Je lui explique mes projets et mes questionnements…

— Super ! Tu tombes à pic, me répond-il tout à trac. Tu ne voudrais pas partir à pied avec moi jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle ? Tu te souviens ? enchaîne-t-il. J’ai déjà fait le Chemin1 juste après mon départ à la retraite. J’étais parti de chez moi jusqu’à Saint-Jean-Pied-de-Port et j’avais emprunté ensuite « El Camino Frances ». Cette fois-ci, j’ai envie de prendre « El Camino del Norte ». Il paraît qu’il est un peu plus dur, mais ça devrait te plaire.

J’ai entendu parler de ce Chemin qui suit la côte cantabrique et sans trop réfléchir, je réponds avec enthousiasme « Ah, oui, ça me plairait ! » C’est le bol d’oxygène que j’attendais inconsciemment. J’en parle à ma femme. Elle m’encourage à accompagner José :

— Oui, vas-y ! Ce sera un bon début pour commencer ta retraite !

Je rappelle donc José le lendemain et lui confirme mon « oui » de la veille. Me voilà donc lancé dans l’aventure. Nous convenons de partir d’Hendaye. Pour la date de départ, on parle de la dernière semaine de septembre. C’est bien. Cela me laisse pratiquement trois mois pour me préparer physiquement. Ce devrait être suffisant, car j’ai toujours aimé bouger et je n’ai jamais rechigné devant l’effort physique, que ce soit pour jardiner, couper du bois, bricoler ou faire du sport, en particulier de la montagne et du vélo. J’ai donc conservé une allure plutôt svelte, n’ai à souffrir d’aucune maladie, et n’ai nul besoin de perdre du poids. Remuscler mes jambes (mes quilles, devrais-je dire, car elles sont grandes et guère épaisses) et entraîner mes pieds à la marche me paraît toutefois absolument nécessaire. Je tiens en effet à m’éviter les courbatures le soir et les ampoules qui peuvent faire affreusement mal, pour profiter au mieux du pèlerinage et ne pas ralentir mon ami.

Ce délai est aussi l’occasion de me documenter. Mes lectures, notamment celles sur Internet, et les conseils de mon ami, m’indiquent dans le détail tout ce qu’il faut faire : poids maximum du sac à dos, affaires essentielles à emporter, comment choisir ses chaussures de marche, entraînement préalable… À la limite il y a trop d’informations et celui qui n’a aucune expérience, risque d’avoir du mal à choisir son matériel. Pour ne prendre qu’un exemple, celui de la protection contre la pluie : il y a les partisans du grand poncho qui recouvre le sac à dos et les bras, mais bat dans les jambes, et les partisans inconditionnels de la veste imperméable associée à un couvre sac étanche qui laisse libre les bras, mais protège mal le bas du corps. Heureusement mon idée est déjà faite là-dessus et je choisis le poncho léger, en matériau semi-respirant, facile à enfiler et à enlever.

Je prends contact aussi avec l’Association des Amis de saint Jacques. Elle tient ses permanences à La Rochelle, dans l’église Saint-Sauveur. J’y rencontre d’anciens pèlerins, dont certains sont allés plusieurs fois à Saint-Jacques ! Je les sens tous passionnés et prêts à repartir. Je suis impressionné par l’énergie et la volonté qu’ils dégagent. Ils me donnent de nouveaux conseils et me remettent la fameuse crédentiale2, l’indispensable passeport qui doit être tamponné tous les jours dans les auberges où nous dormirons. Ce document permet d’authentifier de manière chronologique le passage en divers points du Chemin, justifie le statut de pèlerin et prouve à l’arrivée à Saint-Jacques-de-Compostelle que plus de cent kilomètres ont été parcourus à pied. Sur présentation de la crédentiale, le pèlerin peut alors demander la « Compostella ». C’est un document écrit en latin et avec de belles enluminures qui atteste que son porteur a bien accompli le pèlerinage.

C’est aussi à ce moment-là que naît en moi l’idée de profiter de ce voyage à pied pour rencontrer des gens et recueillir leur témoignage sur ce qu’ils ont à cœur. J’en parle au téléphone à mon ami. Il est dubitatif, car l’idée lui paraît difficile à réaliser :

— C’est pas évident… Les étapes sont déjà assez dures. Tu verras, la préoccupation numéro un de chaque jour est de trouver un logis et de quoi manger pour le soir. La numéro deux est de laver son linge et de le faire sécher. La numéro trois est de ne pas avoir mal aux pieds. Après, tout le reste devient secondaire. »

Je suis un peu déçu… Mais il me rappelle le lendemain matin avec un brin d’excitation dans la voix :

— Tu sais Domi, j’ai repensé toute la nuit à ce que tu m’as dit hier et à ma réponse. Bien sûr, la préoccupation de l’hébergement, de la bouffe et de la lessive, c’est important. Mais finalement, ce que j’appelais hier le secondaire, comme les discussions avec d’autres pèlerins ou les rencontres avec les gens au bord du Chemin, c’est encore plus important. Oui, c’est vrai, c’est tout ce qui reste après coup du voyage. Plus j’y réfléchis et plus je me dis que c’est pour ça que j’ai envie de repartir là-bas : pour ces rencontres et ces discussions dues au hasard, inattendues, souvent très riches, comme miraculeuses quelquefois. Alors je te soutiens et je suis prêt à participer moi aussi !

Me voilà gonflé à bloc. Cela m’incite à m’entraîner à utiliser la fonction enregistrement sonore de mon téléphone portable. Il sera également parfait pour prendre des notes écrites et bien sûr des photos.

Je fais aussi la liste de ce que je dois emporter, avec pour objectif de ne pas dépasser un total de dix kilogrammes sur mon dos, poids du sac compris. Je suis aussi sélectif que possible : pas de rasoir électrique bien sûr, une moitié de pain de savon de Marseille dans une boîte étanche pour la toilette et la lessive, un tube de dentifrice à moitié utilisé…

Dans le même temps, je commence à m’entraîner à la marche en faisant toutes les courses en ville à pied et je rayonne de plus en plus loin dans la campagne autour de chez moi. Je découvre ainsi que la marche n’est pas si facile que ça et qu’elle requiert beaucoup de temps : quinze kilomètres nécessitent près de trois heures !

Mes chaussures étant de simples « baskets » vieillissantes, je me décide un mois avant de partir, à m’équiper avec un modèle taillé pour la marche et la randonnée. Je choisis une paire solide et confortable en cuir, avec tige basse, dotée d’une membrane intérieure imperméabilisante et respirante et bien sûr, d’une semelle absorbante bien crantée. J’essaye les chaussures l’après-midi même le long du canal de Marans. Mais cette sortie est un échec cuisant, c’est le cas de le dire : non content de devoir écourter la balade que j’espérais plus longue que les autres, j’ai de grosses ampoules en revenant à la maison ! J’alerte aussitôt José, car mon entraînement immédiat semble compromis. Il a oublié de m’en parler, mais il connaît bien le problème :

— Ah mince, j’ai oublié de te dire ! Oui systématiquement et surtout si tu as des chaussures neuves, il faut bien te tartiner les pieds avant de partir avec une crème plantaire contre les échauffements. Tu trouves ça en pharmacie. Tu verras c’est efficace. Les soldats de Napoléon, eux, quand ils étaient en campagne, faisaient ça avec du savon de Marseille !

Me voilà donc contraint quelques jours au repos forcé, mais grâce à la crème je peux vite reprendre la marche d’entraînement avec comme objectif prioritaire de faire mes nouvelles chaussures à mon pied, à moins que ce soit l’inverse ! Toujours est-il qu’à la fin, je me sens suffisamment prêt pour faire coup sur coup deux étapes du chemin de Saint-Jacques entre La Rochelle et Saintes, avec l’assistance de ma femme qui me retrouve pour le pique-nique de midi, et me récupère le soir. Je suis content : le test est une réussite !

Quelques jours avant le départ, j’achète enfin des vêtements ultralégers, qui sèchent rapidement et que j’utiliserai chaque jour alternativement : deux tee-shirts, deux shorts et deux slips. Et pour le cas où ma lessive ne parviendrait pas à sécher dans la nuit, je prévois un portemanteau léger en fil métallique quel je pourrai accrocher sur le dessus du sac à dos.

Voilà, je crois que j’ai pensé à tout et je suis maintenant prêt à partir.

 

 

 

 

 

Chapitre II

Le départ ou la remise en question

 

 

 

Être homme, c’est précisément être responsable. C’est connaître la honte en face d’une misère qui semblerait ne pas dépendre de soi.

Antoine de Saint-Exupéry,Terre des hommes

 

Jour 1 : En Train vers Hendaye

 

Ma nuit a été assez agitée, passée à vérifier sans arrêt le contenu du sac à dos dans mes méninges, comme si j’avais oublié quelque chose d’important. J’ai tenu à partir de la maison à pied pour rejoindre la gare. Ma femme m’accompagne pour ces trois premiers kilomètres. Le soleil n’est pas encore levé et l’on voit encore Vénus dans le ciel, gage d’une belle journée. Nos adieux à la gare, devant quelques témoins curieux, me font prendre conscience du caractère insolite de ma démarche. Nous nous souhaitons tout le meilleur et je promets de rester tous les jours en contact par téléphone et d’envoyer des photos.

Aussitôt le train parti, je suis bercé par le clac clac régulier des roues d’acier sur les rails. J’arriverai à Hendaye un peu avant treize heures et j’y retrouverai José et son fils Clément, qui eux arriveront en voiture depuis Toulouse. Clément a eu envie de faire les deux premières étapes avec nous et il ramènera la voiture. Je relis les derniers messages d’encouragement des enfants et des amis sur mon téléphone. Je réponds que je viens de partir et que je penserai bien à eux durant tout le voyage. Je sens confusément que ce départ représente une remise en question, peut-être une quête de vérité, en tout cas une page blanche où tout est à écrire…

Le soleil se lève à peine. Je guette le bord de mer du côté de Chatelaillon-Plage, puis la traversée des marais avant Rochefort. Des hérons et une cigogne s’envolent lentement à notre passage et vont se poser plus loin au bord d’un canal à demi enfoui sous la végétation. Nous ne devons être que quatre ou cinq dans tout le wagon, alors qu’il y a de très nombreuses voitures sur la route à quatre voies que j’aperçois par la fenêtre.

Nous n’avons pas encore bien compris le message du Covid, me dis-je. Les vieux réflexes reprennent vite le dessus !

En fonction des rayons du soleil qui entrent dans le wagon et de l’ombre dans l’arrière-plan, la vitre du train renvoie le temps d’un éclair mon image. Je l’avoue, je trouve celle-ci plutôt sympathique. Mes yeux marron clair avec des paillettes de vert et encadrés par des sourcils bien noirs semblent regarder dans le lointain. Certains amis disent que j’ai le regard bienveillant. C’est vrai qu’en général les gens aiment bien se confier à moi. Bien sûr, impossible de cacher que je suis allé hier chez le coiffeur ! Cette coupe courte me donne un air plus jeune, surtout avec mes lunettes de soleil que je viens de poser sur mon nez. Pour un peu je croirais que mes cheveux sont restés noirs et n’ont pas blanchi ces dernières années. J’ai l’impression aussi d’avoir le teint cuivré et parfaitement hâlé d’un véritable explorateur. Mais je constate un tantinet déçu que cet effet seyant provient de la lumière réfléchie par mon tee-shirt rouge sur mon visage ! Bon, mais n’exagérons rien, j’ai la peau naturellement mate et relativement bronzée grâce aux entraînements de marche tout récents.

Le bras appuyé sur mon sac à dos posé à côté de moi, mon esprit finit par vagabonder et mes yeux se ferment par moment puis se réouvrent, afin de contempler la campagne qui défile.

Bordeaux, la gare est pleine de vie : du monde en tous sens, des bruits de pas, des valises que l’on traîne, des trains qui arrivent ou repartent. L’animation de la gare succède à la douce torpeur qui avait envahi le wagon depuis La Rochelle. Je recherche dans le passage souterrain le quai d’où partira mon train pour Hendaye. J’approche de l’escalier, mais un autre train vient d’arriver et délivre ses flots de passagers qui déboulent sur moi alors que je m’apprête à monter pour rejoindre le quai. Je me sens aussitôt entraîné à contre-courant par la meute des plus pressés. Heureusement, j’ai plus d’un quart d’heure de battement. Donc pas de panique. J’en profite pour observer cette foule qui avance comme par automatisme, mue par je ne sais quels objectifs. L’espace d’un instant, je me revois à Paris lorsque j’allais au travail le matin. Je ne faisais sans doute pas mieux.

Sur le quai, le train vient d’être positionné. Les cheminots s’affairent encore. Oui, c’est bien le train pour Hendaye et Irun. Je m’y installe et j’observe à travers la vitre, le manège et les mimiques des personnes qui passent sous mes yeux. Une jeune femme à cheveux longs et jean moulant attire mon attention. Elle téléphone en parlant très fort comme si elle était seule sur le quai. Je n’entends pas tout ce qu’elle dit, mais je comprends à ses allées et venues saccadées, aux mouvements de sa tête et aux gestes de ses mains, qu’elle n’est pas contente. Visiblement, elle en veut à quelqu’un et manque de peu de louper notre train qui s’ébranle maintenant. Heureusement, elle ne vient pas dans ma direction et sa conversation s’estompe dans le frottement des roues d’acier sur les rails. Alors que je pense que je vais voyager seul dans mon carré, débarque en face de moi un sportif « Quechua » que je n’avais pas aperçu sur le quai. C’est comme ça que je m’amuserai à appeler ces personnes jusqu’à Saint-Jacques. J’en fais aussi partie, je le reconnais volontiers. Mais lui, c’est le top ! Il s’est visiblement équipé de pied en cap chez Décathlon : ses vêtements, sa casquette, ses chaussures, ses chaussettes, son sac à dos, ses bâtons de marche, tout y est !

Pas besoin de lui poser des questions, la discussion s’enchaîne aussitôt. Il est intarissable et j’apprends tout ou presque de sa vie. Il s’appelle Cédric et part comme moi pour Saint-Jacques-de-Compostelle. Le monde est petit ! Il a vingt-cinq ans et vient de la région d’Angoulême. Il me raconte qu’il est cuisinier et qu’il se trouve entre deux contrats de travail, l’un l’été sur la Côte d’Azur et l’autre l’hiver, dans une station de ski. Entre les deux, il prend des vacances. Il aime cette vie tout en alternance et ce travail varié dans des régions complémentaires, avec des gens différents. Un peu plus grand que moi, il doit mesurer un mètre quatre-vingt-cinq, mais paraît beaucoup plus costaud. Visage bronzé, yeux foncés et portant le bouc rebelle, il est taillé comme un sportif. Il m’explique qu’il compte avaler de longues étapes. Il n’a jamais fait de grandes randonnées, mais a l’expérience de l’endurance, car il a déjà couru deux marathons. Il est chaussé d’ailleurs de trainings de course à pied, qui tranchent par leur couleur vive et leur légèreté apparente avec mes chaussures de marche bleu marine, qui tout d’un coup me paraissent bien lourdes ! Je repense un instant aux nombreux conseils débités sur Internet sur le choix des chaussures et je me dis que j’aurais peut-être dû suivre son exemple.

Quand je lui dis que suis à la retraite depuis quelques mois, ses yeux me balayent de haut en bas et expriment clairement qu’à mon âge ça va être très dur d’aller jusqu’à Saint-Jacques. Je reste souriant et garde un air amusé, mais j’ai dû sans le vouloir tiquer de surprise, car il s’enferre et tente maladroitement de se rattraper en m’expliquant que je parais tout de même bien conservé et qu’en y allant progressivement, je devrais avoir plus de chance d’y arriver. Il ajoute, au cas où je n’aurais pas bien compris, que jamais ses parents, n’iraient à Compostelle !

— Et alors cette retraite, ça va ? me demande-t-il pour changer de sujet.
— Écoute, pour le moment c’est plutôt agréable et j’ai trouvé à m’occuper sans problème. Il y en a qui redoutent ce moment en pensant que leur vie va se terminer bientôt, ou qu’ils n’auront plus de responsabilité et qu’ils seront mis de côté. Non, moi, je n’ai pas cette impression. C’est à chacun de trouver sa voie, d’aller vers les autres, de ne pas s’isoler. Après Saint-Jacques, je verrai bien… J’aurai plein de projets et ma femme aussi, c’est sûr !

Cédric acquiesce d’un air apparemment connaisseur.

— Et toi, demandé-je à Cédric, quelle est ta motivation pour partir ?
— Oh, envie de faire le vide, de voir autre chose. Un mois de marche, après ce que l’on a connu avec la Covid, ça me fera du bien. Je pourrai me déconnecter. Et puis là au moins, je suis sûr que je ne penserai pas comme tout le monde : boulot, métro, dodo !

Sans doute à voir mon air intrigué, il rajoute :

— Oui, je refuse de consommer bêtement.

Comme si je n’avais pas compris, je répète :

— Consommer bêtement ?
— Oui, consommer quoi ! Acheter une bagnole, des fringues, une maison… En fait, juste pour faire comme les autres et juste pour faire tourner l’économie.
— Ah d’accord ! Je te rejoins, je pense. D’autant plus que consommer sans réfléchir c’est aussi participer au réchauffement climatique et à l’épuisement de la planète.
— Toi, tu te sens concerné par le réchauffement climatique ? me demande-t-il étonné par ma réponse.

Là, j’ai bien l’impression qu’il me voit comme un bourge en quête d’aventures sportives. Quelque peu piqué au vif, je lui réponds :

— Ben oui, je ne suis pas miro ! Je vois bien que nos glaciers disparaissent et que le climat change. C’est peut-être sympa d’avoir moins froid l’hiver, mais en contrepartie il peut y avoir tellement de conséquences néfastes, comme les ouragans, le relèvement du niveau de la mer, la sécheresse…

Il me lâche alors de manière inattendue :

— De toute façon, c’est peut-être trop tard !
— Ah bon ! Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Ben, rien n’est fait pour arrêter le phénomène ! Ce sont les pays riches qui polluent le plus et qui gaspillent de manière éhontée. Et dans les pays pauvres ou en développement, ce n’est pas beaucoup mieux : ils rêvent tout naturellement d’accéder à une vie meilleure. Mais ils sont dans l’illusion ! Ils croient que le modèle des pays riches est le bon. Donc, ils nous imitent et certains y parviennent ! Y’a qu’à voir en Chine par exemple. Avoir une voiture individuelle est devenu un critère de réussite sociale. En Inde aussi. J’y suis allé juste avant l’épidémie de Covid. La pollution, là-bas, est effrayante… C’est un sacré problème ! Le désir d’accéder à toutes les facilités offertes par notre société de consommation est parfaitement légitime. Ça, je le comprends, mais ce désir contribue à aggraver la situation de manière irréversible si aucune alternative viable n’est proposée.
— Et la voiture électrique tu y crois ?

À voir sa tête, on dirait que j’ai dit une énormité.

— Tu rigoles ou quoi ? Et l’électricité viendra d’où ? s’exclame-t-il hilare. Des centrales au charbon ? Des centrales nucléaires ? Non, vaste fumisterie ! De toute façon, si on se tourne vers cette solution, le prix de l’électricité va monter en flèche. D’autant plus que l’État voudra récupérer les taxes qu’il perçoit aujourd’hui sur les carburants. Alors les moins riches devront choisir entre se chauffer ou rouler en bagnole. Tu t’en rends compte ?

Il s’agite de plus en plus. J’essaye une diversion :

— Oui bien sûr, mais en France, il faut reconnaître que nous avons la chance d’avoir une forte proportion d’énergie nucléaire et que celle-ci ne produit pas de CO2.
— D’accord, mais combien de temps ça va durer ? Les réserves d’uranium facilement accessibles seront sur le point d’être épuisées d’ici cent ans3. Et puis de toute façon, que fait-on des déchets radioactifs ?

Silence. Je sais bien qu’il a raison. J’ai lu aussi la même chose sur la durée des ressources d’uranium. Pourtant je lui demande :

— Et l’hydrogène ?
— Alors là, c’est la meilleure, explose-t-il en se tapant sur les cuisses ! Et l’hydrogène, tu le trouves où ?
— Dans l’eau… Oui, je sais, il faut faire une électrolyse, bredouillé-je, comme honteux d’avoir posé la question.
— Donc il te faut de l’électricité pour produire de l’électricité. Comme solution tu repasseras ! C’est juste bon pour stocker l’électricité qui a été produite par ailleurs. Et encore reprend-il… avec une sacrée perte de rendement, je te dis pas !

Nouveau silence. Cédric me fait penser à un professeur que j’avais eu au collège. La pression qui l’animait il y a quelques secondes encore semble s’être volatilisée, mais j’ai compris ce qu’il voulait exprimer : il n’y a pas de solution évidente et toute faite à la crise de l’énergie qui se profile. Malgré moi, je lui demande encore :

— Alors qu’est-ce que tu proposes ?
— Ben, c’est le hic, dit-il en se frottant le bouc. Je ne sais pas trop. Changer de mode de vie c’est sûr. Essayer de manger moins de viande, mais ça, c’est un autre débat ! Partir tous à pied à Saint-Jacques, s’exclame-t-il enfin en éclatant d’un rire sonore et communicatif.

Satisfait de son bon mot, il attrape un sandwich et une bouteille d’eau dans son sac à dos posé devant lui. Il mastique consciencieusement et avale régulièrement une gorgée d’eau. Je ne peux résister au plaisir de le taquiner en lui demandant, pourquoi son eau est dans une bouteille en plastique.

— C’est ce que j’ai trouvé de plus léger ! T’inquiète pas, je vais pas la jeter une fois vide. Je vais la garder le plus longtemps possible. C’est ma gourde !

Nous nous quittons un peu plus tard sur le quai de la gare à Hendaye en nous souhaitant « buen camino ». Quel personnage ! Il est pressé de partir. Il n’est pas évident que nous nous retrouvions, car ce soir il prévoit de dormir déjà à San Sebastian, soit nettement plus loin que là où José et moi pensions faire halte.

Justement, José vient de m’appeler au téléphone. Clément et lui ont pris un peu de retard sur la route et arrivent d’ici un petit quart d’heure.

 

Jour 1 : Première étape vers Pasaia Donibane (21 km)

 

La gare s’est vidée et j’attends sur le quai de la gare, assis sur un banc en bois. Soudain les voilà, sac sur le dos, casquette sur la tête et bâton à la main. José et son fils Clément avancent dans ma direction et me font signe. Embrassades, tapes dans le dos. Salut frère Jacquet ! Ces retrouvailles me font chaud au cœur et promettent un pèlerinage extraordinaire. On se photographie pour immortaliser le moment. Sourires éclatants. José est un grand gaillard qui, avec son mètre quatre-vingt-cinq, me dépasse assez largement. À quelques mois près, nous avons le même âge. Il a la chevelure grisonnante, courte, bien fournie. Il est comme moi, la calvitie ne le guette pas ! Prévoyant, il est allé lui aussi chez le coiffeur juste avant de partir. Signe distinctif, il porte une grande moustache et une barbichette à la d’Artagnan, assorties toutes deux à la couleur de sa tignasse. Clément, 32 ans, est bâti sur le même modèle. Mais lui se rase tous les jours. En le regardant, je revois son père lorsque nous faisions nos études d’ingénieur à Toulouse, lui dans le génie civil et moi dans le génie biologique. Comme le temps passe ! À cette époque nous étions à mille lieues de penser faire ensemble le pèlerinage de Saint-Jacques.

Comme convenu, nous profitons du moment de nos retrouvailles pour manger ensemble notre casse-croûte. Entre deux bouchées, José nous conseille une habitude qu’il avait prise lors de son précédent pèlerinage :

— Je vous propose de nous arrêter cinq à dix minutes toutes les heures pour boire et manger un fruit sec ou quelque chose du même genre. C’est comme en montagne, il vaut mieux manger peu, mais souvent. Vous verrez, c’est important pour garder des forces.

Nous acquiesçons Clément et moi. Nous discutons aussi des dernières nouvelles de nos familles, du temps, de tout et de rien. Mais nos jambes semblent agacées d’attendre. Nous bouclons nos sacs à dos et partons enfin en direction du refuge pour pèlerins de Pasaia Donibane où nous avons prévu de passer la nuit.

C’est un plaisir de pouvoir enfin marcher sur ce Chemin mythique où sont passés avant nous tant et tant de pèlerins. Nos bâtons de marche chantent en frappant le sol. Malgré le poids du sac à dos, nous nous sentons tout légers et notre pas est alerte. Nous marchons tantôt à trois de front, tantôt en file indienne, tantôt en formation triangulaire : deux devant et un derrière ou l’inverse. Le Chemin est bien balisé à l’aide de marques de peinture de couleur jaune ayant souvent la forme d’une flèche. Heureusement, sinon nous aurions dépassé plus d’une fois une bifurcation sans nous en rendre compte, tellement la discussion nous absorbe.

Bientôt une heure que nous marchons. Nous sommes sortis de la ville d’Irun et nous montons vers la montagne de Jaizkibel. Petit à petit, nous prenons de la hauteur. La baie d’Irun et d’Hendaye apparaît dans son ensemble, soulignée par la fin de la chaîne des Pyrénées. Nous traversons maintenant des châtaigneraies et pouvons profiter de l’ombre des arbres. Nous foulons du pied de nombreuses bogues encore pleines qui jonchent le sol. Si nous avions de quoi faire cuire toutes ces châtaignes ce soir, nous pourrions en ramasser et nourrir du monde !

Je parle à Clément de mon projet de recueillir les témoignages des personnes rencontrées tout au long du chemin de Saint-Jacques.

— Oui mon père m’en a parlé, me répond-il. Ça va être intéressant ! Il m’a dit aussi que tu es depuis peu de temps à la retraite. Mais tu n’as pas fait génie civil comme lui, je crois ?

Je lui explique que j’avais choisi à l’époque l’option biotechnologie et que je n’ai jamais regretté ce choix. J’ai ensuite travaillé pendant plus de quarante ans dans l’industrie. Je suis d’abord parti presque deux ans à Cuba pour produire de la levure, un aliment particulièrement riche en protéines, à partir de résidus de canne à sucre. Cela se faisait dans d’immenses bioréacteurs. Puis je suis revenu en France où j’ai continué à faire de la fermentation industrielle avec des bactéries et des champignons microscopiques qui produisaient des vitamines, des antibiotiques ou des enzymes industrielles et alimentaires. J’ai aussi participé au développement de la biotechnologie végétale pour produire une protéine destinée à soigner une maladie génétique. Et enfin je suis reparti dix ans à l’étranger pour produire, grâce à des cellules animales transformées génétiquement, des facteurs sanguins destinés à traiter l’hémophilie.

Clément, lui, travaille dans l’aéronautique. Il m’explique que ce secteur en plein développement est en questionnement depuis la Covid :

— De gros progrès ont été réalisés ! Le rendement énergétique des moteurs a considérablement augmenté. Les voilures aussi se sont perfectionnées et on envisage maintenant des empennages qui ressembleront fortement à ceux des oiseaux. Ils auront une « traînée » très réduite. On imagine aussi des avions qui pourraient voler en formation, comme les oiseaux migrateurs, afin de réduire encore leur consommation de carburant.
— Incroyable ! Mais ces progrès vont-ils compenser l’augmentation du trafic aérien ?
— Non, hélas, ça ne sera pas suffisant. En effet, le trafic aérien a plus que doublé depuis le début de ce siècle et on pensait avant la crise de la Covid que le nombre d’avions allait encore doubler d’ici 2040. C’est pourquoi la prochaine grande étape c’est le passage par l’avion à hydrogène.
— Oui, évidemment, avec une telle augmentation du trafic !
— Mais attention, me répond Clément en secouant la tête, le challenge est important. Et pas que pour les avions ! Oui, parce qu’ils sont loin d’être les seuls responsables du réchauffement climatique. Les bateaux de croisière et les cargos rejettent encore plus de gaz à effet de serre (GES) et aussi de nombreuses microparticules. Sur terre, les voitures et les camions ne sont pas non plus en reste. Il faut donc que chaque secteur se remette en cause et fasse des progrès.
— Oui je suis d’accord, tout le monde doit faire des progrès. En tout cas, c’est amusant, parce que tout à l’heure dans le train, un autre pèlerin m’a parlé du changement climatique, et les voitures électriques, pour lui c’était une énormité ! Tu y crois, toi, aux voitures électriques ?
— Si on veut avoir des voitures qui fonctionnent sans énergie fossile, oui la solution la plus facile à mettre en œuvre est la voiture électrique, que cette électricité vienne d’une batterie ou d’une pile à hydrogène. Tous les constructeurs travaillent là-dessus et les politiques ont partout dans le monde défini des dates butoirs pour arrêter de vendre des voitures avec des moteurs à explosion. C’est bien, mais j’y vois un gros problème, ajoute Clément en tapant la pointe de son bâton sur le sol. Comment va-t-on produire toute l’électricité nécessaire, que ce soit pour recharger les batteries ou produire l’hydrogène ? Parce que produire cette électricité avec des centrales thermiques ne résoudrait pas le problème.
— Tu penses comme lui ! Donc pour toi ce n’est pas une bonne solution ?
— Ben, je crains que ce soit une fausse bonne solution, car on risque de déplacer simplement le problème. Je crois qu’il faudrait plutôt développer ou redévelopper urgemment les transports en commun et faire en sorte qu’on les utilise en priorité. Pour moi, la voiture individuelle, ça va devenir un luxe. On ne pourra plus se le permettre.
— Tu exagères un peu ! Ce n’est pas pour tout de suite !
— Ben, il faudrait ! C’est pour ça que le prix des transports en commun doit diminuer. Il faut aussi qu’ils soient pratiques et rapides. Aujourd’hui, quelqu’un qui veut aller en train depuis Bordeaux à Clermont-Ferrand doit passer par Paris. Tu trouves ça normal ?
— Non, bien sûr ! En ville aussi, je suis souvent découragé de prendre le bus, car il faut trop de temps pour aller d’un point A à un point B. À mon avis, les bus font beaucoup trop de détours afin de passer par un maximum de quartiers !
— Et comme ils ne sont pas toujours à l’heure, il faut prendre une bonne marge de sécurité. Du coup, les gens préfèrent prendre la voiture, me répond Clément. C’est l’une des raisons pour lesquelles la situation des transports dans les grandes villes du monde est très souvent catastrophique. Même dans les pays riches… Par exemple à Los Angeles : on ne peut pas dire que la Californie soit un pays pauvre ! Eh bien là-bas, en dehors de la voiture, point de salut. De plus ce sont souvent de grosses voitures ! Donc la production de CO2 et de fines particules est à son max. Le pire, c’est que les gens n’ont pratiquement pas d’autre solution et qu’ils doivent accepter des bouchons énormes aux heures de pointe.
— En plus dans les pays pauvres, les véhicules sont plus vieux et polluent encore davantage.

Notre discussion prend un tour pessimiste que je ne voulais pas, d’autant plus que le paysage autour de nous est magnifique. Notre rythme de marche a sensiblement diminué. Est-ce le début de la fatigue ? Je change de sujet en lançant une question :

— Et l’ours, tu as des nouvelles récentes ?

Je parle bien sûr des ours réintroduits depuis plusieurs années dans les Pyrénées, car je sais que Clément a fait un stage il y a trois ou quatre étés dans une association de protection de la nature qui a pour but d’assurer le maintien de l’exploitation pastorale et de l’écosystème pyrénéen.

— Oh, comme tout le monde par la Dépêche du Midi. Le journal a raconté plusieurs fois en juillet et août que des randonneurs et des bergers avaient croisé d’assez près un ours en Ariège, quelquefois une mère et son petit. Il a rapporté aussi de nombreuses attaques de troupeaux de moutons. Certains troupeaux ont même été complètement décimés, car les bêtes se sont précipitées du haut d’une falaise pour tenter d’échapper à l’ours.
— Oui, j’en ai entendu parler. Mais les éleveurs sont indemnisés quand même ?
— Oui, bien sûr. C’est même devenu systématique, sauf si la responsabilité de l’ours peut être exclue de manière certaine. Du coup les demandes d’indemnisation ont tendance à exploser. C’est devenu assez injuste pour l’ours à qui l’on attribue tous les maux, mais ça permet aux opposants de justifier son élimination.
— Mais je crois que de plus en plus de bergers ont maintenant de gros chiens pour garder les troupeaux.
— Oui c’est vrai, ils ont souvent des patous. Mais certains randonneurs commencent à se plaindre d’être attaqués par ces chiens. C’est devenu un cercle vicieux !
— Mais je pensais que l’on ne risquait pas grand-chose avec l’ours des Pyrénées. Il a plus peur de l’homme que l’inverse, non ?
— Ça, c’est la théorie, me répond Clément en ralentissant, car nous attaquons un raidillon. Parce qu’en pratique, une mère ours peut devenir très dangereuse pour défendre son ourson. Une rencontre accidentelle qui mettrait nez à nez un randonneur et une ourse qui sentirait son rejeton en danger tournerait vite au drame ! Il faut savoir qu’une ourse adulte peut atteindre deux cents kilogrammes. Un mâle, lui, c’est deux cent cinquante ! Et ils peuvent courir très vite. On parle d’une vitesse qui peut atteindre 50 km/h. Donc, notre randonneur n’aurait aucune chance !
— Effectivement ! Je vois bien les limites de la cohabitation, dis-je en m’arrêtant pour souffler un peu. Ce n’est évident pour personne…
— Et c’est pas fini, car les loups pointent leur nez ! ajoute malicieusement José, qui marche deux pas devant nous.
— En tout cas, les ours et les loups existaient bien avant les bergers et les touristes, reprend Clément imperturbable. Mais aujourd’hui, du côté français des Pyrénées, ils sont devenus de trop pour beaucoup et doivent disparaître définitivement de nos montagnes. Côté espagnol, en revanche, il semble que la cohabitation soit mieux acceptée et que les bergers soient mieux organisés pour protéger les troupeaux. Ce qu’il faudrait… c’est laisser des terres vierges de toute occupation humaine dans certains coins de montagne.
— Parce que tu imagines que l’occupation grandissante de l’homme en montagne et partout, n’est pas irréversible ? questionne José qui suit notre conversation. En France métropolitaine, il n’y a qu’une seule zone vierge comme ça. C’est dans le massif des Écrins. Mais c’est l’exception4 !
— Oui, c’est vrai, l’occupation de tout l’espace par l’homme paraît irréversible malheureusement ! concède Clément.

Nous finissons par arriver au village de Pasaia Donibane au terme d’une longue descente éprouvante pour les cuisses. Mais le refuge pour les pèlerins se trouve sur un piton tout en haut du village. Il faut donc encore faire l’effort de remonter des escaliers raides pour y parvenir. Les derniers rayons de soleil nous accueillent sur la terrasse du gîte. De là-haut la vue sur le petit port et les toits du village nous inciterait à rêver, mais il n’en est pas question. Le refuge est presque complet. La responsable veut voir nos crédentiales. Gros problème : Clément a omis de se procurer le sésame avant de partir !

— Ah, mais vous ne pouvez pas dormir ici !

La dame semble inflexible malgré nos mines déconfites…

Heureusement, en fouillant dans la paperasse recouvrant son bureau, elle finit par trouver une crédentiale vierge de l’association locale des pèlerins de Saint-Jacques et Clément s’acquitte du paiement du précieux document.

Le sourire revient ! La gardienne des lieux nous attribue les lits et nous fait visiter les coins douches, toilettes et buanderie en insistant sur les différentes consignes à respecter.

— Pour le repas du soir, ajoute-t-elle, il faut que vous redescendiez au village. Il y a plusieurs restaurants avec de menus pèlerins. Mais attention, revenez avant vingt-deux heures, sinon vous trouverez la porte close ! Et demain matin, il faudra quitter les lieux à huit heures au plus tard.

Donc le moment n’est pas à la rêverie : douche, lessive, changement de tenue, préparation du lit. La lessive n’est pas la moindre des tâches. La plupart du temps, il faudra la faire à l’eau froide. L’essentiel est ensuite de bien essorer le linge pour qu’il ait quelque chance de sécher pendant la nuit. Ce soir, une petite centrifugeuse qui retire rapidement le maximum d’eau de notre linge nous facilite la vie. Il faut ensuite bien l’étendre. Et là, il faut rivaliser d’imagination pour trouver les endroits adéquats, car les quelques fils à linge présents dans la buanderie sont déjà saturés…

Une heure plus tard, nous redescendons les marches vers le bas du village. Nous réalisons quelques emplettes dans une épicerie, en prévision de la marche de demain. Puis nous pouvons enfin aller manger et reprendre des forces.

Le premier restaurant que nous trouvons paraît plutôt sympathique et nous y apercevons plusieurs pèlerins croisés tout à l’heure au refuge. Il propose effectivement le menu du pèlerin, un peu moins cher que le menu classique, et qui garantit d’être rassasié en sortant. Au cours de notre pèlerinage, nous retrouverons pratiquement tous les soirs le même type de menu comprenant une soupe de légumes, des pâtes ou des frites avec des œufs ou de la viande et un dessert, souvent une crème ou du riz au lait.

Aussitôt attablés, José et Clément commandent une bière et la savourent comme un don du ciel. Je choisis quant à moi un jus d’orange naturel délicieux et revigorant. Le repas comble notre faim à défaut d’être parfaitement équilibré. Une douce torpeur nous gagne. Nous rejoignons notre gîte avant l’heure fatidique. Il fait nuit. Les marches nous semblent encore plus hautes que tout à l’heure. Nous ne parlons plus.

À l’intérieur de l’auberge, la lumière est éteinte et tout le monde semble dormir. Nous nous couchons donc en silence et à tâtons pour notre première nuit sur le chemin de Saint-Jaques. Les yeux fermés, je passe en revue cette riche journée. Je repense à la question provocante de Cédric ce matin « Et l’électricité viendra d’où ? » Oui c’est vrai, il n’y a pas de magicien. Pourtant j’ai l’impression que l’on agit comme si l’énergie à profusion était un dû de la nature. Comme si chacun de nous était propriétaire d’un grand lac de montagne et d’une haute cascade pour produire toute l’énergie dont il a besoin… Je finis par m’endormir saoulé par cette première journée de marche avec l’image d’un ourson paisible qui gambade et joue au milieu d’un troupeau de moutons au bord d’un étang sauvage d’Ariège.

 

 

 

 

 

Chapitre III

La traversée du Pays basque espagnol et la découverte du Chemin

 

 

 

L’amour pour la nature est le seul qui ne trompe pas les espérances humaines.

Honoré de Balzac

 

Ce matin en me réveillant, je me dis tout heureux, mais avec une pointe d’inquiétude, « ça y est, j’y suis. Le Chemin va vraiment commencer… ». Cependant, la douce quiétude dans le duvet ne dure guère et déjà les premiers pèlerins se lèvent, rassemblent leurs affaires, partent aux toilettes. Il y a toujours un truc qui fait du bruit : une gourde d’eau que l’on ouvre, un couteau qui tombe par terre, ou une poche plastique que l’on plie ou déplie. Inutile d’espérer gagner encore quelques minutes de sommeil : c’est fini. Il n’y a plus qu’à se lever ! D’autant plus qu’il ne faut pas traîner, car le refuge doit être libéré d’ici une heure au plus tard.

 

Jour 2 : En route pour Orio (28 km). Il faut aider les jeunes

 

Il est bientôt huit heures et la plupart des marcheurs sont déjà partis. Nous sommes les derniers avec un jeune couple d’Espagnols et une Allemande, la cinquantaine à peine. Elle est élégante dans une tenue sport très chic, couleur fluo. Elle a les cheveux noirs, peignés de façon impeccable en queue-de-cheval, le contour des yeux maquillés et les ongles vernis. Elle me surprend. Quand a-t-elle eu le temps de se préparer ainsi ?

La descente des marches jusqu’au village s’effectue sans peine, preuve que la nuit a été réparatrice. Nous dénichons près du port un bar déjà ouvert et avalons notre petit-déjeuner. Puis nous embarquons sur le bateau navette qui nous emmène pour une courte traversée, de l’autre côté du petit estuaire. Nous y retrouvons nos deux tourtereaux. Ils ne nous remarquent pas davantage que la jolie vue sur le vieux village de Pasaia Donibane blotti au-dessus de son petit port de pêche.

Le Chemin, toujours parfaitement balisé, nous amène à San Sebastian en longeant la côte rocheuse abrupte et sauvage, parsemée de pins maritimes et de landes sauvages. L’arrivée en ville constitue un gros contraste. La circulation y est dense. Il y a encore beaucoup de touristes, surtout sur le boulevard front de mer qui longe les deux magnifiques plages de sable fin qui sont la fierté de la ville. Nous détonnons au milieu de cette foule insouciante et colorée avec nos sacs à dos, nos grosses chaussures déjà boueuses et nos bâtons de marche. Nous profitons d’un banc et de la belle vue sur la baie pour nous arrêter et manger un peu. Des touristes plus curieux que d’autres nous demandent où nous allons. Pour un peu ils nous prendraient en photo tellement nous sommes insolites sur ce beau boulevard. L’un d’entre eux nous avoue dans un français assez bon, qu’il aimerait bien faire comme nous. José lui répond du tac au tac :

— Bonne idée ! Allez, venez, on vous attend.

Rire gêné du touriste :

— Ma femme, je ne peux pas la laisser, s’excuse-t-il.

Sa femme, justement, la voilà. Elle a compris et s’esclaffe en le poussant vers nous en disant :

— Mais si, vas-y. Je me débrouillerai bien toute seule ! Je viendrai te chercher à Compostelle…

José insiste lourdement, lui passe son bâton de marche et fait mine de lui donner son sac à dos. La femme rit de plus belle. Elle nous photographie et nous en faisons de même de notre côté. Je demande plus sérieusement au mari ce qui l’attire dans ce pèlerinage. Il cherche ses mots et me dit :

— J’aimerais bien le faire avec mon petit-fils. Il vient d’avoir quatorze ans. Je voudrais lui faire découvrir et aimer la nature, l’effort aussi, à travers la marche. C’est mieux que les jeux sur les écrans, ajoute-t-il en montrant son téléphone portable. Beaucoup de jeunes sont comme lui, complètement accrocs se lamente-t-il. Ils n’ont plus de rêves, comme nous en avions à leur âge. Je ne sais pas ce qu’il faudrait faire.

J’acquiesce en laissant tomber mes bras :

— Pour l’instant, mes petits enfants sont trop jeunes, mais oui le risque est grand. Remarquez, tout n’est pas noir chez les adolescents. Certains, comme Greta Thurnberg, voudraient refaire le monde. Nous étions un peu comme ça à leur âge !
— Oui, me répond-il, ils ont sans doute raison de vouloir un autre mode de vie pour sauver notre planète ! Mais qu’est-ce qu’ils peuvent faire avec la plupart de nos politiques ?
— C’est là qu’il faut les aider mon brave Monsieur, intervient mon ami José en haussant sa voix et en se levant de son banc les bras en croix.

Il adore ce genre de situation. Je ne sais jamais s’il est vraiment sérieux. Il me fait penser un peu au Capitaine Haddock dans les aventures de Tintin. Il continue :

— Il faut y aller, leur dire à tous ces politiques ce que l’on pense, ajoute-t-il en moulinant des deux bras. Ce n’est pas en restant assis, en se lamentant et en laissant faire, qu’on va changer notre monde ! Alors, vous venez avec nous ?

Nos deux touristes sont quelque peu interloqués et ne savent pas s’ils doivent rire ou rester sérieux. Alors ils rient jaune et prétextent un rendez-vous important pour nous dire au revoir.