Résidence Capricorne - Gabriel Gachen - E-Book

Résidence Capricorne E-Book

Gabriel Gachen

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Beschreibung

Sarah ne connaît pas l’île où est né son père et encore moins cette propriété qui alimente en vanille et en café leur commerce d’import, la résidence Capricorne. À l’occasion de l’enterrement de son oncle, elle se rendra à Madagascar accompagnée de sa grand-mère et de son amie Jennifer. Elle ira à la rencontre de ses habitants, de son histoire et du mystère qui entoure la disparition de son grand-père, en 1949. Entre histoire de la décolonisation et sorcellerie, saura-t-elle échapper aux dangers du passé de sa famille ?


À PROPOS DE L'AUTEUR

Après une vie de travail bien remplie, Gabriel Gachen prend sa retraite à Madagascar, pays d’origine de son épouse, et réalise enfin son désir profond : conter des histoires. C’est sur cette île africaine qu’il entraîne ses lecteurs pour leur faire découvrir les joies et les désespoirs d’un peuple vivant sur un territoire autrefois français.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Gabriel Gachen

Résidence Capricorne

Roman

© Lys Bleu Éditions – Gabriel Gachen

ISBN : 979-10-377-9543-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

Madagascar 1949

Il courait droit devant lui, suivant la ligne ocre du sentier étroit, à peine dessiné dans cette végétation luxuriante et chaotique. Il courait sans se retourner, le souffle court, les poumons en feu, ses pieds nus s’enfonçant dans la terre humide, le visage griffé par les branches basses des hintsy et trébuchant sur les racines rampantes des natos ou des eucalyptus. Il ne savait plus depuis combien de temps il courait ainsi, dévalant la forêt pluviale, sombre et épaisse, qui lui cachait le soleil. Même, quand le sentier traversait des endroits plus clairsemés, des résidus de brûlis, qui avaient abrité des cultures, il n’osait lever les yeux, quitter du regard ce trait étroit, à moitié mangé par l’abondante couche de feuilles pourrissantes. La pente l’emportait, poussant sa course toujours plus loin, toujours plus vite. Sa chemise de lin, qui avait été blanche, lorsqu’il avait atterri sur l’aéroport d’Ivato, lui collait à la peau, pendait en lambeaux sur son épaule gauche, auréolée de taches vertes et rouges, et d’un filet de sang, qui coulait sur ses bras nus. Il courait à perdre haleine, à bout de souffle, à bout de forces, se laissant glisser sur l’humus pourrissant, sans oser se retourner, regarder derrière lui, de peur de les apercevoir.

Eux ! Ceux qui avaient été ses ouvriers, ses collaborateurs, qu’il avait protégés, payés bien plus grassement que les autres colons, et traités comme des amis, plutôt que comme des esclaves. Il revoyait leur joie, quand il leur construisait des maisons en dur, avec une cheminée pour les jours froids de juin et juillet, avec une vraie cuisine, et des feux de briques réfractaires. Il avait bâti un village, une école, une crèche, pour les enfants qui naissaient tous les ans, et faisaient des familles innombrables, toujours plus avides d’argent et de riz. Il les avait aimés, comme ses fils, leur ouvrant son cœur et son amitié, contre les avis septiques des autres colons, qui le regardaient avec des sourires sarcastiques, une pointe de dédain, et peut-être même, de la pitié.

Un vakôna géant soudain, se dressa sur son chemin, feuilles larges et longues comme des sabres, la tranche hérissée d’épines qui lui griffèrent le visage, lui faisant perdre l’équilibre, et le jetant à terre. Un trou noir se fit dans sa conscience, menaçant de l’engloutir, de l’emporter pour le livrer à ceux qui couraient derrière lui. Il secoua la tête, chassant de ses yeux les coulées de sueur qui le brûlaient, forçant son esprit à revenir vers la réalité. Il essaya de se rattraper, pour ne pas tomber, ne pas casser sa course, cette folle cavalcade, qui l’entraînait, toujours plus loin, jusqu’à l’océan, lui avaient-ils intimé.

Ils étaient venus le chercher à l’aéroport, comme convenu, deux des meilleurs, ceux en qui il avait suffisamment confiance pour leur laisser conduire sa voiture, une Alvis TA 14, construite par Mulliner à Birmingham et carrossée en décapotable par Tickford et Carbodie. Il était allé la réceptionner lui-même, tout droit arrivé d’Angleterre, en 1946, un peu plus d’un an avant le début des évènements qui l’avaient poussé à rentrer en France, à fuir ce pays, son pays.

Le ciel était d’un bleu uniforme, en cette matinée de fin octobre, et il avait fait baisser la capote de toile ocre, pour profiter de l’air chaud des tropiques. Il avait peu de bagages, juste une petite malle cube de chez Vuitton qui était entrée sans problème dans le coffre rebondi de l’auto, et ils avaient pris la RN 2 en direction de Tamatave.

Il était heureux de retrouver la grande île rouge, son été austral, même les pluies diluviennes, qui allaient se déchaîner d’ici un mois ou deux, et arroseraient la forêt haute des plateaux, faisant pousser la vanille et le café. Il était revenu juste à temps, pour les matinées de pollinisation.

Tandis que la voiture démarrait, quittant le parking de l’aéroport, pour prendre l’avenue en direction de Talatamaty, il s’était laissé aller sur les sièges de cuir fauve, les bras largement écartés, le regard levé vers l’azur. Il était de retour chez lui, dans ce morceau de France, perdu dans l’océan Indien, où il était arrivé, juste après la Grande Guerre, accompagné de sa mère, pour rejoindre un père qu’il n’avait jamais connu.

Hippolyte Berthelier lui, avait émigré sur l’île rouge en août 1918, l’année de sa naissance, avec le nouveau gouverneur général des îles Australes, Abraham Schrameck. Il avait investi une belle maison de briques, sur la ville haute, avec une terrasse, qui surplombait le centre de la capitale, et un jardin arboré d’essences rares. Il se souvenait des allées de gravier blanc qui serpentaient entre les troncs centenaires. Sa mère n’était bien que là, sur un banc de pierre, sous l’abri d’un manguier touffu, là où il faisait frais, même au plus chaud de l’été austral. Eux, étaient arrivés fin 1925, sous une pluie diluvienne, alors que le soir tombait. Il n’était qu’un enfant encore, mais le souvenir en était toujours vif dans sa mémoire. De la haute terrasse, il avait vu la ville s’illuminer, de lumières électriques pour le centre et le quartier français, de flammes vacillantes, pour les petites maisons de bois qui se trouvaient justes en contrebas. Il avait été curieux de ce peuple, et du haut de ses sept ans, il s’était précipité dès le lendemain, espérant aller découvrir ces demeures étranges, qui ressemblaient plus aux cabanes de jardin de sa Provence natale, qu’à de véritables habitations. Mais son père, de l’autorité de son mètre quatre-vingts, et de sa grosse moustache tombante, avait brisé ce rêve, comme il en avait brisé tellement d’autres !

Au rythme lent de la circulation, il avait regardé défiler la capitale, les quartiers aux petites maisons de briques, à un ou deux étages, avec des colonnes carrées qui supportaient des balcons de bois. Ils étaient passés au centre-ville, Analakély, avec sa large avenue à deux voies, qui descendaient en pente douce, vers l’immense bâtiment de la gare de Soarano, construite en début de siècle par un architecte français, sur l’emplacement d’une fontaine. D’où son nom, Soarano, bonne eau. Bien sûr, les colons avaient transformé l’ancienne capitale des douze tribus en une ville moderne, avec des rues goudronnées, des édifices blancs, des arches qui protégeaient des commerces où s’accumulaient des marchandises venant de France, et des voitures, qui polluaient l’air pur et frais des hauts plateaux. Le Rova de Manjakamiadana, ou palais de la reine, surplombait cette ville, devenue tentaculaire, pour rappeler à tous, que Madagascar, avant d’être une extension dans l’océan Indien, de la puissante République française, avait été un royaume souverain.

C’était bien là le problème, celui qui l’avait contraint à quitter le pays un an et demi auparavant, l’indépendance ! Plus exactement, l’émancipation, ne plus se sentir soumis à une mère patrie, qui apprenait à ses enfants de l’autre côté de l’équateur, que leurs ancêtres étaient des Gaulois. Qu’est-ce qu’ils en avaient à faire, Mitia, Harinosy, Silo, ces enfants nés des peuples indonésiens et africains, des navigateurs malais, ou des pirates hollandais, de ces ascendants inconnus, issus des livres d’histoire d’un pays, qui n’était pas le leur. Ils voulaient savoir les noms de leurs Rois, de leurs Reines, de ceux qui avaient fait la grandeur de cette île, petit morceau d’Afrique dans l’océan Indien. Mais qui l’avait vendue également, la soumettant aux étrangers, aux exploiteurs de tous bords, exportateurs de café, de vanille, de bois de rose, de nickel et d’or.

Il lui avait fallu attendre d’avoir vingt ans pour rencontrer enfin ce peuple, les petites gens, ceux qui venaient avec un air humble, et presque implorant, proposer leurs légumes, leurs poissons, à la porte dérobée des cuisines. Lui, n’avait connu que les ramatoa rondes et rigolardes, les jardiniers dans leurs costumes verts, et les boys, bien nourris et obséquieux.

Il avait fallu la guerre, une de plus, dans ce siècle de bouleversements technologiques, pour qu’il croise enfin, les hommes de la brousse profonde.

Il avait été affecté, dès 1939, avec le grade de lieutenant, à une compagnie qui comportait deux régiments de tirailleurs malgaches. Il parlait leur langue, savait se faire comprendre, et surtout obéir.

Il avait appris le malgache en cachette, aidé par celle qui s’occupait régulièrement de lui, une petite femme de la côte, ronde comme une boîte de bonbons, avec une peau sombre, et une voix nasillarde, mais qui sentait bon le savon et la cannelle. Sa mère, qui ne s’était guère souciée de lui, alors qu’ils étaient encore en France, l’avait complètement abandonné à cette nounou, se réfugiant dans l’ombre de sa chambre, ou du jardin, souffrant de la chaleur, des piqûres de moustiques, et d’une langueur chronique, qui l’emporta quelques années plus tard.

C’est là, dans les tranchées de la Meuse, dans le froid acéré de ce début d’année 1940, qu’il avait fait la connaissance de Mendrika Zampaoly, un petit homme de la campagne, râblé, fort comme un zébu, qui se tenait droit, le torse bombé, et toisait tout le monde avec un regard dur, d’autorité et de défi. Mendrika était sergent, au bataillon 116/5 du génie, et avait sous ses ordres une troupe de Malgaches de son ethnie, les Betsimisaraka. C’était des hommes rudes, peu loquaces, décidés, et qui, malgré le frimas qui les assaillaient, ne rechignaient jamais à la tâche. Ils avaient la patrie chevillée au corps, et défendaient ces quelques kilomètres de tranchées, couvertes de boue et de neige, comme s’il s’était agi de la terre rouge de leur île. Ils n’avaient guère été exposés au feu, la guerre de tranchées était une guerre d’attente. Hitler était trop occupé au Danemark et en Norvège, où il s’assurait un approvisionnement en minerais de fer, pour s’inquiéter de ce front, perdu au nord de la France. En mai 1940, l’offensive vers l’Ouest avait commencé, et les bataillons malgaches avaient eu l’occasion de prouver leur valeur. Vers la mi-juin, l’avancée des troupes ennemies, plus nombreuses et motorisées, les avait contraints à battre en retraite, quittant le front par le rail, pour se réfugier à Fréjus. Ils avaient fui, sous les bombardements d’une artillerie féroce, et poursuivis par l’aviation allemande, devenue maîtresse du ciel. Quatre jours de voyage, quatre jours de cauchemars, à attendre la bombe qui allait les anéantir. Tout autour d’eux, les destructions étaient considérables. Il y avait dans la campagne, des cadavres d’animaux et d’hommes, qui pourrissaient là, sans sépultures, sans prières pour les accompagner. Le long des routes, c’était l’exode, de longues files d’êtres, chargées de valises, de sacs, d’enfants, qui fuyaient la dévastation et la fureur, pour aller ils ne savaient où, mais partir, loin.

Ils regardaient cela, au travers des planches mal jointes, des wagons à bestiaux où ils s’étaient entassés, dans le silence rythmé des roues de fer sur les rails disjoints, dans la déchéance de leurs esprits vaincus, et la peur du kilomètre à venir.

Entre lui et Mendrika, une amitié était née, une fraternité du combat, de la tension ardente qui ne vous quitte pas, de la cruauté de cette vie qu’ils avaient partagée.

C’est à Fréjus, alors qu’ils attendaient d’être rapatriés vers leur île lointaine, que Mendrika lui avait parlé pour la première fois, de la culture de la vanille. Il lui racontait les lianes de cette orchidée qui grimpaient le long des troncs de caféiers, la pollinisation, les gousses vertes qui poussaient lentement, en neuf mois, comme un bébé espéré, dans le ventre d’une mère.

Il travaillait là, avant que la justice des colons ne vienne le cueillir comme agitateur notoire, et l’enrôle de force. C’était une exploitation de taille moyenne, qui appartenait à un vazaha, un colon français. C’était bien après Moramanga, loin sur la RN 44, là où la chaussée n’était plus qu’une piste de latérite poussiéreuse, parcourue par des charrettes tirées par des zébus efflanqués, qui luttaient l’un contre l’autre, pour repousser le joug de bois, qui les contraignait.

— Bien sûr, que l’on peut y aller en voiture, avait-il dit, mais la piste est mauvaise, et il faut compter trois heures pour faire les dix-sept kilomètres depuis la ville.

Il lui parlait de ce village d’ouvriers, perdu dans la forêt primaire du haut plateau, comme d’un paradis, oublié des hommes.

— Le vazaha, qui en est propriétaire, est un ivrogne et un bon à rien, disait-il, qui a hérité de son père un trésor qu’il ne comprend pas. Il boit ce qu’il a, plus vite qu’il ne le gagne, et il est criblé de dettes. Quelqu’un qui aurait un peu d’argent frais pourrait lui racheter l’exploitation pour quelques bouteilles d’alcool.

Il avait souri, le soir où Mendrika lui avait raconté cela, mais il s’était endormi avec des rêves de village de huttes, de caféiers couverts de fruits rouges, et de gousses de vanille, longues et grasses, noires, comme on les leur livrait, à la grande maison de la haute ville.

Mais tout cela était loin, perdu dans un passé heureux, qu’il foulait au rythme effréné de sa course éperdue.

Depuis combien de temps, courait-il ainsi, talonné par la peur et l’incompréhension ? Combien d’heures, combien de kilomètres, au travers de cette jungle hostile, qui s’écartait à peine sur son passage. Parfois, il entendait sans les voir, des bêtes qui fuyaient, devant sa cavale affolée, d’autres fois, il lui semblait percevoir, derrière lui, la cavalcade enragée des hommes armés de lances et de sagaies, qui s’étaient lancés à sa poursuite.

Dans Moramanga, la voiture n’avait pas pris la route habituelle, celle d’Ambatondrazaka, et il s’en était étonné. Ils avaient continué sur la nationale, vers Tamatave, jusqu’au croisement d’Analamazaotra, prenant la transversale qui menait au village, pour passer devant la gare de Périnet. Ils avaient alors bifurqué sur une nouvelle piste, tracé rectiligne comme une blessure dans la végétation.

— C’est l’usine de graphite qui a fait percer cela, avait dit le chauffeur avec un grand sourire jovial, on arrive tout droit à Capricorne.

La résidence Capricorne ! Ce domaine presque en friche, qu’il avait acheté pour trois fois rien, au cœur de la forêt pluviale de l’Est. Il s’était précipité, à la suite de Mendrika, à peine rentré de la guerre, pour voir ce coin de paradis.

Les bras largement étalés sur le siège arrière, il avait contemplé autour de lui le travail colossal qui avait été fait, les arbres arrachés, la route nivelée et aplanie. Même si elle était encore brute de terre rouge, c’était roulant, et le chauffeur avait accéléré, soulevant derrière eux un nuage de poussière. Se pouvait-il que les établissements Louys-Izouard et Fils, propriétaires de la mine de graphite, aient accepté de prolonger les travaux jusqu’aux domaines d’Ankisatra ? Il chercha dans sa mémoire, le souvenir des quelques courriers qu’il avait reçus, alors qu’il était en France, mais nulle part, il n’était fait mention d’un tel accord.

Il se laissa pourtant aller à la griserie des arbres centenaires, qui défilaient au-dessus de lui, comme un tunnel creusé dans le cœur de la forêt.

Ils n’avaient pas roulé plus d’un quart d’heure, sur cette piste large et droite, lorsque la voiture avait stoppé brusquement. S’arrachant à sa rêverie, il avait repris contact avec la réalité pour découvrir une dizaine d’individus, le visage caché par des sacs de jute où l’on avait percé deux trous pour les yeux, et armés de lances, qui barraient la route.

— Descends ! avait juste dit sur un ton brusque, et sans appel, celui qui s’était avancé, braquant la pointe effilée de son arme vers lui.

Il les avait regardés, à tour de rôle, ne saisissant pas ce qu’il se passait, mais l’homme avait tendu son arme, traçant sur sa chemise en lin une courte déchirure, qui s’imprima sur sa poitrine, en une zébrure rouge et douloureuse.

— Descends, avait répété l’homme d’une voix plus courroucée, et quitte tes chaussures.

Ses chaussures ! Il leur avait jeté un coup d’œil rapide, ne comprenant pas trop ce qu’ils voulaient en faire. Ce n’était pas des chaussures de prix, juste une vieille paire de mocassins à glands, qu’il avait acheté quelques années plus tôt sur le marché d’Analakély. Il se souvenait avec une acuité accrue, de ce jour. Ils étaient quatre, à déambuler parmi les pavillons, Mirana et lui, avec un couple d’amis qui sortaient ensemble pour la première fois. Il était tombé en arrêt devant ces chaussures, somme toute banales, et s’était extasié exagérément, avant de les négocier âprement, avec le marchand. Presque à regret, il les ôta, et les leur tendit. L’homme les prit, presque avec mépris, et les jeta loin derrière lui.

Toujours de la pointe de sa lance, il l’avait forcé à s’éloigner de son véhicule, et l’avait fait avancer sur la piste, vers la forêt dense qui la bordait. Il n’avait vu le sentier que lorsqu’il s’était trouvé devant. C’était juste un trait de latérite, dessiné dans la végétation, à peine une trace d’animaux, ou le passage d’hommes qui venaient d’un lointain village.

Derrière lui, le groupe s’était rassemblé, abandonnant la voiture, le chauffeur et son accompagnateur. Au moment de poser le premier pas, sur cette ligne lancée vers l’inconnu, il s’était arrêté, tournant la tête vers les hommes qui le bousculaient.

— Qu’est-ce que vous me voulez ? avait-il demandé d’une voix qu’il espérait calme et conciliante.

Mais l’homme derrière lui avait appuyé la pointe de fer contre son rein, poussant juste assez pour le faire avancer. Il s’était raidi, essayant de résister au métal qui entrait dans sa chair. Ne pas quitter la piste sans en savoir plus sur leurs intentions.

— Si vous voulez me tuer, faites-le ici, je n’irai pas plus loin ! Il s’était cambré, pour s’éloigner un peu de la morsure de l’acier, mais était resté ferme sur sa position.

— Tu n’aurais pas dû revenir, avait enfin dit la voix dans son dos, ce n’est pas ta terre.

La surprise l’avait fait se retourner, malgré la menace qui pointait contre sa chair. Il connaissait cette voix, cette façon de traîner les dernières syllabes, cet accent chantant, si caractéristique des Betsimisaraka, et qui l’avait accompagnée, tout au long des longs mois d’attente, dans le froid et la boue de l’est de la France. Face à eux, il avait essayé de percer ces sacs anonymes, plus ridicules que terrifiants, pour chercher les yeux, braqués vers lui. Ces hommes, il en avait eu la certitude, c’était les siens, ses soldats, dont il avait pris soin, leur procurant des manteaux, des chaussettes chaudes, des gants de laine. Les mêmes qu’il avait embauchés, une fois revenu sur la grande île, dans cette plantation de vanille, qu’il avait rachetée pour une bouchée de pain, la résidence Capricorne.

Mendrika avait eu raison. Le colon n’avait pas été très exigeant, il avait vendu son domaine contre le paiement de ses dettes, et un billet de retour pour la France. Il s’était alors lancé dans l’aventure, avec une passion, et une détermination farouche. Il ne connaissait rien à la vanille, encore moins au café, pourtant, Mendrika lui avait assuré que l’exploitation était viable, si elle était bien gérée. Il s’était étonné de l’association de ces deux cultures, mais Mendrika avait souri.

— Ici, avait-il dit en montrant les lianes de cette orchidée, ta vanille grimpe sur de l’argent.

Alors il les avait fait venir, ces hommes que la France avait rejetés sur leur terre natale, comme si la débâcle était de leur faute, ne leur laissant que les maigres effets qu’ils avaient en arrivant, allant même jusqu’à leur ôter les chaussures éculées, qu’ils avaient traînées dans les tranchées de la Meuse. Il les avait embauchés, leur avait construit des maisons, une école pour leurs enfants, un four à pain, une église. Il ne voulait pas être pareil aux autres colons, comme avait été son père, méprisant et exploiteur. Tout travail méritait salaire, et un salaire honnête, qui permettait de vivre dans des conditions dignes.

Au travers des trous mal découpés de leurs masques grotesques, il avait pu voir leurs yeux, et ces regards, qui le scrutaient, avec autant de crainte que de colère, il aurait pu les nommer. Ando, Manjary, Faly, et même le petit Jerry, qui se cachait derrière les autres, sa lance pointée vers le sol, sans grande conviction.

— Qu’est-ce que je vous ai fait ? avait-il demandé d’un air accablé, surpris de les trouver tous là, rassemblé autour de lui, comme des voleurs de grand chemin. Je vous ai traités en hommes, je vous ai aimé comme ma famille.

Est-ce que certains avaient baissé le regard, de honte ou de remords ? Il n’aurait su le dire, maintenant qu’il courait tel un dément, dévalant la pente abrupte de la forêt, avec l’espoir fou d’arriver à l’océan.

— Cours ! lui avait intimé celui qui pointait sa lance contre son ventre.

Joro ! il en était sûr, plus grand que les autres, plus grande gueule aussi, mais pas un meneur. Certainement pas celui qui avait décidé de cette mascarade.

— Pourquoi ? Il s’était redressé, lui faisant face. Je rentre chez moi, là où sont nés tes enfants Joro, là où le mien aurait dû naître.

S’entendant appeler par son nom, l’homme avait eu un mouvement de recul, comme une hésitation, mais il s’était vite repris, appuyant son arme un peu plus fort, contre la chemise de lin.

— Cours ! avait-il répété, d’une voix qu’il aurait voulu ferme. Au bout du chemin, il y a l’océan, prends un bateau, rentre chez toi, va retrouver ta femme et ton fils. Cette terre est la nôtre, et nous allons la reprendre.

— Mais cette terre est aussi la mienne, avait-il protesté, celle de ma femme, de mon fils. Nous y avons versé, toi, tout comme moi, nous tous, son bras s’était levé pour englober du même geste, la troupe qui le regardait silencieuse, des larmes et du sang, pour en faire ce qu’elle est aujourd’hui.

La main de Joro, qui tenait son arme, s’était affaiblie, laissant la pointe s’affaisser un peu, puis il avait retiré son masque.

— Va-t’en lieutenant, avait-il dit d’un ton presque implorant, cours, avant qu’ils ne se rendent compte que tu es encore en vie.

À peine avait-il prononcé ces mots, qu’un bruit de moteur s’était fait entendre. Un camion arrivait du fond de la piste, traînant derrière lui un épais nuage de poussière. Tous avaient tourné la tête, et Joro le premier était revenu vers lui.

— La rébellion, avait-il lâché, comme une fatalité. Fuis, je ne peux plus rien pour toi.

La rébellion, quelques petites fronderies contre l’arrogance désinvolte de l’état qui avaient amené au massacre de quelques colons, deux ans plus tôt, et l’avaient obligée à quitter Madagascar, avec son épouse, enceinte de quelques mois, pour se réfugier en France.

Alors, à regret, il s’était tourné vers ce sentier étroit qui s’enfonçait dans la végétation, et s’était mis à courir, pieds nus, doucement au début, essayant de ménager son souffle. Mais tout là-haut, le camion s’était arrêté, il y avait eu des éclats de voix, et deux coups de feu, deux détonations de tonnerre, qui avaient résonné sous la voûte de verdure, comme dans une cathédrale. La panique l’avait saisi. L’angoisse des minutes précédentes s’était muée en une peur nauséeuse. Son estomac s’était tordu, comme sous l’effet d’un coup violent, ses reins s’étaient creusés, et il s’était mis à dévaler le sentier, le front en sueur, et le ventre serré.

L’océan ! à combien de kilomètres était-il de l’endroit où ils l’avaient laissé ? Le chemin descendait, remontait le long de collines abruptes, courant constamment vers l’Est, et le jour qui déclinait commençait à étirer les ombres, assombrissant les fourrés, créant des plages de néant, mystérieuses et terrifiantes. Il n’y arriverait pas avant que l’obscurité soit totale. Le soleil se couchait tôt, sous ces latitudes, et il ne s’imaginait pas fuyant comme un aveugle, dans la moiteur épaisse de cette jungle. Peut-être pourrait-il se cacher, trouver un buisson touffu, une grotte. Il n’y avait pas de grands prédateurs dans ce bout d’Afrique perdu, ni de serpents venimeux.

Soudain, l’espace s’éclaircit devant lui, et il s’arrêta d’un coup, les pieds au bord d’un précipice de roches qui se perdait dans la nuit qui couvrait déjà cette partie de l’île. Éperdu, il regarda à droite et à gauche, cherchant le chemin, mais il n’y avait que des murs de végétation, si serrés qu’ils lui semblèrent impénétrables. Il lui fallait remonter, trouver à s’échapper, contourner cet obstacle qui se dressait face à lui, comme un épilogue monstrueux à sa fuite.

Il se retourna, chercha des yeux le sentier qu’il venait d’emprunter, fit un premier pas, et se figea. Une ombre venait de prendre forme entre les arbres, pas très grande, épaisse, et qui traînait à son flanc une lame large, qui brillait d’un éclat morbide. Instinctivement, il recula, de ce pas qu’il venait de faire, se retrouvant acculé au bord du précipice, où quelques graviers qu’il poussa du talon, disparurent. Il voulut se redresser, s’avancer un peu pour assurer sa position, mais l’ombre tendit le bras, posant la lame effilée de sa machette sur son épaule, tout contre la base du cou, là où battait une grosse veine bleue, gonflée par l’effort, la tension, et la peur.

L’ombre s’était avancée, et ils se tenaient maintenant à peine à un mètre l’un de l’autre.

— Toi ? dit-il en découvrant l’homme qui lui faisait face. Qu’est-ce que tu veux ?

Il y eut un long moment de silence. Il n’y avait ni haine ni rancœur, dans les yeux de celui qui était venu l’attendre là. Il savait qu’à un moment quelconque, le fugitif viendrait se heurter à cette barrière, et qu’ils se retrouveraient face à face.

— Dis-moi où il est, fit l’homme d’une voix basse, presque un murmure, avec à peine, une pointe d’amertume. Dis-moi où il est, et je te laisserai rentrer chez toi.

Il secoua la tête, d’un air las. Ainsi c’était là que se terminait sa course, cette longue fuite en avant, commencée trois ans plus tôt.

— Il n’y en a pas, dit-il dans un souffle. Il n’y en a jamais eu !

En face de lui, le regard de son interlocuteur se fit plus dur, tandis qu’une sombre colère y voyait le jour. De la poche de sa tunique ample, il sortit une photo en noir et blanc, un tirage grand modèle, qui avait dû être fait à la capitale, et le tendit devant lui.

— Je sais ce qu’ils ont fait, lâcha-t-il les mâchoires serrées, et tu es complice. Mais je vais le trouver, crois-moi, même si je dois vous arracher la vérité avec les dents.

Le cliché représentait cinq personnes, sur un quai de gare, qui se tenaient fièrement à l’arrière d’un camion. Ainsi donc, c’était ça ! Même si lui n’était pas sur la photo, l’homme en face avait fait le lien, et ce retour apaisé n’était qu’un piège. Il ferma les yeux, pensa un instant à sa famille, loin de lui, et leur adressa une dernière prière.

Lentement, il s’inclina du côté où reposait la machette, jusqu’à ce qu’il sente l’acier pénétrer sa chair, puis d’un mouvement brusque, il s’appuya de tout son poids, rejetant son corps en arrière, tranchant la peau moite de son cou, d’où jaillit une gerbe de sang, tandis que l’homme en face de lui lâchait le manche de bois en poussant un cri.

Sous l’élan, il bascula vers le vide, sembla s’affaisser, s’abandonner comme dans un ralenti de cinéma, tandis qu’un long jet carmin, fusant de la blessure, arrosait la végétation alentour. Il écarta les bras, et glissa le long de la falaise, pour disparaître dans le noir de la forêt en bas, qui se referma sur lui, et l’engloutit.

Chapitre 2

Aix-en-Provence France 2009

Sarah se regarda une dernière fois dans la glace, avant de quitter les loges. Pas celle étroite, du poste de maquillage, où la coiffeuse avait eu toutes les peines du monde à discipliner ses cheveux un peu trop raides et rebelles. Elle s’était campée devant le grand miroir en bois doré et sculpté, qui trônait là, juste avant la sortie du couloir des artistes, et où tous s’étaient arrêtés un jour, avec le même serrement au cœur. Elle contempla un instant sa longue silhouette noire, surmontée d’une figure légèrement hâlée, sa cuisse fine et élancée, qui sortait par l’échancrure, peut-être à peine trop haute de sa robe de soirée. Avec ses talons de dix centimètres, elle se trouvait grande, elle qui ne faisait tout juste qu’un mètre cinquante. Ce n’était pas pratique, ces talons, pour appuyer sur les pédales du piano, mais elle avait su les dompter. Elle avait passé trop de temps à les chercher, ces chaussures de princesse en taille 35, pour ne pas les porter ce soir.

Elle pinça ses lèvres un peu trop rouges, et d’un mouvement machinal, elle fit voler sa longue chevelure dans son dos, pour la remettre en place. Les deux dernières épingles que la coiffeuse avait posées, avec tant de difficulté, tombèrent à ses pieds, dans un bruit cristallin. Tant pis pour les quelques mèches tirées sur ses tempes, qu’elle avait réunies sur sa nuque pour essayer de donner une allure moins sauvage à sa coiffure. Ses cheveux étaient comme elle, désobéissants et entêtés.

Elle se sourit dans le miroir, ce serait la première chose que sa grand-mère remarquerait. Son père lui, ne verrait rien. Rien d’autre que sa fille, son bijou, droite sur cette scène de l’académie du festival d’Aix-en-Provence, offerte en pâture à ce parterre de bourgeois endimanchés, d’amateurs éclairés, et de professionnels, venus pour la juger. Elle le voyait déjà, épongeant son front de cette sueur d’angoisse, qu’il avait toujours eu, à chacune des étapes cruciales de sa vie.

Elle cligna des yeux, et son reflet dans le miroir se troubla un instant. Elle aurait tant voulu que sa mère soit là, elle aussi, fière de ce qu’elle était devenue. Mais cette maman n’était qu’un lointain souvenir, des images fugaces, à peine renforcées par quelques photos, en noir et blanc. Bérengère ne s’était pas remise de l’accouchement. Elle avait vivoté, plus maintenue par les médicaments que par une volonté propre, juste deux années, avant de s’éteindre, comme la flamme d’une bougie, qui manque soudain d’oxygène.

Du bord de l’index, elle essuya la larme qui avait germé sous sa paupière, lissa du bout du doigt le maquillage qui avait commencé à couler, et se redressa. Ce n’était pas le moment de se laisser aller à un sentimentalisme puéril. Sa mère était partie depuis trop longtemps, pour qu’elle ait eu la sensation de l’absence d’un amour maternel. Mais elle avait eu sa grand-mère, une petite femme sombre, dépassée par un monde moderne qui n’était pas le sien, perdue sur un continent trop grand, trop blanc, trop ancré dans ses préjugés raciaux, et son suprémacisme colonial.

Mirana était née à Madagascar, une île oubliée dans l’océan Indien, dont Sarah ne connaissait que les images des voyagistes, et les épices qu’elle recevait à longueur d’année, dans des conteneurs fermés, qu’elle morcelait en des milliers de livraisons de par l’Europe. Certes, Mirana lui avait conté les beautés de l’île, la forêt pluviale humide, où s’ébattaient des mammifères étranges, que l’on ne trouvait nulle part ailleurs. Les plateaux arides, battus par les vents, et brûlés par le soleil des tropiques. Les plages magnifiques, de sable blanc, et les cocotiers, chantant sous le souffle des alizés, qui les faisait danser.

Il y avait un peu de ce pays dans son sang, dans sa peau légèrement cuivrée, ses longs cheveux trop fins, raides, comme ceux d’une Asiatique. Dans ses envies de voyage, d’abandonner cette Provence belle certes, mais tellement banale.

Du revers de la main, elle lissa sa longue robe noire, qui mettait en valeur son anatomie, soulignant sa poitrine, un peu trop opulente, ses fesses plates, et ses hanches étroites, portées par des jambes musclées. À vingt-sept ans, elle se trouvait encore un corps d’adolescente, petite, mince, à la limite de la maigreur, aurait dit son père, avec cette poitrine qui la tirait en avant, et qui faisait que l’on ne remarquait presque pas ses yeux gris, irisés de paillettes d’or.

— Vous êtes prête, mademoiselle Berthelier ?

La voix du régisseur, passant la tête à travers le rideau, qui la séparait de l’arrière-scène, la fit sursauter.

— Oui !

— Deux minutes, ajouta-t-il, dressant devant elle deux doigts écartés. Deux minutes et c’est à vous.

Elle lui avait renvoyé un « oui » franc et décidé. Elle était prête. Elle ne l’avait même jamais été autant, depuis l’âge de quatre ans, où elle s’était assise, pour la première fois, derrière un piano.

La musique, c’était sa vie, son sang. Elle coulait dans ses veines, pareille à un torrent impétueux, se répandant en ondes harmoniques sur les touches blanches et noires, comme une respiration, que l’on régule sans y penser. Elle ne jouait pas de la musique, elle la vivait. Le solfège l’avait agacée au-delà de tout, peu lui importait de savoir comment s’appelaient les notes, ou comment l’on comptait les temps et les silences, elle le sentait d’instinct, comme l’on sait marcher, ou ouvrir les yeux le matin. Sarah avait l’oreille absolue, don hérité de sa mère, aux dires de son père. Elle n’apprenait pas ses partitions, elle les écoutait en boucle, une journée ou deux, et les restituait jusqu’à la moindre croche, ou le plus complexe des accords. La musique était entrée en elle, et y resterait pour toujours. Il n’y avait jamais de partition sur son piano, il lui suffisait de fermer les yeux, et la musique affluait, en images subliminales, tandis que ses doigts couraient sur le clavier, délivrés de toute contrainte.

À quinze ans, elle s’était affranchie de ses professeurs, qui voulaient la faire entrer dans un moule, la façonner, comme une bonne petite bête de foire, que l’on exhibait, parce qu’elle avait un quelque chose en plus que les autres élèves. La musique, elle voulait la vivre, pas la subir.

Il lui avait fallu du temps, de la persévérance, pour faire admettre aux vieilles barbes de l’académie qu’elle pouvait se former seule. Mais aujourd’hui, elle était là, dans les coulisses du festival de musique d’Aix-en-Provence, pour son concert à elle, avec l’orchestre de l’académie, juste un jour avant le clou de cette année 2009, la Flûte enchantée de Mozart, mise en scène par William Kentridge.

— Une minute ! annonça la voix du régisseur, derrière le rideau.

Dans la salle, le brouhaha des gens qui prenaient leur place commençait à se calmer. Il n’y avait plus qu’un bourdonnement continu de chuchotements feutrés, quelques musiciens qui peaufinaient l’accord d’un violon, d’une basse, et le froissement des partitions que l’on posait sur les trépieds de métal.

Elle ferma les yeux. Ne plus penser, s’arracher à ce monde matérialiste, oublier sa vie, ses amis, tous ceux qui lui étaient chers, pour laisser sortir de son âme, cette musique qui coulait en elle, pour livrer à ce peuple assis, recueilli, l’essence même de ce qui la faisait vibrer.

— Lâche-toi ! lui avait dit Jennifer lorsqu’elle était venue l’embrasser, alors qu’elle était encore sous les mains de la maquilleuse. Montre-leur comment tu respires.

Elle sourit en pensant à Jennifer, son amie, sa sœur de cœur. Elle ne serait peut-être pas là, aujourd’hui, si Jennifer n’avait pas existé.

La jeune femme avait à peine un an de plus qu’elle, grande sans excès, mais les gens étaient vite grands, vu de son mètre cinquante, un corps de sportive noueux et sec. Elles s’étaient rencontrées au lycée, sur les bancs du fond d’une classe bondée, là où se retrouvent les cancres et les différents. Sarah n’était pas un cancre, ses notes naviguaient dans une moyenne honorable, suffisantes pour satisfaire son père et ses professeurs, mais pas excessives, pour rester dans l’anonymat de la masse. Elle ne faisait pas de vagues, rien qui puisse la faire remarquer. Elle avançait dans la vie, cachée derrière son silence, évitant les groupes d’amis, les clubs d’activité, les gens en général. Elle n’était pas sauvage, son existence était, à l’image de ses résultats scolaires, suffisamment sociables pour ne pas être à part, mais sachant s’effacer très vite, pour ne pas s’impliquer.

Jennifer au contraire, était une figure marquante du lycée. C’était la sportive accomplie, qui battait les garçons, dans n’importe quelle activité. Ses cheveux coupés court, jamais vraiment coiffé, ses jeans déchirés, cette parka sans manches, bronze pas net, et constellé d’écussons de clubs de combat, la classait plus dans la catégorie hommasse, que dans celle des bimbos, autour desquelles les garçons gravitaient. Si personne ne recherchait vraiment la compagnie de Sarah, tous évitaient celle de Jennifer.

Elle frissonna en repensant à ces années de lycée, ces années d’adolescence, où elle se cherchait, entre le bien être de la musique, et la nécessité d’apprendre, pour avoir un travail.

Ce n’était pas le moment de rappeler à elle ces années noires, ces souvenirs violents, qui lui donnaient la nausée. Elle poussa un long soupir, expulsant tout l’air de ses poumons, puis reprit une grande aspiration, se forçant à ouvrir les yeux, pour regarder en face d’elle, ce rideau de toile épaisse, qui la séparait de la scène. Dans la salle, le silence se faisait peu à peu. Elle entendit la voix rauque du recteur, qui devait se préparer à son discours d’ouverture.

Elle eut un petit sourire narquois, en pensant à lui. Cet homme était un lâche, et un fourbe. Il lui avait ri au nez, lorsqu’elle avait quitté le conservatoire, pour essayer de vivre la musique comme elle en avait envie. Il avait ri encore, lorsqu’elle s’était présentée, cinq ans plus tard, en candidate libre, pour obtenir un certificat d’études musicales. Elle voulait intégrer le cycle spécialisé, et décrocher un DEM. Elle avait fini un cursus de comptabilité, et travaillait déjà en tant que cadre, dans l’entreprise de son père, qui serait la sienne, un jour.

Jacques Desmaret, le recteur, l’avait toisée de son mètre quatre-vingts et s’était esclaffé.

— Ce n’est pas parce que vous pianotez un peu, lui avait-il jeté avec dédain, qu’il faut vous croire capable d’intégrer l’académie à un tel niveau. Il y a un cycle à respecter jeune fille, un cursus obligatoire, pour devenir une pianiste. Même si vous prétendez avoir l’oreille absolue.

Il lui avait posé une main grande comme un battoir de lavandière sur l’épaule, et l’avait regardée avec un air de pitié, qui lui avait tourné l’estomac.

— Cela n’existe pas, l’oreille absolue ! avait-il ajouté à mi-voix, comme pour la consoler d’une déception. Vous entendez les notes, mais il y a derrière, des accords, des empilements aussi complexes qu’une équation mathématique, que vous ne pouvez percevoir dans leur intégralité.

Il lui avait jeté un ultime regard condescendant, et l’avait plantée là, dans ce couloir où il avait daigné la recevoir, et avait tourné les talons.

— Le solfège ! lui avait-il décroché au moment d’ouvrir la porte de son bureau. Revenez au solfège, et nous pourrons peut-être en reparler… Dans dix ans !

Il avait lancé ces derniers mots dans un rire moqueur, qui lui avait déchiré les entrailles, et fait monter les larmes aux yeux.

Le matin de l’audition, alors qu’elle se morfondait dans son lit, Jennifer avait fait irruption dans sa chambre, avec son visage décidé des mauvais jours.

— Quel est le morceau le plus difficile à jouer, que tu connaisses, lui avait-elle demandé de but en blanc, la tirant de la torpeur bienfaitrice de l’oubli.

— La danse macabre de Listz, ou le troisième concerto de Rachma.

Elle avait répondu par pur automatisme, sans se demander un instant où voulait en venir son amie.

— Très bien, tu te laves, tu t’habilles, on y va !

— Où ça ? s’était-elle étonnée, soulevant avec peine son corps fatigué de sur le matelas.

— À ton audition !

— Mais… protestait-elle encore, alors que Jennifer la tirait de son lit, pour la pousser vers la salle de bain. Je ne suis pas convoquée.

— Moi, je te convoque !

Elles étaient entrées à l’académie sans aucune résistance, et s’étaient retrouvées dans les backstages, au milieu des étudiants tremblant, qui attendaient leur tour de passer devant le jury. Il y avait sur la scène, un jeune homme boutonneux, qui annotait du bout des doigts une sérénade d’Hugo Reinhold, suant à grosses gouttes, et jetant de fréquents regards effarés, vers la salle noire.

À peine eut-il terminé, qu’écartant avec autorité le suivant qui s’avançait déjà, Jennifer s’était précipitée sur le plateau, traînant derrière elle Sarah, encore abasourdie de la soudaineté des évènements. Campée au-dessus de la fosse d’orchestre, Jennifer avait toisé les douze personnes disséminées sur les trois premiers rangs de fauteuils.

— Monsieur le recteur, avait-elle clamé, le désignant du doigt, et de sa voix des jours de colère, prétend que sans connaître le solfège, il n’y a pas de bons musiciens. Il oublie que l’histoire nous a démontré le contraire, en nous offrant quelques génies. Je vous en propose une, ce soir. Ayez au moins, la décence de l’écouter.

Elle avait conduit Sarah, dont elle n’avait pas lâché la main, devant le piano, et avant de se retirer lui avait soufflé à l’oreille.

— Moi, je crois en toi. Scotche-les !

Elle sourit, en repensant à cette journée où elle avait intégré l’académie sous les applaudissements debout, de onze membres du jury. C’était grâce à Jennifer si elle se trouvait là aujourd’hui, derrière ce rideau noir, qui la séparait de la scène, de son tout premier concert public. Sous les projecteurs, le recteur finissait son discourt, et c’est le cœur empli de joie et de satisfaction, qu’elle l’entendit annoncer.

— Avec l’orchestre philharmonique de l’académie, mademoiselle Sarah Berthelier.

— À vous ! glissa la voix du régisseur en écartant le rideau.

Elle prit une dernière inspiration, releva légèrement le devant de sa robe qui traînait par terre, et d’un pas décidé, entra dans la lumière.

Chapitre 3

La première personne qu’elle vit, en entrant dans la grande salle de réception de l’académie, noire de monde, fut sa grand-mère qui l’attendait, toute droite, et indifférente à l’agitation autour d’elle. Avec un large sourire de soulagement, Sarah se précipita vers elle.

— Tsara be, mahafinaritra ! lui souffla la vieille dame en la serrant contre elle, des larmes de joie au bord des yeux.

L’émotion lui avait fait oublier le français, pour revenir vers sa langue natale, et si Sarah avait compris les deux expressions, très bien et merveilleux, le flot de paroles empressées et émues qui suivit lui resta incompréhensible. Mais c’était bon de se blottir contre celle qui avait toujours été là pour elle, et qui avait cru si fort, en ce don que le ciel lui avait offert.

Un peu plus loin, comme coincés dans une file d’attente, debout l’un à côté de l’autre, avec le même sourire radieux, mais n’osant pas se regarder, il y avait son père et Jennifer. Par-dessus l’épaule de sa grand-mère, qui continuait à lui parler du bonheur qu’elle avait eu à l’écouter jouer, elle leur adressa un clin d’œil complice. Son père étira encore plus son sourire, se redressa un peu en appuyant sa main gauche sur sa canne, et Jennifer hocha la tête, comme elle le faisait chaque fois qu’elle ne savait quelle attitude adopter. Sarah en fut émue. Mettre Jennifer mal à l’aise était difficile, mais lorsque ses sentiments prenaient le pas sur sa raison, la jeune femme perdait toute contenance. Pauvre papa, il allait se trouver gêné une fois de plus, quand elles se jetteraient dans les bras l’une de l’autre, et que Sarah poserait ses lèvres, sur celles avides de Jennifer.

Il n’avait rien dit, lorsqu’il avait réalisé que l’amitié des deux jeunes filles allait un peu plus loin que la simple complicité. Il avait mis cela sur le compte de leur inexpérience, d’une certaine crainte des garçons, et avait espéré que ce ne serait qu’une passade d’adolescentes. Mais leur liaison durait maintenant, depuis plus de six ans, et l’intimité qu’elles affichaient le troublait.

Bebe Mirana, était plus tolérante, après tout, ce qui lui importait le plus, était le bonheur de sa petite fille, et tant pis si elle ne lui faisait jamais d’arrière-petits-enfants.

S’arrachant à l’étreinte de la vieille dame, elle se dirigea vers son père. Son front était en sueur, la base de son cou aussi. Il avait toujours à la main, le mouchoir de coton, dont il avait dû s’éponger pendant tout le concert. Depuis un bête accident de cheval, alors qu’elle était encore enfant, il ne se déplaçait jamais sans sa canne, et souffrait de bouffées de chaleur, comme une femme ménopausée. D’un geste machinal, il se frotta le visage, et la reçut contre lui, pressant la tête de sa fille contre sa poitrine, posant les lèvres sur ses cheveux. Il avait des larmes aux coins des paupières, des larmes de joie et de fierté, et il la serra si fort, qu’elle crut un moment, qu’il allait l’écraser. Enfin, il la lâcha, se recula suffisamment pour déposer un baiser chaste sur son front, et essuya discrètement une larme qui commençait à descendre sur sa joue. Il n’avait plus de voix, plus de mots, juste ses yeux qui la dévoraient, pour lui dire combien il l’aimait. Ravalant difficilement un sanglot, qu’il retenait depuis qu’elle était contre lui, il s’écarta, et fit un pas en avant, pour la laisser enfin seule avec Jennifer.

La jeune femme, plus grande, plus athlétique que Sarah, lui adressa un sourire de tendresse, qui la fit fondre. Elle avait une boule d’émotion dure et amère, qui roulait dans sa gorge depuis qu’elle s’était jetée dans les bras de sa grand-mère, et se précipitant dans ceux de son amante, elle éclata en sanglots.

— Eh bien, dit cette dernière en la prenant aux épaules pour mieux la regarder. C’est rire que tu devrais, tu leur as bien cloué le bec, à toutes ces vieilles barbes.

— Mais je ris, s’exclama Sarah se blottissant contre la poitrine de son amie, et le visage noyé de larmes, je ris !

Elles éclatèrent toutes les deux d’une hilarité bruyante, qui fit se tourner d’un coup, toutes les têtes de la salle. C’était si bon de se sentir vivante contre elle, de sentir battre son cœur, derrière le fin tissu de la chemise de flanelle, qu’elle avait consenti à mettre pour la circonstance, sans soutien-gorge, bien évidemment. Se dressant sur la pointe des pieds, elle chercha les lèvres de son amie, et devant l’assistance, dont les regards se retournaient choqués, elles échangèrent un long baiser passionné.

Jennifer était entrée dans la vie de Sarah, alors qu’elle venait d’avoir seize ans. Elles allaient au même lycée, dans le centre de la ville, non loin du théâtre antique, et s’étaient trouvées réunies par leur différence. Sarah par sa réserve et sa timidité, qui l’empêchait de se mêler aux autres, et Jennifer, par son caractère emporté et bagarreur.

Elles s’asseyaient toutes deux, à bonne distance l’une de l’autre, sur les bancs de pierre de la cour, sous le bosquet de tilleuls qui étaient la seule tache verte, dans cet univers de pierres grises, et de béton. Jennifer fumait, la tête levée, le regard perdu dans le ciel bleu de Provence, tandis que Sarah se plongeait le plus souvent, dans des partitions photocopiées, qu’elle cachait au fond de son cartable. Elle pianotait du bout des doigts, sur la feuille posée sur ses genoux, fredonnant à voix basse, retirée dans ses rêves de musique.

Un matin, où le mistral avait décidé de balayer la cour de la poussière des jours passés, Jennifer s’était approchée, une partition de deux pages à la main, et l’avait tendue à Sarah.

— Tu saurais jouer ça ? avait-elle demandé, sur le ton un peu abrupt de celle qui n’a pas l’habitude de quémander quoi que ce soit.

Sarah avait levé la tête surprise, et avait jeté un œil curieux sur les feuilles noircies de portées préimprimées, mais garnies de notes au crayon, et de nombreuses taches de gommage. La ligne de chant n’était pas très complexe, et l’accompagnement classique.

— Qu’est-ce que c’est ?

Jennifer s’était rembrunie, et avait tendu avec plus d’autorité la partition sous le nez de Sarah.

— Tu sais le jouer ou pas ?

— Oui, bien sûr !

Il y avait eu un moment de flottement, où la jeune fille avait eu l’air décontenancée, puis elle avait saisi Sarah par le bras, la forçant à se lever.

— Tu me fais mal ! avait protesté Sarah, devant ce geste de contrainte, tentant de se rasseoir, mais sans effet, sous la force de son interlocutrice.

— Viens me le jouer en salle de musique !

Même si le ton était brusque, comme l’étaient toutes les rares paroles de Jennifer, Sarah crut y percevoir une note de supplique désespérée, et elle cessa toute résistance.

Le morceau était une ballade, fraîche et nostalgique, qui coulait comme une onde pure roule entre les ajoncs qui font ses rives. Mais le refrain, puisque c’est ainsi qu’il fallait appeler cette phrase musicale, qui revenait à intervalles réguliers, était plus rude, plus violent, dénotant avec insolence, du reste de l’œuvre.

Quand elle eut fini de jouer, Sarah se tourna vers Jennifer, debout à côté d’elle, qui essayait, discrètement, d’essuyer une larme.

— Qui est-ce qui a composé cela ? demanda-t-elle. C’est très joli.

Jennifer la regarda, comme si elle ne comprenait pas la question, puis en reniflant un peu.

— C’est ma mère, qui l’avait écrite pour moi.

Il y eut un silence, et quelques profonds soupirs plus tard, Jennifer avait laissé éclater son chagrin.

— Je ne l’avais plus entendue depuis l’âge de six ans !

Assises dans la salle de musique, elles avaient bavardé longuement, oubliant les cours, qui venaient de reprendre. Elles s’étaient retrouvées autour du même chagrin, celui d’avoir perdu leurs mères à un âge trop jeune. Mais si Sarah avait eu le bonheur d’avoir sa grand-mère près d’elle, un père aimant et attentionné, Jennifer avait grandi dans un environnement beaucoup moins sécuritaire. Du moins, c’est ce que Sarah comprit, ce jour-là.

Plus tard, il avait fallu du temps à la jeune fille, pour accepter de s’ouvrir davantage. Jennifer n’aimait pas parler de sa vie, de ses difficultés, de ses sentiments. Quand la confiance était devenue de l’amitié, au fil des mois, elle avait consenti à raconter une enfance noire, aux côtés d’un père alcoolique qui noyait un chagrin perpétuel entre des colères terrifiantes, et des abattements coupables.

Cette année-là, elles s’étaient contentées d’une amitié attentive, mais distante, toujours ensemble, mais pas vraiment collées, parlant peu, mais avec des regards qui en disaient beaucoup plus long.

En début de leur année de terminale, leur petit monde, qui tournait depuis des années, autour des mêmes élèves, fut perturbé par l’arrivée d’un garçon, qui venait du nord de la France. Il était beau, sportif, blond, avec une peau très pâle, ce qui contrastait beaucoup avec les bruns méditerranéens au teint hâlé, qui paradaient dans les cours de récréation. Il parlait avec une voix gouailleuse, et traitait tout de monde de chti, ou de biloute, ce qui faisait rire les filles, qui s’étaient très vite agglutinées autour de lui.

Sarah et Jennifer n’avaient rien changé de leurs habitudes, elles se tenaient toujours un peu à l’écart, ne participant pas à l’engouement général, pour ce nouveau venu si étrange. Pourquoi jeta-t-il son dévolu sur Sarah, elle-même ne sut le dire. Il commença de s’intéresser à elle en classe. Peut-être, pensa-t-elle, parce que, même cloîtrée au fond, et partageant peu, elle était bonne élève. Il avait chassé le garçon qui se trouvait contre la fenêtre, pour être juste à côté d’elle, et pendant deux jours, il se contenta de l’observer. Il la regardait fixement, sans rien dire, tandis qu’elle, gênée, n’osait pas lui demander pourquoi. Ce fut Jennifer qui le coinça, le second jour, à la sortie de la classe. Elle le bloqua contre le mur du couloir, plantant dans ses yeux bleus, son air glacé des mauvais jours. Mais il soutint ce défi, d’un sourire amusé, nullement impressionné par son allure sauvage, et sa mâchoire crispée.

— Pourquoi, c’est ta copine ? alla-t-il jusqu’à demander, se dégageant avec un rire blessant.

À partir de ce jour, comme si le fait de se laisser défendre par une autre était une marque de faiblesse, il commença à tourmenter Sarah, la traitant de lesbienne, et autant d’allusions salaces, faisant référence à un lien contre nature, entre elle et Jennifer.

Dans un premier temps, elle préféra l’ignorer, ne tenant pas compte de ses remarques désobligeantes. Elle avait même demandé à Jennifer, espérant qu’il se lasserait, de ne plus intervenir. Non seulement le jeu sembla l’amuser, le poussant jusqu’à rendre publiques ses accusations narquoises, mais il fut rejoint dans ce harcèlement, par les plus bêtes, et les plus machos des cancres de la classe.

Un soir de décembre, la nuit était tombée depuis plus d’une heure, lorsque la sonnerie de fin des cours résonna, et elle se dirigeait vers la sortie, quand trois de ces garçons l’encadrèrent. Elle tenta de se dégager, mais ils la serrèrent de si près, la pressant entre eux, la traînant le long du trottoir vers une petite impasse sombre, qu’elle ne put se libérer, et ils l’acculèrent contre un mur de ciment dur et râpeux. Le garçon blond était là. Il s’était tenu dans son dos pendant tout le trajet, et elle ne l’avait pas vu, mais maintenant, c’est lui, qui semblait mener la danse. Il s’approcha d’elle, la surplombant, presque à la toucher, et elle pouvait sentir son souffle chaud descendre sur ses yeux.

— Alors ! avait-il dit, avec cet accent rude et agressif qui la fit trembler. Il paraît que les gouines ont la langue agile. Tu vas bien me faire une gâterie.

Comme s’il avait raconté une blague drôle, les autres s’étaient mis à rire, des rires gras et empruntés, qui dénotaient plus d’un malaise, que d’un réel amusement.

— Laissez-moi ! avait-elle protesté, en essayant de le repousser pour l’éloigner d’elle, vous êtes dégoûtants.

Mais au lieu de se reculer, il l’avait pressée un peu plus, posant les mains à plat sur ses seins. Elle lui avait saisi les poignets, cherchant à se dégager, mais avec un sourire sadique, il avait accentué sa pression.

— Tu vas te foutre à poil, petite salope, lui avait-il murmuré à l’oreille, et me sucer la queue, ou je te mets une raclée dont tu te souviendras.

Du bout des doigts, il s’était attaqué aux boutons de son chemisier, et l’ouvrait déjà, dénudant ses épaules, pour en faire glisser les bretelles fines, d’un soutien-gorge bleu.

— Regardez ça, avait-il dit, se retournant vers les trois autres, qui se tenaient à quelques pas, elle a des nichons aussi gros que ma tête.

Il avait passé la main sous son sein droit, et s’apprêtait à le dégager, quand son crâne avait été rejeté violemment en arrière, et qu’une poigne ferme le précipitait au sol. Jennifer était là, la mâchoire serrée et les poings crispés, faisant face aux quatre garçons.

— Putain ! avait hurlé le blond en se relevant, toi tu vas morfler !

Debout, il défiait Jennifer du regard, puis se tournant vers ses trois complices, qui se tenaient tapis, les yeux écarquillés, la mine défaite.

— On va les baiser, ces deux salopes, leur avait-il crié en avançant d’un pas.

Le poing de Jennifer l’avait cueilli sous l’œil gauche, et il s’était retrouvé une nouvelle fois à terre, plus étonné que meurtri. Il s’était tamponné la joue, se tournant à nouveau vers ses acolytes pour chercher du secours, mais ces derniers avaient tourné les talons, et disparaissaient déjà au coin de la rue. Il s’était relevé, dents serrées, se mettant en garde comme un boxeur sur un ring, l’air mauvais, la bouche tordue par un rictus de haine féroce.

— Je vais te démolir, avait-il craché, cachant son visage derrière ses poings.

Il avait à peine fini sa phrase, que le pied de Jennifer s’était détendu, montant en flèche pour le percuter avec la force d’un bélier à la base du cou. Il fit un bon en arrière, comme Sarah n’en avait vu qu’au cinéma, et termina sa course contre le mur opposé, dans un gémissement, pour retomber assis par terre, sans réaction.

La scène avait juste duré trois secondes, mais lui avait paru une éternité. Elle avait regardé le garçon, gisant à terre, immobile, et tout ce qu’elle trouvait à penser, était de s’inquiéter de savoir s’il était mort. Lentement, Jennifer s’était retournée vers elle, puis avec des gestes d’une tendresse infinie, était venue arranger son chemisier, refermer les boutons, et rabattre une mèche de cheveux qui s’était échappée de son catogan.

— Tu vas bien ? avait-elle demandé d’une voix étonnamment calme, pour quelqu’un qui venait de déchaîner une telle violence.

Sarah l’avait laissé faire, puis s’était accrochée à son cou, laissant s’épancher les larmes de la peur. Elles étaient restées un long moment comme ça, serré l’une contre l’autre, Jennifer lui caressait doucement la tête, comme une mère fait à un enfant qu’elle protège. Quand Sarah avait levé les yeux, pour croiser le regard de son amie, Jennifer s’était penchée lentement vers elle, et leurs lèvres s’étaient unies, comme deux aimants s’attirent, sans qu’ils le veuillent vraiment.

Chapitre 4

Le conteneur était arrivé la veille, après plus de trente jours de voyage. Elle avait trouvé le bordereau de mise à quai sur son fax, en arrivant, et son premier café de la matinée à la main, elle cherchait désespérément à joindre son chef de transport.

Sarah était toujours la première à arriver au bureau, le matin, bien avant son père. Elle ne déjeunait pas, l’idée même d’ingurgiter une quelconque nourriture avant dix heures, lui retournait l’estomac. Généralement, elle se levait à six heures, mais les jours d’été, lorsque le soleil montrait son nez bien avant cette heure-là, elle était incapable de rester au lit. Alors, après une bonne douche, glacée de préférence, elle parcourait à pied les huit cents mètres qui séparaient l’appartement qu’elle partageait avec Jennifer, des bureaux de la SPADEX, la société créée par son grand-père, François Berthelier, en 1947.

Jennifer elle, se levait plus tard, vers sept heures, prenait un copieux petit déjeuner, et venait la rejoindre à l’ouverture officielle de l’entreprise, vers neuf heures.

Exaspérée, elle posa le gobelet en carton sur son sous-main, et leva les yeux vers la pendule. Six heures vingt ! L’équipe de déchargement aurait déjà dû être sur place, et le conteneur, que les dockers avaient dû transborder dans la nuit, après la dernière vérification des douanes, prêt à être embarqué sur le camion qui l’amènerait jusqu’au dépôt.

On était en juillet, et les premières gousses de vanille arrivaient, ainsi que les premiers kilos de poivre de voatsipériféry, cette épice, endémique de Madagascar, au goût si subtil, boisé, et si proche de l’agrume, que tous les grands chefs du monde se l’arrachaient.

Enfin, après le quatrième ou cinquième appel, sa colère lui aurait fait dire le dixième, son correspondant décrocha.

— Ramon ! aboya-t-elle d’impatience, mais où étiez-vous ?