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À la fois immersive et envoûtante, "Repose en paix, cher défunt… " précipite le lecteur dans un univers où terreur et mystère se mêlent avec une rare habileté. À travers une écriture qui rend hommage à la tradition de l’horreur, l’auteur parvient à recréer une atmosphère sombre et oppressante, vous transportant dans des scènes d’une très grande intensité et des émotions viscérales. Chaque page vous entraîne un peu plus profondément dans un monde inquiétant où les frontières entre le réel et le cauchemar s’estompent pour laisser place à l’inconnu.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Après avoir remporté un Premier prix de virtuosité de clarinette et de nombreuses distinctions, Mimi Sinajina abandonne sa carrière pour se consacrer pleinement à ses passions : l’art et la connaissance. Professeur de sept disciplines dans plusieurs conservatoires, traducteur multilingue pour des organisations internationales, graphologue privé, professeur de français et conférencier, il allie expertise et créativité dans chaque domaine. Aujourd’hui écrivain polyvalent, il est directeur de la collection Musicologie de la maison d’édition Connaissances et Savoirs à Paris, où il a publié son premier ouvrage en 2016.
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Seitenzahl: 216
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Mimi Sinajina
Repose en paix, cher défunt…
Roman
© Lys Bleu Éditions – Mimi Sinajina
ISBN : 979-10-422-6297-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
En hommage à
Howard Phillips Lovecraft
Comme de très nombreuses citations alternent dans ce récit avec le discours de l’auteur dans le but d’offrir au lecteur en plus de cette œuvrette une revue des grands chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, nous avons choisi de les différencier par des signes de ponctuation de la façon la plus simple possible. Chaque citation commence par un chiffre de renvoi et se termine par |, sauf si une autre citation suit immédiatement. Lorsque la citation n’est qu’interrompue par une interpolation de l’auteur, le passage intercalé figure entre parenthèses carrées. Un index psychiatrique, une brève postface et un post-scriptum ont également été ajoutés en fin d’ouvrage pour le plaisir des lecteurs analytiques ou spécialisés dans ce passionnant domaine de manière à leur permettre de suivre, presque page par page, la façon dont ce livre a été construit.
Nous pensons cependant que la structure cachée d’une œuvre, dans quelque domaine artistique que ce soit, littéraire, pictural, musical, architectural, et surtout théâtral et cinématographique, ne doit pas nécessairement apparaître, ou alors, si elle est absolument indispensable comme c’est le cas ici, rester la plus discrète et la plus invisible possible puisqu’elle n’intéresse que les spécialistes et qu’il suffit en art de dire « j’aime » ou « je n’aime pas » pour juger de la valeur d’une œuvre. Que le lecteur qui ne lit que pour son plaisir sache donc qu’il n’a nul besoin de s’en préoccuper et ne se casse pas inutilement la tête. Nous lui conseillons même de faire totalement abstraction de cette technique de présentation extra-ordinaire si cela devait l’empêcher de trouver cette histoire extraordinaire.
1Décembre s’écoulait lentement, décembre, ce mois noir, trou sombre au fond de l’année |, ce mois interminable, ce mois sans vie, ce mois de désespérance, vide, morne, lugubre et glacial. Dehors, la tempête faisait rage. Lancée comme un disque, 2la pleine lune traversait des lambeaux de nuages blêmes | dans un ciel d’encre lacéré par des dizaines d’éclairs 3et le tonnerre, à coups répétés, semblait annoncer la dissolution de la nature. | Dans le parc, des arbres s’abattaient avec d’horribles craquements, renversés par 4les meutes en délire et les feuilles [de ceux qui résistaient] tombaient sous les coups de fouet.5Quelque chose de forcené, de furieux, et de profondément malheureux tourbillonnait autour [de la résidence] comme un fauve en furie et essayait d’en forcer l’entrée. La chose, claquant les portes et les contrevents, tambourinant aux fenêtres et sur les toits, griffant les murs, tantôt menaçait, tantôt suppliait, tantôt s’apaisait un instant pour s’engouffrer dans la cheminée avec un hurlement [de triomphe anticipé], mais alors les bûches s’enflammaient et le feu, comme un chien de garde, se portait avec fureur au-devant de l’ennemi ; une lutte s’engageait, suivie de sanglots, de cris aigus, de hurlements de colère. On percevait dans tout ce vacarme de la rage, de la haine inassouvie, de l’impuissance blessée. Envoûtée par cette musique sauvage qui n’avait rien d’humain, la chambre semblait figée à jamais | comme si elle partageait le sentiment d’angoisse intolérable que devaient ressentir les pensionnaires.
Mais soudain la porte s’ouvrit doucement et Albert entra. Ce cher Albert ! Je le connaissais relativement bien désormais malgré le peu de temps – un peu plus d’un mois, pas davantage – qui s’était écoulé depuis que Vincent Maillard m’avait chargé de m’occuper de lui et je n’avais pas oublié les circonstances dans lesquels nous avions fait connaissance et l’impression étrange qu’il me fit tout d’abord. C’était encore l’arrière-automne alors et, je m’en souviens parfaitement, un jour particulièrement radieux. Je venais d’emménager, au dernier étage, dans la plus belle chambre de la maison tandis que lui résidait, depuis de longues années déjà, dans une petite pièce pauvrement meublée mais donnant aussi sur le parc. 6J’étais assis à l’écart [dans ce merveilleux jardin sur un des bancs disposés le long des allées sous le feuillage d’arbres centenaires], quand la toux d’un promeneur dissipa l’essaim de mes pensées. C’était un pauvre diable dont l’extérieur n’annonçait que misère et souffrances. [Je ne pus faire autrement que de] remarquer son [veston] râpé boutonné jusqu’au menton, son feutre déformé que jamais brosse n’avait brossé, ses cheveux longs comme un saule, et peignés comme des broussailles, sa physionomie [exsangue et] maladive qu’effilait [encore] une barbe nazaréenne. 7Son cou avait un gloussement continu, sous un lambeau de cravate noire tordue ne laissant passer qu’un bout de chemise sale. Sa face [d’halluciné], toute couturée, était comme allumée par deux [grands yeux d’un bleu très clair qui ne cillaient jamais et] qui roulaient sans cesse sur les gens, sur les choses, d’un air d’effarement. 8Il était fort maigre [avec]9ses longs bras [filiformes et]10ses mains décharnées, pareils à des ossuaires,11ses jambes héronnières enrobées [d’un pantalon d’un blanc louche], étoilé de déchirures, papelonné d’écailles de boue, 12maigre d’une maigreur de cadavre, comme sont maigres certains fous que ronge une [idée fixe], car [comme me l’avait appris ma longue expérience d’aliéniste lorsque j’exerçais encore comme médecin-chef de l’asile de Marsens], la pensée malade dévore la chair du corps plus que la fièvre ou la phtisie. | Mais Albert n’était probablement pas fou, je m’en aperçus immédiatement à son ton posé, à sa diction impeccable, à ses propos parfaitement sensés, dès qu’il me souhaita le bonjour et me demanda la permission – que, très intrigué par son apparence, je lui accordai immédiatement – de s’asseoir à mes côtés et d’échanger quelques mots avec moi. Étrange personnage, me dis-je in petto, et j’avoue que je ressentis une certaine satisfaction professionnelle à entendre ce qu’il allait me confier. Un fou, non, mais un illuminé, oui, cela, c’était possible, un original en tout cas, c’était évident. Selon Vincent Maillard il souffrait de délire systématisé. Mais dans ce cas… bah, inutile de faire des suppositions, décidai-je, laissons-le parler : puisque 13le fil de la conversation est maintenant noué, je verrai bien sur quelle bobine il va s’envider !|
Je ne fus guère surpris lorsqu’il se présenta comme un grand amateur de sciences occultes (Nous y voilà donc, pensais-je !) qui avait voyagé toute sa vie dans les endroits les plus reculés, principalement en Arabie, à la recherche de villes légendaires, perdues, englouties par le sable ou les eaux, dont la plupart devaient être imaginaires. C’est ainsi que, guidé par des voix d’êtres supérieurs qui s’immisçaient dans ses pensées, il avait successivement recherché, sans jamais les découvrir, tous les lieux cités par sa littérature favorite, la Cité sans Nom, G’harpe, Sarnath la Maudite, Hyperboréa, R’lyeh, Epinoth, Kadath, Irem, que l’on appelle aussi la Cité des mille Piliers, Cthulhu, Poséidonis… hantés par les monstres ou les démons qui avaient provoqué leur disparition et qui, eux, vivaient peut-être encore, dans les entrailles de la Terre ou dans les profondeurs de la mer : l’Être sans Visage, l’Envahisseur venu des Abîmes du Dehors, Celui qui ne doit pas être Nommé, l’Habitant de l’Ombre, Nyarlahotep, et qu’on appelait parfois plus simplement, Ça, Cela, La Créature ou La Chose. À ma demande, il me révéla comment cette passion lui était venue :
— C’était il y a un peu plus de trente ans. J’étais jeune alors, étudiant ès divers, sans vocation particulière mais avec un goût prononcé pour le surnaturel et tout ce qui sortait de l’ordinaire. Dès l’adolescence, 14tel un homme transporté d’un seul coup dans un désert de sable aux horizons infinis, j’avais pris conscience de la profonde, de la gigantesque solitude qui me séparait de mes semblables dont je fuyais, en général, la bruyante et vaine société ; je leur préférais les promenades solitaires, la lecture et les rêves, des rêves sans fin. Or voici qu’15un soir, [alors] qu’à la fumée d’une lampe je fossoyais le poudreux charnier de l’échoppe d’un bouquiniste, j’y déterrai un petit livre en grec [d’Abdul al-Hazred, dont certaines pages étaient écrites] en langue baroque et [presque] inintelligible, et dont le titre s’armoriait d’un amphistère déroulant sur une banderole ces mots : Νεκρονομικόν (Necronomicon) ; [au-dessous figurait encore la mention : « μετάφραση από τα αραβικά από τον Θεόδωρο Φιλετά » (traduit de l’arabe par Théodoros Philetas)]. Quelques sous payèrent ce trésor. J’escaladai ma mansarde, et là, comme j’épelais curieusement le livre énigmatique devant la fenêtre baignée d’un clair de lune, soudain | je sentis un vent étrange se lever brusquement et inexplicablement dans cette calme soirée d’été puis la pluie se mit à tomber dru alors que le ciel paraissait totalement dégagé. Un courant d’air froid me parcourut et, levant les yeux, je crus voir des formes fantastiques se déplacer sur les murs entourant la vieille cheminée.16On eût dit qu’une présence rôdait parmi ces ombres spectrales et que le vent provenait de je ne sais quels lointains abîmes glacés. |Je n’y prêtai tout d’abord que peu d’attention car d’une part 17c’était un soir d’hiver et le vent, en s’engouffrant dans la cheminée, [fhhhhuuu ! fffchchhuuhh !]en faisait sortir des lamentations et des gémissements étranges auxquels se mêlaient le son clair et argenté des gouttes de pluie cinglant les vitres, | et d’autre part je savais bien 18que depuis longtemps déjà, il m’arrivait parfois d’entendre et de voir des choses que personne n’avait jamais vues ni entendues. |
— Un instant, Albert, quand se produisaient ces impressions récurrentes, de jour ou de nuit ?
— L’un et l’autre, surtout la nuit, je crois. Mais il m’était parfois difficile de m’en rendre compte car le jour il m’arrivait d’avoir de curieuses absences pendant lesquelles, me disait-on, je rêvais éveillé tandis que la nuit, j’avais souvent l’impression de parvenir dans mes rêves à un degré extraordinaire de conscience supra-sensorielle.
— Et quelles étaient ces choses inouïes que tu voyais et entendais pendant la nuit ?
— Eh bien, par exemple, 19je croyais entendre une vague harmonie enchanter mon sommeil, et près de moi s’épandre un murmure pareil à des chants entrecoupés d’une voix triste et tendre : « Albert, écoute, c’est la voix des anges ! » susurrait une voix inconnue. 20Il me semblait alors que le doigt de Dieu effleurait le clavier de l’orgue universel. Ainsi les phalènes bourdonnantes se dégagent du sein des fleurs qui pâment leurs lèvres au sein de la nuit. Puis, soudain, je faisais d’horribles cauchemars peuplés de créatures monstrueuses que l’on aurait dit sorties de l’enfer et 21il m’était impossible de rester au lit car celui-ci s’agitait sous moi comme une vague. |
— Et ce livre, à peine parcouru, t’a mis dans un état semblable ? Mais es-tu sûr de me pas te tromper ? Il me semble qu’il ne s’agit pas là d’un état de conscience particulièrement développé mais plutôt d’une sensibilité exacerbée…
— Non, docteur, je crois que c’était de la prescience. Attendez, vous allez comprendre. Je n’ai entendu aucune voix préalable cette fois-là et pourtant je savais que j’allais découvrir quelque chose de terrible. Le premier instant de stupeur passé, je repris donc vite mes esprits, me replongeai dans le livre et lus l’étrange épigraphe sous forme d’avertissement au lecteur. En français, cela donnerait à peu près ceci :
22« Ne vous glorifiez pas, hommes policés et sages : cette prétendue sagesse dont vous faites vanité, un instant suffit pour la troubler et l’anéantir ; un événement inattendu, une émotion vive et soudaine de l’âme vont changer tout à coup en furieux ou en idiot l’homme le plus raisonnable et de plus grand esprit. »
Cette phrase insolite me frappa comme la foudre. Elle correspondait si bien à mon état d’esprit de l’époque que je sus aussitôt que cet étrange ouvrage serait mon livre de chevet. Séparé de cette manière d’introduction par le dessin d’un menaçant amphisbène ailé, ce terrible serpent à deux têtes dont parle Lucain dans le livre IX de son Pharsale, le premier chapitre commençait de façon tout aussi passionnante. Même si le livre est actuellement dans ma chambre, je peux vous en citer le début sans erreur car c’est lui qui a décidé de ma vocation, guidé l’essentiel de mes recherches et ma vie entière. Je l’ai relu cent fois et le connais absolument par cœur. Voici ce début :
N’est pas mort ce qui à jamais dort, mais au long des siècles meurt même la mort.23
Puis venait ce passage effrayant :
24« Nombreuses et multiformes sont les horreurs insoupçonnées qui infestent la Terre depuis la nuit des temps. Elles sommeillent sous la pierre que le pied ou la main n’a pas dérangée ; elles gangrènent l’arbre depuis ses racines ; elles hantent les océans et les lieux souterrains ; elles dorment au sein des sanctuaires oubliés ; elles sortent à l’aube en rampant de riches sépulcres d’airain ou de modestes tombes scellées dans l’argile.25Il est absolument indispensable, pour la paix et la sécurité de l’humanité, qu’on ne trouble pas certains coins obscurs et morts, certaines profondeurs insondées de la Terre, de peur que ces monstres endormis ne s’éveillent à une nouvelle vie et que les cauchemars survivants d’une vie impie ne s’agitent et jaillissent de leurs noirs repaires pour de nouvelles et plus vastes conquêtes. »
Je n’eus pas le temps d’en apprendre davantage car je devais m’occuper d’autres pensionnaires mais, à partir de ce jour, je revis souvent Albert. Il fut ravi d’apprendre que je connaissais aussi le grec et m’apporta le Necronomicon.
— Tenez, docteur, me dit-il, je vous laisse ce livre. Lisez-le et vous me direz un jour ce que vous en pensez.
Je lui en fis la promesse solennelle et le lus donc avec grand soin car un bon aliéniste doit toujours se mettre à la place de son patient et tenter de voir les choses comme celui-ci les voit. Je fis même davantage. De temps à autre, je me demandais donc : et si Albert avait raison, cependant, d’ajouter foi à ce livre ? s’il existait vraiment sous la terre ou au fond de la mer des créatures fabuleuses datant de la préhistoire ? Après tout, ne découvrait-on pas presque tous les ans des espèces nouvelles que l’on croyait disparues depuis des millions d’années, des espèces reliques panchroniques du paléozoïque, comme le cœlacanthe des abysses, le nautile, le sphénodon à trois yeux, la limule, l’agnathe ? La connivence exceptionnelle qui s’établit dès lors entre nous fit plus que tous les autres moyens de l’arsenal thérapeutique que j’employai pour le soigner, même si, comme la suite de ce récit le montrera, l’analyse de ses rêves me permit également de faire de grands progrès dans la compréhension de sa maladie. Il aimait venir chez moi, au dernier étage car, me disait-il, il avait l’impression, en montant l’escalier, de passer progressivement des ténèbres à la lumière. Toujours 26coiffé de son galeux bicoquet, portant les mêmes habits, il commençait par faire le tour de la pièce, inspectant d’abord, je ne sais pourquoi, l’intérieur de la cheminée avec un soin particulier, puis chaque coin et recoin de la chambre comme s’il y entrait pour la première fois ; ses craintes apaisées, il déclarait :
— Je me sens en sécurité ici. Vous êtes 27certainement un homme très intelligent [comme monsieur Maillard, qui habite le pavillon du parc ; comme son salon à lui], toute votre chambre est garnie de bibliothèques pleines de livres. 28Il suffit de voir les quarante rayons qui en sont chargés et qui couvrent les quatre panneaux de votre | chambre. Et, comme lui aussi, 29quand on vous regarde, quelle gravité brille dans vos yeux ! Je ne vous ai jamais entendu dire une parole inutile. |
J’eus tout d’abord envie de lui dire que, selon Plutarque, avoir lu beaucoup de livres ne protégeait pas de la folie30 mais j’y renonçai aussitôt, me rendant compte qu’une telle remarque était totalement déplacée et parce que sa confiance me flattait, je l’avoue, et que j’y voyais de plus la clé d’un possible processus de guérison. Et de fait, il s’était mis petit à petit à parler librement de lui-même et jamais je n’eus besoin de le mettre sous hypnose. Je découvris ainsi rapidement que sa croyance aux démons était liée à des terreurs nocturnes datant de la petite enfance. Je n’eus pas grand mérite à cela car c’est lui-même qui me le révéla :
— Comme je vous l’ai dit, 31dans les nuits, [me confia-t-il un jour, tout enfant déjà], j’écoutais longuement le vent qui soufflait lugubrement dans l’appartement et qui sifflait dans les serrures en faisant trembler les vitres dans leurs châssis. 32Ma chambre était pleine de diables.Parfois, 33je croyais sentir leur souffle m’effleurer. J’avais peur, alors, une peur atroce, si violente que je n’osais plus remuer, ni respirer, ni me retourner pour regarder derrière moi. Mon cœur battait comme dans les épouvantes. | Il ne se passait pas une seule nuit sans qu’un songe affreux me visitât. 34Je n’ai jamais posé ma tête sur l’oreiller, je pense, de l’âge de quatre ans à sept ou huit ans, – si la mémoire ne se trompe pas pour des événements si lointains – sans l’assurance prophétique, qui se réalisait, de voir apparaître quelque spectre terrifiant. Ah, les parents ne savent pas ce qu’ils font lorsqu’ils laissent de pauvres petits enfants s’endormir seuls dans l’obscurité ; la tête sur son petit oreiller, à minuit, cet enfant sursautera face à des formes et dans des sueurs nocturnes auprès desquelles les songes du condamné à mort, enfermé dans sa cellule, semblent n’être que tranquillité de l’âme. 35J’ai toujours eu peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou, tout plein de vagues horreurs, menant on ne sait où. À l’adolescence, j’avais 36l’épouvante de la folie. Il me semblait qu’on m’enlevait le crâne et que ma tête se vidait. Oui, j’ai toujours eu peur de devenir fou, toujours, toujours… 37Parfois je restais assis sur une chaise, les yeux à moitié ouverts, le visage aussi livide que celui d’un mort, plongé dans ma propre misère, et je me disais qu’il vaudrait mieux que je meure. 38La peur, c’est quelque chose d’effroyable, une sensation atroce, comme une décomposition de l’âme, un spasme affreux de la pensée et du cœur, dont le souvenir seul donne des frissons d’angoisse. | Et cela a toujours continué ainsi par la suite. Aujourd’hui encore, 39c’est ainsi que je traîne ma misérable existence.40L’angoisse et la désespérance ont pénétré jusqu’au plus profond de mon être. Je transporte en moi un enfer dont rien jamais n’éteindra les flammes. |
Le jour où Albert me fit cette terrible révélation, nous étions, comme toujours, face à la grande cheminée. Je l’avais laissé parler librement, cherchant à comprendre dans toute sa profondeur la cause 41de cet effroyable processus de désintégration psychique qu’est la peur, 42la terreur qui s’engendre elle-même, l’horreur paralysante du Non-Etre insaisissable qui n’a pas de forme et qui ronge les frontières de notre pensée. | Du reste, ce qu’il venait de dire ne m’était pas totalement étranger. Je comprenais l’affolement d’Albert car, enfant, j’avais moi-même connu cette peur, cette terreur irraisonnée lors de terribles cauchemars et senti ma raison vaciller plus d’une fois, de sorte que mes nerfs s’en trouvèrent à moi aussi ébranlés prématurément. Chaque matin, au réveil, ma chambre semblait s’élargir démesurément puis tout s’estompait comme en un brouillard. C’est pourquoi, quand il se tut, je ne dis rien tout d’abord. Mais j’avais une autre raison. Ma première réaction, comme celle de n’importe quel médecin soucieux de ne commettre aucune erreur iatrogène, se devait d’être celle de la plus élémentaire prudence car parfois, 43lorsque l’angoisse l’envahissait, il se frappait la tête contre le mur jusqu’au sang. Il fallait alors l’approcher avec une douceur [presque maternelle, comme s’il était encore le petit garçon terrorisé d’autrefois – qui sait d’ailleurs si, en lui-même, il ne l’était pas à ce moment-là] – et l’inviter à se calmer en le serrant contre soi pour ne pas rompre le peu d’enveloppe psychique qui lui restait. Au lieu de l’assurer immédiatement que je pourrais, à terme, le libérer de ses peurs infondées, je résolus donc de biaiser pour laisser s’atténuer le choc psychique qui avait dû motiver cette révélation et profiter peut-être de l’instant pour en apprendre entretemps davantage sur ces terreurs nocturnes. 44« Parles-tu sérieusement ? » [lui demandai-je, alors que je savais bien que jamais sans doute il n’avait fait preuve avec qui que ce fût d’une telle franchise].
Je n’obtins pas de réponse immédiate. Albert semblait absorbé par la contemplation des charbons ardents entassés dans la grille du foyer, qu’il touchait de temps en temps de la pointe du tisonnier, d’un geste adroit, jusqu’à ce qu’une flamme plus vive vint récompenser ce soin. | Je décidai finalement de le brusquer un peu et le priai de me raconter comment il avait passé la nuit dernière.
— Comme les autres, me dit-il enfin. Depuis que je suis ici, chaque nuit, toujours à la même heure, vers minuit, j’entends, venant vers 45moi, un bruit étouffé de pas légers, lents, réguliers, chacun plus proche que le précédent, 46un pas, puis un autre, comme si des pieds nus marchaient sur le plancher. | Quand la Créature du Dehors 47arrive près de moi, 48je sens un frisson soudain se répandre sur mon corps. 49Je fais semblant d’être endormi, 50mais des gouttes froides me coulent du front et mes cheveux se hérissent de frayeur. 51J’éprouve une terreur si grande que je ne peux ni crier ni bouger ; force m’est d’attendre, d’attendre là, dans les ténèbres, pendant des siècles, de la peur la plus horrible qu’un homme puisse connaître et à laquelle il puisse survivre pour la narrer. Ma gorge ne parvient pas à émettre un son, mes bras et mes jambes sont de plomb… Arrivée à un certain degré, l’épouvante peut devenir folie… Alors se produit une chose effroyable, | insoutenable : 52j’aperçois, en pied, effrayante, vivante, l’inconcevable, l’indescriptible, l’innommable monstruosité, 53un être enveloppé d’un suaire | blanc qui se penche sur mon lit et me fixe de ses gros yeux globuleux.54L’horreur s’en accroît à chaque apparition nouvelle. | Oh ! docteur, mon protecteur, mon sauveur, à vous seul j’ose dire ma douloureuse aventure, ma dolente vie obscure, qu’il me faut par couverture [toujours] faire semblant d’en rire [quand] rien hors la mort je désire ; 55mais Dieu sait ce que j’endure, je ne sais comment je dure ! La nuit dernière, 56je me rendis soudainement compte, dans un moment d’agonie, que l’horrible spectre était à quelques centimètres de moi ; il me semblait en entendre la sifflante et caverneuse respiration. | À travers mes paupières presque fermées, 57je le contemplais avec une horreur trop grande pour être décrite ; mon sang était gelé dans mes veines. Je voulus appeler au secours, mais le son expira sur mes lèvres. Mes nerfs étaient comme garrottés dans une complète impuissance, et je restai [tout d’abord, comme chaque nuit], dans la même attitude, inanimé comme une statue. 58Presque fou, j’eus encore la force de 59porter la main devant mon visage pour conjurer l’effroyable vision et 60écarter la fétide apparition, mais mes nerfs étaient dans un tel état que mon bras ne répondit qu’imparfaitement à ma volonté. | J’étais sûr qu’il allait me tuer, me dévorer peut-être, mais il me contempla – oh, que ce fut long – et s’en alla sans parler. 61Jusqu’à ce moment, toutes les facultés de mon corps avaient été suspendues, 62comme si le temps avait cessé d’exister ; 63celles de mon âme seules étaient restées éveillées. Puis le charme cessa d’opérer : le sang, qui s’était gelé dans mes veines, revint avec impétuosité à mon cœur ; 64je n’eus pas la force de soutenir la terreur née de cette vision épouvantable ; 65je poussai un profond gémissement et retombai sans connaissance sur mon oreiller.
À ce point de son récit, je n’y pus tenir et m’exclamai :
— Mais, mon cher Albert, 66ces pas [ne sont que ceux de l’homme de garde]