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Hamim Qasas

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Beschreibung

Après la perte de son emploi, un jeune homme retourne vivre chez sa mère dans le village de Provence qui les accueillait ses parents, sa soeur et lui-même durant les vacances estivales. De là, l'évidence est indéniable. Le village a changé. Derrière les façades des petites maisons provençales, dans les rues, sur le marché, à l'école, sont apparus de nouveaux costumes, une nouvelle langue, de nouveaux usages porteurs de valeurs différentes. Le jeune homme trouvera-t-il sa place dans cette société nouvelle ?

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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« Et sur toi Nous avons fait descendre le Livre avec la vérité pour confirmer le Livre qui était là avant lui et prévaloir sur lui. Juge donc parmi eux d'après ce qu'Allah a fait descendre et ne suis pas leurs passions quand la vérité t'est venue. À chacun de vous Nous avons assigné une loi et une voie à suivre. Si Allah l’avait voulu, certes, Il aurait fait de vous tous une seule communauté. Mais Il veut vous éprouver en ce qu'Il vous a donné. Concurrencez-vous donc dans les bonnes oeuvres. C'est vers Allah qu'est votre retour à tous ; alors Il vous informera de ce en quoi vous divergiez. »

Le Coran, Sourate 5 verset 48

Sommaire

Première partie : Le narrateur

Narration 1 - Ouverture

Narration 2 - Jour de pluie

Narration 3 - Matinée

Narration 4 - Promenade

Narration 5 - Recherches

Narration 6 - Prières nocturnes

Narration 7 - Retrouvailles

Narration 8 - Jour de fête

Narration 9 - Le conseil

Narration 10 - Solitude

Narration 11 - À L’école

Narration 12 - Le temps passe

Narration 13 - La livraison

Narration 14 - Des rencontres

Narration 15 - Des explications

Narration 16 - Les permanences

Narration 17 - Le marché

Narration 18 - Une invitation

Narration 19 - Une discussion décisive

Deuxième partie : Les Murabitat

Narration 1 - Retour

Narration 2 - Une histoire de noms

Narration 3 - Les Murabitat

Narration 4 - Ma mère

Narration 5 - Chez Kevin

Narration 6 - Hafidah

Narration 7 - Khalida

Narration 8 - Juliette

Narration 9 - Juweria

Narration 10 - Dans la rue

Narration 11 - Le conseil municipal

Narration 12 - Absence

Narration 13 - Dans la nuit

Narration 14 - Séquestration

Narration 15 - Le lendemain

Narration 16 - Salat Janaza

Narration 17 - Zeyneb

Narration 18 - Détente

Narration 19 - Révélations

Troisième partie : Un observateur

Narration 1 - Extérieur

Narration 2 - Intérieur

Quatrième partie : La foi

Narration 1 - Débordée

Narration 2 - Première lecture

Narration 3 - Chez Lucie

Narration 4 - Corinne et Hafidah

Narration 5 - Corinne et Émile

Narration 6 - Corinne et Khalida

Narration 7 - Fitness

Narration 8 - Doutes

Narration 9 - Regroupement

Narration 10 - Évolution

Narration 11 - Inspiration

Narration 12 - Réunion

Narration 13 - Réflexions

Narration 14 - Tout change sauf la vérité

Narration 15 - Cheminement

Narration 16 - Conversion

Narration 17 - Confidences

Narration 18 - L’incident

Narration 19 - Entre Musulmanes

Narration 20 - Au magasin de chaussures

Narration 21 - Un jour tu comprendras

Narration 22 - Jabir

Narration 23 - Rassemblement

Cinquième partie : Les choix

Narration 1 - Jeudi noir

Narration 2 - Le conseil

Narration 3 - Une visite courtoise

Narration 4 - La salle des femmes

Narration 5 - Muscles

Narration 6 - Chérif

Narration 7 - Hafidah et Chérif

Narration 8 - Un emploi est un emploi

Narration 9 - La cible

Narration 10 - Un emploi, quoi qu’il arrive

Narration 11 - Allégeance

Narration 12 - Campagne électorale

Narration 13 - Le débat

Narration 14 - Le jour des élections

Narration 15 - Zeyneb et Juweria

Narration 16 - Un aveu d’impuissance

Narration 17 - Rencontre nocturne

Narration 18 - Formalités administratives

Narration 19 - La sakinah

Narration 20 - Noor et Lucie

Narration 21 - Un entretien

Narration 22 - Le rapport d’Anthony

Narration 23 - Huda

Narration 24 - Une fenêtre sur le monde

Narration 25 - Tribunal

Narration 26 - La visite d’Huda

Narration 27 - Le conseil de Lucie

Narration 28 - La faveur de Khalida

Narration 29 - L’exécution

Narration 30 - Silvère

Narration 31 - Dîner entre amis

Narration 32 - Les figuiers

Première partie Le narrateur

Narration 1 - Ouverture

Ma mère se tenait dans l’encadrure de la porte. Je restai un moment interdit, stupéfait par son apparence. Dans mes souvenirs, elle n’avait jamais eu ce teint brun, même à la fin de l’été. Ses cheveux ordinairement coupés courts retombaient en cascades noires sur ses épaules. Comme pour compléter cette allure méditerranéenne, elle était vêtue d’une longue jupe colorée et d’une ample tunique. Étrangement, elle me parut plus grande qu’elle n’était. Je jetai un coup d’œil à ses pieds. Elle était chaussée de mules plates.

« Entre ! Tu ne vas pas rester là ! » me dit-elle à voix basse en esquissant un sourire timide. Je poussai ma valise à roulettes. À peine eut-elle refermé la porte qu’elle me serra longuement dans ses bras. L’image reflétée par le grand miroir accroché dans le vestibule ne laissa subsister aucun doute. Ses épaules étaient au même niveau que les miennes. L’écart entre nous était imperceptible. « Es-tu surpris ? Comme je te le disais, bien des choses ont changé ! » s’exclama-t-elle dans un sourire éclatant.

Bien des choses avaient changé en effet.

Par nostalgie ma mère s’était installée dans cette petite ville de Provence où je venais de la retrouver. Une petite ville où mes parents, ma sœur et moi avions l’habitude de passer nos vacances lorsque j’étais enfant.

Le village médiéval originel s’était étalé au cours des siècles jusqu’à longer la rivière sur son flanc nord tandis que sur son flanc est demeurait le château surplombant la vallée. Nous y accédions par une route départementale en traversant un monumental pont suspendu qui enjambait le cours d’eau.

Une dizaine d’années s’étaient écoulées depuis. Et les circonstances qui m’y avaient ramené étaient bien différentes.

Mes parents avaient divorcé peu après cette époque insouciante de l’enfance. Mon père n’en sembla guère affecté. Quant à ma mère, une ancienne camarade de classe avec laquelle elle avait repris contact lui proposa de descendre auprès d’elle dans le sud de la France. Ma sœur encore enfant l’accompagna tandis que par commodité j’émis le souhait de rester avec mon père.

Je n’avais pas revu ma mère depuis plus de trois ans. Parvenu à l’âge adulte et jouissant d’une relative indépendance, j’avais réduit mes contacts avec mes parents et ma sœur à quelques appels téléphoniques de plus en plus courts et espacés.

Après l’abandon de mes études en première année d’université, j’avais alterné les périodes de chômage et les contrats de travail temporaires. Le dernier se termina par un licenciement suite à une cascade d’évènements dont j’étais en partie responsable. Sans pouvoir bénéficier d’une aide quelconque et sans emploi depuis plusieurs mois, mes ressources s’épuisèrent. Et je me plongeai plus encore dans mon isolement.

Malgré nos rares et brefs échanges, ma mère avait fini par deviner quelle était ma situation. Après m’avoir extirpé le récit des évènements, elle me proposa de la rejoindre en attendant de retrouver un emploi. Malgré mes réticences, aller vivre avec elle fut la seule solution qui se présenta et je finis par accepter son offre. Après la vente des meubles et objets qui s’étaient accumulés dans le petit studio que je devais quitter l’ensemble de mes possessions tenait dans une valise et un sac à dos.

Ma mère m’avait donné quelques informations sur l’évolution du village.

Durant la dernière décennie, bien que délaissé par les grands axes de communication, du fait d’un immobilier peu onéreux, la population s’y était développée jusqu’à atteindre huit mille habitants. Hormis les personnes âgées qui avaient toujours vécu à cet endroit, celle-ci était essentiellement composée de familles dont les hommes, employés dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, se déplaçaient au gré des chantiers dans toute la France.

La gare la plus proche de la ville étant distante d’une quinzaine de kilomètres, ma mère, n’ayant pas de voiture, avait commandé un taxi qui m’y attendait. Le chauffeur, guère bavard, s’était borné à m’informer que la course avait été payée à l’avance en chargeant mes affaires dans le coffre. Alors que nous empruntions la route départementale je me plongeai dans mes souvenirs d’enfance. Je fus tiré de ma rêverie lorsque le chauffeur de taxi m’annonça mon arrivée à destination.

J’avais espéré apercevoir ma mère en descendant du véhicule. J’avais balayé du regard la rue déserte.

À en juger par l’aspect des bâtiments, elle résidait dans la vieille ville. Cependant le sien avait de toute évidence été restauré. La porte d’entrée, métallique et vitrée, était neuve et je l’avais ouverte en tapant un code d’accès que ma mère m’avait envoyé par message. J’avais pénétré dans un hall aux murs peints de couleurs claires d’une luminosité insoupçonnable depuis l’extérieur et emprunté un escalier de pierre éclairé par une large fenêtre. Chargé de ma lourde valise et de mon sac à dos, j’avais gravi avec difficulté les marches jusqu’au second. C’était là, sur le seuil de la porte ouverte, que ma mère m’avait attendu.

« J’aurais voulu t’accueillir à la gare, malheureusement je n’ai pas pu me libérer assez tôt… » prétendit-elle en faisant une mine désappointée. Je ne répondis rien. « N’oublie pas d’ôter tes chaussures, s’il-te-plaît… » me demanda-telle. Je les laissai sur un tapis à côté d’une paire de ballerines. Elle avait toujours été pointilleuse et j’éprouvai une sorte de soulagement en retrouvant ce trait de personnalité qui avait néanmoins causé de nombreuses disputes des années auparavant.

« Tu dois avoir soif après ce long trajet. » me dit-elle en m’invitant à la suivre dans la pièce de gauche. L’étroite cuisine, baignée de lumière par une baie vitrée coulissante donnant accès à un balcon, était équipée de manière assez sommaire. L’art culinaire n’avait certes jamais passionné ma mère. Au fond, un lave-linge à hublot obstruait en partie l’un des vantaux. De l’autre côté, malgré l’exiguïté de la pièce, une table et deux chaises étaient disposées contre le mur et je songeai qu’elle devait habituellement manger seule en regardant le ciel.

Je m’adossai à un placard tandis qu’elle sortait une bouteille du frigidaire. « Tu peux t’asseoir. » me suggéra-t-elle en me servant un verre d’eau pétillante. Cela avait toujours été ma boisson favorite. Malgré la baie entrouverte, aucun bruit ne parvenait du dehors. Tous deux victimes d’une gêne réciproque suite aux évènements des années passées, nous restâmes un moment sans mot dire. Elle rompit le silence et se mit à parler de banalités, de l’évolution du village, de souvenirs de vacances. « Je suis heureuse et épanouie de vivre ici. » conclut-elle.

Comme je ne répondis rien, elle enchaîna : « Je vais te montrer le reste de l’appartement. »

La baie vitrée permettait d’accéder à une terrasse. Celle-ci était encastrée et donnait sur une cour intérieure. Avisant une chaise longue, je supposai qu’elle avait profité des premières journées ensoleillées de printemps pour obtenir ce bronzage aussi prononcé. Des lamelles occultantes avaient été disposées le long de la rambarde. De cette manière ma mère devait être à l’abri de tout regard indiscret depuis la cour.

Jouxtant la cuisine, la salle de bain était sobrement équipée d’une cabine de douche et d’un meuble à deux lavabos tandis qu’au fond le cabinet de toilette en était partiellement séparé par une cloison.

Murs et menuiseries étaient d’un blanc uniforme et immaculé.

Sur la droite, le couloir s’ouvrait en presque totalité sur le salon. Un canapé de tissu beige empiétait légèrement sur une porte close. Au dessus de celui-ci, des calligraphies arabes et une reproduction de Van Gogh constituaient la totalité de la décoration. Leur faisait face une imposante bibliothèque entièrement remplie d’ouvrages épais. Sur la table basse était posé un ordinateur portable. Il n’y avait pas de téléviseur. je tentai en vain de lire certains titres sur les tranches des livres mais ma mère m’entraîna pour continuer la visite.

Au fond du couloir, sur la gauche, sa chambre qui s’ouvrait elle aussi sur la terrasse par une baie vitrée présentait un ameublement dépouillé. Indépendamment du lit, il y avait seulement une armoire de taille massive qui accaparait tout le pan de mur à côté de la porte. Le sol était revêtu d’un parquet de couleur sombre contrastant avec le carrelage clair du reste de l’appartement.

Sur la droite, la chambre de ma sœur donnait l’impression d’une configuration symétrique quoique pourvue d’un secrétaire et d’une bibliothèque.

Ma mère retourna dans le salon et ouvrit la porte à côté du canapé. Elle prit un air embarrassé et me dit : « Et voici la pièce que j’ai aménagée pour toi. Je suis désolée, ce n’est pas très grand. Je m’en servais comme bureau jusqu’à présent... » Celle-ci comportait un canapé convertible et une armoire.

« La fenêtre donne sur la rue comme celle de la chambre de ta sœur, mais c’est très calme, ce n’est pas une rue très passante… C’est tout ce que j’ai pu faire...

- Merci, maman. Mais j’espère retrouver rapidement un travail et ne pas rester très longtemps.

- Autant que tu voudras.

- J’aurais pu dormir dans le canapé.

- Je l’aurais refusé. Il faut un minimum d’intimité.

- Au fait, je n’ai pas vu de télévision, ni dans le salon, ni dans ta chambre, ni là.

- J’en avais une mais je ne la regardais presque plus… Et quand elle est tombée en panne, je m’en suis débarrassée.

- Je me souviens que tu l’allumais dès le matin.

- C’était avant… Cela va-t-il te manquer ?

- Je suis là de manière provisoire. Et puis, je m’en suis passé pendant longtemps… Cette armoire est neuve, non ?

- Il faudra bien que tu ranges tes vêtements quelque part. »

Lorsque je commençai à déballer mes affaires, elle fit une moue ennuyée.

« Tes vêtements n’ont pas l’air très propres… Tu n’as pas dû faire de lessive ces derniers jours je suppose ?

- Non… En effet.

- Je vais m’en occuper. Cela devrait être sec demain. En attendant, tu peux aller à la douche et je vais te prêter quelques affaires.

- Quoi ?

- Un de mes tee-shirt, un boxer et un pantalon de survêtement… Si cela ne t’embête pas.

- Je n’ai pas vraiment le choix.

- Je vais les prendre dans mon armoire et te les poser dans la salle de bain. »

Ce qu’elle exécuta sans attendre.

« Tes pantoufles sont dans un état déplorable. Elles sont bonnes à jeter.

- Je peux marcher pieds nus ou avec des chaussettes.

- Je sais que tu n’aimes pas ça… Je vais te prêter mes mules. Tu devrais arriver à rentrer dedans.

- Toi non plus tu n’aimes pas marcher pieds nus.

- Je mettrai autre chose… Il y a des serviettes dans le petit meuble sous le lavabo. »

Lorsqu’après la douche j’enfilai les vêtements qu’elle m’avait prêtés, je constatai qu’ils m’allaient parfaitement et je chaussai sans difficultés ses mules blanches.

Je la retrouvai dans la cuisine. Elle était accroupie et remplissait le lave-linge.

J’eus un choc lorsqu’elle se redressa.

Elle était maintenant plus grande que moi. Je jetai un coup d’œil à ses pieds. Elle portait une paire de mules à semelles compensées. Elle ne fit cependant aucune remarque devant mon air mi-stupéfait mi-ennuyé.

« Combien tu mesures ? lui demandai-je

- A peu près comme toi.

- Mais précisément ?

- 1m69.

- Vraiment ?

- Oui ! Et toi, 1m70, si mes souvenirs sont bons.

- Oui… Mais avant, tu étais plus petite, non ?

- Je faisais 1m64.

- Comment est-ce possible ?

- Je fais de la natation, je pratique le yoga, je fréquente une salle de musculation… Je ne sais pas quoi te répondre d’autre.

- Je ne savais pas tout cela.

- Tu ne m’as jamais posé de question.

- Oui... reconnus-je embarrassé

- Comme je te l’ai dit, après ma déprime, ma vie a changé.

- En tout cas c’est impressionnant !

- Au fait, mes vêtements te vont bien.

- Euh oui, en effet… Tu n’avais pas d’autres chaussures que celles-ci ?

- Elles sont neuves. Je ne les ai pas encore mises pour sortir. Ce sont les seules dont les semelles sont propres pour marcher à l’intérieur…

- Moui...

- Si tu es gêné, on peut échanger… me glissa-t-elle avec un sourire narquois

- Euh, non. Je vais garder ce que j’ai. »

Changeant brusquement de sujet, elle me demanda : « Il est presque 20h. Tu aimes toujours la pizza ? » J’acquiesçai. « Il y a un restaurant à deux pas d’ici qui en vend à emporter. Je vais téléphoner pour les commander et j’irai les chercher. » m’informa-t-elle.

Peu après le repas je me sentis fatigué. Lorsque j’en fis part à ma mère, elle eut un air déçu. Elle n’avait pas cessé de me presser de questions tandis que nous mangions et aurait souhaité continuer. Cependant elle n’insista pas et m’embrassa avant que je ne regagne ma chambre provisoire.

Narration 2 - Jour de pluie

Un crépitement provenait de la toiture. Des pinceaux lumineux grisâtres perçaient à travers les volets. Les souvenirs de la veille émergèrent peu à peu et je songeai un instant que tout n’avait été qu’un rêve. Et pourtant ce plafond blanc, ce canapé sur lequel j’étais allongé, cette couverture qui m’enveloppait étaient bel et bien réels.

La pluie cingla mon visage lorsque je me penchai pour ouvrir les volets.

Dans le salon, sur un séchoir étaient étendus une partie de mes vêtements. Ils étaient trempés et gouttaient sur une serpillière placée en dessous. Je me souvins que ma mère les avait mis sur la terrasse après les avoir sortis du lave-linge.

Posé sur la table de la cuisine, un petit papier m’informait de son retour en fin de journée. Un bref coup d’œil à l’horloge me fit réaliser que j’avais dormi plus de douze heures. À la recherche de café j’explorai les placards. Malgré un examen minutieux, je n’en trouvai pas et me contentai d’un sachet de thé vert. D’ailleurs, il n’y avait pas de cafetière.

La sonnerie de mon téléphone portable retentit.

« Bonjour mon chéri. As-tu bien dormi ?

- Bonjour maman. Oui.

- Je vais faire quelques courses avant de rentrer. Que veux-tu manger ce soir ?

- Je ne sais pas… De la viande.

- D’accord... En attendant tu te sers. Tu es chez toi maintenant.

- Au fait, je n’ai pas trouvé de café.

- Je n’en bois jamais… J’avais oublié… Je t’en prendrai ! Bon, je dois y retourner. À tout à l’heure mon chéri. »

Son frigidaire contenait essentiellement des légumes et des laitages. Je n’y trouvai aucune charcuterie, pas même une tranche de jambon. Par dépit, je grignotai quelques biscuits secs. Ma mère semblait avoir oublié de préparer ma venue.

La pluie ne cessait pas. Si le temps l’avait permis, et si mes vêtements avaient été secs, je serais allé me promener dans le village. À défaut, j’entrepris de visiter à nouveau l’appartement de ma mère.

J’allai dans sa chambre.

Je fis coulisser vers la gauche la porte de sa grande armoire. Tout y était parfaitement ordonné, ce qui ne me surprit pas. À chaque étagère correspondait une catégorie de vêtement. Pantalons, pulls et chemisiers étaient soigneusement pliés et empilés . Au dessous, dans de grands tiroirs étaient rangés ses sousvêtements. Certains étaient particulièrement affriolants, notamment un ensemble de couleur grenat et une nuisette de dentelle noire.

La seconde moitié de son armoire en revanche ne témoignait pas de la même rigueur. De ce côté-là, la place manquait. C’était une forêt touffue de robes longues suspendues sur des cintres. Je palpai les étoffes tantôt soyeuses et chatoyantes, tantôt rêches et ternes. Sur l’étagère du dessus s’amoncelaient des foulards de toutes les couleurs.

Dans un espace laissé entre l’armoire et le mur, une douzaine de boites de chaussures étaient empilées. Celle du dessus était vide et je devinai qu’elle correspondait aux mules à semelles compensées. Les autres contenaient plusieurs modèles de sandales, deux paires de chaussures de sport, des escarpins en cuir noir à talons hauts.

Je me dirigeai vers la baie vitrée et j’aperçus au pied de son lit deux objets que je n’avais pas remarqués la veille. Leur emplacement peu adapté me laissa perplexe un moment avant de déduire que ma mère dormait et se levait du côté droit. Et de par la configuration de la pièce, tout autre disposition du lit n’était possible. Le premier objet était un tapis de velours violet ornés de broderies dorées dessinant une sorte d’arabesque florale. Le second, une lanterne de forme étrange. Lorsque je l’allumai, elle projeta des figures géométriques variées sur les murs qui prirent des teintes orangées.

Un détail auquel je n’avais pas prêté attention la veille en sortant de la douche me revint en mémoire. Autour des lavabos ne se trouvait que le strict nécessaire : brosse à dents, dentifrice, savonnette, petit miroir. De ses innombrables rouges à lèvres, vernis à ongles, parfums ne subsistait qu’un unique petit flacon de vernis d’une couleur ocre.

L’armoire de ma sœur présentait le même aspect ordonné que celle de maman, bien que moins remplie. Elle avait dû emporter une partie de ses affaires dans sa chambre d’étudiante. Je réalisai que je ne me souvenais plus du cursus qu’elle suivait alors que ma mère m’en avait parlé la veille. Les quelques livres sur les étagères ne me fournirent aucun indice. Il s’agissait essentiellement de romans de Balzac et Flaubert, de Charlotte Brontë ou Jane Austen. À leurs couvertures jaunies, je supposai qu’elle les avait achetés d’occasion.

J’inspectai de nouveau la bibliothèque du salon.

Celle-ci devait contenir plusieurs centaines d’ouvrages. La majorité des auteurs, y compris ceux ayant des noms français, m’étaient inconnus. Un certain René Guénon associé à des titres sibyllins tels que La crise du monde moderne, Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, Orient et Occident, L’ésotérisme de Dante, Le règne de la quantité et les signes des temps… occupait une large section sur l’étagère du haut. Un autre nommé Louis Massignon le suivait. Sur celle du dessous, de nombreux ouvrages provenaient d’un auteur manifestement arabe nommé Al-Ghazali. Ce dernier concurrençait René Guénon à la fois en terme de quantité, en prenant comme critère la largeur de rayonnage occupé, et en terme d’obscurité, en considérant le choix des titres : La revivification des sciences religieuses, L’incohérence des philosophes, Le livre de la méditation… La plupart des livres cependant étaient en Anglais et d’après les mots s’étalant sur leurs tranches, ceux-ci traitaient de philosophie, de méditation, de yoga, de spiritualité, de bien-être…

Dans le bas du meuble, des tiroirs fermés à clé gardèrent leur mystère.

Je ne m’y attardai pas et ouvris plusieurs des volumes qui m’étaient accessibles. Je découvris glissés entre leurs pages, de petites feuilles couvertes de notes manuscrites de ma mère. Leur contenu - des nombres et des suites de lettres - étaient énigmatiques.

Brusquement j’entendis la clé tourner dans la serrure.

Je replaçai précipitamment l’ouvrage que j’étais en train de parcourir. Mais une des notes de ma mère s’en échappa et virevolta jusque sur le carrelage.

Elle se tenait dans l’encadrure de la porte du salon. « As-tu trouvé un livre qui t’intéresse ? » me demanda-t-elle. Comme je ne répondis pas, elle s’avança vers moi et ramassa le papier puis le remit dans l’ouvrage que j’avais reposé un instant plus tôt. Elle me serra dans ses bras et m’invita d’un geste à m’asseoir avec elle dans le canapé.

« Que faisais-tu ? As-tu trouvé un livre qui t’intéresse ?

- Pas spécialement, non… Au fait, où étais-tu toute la journée ?

- À mon travail, pardi.

- Ah !

- Tu ne t’en souvenais pas ?

- Euh, si… Tu gardais des enfants...

- Je suis institutrice à l’école primaire.

- Ah bon ? »

Je sentis de la déception dans son regard. Je culpabilisai et aucune parole ne me vint. Elle reprit la conversation.

« Après le divorce d’avec ton père, il a bien fallu que je trouve du travail. Grâce à une amie, j’ai pu me faire embaucher comme assistante à l’école maternelle. Et puis j’ai appris qu’il était possible de se présenter au concours de professeur des écoles sans être titulaire d’une licence.

- Je ne savais pas cela. Et tu as réussi ce concours.

- Oui. J’étais certaine de t’en avoir parlé à l’époque… Et de l’avoir mentionné hier soir.

- Je n’ai pas dû y prêter attention… Je me souvenais que tu travaillais dans une école.

- Bon, il est temps que je prépare le repas. Tu auras ta viande !

- Merci. En attendant, je vais prendre ma douche.

- Je vais te poser des affaires. »

Je la rejoignis dans la cuisine en sortant de la salle de bain.

« Quel est cet accoutrement ? lui demandai-je

- C’est une robe d’intérieur.

- On dirait un truc d’Arabe.

- C’est une djellaba. C’est pratique comme vêtement, je l’ai...

- Et ça, c’est quoi ?

- Quoi ? »

Je lui désignai sur la table un papier d’emballage où était écrit « Boucherie Al Maidah - Certifié halal ».

« Ça ! Tu t’es mise à vivre comme une Arabe ?

- C’était la seule boucherie encore ouverte sur le chemin.

- Et les calligraphies dans le salon. Et les livres aux titres bizarres dans la bibliothèque.

- De quoi parles-tu ?

- La revivification des sciences religieuses, l’occident et l’orient, et j’en passe ! Des livres d’Arabes, comme Al Ghazali, Jalal ad-Din Rûmî, Ibn Qayyim…

- N’ai-je pas le droit de m’intéresser à ces sujets ?

- En tout cas, je ne mangerai pas de cette viande.

- Tu me l’avais réclamée.

- Pas celle-là.

- Tu as toujours la tête remplie d’idées racistes.

- Et alors ?

- C’est dommage… soupira-t-elle

- Quoi ?

- Tu ne trouves donc pas assez maigre comme ça ? Tu flottais dans tes vêtements. Cela m’a fait de la peine… Cela ne peut pas continuer ainsi...

- Et toi, si tu continues ainsi, tu vas finir par te convertir à l’Islam.

- Cela te dérangerait vraiment ?

- Tu en prends le chemin. »

Ma mère ne répliqua pas. Ses yeux levés au plafond, elle semblait réfléchir.

« Tu a déjà songé à te convertir ? insistai-je

- Je ne veux pas te choquer…

- C’est donc que oui.

- Je me suis déjà convertie. »

Elle avait hésité avant de me répondre. Je m’étais confusément attendu à cette aveu, néanmoins l’onde de choc me frappa en pleine poitrine et mon cœur se souleva. Dehors la pluie continuait de tomber, battant les carreaux de la baie vitrée. Ma mère me fixait de ses yeux brillants.

« Depuis quand ?

- Je venais de trouver ce poste à l’école quand j’ai commencé à…

- Tu es sérieuse ?

- Je n’ai pas voulu te choquer.

- Tu l’étais déjà quand tu es venue à l’enterrement de Roger ?

- Non, je me suis convertie après.

- Tu ne m’as rien dit.

- Et toi, tu ne me demandais jamais ce que je faisais… Lorsque nous nous parlions, j’avais compris que tu avais des idées extrémistes. Tu n’étais pas comme ça avant…

- Toi non plus.

- Je voudrais te…

- Et qu’en pense ma sœur ?

- Elle a été compréhensive et...

- De toute façon, elle n’est pas avec toi la semaine.

- Aujourd’hui l’Islam rythme ma vie. Je n’avais pas trouvé comment t’en parler. Mais je n’aurais pas pu te le cacher bien longtemps. J’accomplis les prières rituelles en m’enfermant dans ma chambre. Je jeûne…

- Quoi ?

- C’est Ramadan…

- C’est n’importe quoi.

- Je me suis réellement épanouie en tant que Musulmane. J’ai vécu des choses que tu ne peux pas comprendre.

- Tu t’es faite manipuler. Cette religion est fausse ! C’est un tissu d’absurdités.

- Je le pensais aussi, avant. J’aimerais t’expliquer...

- Laisse-moi tranquille avec ta religion de merde ! »

Je repensai au tapis dans sa chambre. Je l’imaginai en train de se prosterner dessus. Et les foulards sur l’étagère. Et les robes longues. Des images désagréables se succédèrent dans mon esprit. Je n’avais rien compris alors. Toute tentative de la convaincre de la dangerosité ou de l’arriération de la religion islamique me parut à cet instant voué à l’échec. Tout retour en arrière lui serait difficile voire impossible. Son esprit s’était complètement imprégné des sottises distillées par ces zélés prosélytes sur des milliers de pages.

Je décidai de quitter les lieux. Je sortis de la cuisine et allai récupérer mes affaires. Ma mère me suivit.

« Que fais-tu ?

- Je pars. Je ne peux pas vivre avec toi.

- Reste, s’il-te-plaît... »

Elle fondit en larmes. Dehors il pleuvait à verse. Je ramassai mon portefeuille. Il était vide et je fus ramené à l’amère réalité. Partir pour aller où ?

Je lui claquai au nez la porte de son ancien bureau et m’enfermai à clé. Elle m’appela depuis le salon pendant un moment, me suppliant de sortir, puis se calma.

Un ballet de visions cauchemardesques hanta mon crâne longtemps dans la nuit.

Narration 3 - Matinée

Je restai allongé longtemps après m’être réveillé, songeant aux révélations que ma mère m’avait faites. Le cauchemar était bien réel.

Elle m’apparaissait comme étrangère. Je ne la reconnaissais plus. Mais, si pour reconnaître il eut fallu d’abord connaître, dans le fond l’avais-je déjà connue ? Je réalisai que j’en avais appris sur elle beaucoup plus durant la seule journée d’hier qu’au cours de toutes les années passées. Hormis les ouvrages aux reliures de cuir, aux titres écrits en lettres d’or amassés dans sa bibliothèque, quel luxe se permettait-elle ? Cette forme d’ascèse à laquelle elle semblait s’astreindre correspondait-elle à sa personnalité profonde ? Qu’avait-elle trouvé dans ce culte fruste née dans un désert aride ? La simplicité de ce monothéisme intransigeant était-elle une sorte d’écho à ses aspirations ?

Paradoxalement, son dynamisme m’avait déconcerté. Elle avait évoqué des séances de natation, des entraînements de musculation. Je ne me souvenais pas qu’elle eût pratiqué la moindre activité sportive lorsqu’elle était encore avec mon père. Et de surcroît elle avait dû faire preuve d’un certain courage pour tenter ce concours de la fonction publique. Elle ne vivait pas en ermite.

À en juger par le contenu du meuble de salle de bain, elle s’était certes débarrassée de presque tout son maquillage, mais d’après celui de son armoire, elle n’avait pas renoncé à toute coquetterie féminine. Par certains aspects, elle avait adopté quelques-uns des codes des mouvements de libération féministes. Par d’autres, elle avait choisi de se soumettre à une religion prônant un patriarcat des plus rétrogrades.

Un bocal de café soluble trônait en évidence sur la table de la cuisine. Dessous, il y avait une feuille de papier pliée en quatre. À côté, une clé qui devait être celle de la porte d’entrée. Je l’essayai avec succès.

Il était suffisamment tôt pour prendre le temps de réfléchir à ce que j’allais faire. Le miroir me renvoya mon reflet portant ses vêtements. Sur le tapis se trouvaient encore mes chaussures près des siennes à semelles compensées. Je glissai la clé dans ma poche.

Ma mère m’avait écrit une sorte de lettre. Tandis que l’eau chauffait dans la bouilloire, j’en entrepris la lecture. Ne voulant pas subir un nouvel abandon de ma part, elle me suppliait encore de rester auprès d’elle. Elle me racontait sa douleur lorsque j’avais émis le souhait de rester avec mon père. Elle souffrait que notre relation se fut réduite à de rares et brefs appels téléphoniques. Néanmoins, elle était optimiste et voyait dans ma venue une opportunité d’amélioration. Elle affirmait être prête à faire des efforts dans ce sens.

Soudainement la clé tourna dans la serrure. Je ne m’attendais pas à son retour en milieu de journée. Je songeai à retourner m’enfermer dans son ancien bureau mais cette idée m’apparut aussitôt puérile. Elle me rejoignit dans la cuisine et me serra dans ses bras en me murmurant : « Toute la matinée j’ai craint ton départ. »

Je me libérai de son étreinte et pour dissimuler mon trouble je feignis de chercher dans les placards de quoi me préparer un repas.

« Est-ce que tu projettes toujours de partir ? insista-t-elle

- Tu es rentrée tôt.

- C’est mercredi aujourd’hui, j’ai terminé à midi… Il reste de la dinde. Je peux te la faire en émincé…

- Tu le fais exprès ? Hors de question que je touche à ta saleté halal !

- Tant pis ! Je la terminerai ce soir.

- Il est midi passé. Tu ne manges pas ?

- Je jeûne…

- Ah oui ! Ce foutu ramadan.

- Mais je peux te préparer quelque chose si tu veux.

- Il y a un fast-food dans le coin ? Je mangerais volontiers un hamburger.

- Non, il n’y en a pas. Il faudrait aller… Enfin c’est à une vingtaine de kilomètres…

- Je ne me souvenais pas que c’était aussi perdu ici.

- C’est une petite ville.

- Tu aurais pu faire des courses avant que je n’arrive.

- J’en ai fait. Les placards et le frigidaire sont-ils vides ?

- Il n’y a rien de bien appétissant.

- Je vais te donner de l’argent et tu iras à la supérette.

- Je vais me débrouiller. »

Elle ne répliqua rien et sortit de la cuisine.

J’égouttais une casserole de pâtes lorsqu’elle revint avec une panière à la main. Je m’installai à table tandis qu’elle remplissait le lave-linge.

« Et voilà ! Le reste de tes affaires sera bientôt propre ! me dit-elle

- J’ai trouvé des spaghetti et une boîte de concentré de tomates.

- Tu vois que les placards ne sont pas vides !

- Il n’y avait même pas de sauce bolognaise.

- Je n’achète plus ce genre de préparations.

- Je pourrai récupérer mes vêtements sur le séchoir ?

- Oui si tu veux… Mais je vais passer un coup de fer au moins sur les chemises.

- Ces spaghetti sont très bons. C’est dommage que tu ne les goûtes pas. »

Elle s’assit en face de moi.

« Tant mieux ! C’est ta marque de pâtes préférée.

- Je vais te chercher une fourchette et une assiette, lui proposai-je

- Je n’avais pas l’intention de manger.

- Alors pourquoi t’es-tu assise ?

- Je peux bien profiter un peu de ta présence, après trois années, non ?

- Certes. »

J’aperçus un de mes pantalons tourner par le hublot du lave-linge.

« Tu essaies de m’éprouver avec tes manières ostentatoires. Cela ne marchera pas.

- Je ne vais tout de même pas me priver de repas parce que toi tu t’en prives à cause de ta stupide religion.

- T’ai-je empêché de manger ?

- Il ne manquerait plus que ça !

- Tu crois me faire du mal mais au contraire tu me fais du bien.

- Quoi ?

- C’est un bienfait. Par l’intermédiaire de ton comportement, le Seigneur éprouve ma résistance.

- Ne me sers pas ton baratin islamique.

- Je ne doute pas que ces spaghetti soient très bons, mais vois-tu je n’ai même pas eu l’idée de les goûter.

- Vraiment ?

- Vraiment.

- Tu n’as pas faim ?

- Bien sûr que si. Mais le jeûne ne consiste pas seulement en une privation de nourriture la journée pour se goinfrer la nuit. C’est un exercice spirituel.

- Tu es soumise à cette religion. Tu n’es donc pas libre.

- Tu es soumis à tes envies, à tes instincts... Tandis que mon esprit domine mon corps, mes instincts, mes passions. C’est ça la véritable liberté. Et elle ne s’acquiert qu’en se soumettant à un ordre supérieur. Un jour, si Dieu le veut, tu le comprendras. »

Elle se leva et quitta la cuisine. Elle avait gardé son calme tout au long de notre conversation.

Narration 4 - Promenade

J’étais encore dans la cuisine quand ma mère reparut. Elle s’était changée et portait une djellaba bleue.

« Il fait beau aujourd’hui. Si nous allions nous promener ? Cela te fera redécouvrir le village, qu’en penses-tu ?

- Tous les deux ?

- Oui.

- Tu n’es pas fatiguée ?

- Ne t’en fais pas pour moi ! Alors, ça te dit une promenade ? Nous en profiterons pour acheter une paire de pantoufles.

- Bon... Pourquoi pas ?

- Sur mon lit, tu trouveras tes vêtements repassés.

- Tu les as repassés quand ?

- Ce matin, avant de partir à l’école, j’avais une heure… Bref, je vais étendre ceux qui viennent de tourner. »

Ma mère m’attendait près de la porte. Elle avait couvert ses cheveux d’un voile assorti à sa djellaba. Je m’abstins de faire le moindre commentaire néanmoins mon air dut me trahir puisqu’elle me dit : « Tu sais que je suis musulmane. » J’avais toujours détesté sa faculté de deviner mes pensées. J’hésitai avant d’enfiler mes souliers.

« Cela me ferait plaisir que tu m’accompagnes. » me dit-elle doucement.

Parmi les sentiments qui s’enchevêtraient en moi, l’excitation liée à la curiosité domina l’embarras lié à la situation.

La ruelle où elle habitait débouchait sur l’une des principales rues commerçantes que nous avions l’habitude d’emprunter lors de nos vacances d’été. À l’angle, la Boulangerie de la Montée existait encore dix années après. Les souvenirs des diverses boutiques me revinrent.

Nous marchions d’un pas tranquille et je regardais les enseignes. Je lisais « Nour salon de coiffure pour dames », « Al khamsa Nails », « Quincaillerie Ahmed »… La boucherie était toujours là mais « Al Maidah, halal certifié » s’étalait en caractères rouges sur la vitrine à la place de « Vasseur, depuis 1905 » et du dessin de cochon rose avec sa queue en tirebouchon qui me faisait rire lorsque j’étais enfant. La fleuriste avait certainement pris sa retraite mais sa boutique était encore ouverte et le nom « Az-Zahra » était écrit à la peinture sur sa devanture. Tout avait bien changé depuis mon enfance.

Constater que l’islamisation avait touché jusqu’à ce petit village de la France profonde me bouleversa. Je préférai éviter toute remarque cependant. Ma mère semblait à l’aise dans cet environnement, et en fait son allure ne se distinguait nullement de celles des autres femmes.

Jusqu’à présent, aucune n’avait la tête nue. La plupart d’origine maghrébine, quelques-unes Noires, d’autres probablement turques, accoutrées de djellabas, robes bariolées ou autres tenues islamiques. Nous devions être les seuls français songeai-je. Cela en considérant que ma mère l’était encore. Je n’osais marcher à côté d’elle. Je la suivais à quelques pas tout en l’observant.

Sur le cours Frédéric Mistral, les quelques commerces en face de la mairie portaient eux aussi des noms étrangers. Ma mère que je suivais toujours deux ou trois pas en arrière s’arrêta brusquement et se tourna vers moi. Elle dût deviner mes sentiments car elle me glissa : « Toi qui tiens des propos racistes, peut-être vas-tu changer d’avis maintenant que tu habites ici !… Et pourquoi restes-tu derrière moi ? Les gens te remarquent et te prennent pour un dépravé qui suit une femme inconnue. » Je ne lui répondis rien. Je restai à côté d’elle pendant quelques mètres mais aussitôt après avoir bifurqué je me remis derrière elle.

Les rues s’étaient animées.

De jeunes hommes au teint basané adossés à un mur me lancèrent des regards agressifs lorsque je passai devant eux. Je feins de ne pas les avoir vus. Je me sentis de moins en moins tranquille.

Ma mère s’arrêta devant la vitrine d’un magasin de chaussures. Il n’y avait que des paires pour femmes et manifestement la mode des semelles compensées était de retour.

« Attends-moi là, je vais entrer jeter un œil.

- Il y a peut-être des pantoufles.

- Non, pas ici, c’est une boutique pour femmes. »

Tandis que je patientais, un groupe d’adolescents qui déambulaient me reluquèrent avec insistance. Ceux-ci étaient d’origine maghrébine et parmi leurs bavardages je distinguai le mot kouffar.

Lorsqu’enfin ma mère sortit de la boutique, elle me montra ses pieds, chaussés d’une nouvelle paire de mules, aux semelles encore plus hautes. Elle me dépassait nettement. Elle se pencha vers moi, son visage bronzé entouré de son hijab éclairé d’un sourire, et me demanda : « Alors comment les trouves-tu ? ». Je ne lui répondis pas. Elle reprit sa marche et je restai de nouveau quelques mètres derrière elle.

Un peu plus loin, une femme voilée au visage ridé marchant en sens inverse me scruta d’une manière ostensiblement menaçante. Parvenue à la hauteur de ma mère, elle s’arrêta et lui chuchota à l’oreille. Ma mère vint vers moi et me murmura : « Reste près de moi… Les gens croient que l’on ne se connaît pas et que tu me suis ! »

Je demeurai immobile.

« Allez, dépêche-toi !

- J’ai envie de rentrer.

- Et tes pantoufles ? Et tes sous-vêtements ?

- Tant pis. On en achètera la prochaine fois.

- Tu peux rentrer et je vais t’en acheter.

- Non, rentrons.

- Bon, d’accord. »

Dès notre retour dans l’appartement, elle me pressa de questions embarrassantes.

« Que s’est-il passé ?

- Rien… J’en ai eu marre.

- Je pensais que tu serais content de revoir le boulevard, la grand-place, la fontaine moussue…

- Ce n’est pas ça.

- Des familles se sont installées ces dix dernières années. Et oui, elles sont essentiellement d’origine algérienne, turque ou malienne. Sans elles, avec l’exode des jeunes, le village aurait continué à se dépeupler et aurait fini par mourir. Aujourd’hui il vit, et plus encore il se développe...

- Ou plutôt il se sous-développe.

- Tss.

- Il s’est islamisé à toute vitesse.

- Tu as eu peur, n’est-ce pas ?

- Oui c’est effrayant. Tout était méconnaissable. Qu’est devenu le village de nos vacances estivales ? Il n’en reste que les murs.

- Je ne parlais pas de ça. Je t’ai senti craintif.

- …

- Il ne va rien t’arriver… C’est simplement ton attitude qui paraissait suspecte. Un homme qui suit une femme, ça finit par se remarquer. Je t’avais prévenu mais tu ne m’as pas écoutée… Tu le sauras pour la prochaine fois ! »

Narration 5 - Recherches

Je n’avais pas mis le nez dehors depuis mercredi et la promenade.

Lorsque je me levai, je trouvai ma mère dans le salon en train de repasser. Comme chaque jour depuis plus de trois semaines, elle s’était réveillée à l’aube pour prendre son petit-déjeuner qui constituait son seul repas jusqu’au soir.

Cependant, depuis qu’elle m’avait avoué sa conversion à l’Islam, j’avais souhaité vérifier si véritablement elle jeûnait. Tandis que le mois de Ramadan touchait à sa fin, les vacances scolaires de printemps venaient de commencer. Ainsi, lorsqu’elle m’informa qu’elle n’avait pas prévu de sortir aujourd’hui, je décidai de saisir cette opportunité pour l’observer. Après avoir bu mon café, au lieu de m’enfermer dans la pièce qui me servait de chambre, je m’installai dans le salon et lui empruntai de nouveau son ordinateur portable.

Comme chaque matin depuis jeudi, je parcourus les sites internet dédiés aux offres d’emplois espérant en découvrir de nouvelles ou d’autres qui m’auraient échappé. Sur celui de l’agence nationale pour l’emploi, il me fut demandé d’actualiser ma situation et je dus me résoudre à indiquer l’adresse de ma mère.

Mes recherches s’étaient avérées infructueuses jusqu’à présent. Malgré cela, je ne m’étais pas découragé. La région était peu dynamique sur le plan économique et éloignée de toute métropole. Dans un rayon de trente kilomètres, rares étaient les postes disponibles pour lesquels mon profil était susceptible de correspondre. Et la situation n’était pas meilleure dans notre région d’origine.

Ayant jusqu’à présent vécu dans une métropole, je n’avais pas éprouvé la nécessité de passer le permis de conduire. Je le regrettais à présent. Toutefois cela ne constituait qu’une partie du problème. Ma mère n’avait pas de véhicule, estimant n’en avoir pas besoin. Et lorsque je le lui reprochai, elle eut un haussement d’épaules et m’expliqua que je devais d’abord proposer ma candidature à des offres et que nous trouverions une solution le moment venu.

Il m’était apparu de manière évidente que toute cohabitation avec ma mère me serait impossible sur une longue durée. Il me fallait l’écourter. De surcroît dans ce village qui n’était plus celui que j’avais connu.

Depuis mercredi, angoissé par l’idée d’être condamné à rester ici plus longuement que je ne l’avais prévu, je ne parvenais pas à concentrer mon attention ailleurs que sur la consultation des sites internet. Je n’avais pas même envisagé tout autre activité et lorsque ma mère me proposait de sortir invariablement je lui opposais mon refus.

Il était 19 heures passée quand enfin elle but un verre d’eau et grignota quelques fruits secs. Durant toute l’après-midi, elle n’était pas retournée dans la cuisine hormis pour vider le lave-linge. Alors que je m’étais servi plusieurs fois en eau pétillante et en gâteaux, aucun signe de contrariété n’avait été perceptible sur son visage. À deux reprises, elle s’était retirée dans sa chambre et j’avais supposé qu’elle faisait des prières prosternée sur son tapis.

D’une certaine manière, et comme pour la réussite à son concours de la fonction publique, je m’avouai être impressionné par sa ténacité.

Comme chaque soir lors du repas, elle s’enquit de mes recherches et tenta de me rassurer, me répétant que je pouvais rester ici aussi longtemps que je le souhaitais. Elle semblait sous-estimer mon désir de retrouver mon indépendance et je ne la détrompais pas.

Narration 6 - Prières nocturnes

Tandis que je terminais mon dessert, la petite cuillère me glissa des doigts.

Elle avait quitté la cuisine et reparut quelques minutes plus tard, vêtue d’une longue et ample robe noire, ses cheveux couverts d’un voile de la même couleur et de la même étoffe.

« Qu’est-ce que c’est que ça encore ? Tu ressembles à une chauve-souris.

- Merci du compliment ! C’est un jilbab. C’est le…

- Et tu fais quoi avec ça ?

- Je vais sortir.

- Maintenant ?

- Oui.

- Où vas-tu ?

- Je rejoins des amies et nous nous rendrons à la mosquée pour…

- Parce qu’en plus il y a une mosquée ?

- Oui. Nous sommes passés devant mercredi.

- Que vas-tu y faire ?

- Chaque nuit durant Ramadan, la tradition est de prier en récitant une partie du Coran de manière à avoir achevé la récitation complète du Saint Livre à la fin de ce mois. On appelle ces prières les « tarawih ». Elles sont particulièrement importantes et méritoires.

- Pourtant tu n’y es pas allée depuis que je suis là.

- Il est possible de prier chez soi. Je l’ai fait dans ma chambre.

- Tu es complètement obnubilée par cette religion.

- Je t’expliquerai à mon retour si tu le souhaites… Je dois y aller.

- Non, et n’insiste pas. »

Par la fenêtre du salon, j’aperçus deux ombres se détachant dans le crépuscule. Deux femmes vêtues rigoureusement à l’identique de ma mère. Elle les rejoignit en sortant de l’immeuble et elles palabrèrent un moment. Deux hommes vêtus de djellabas claires passèrent près d’elles, semblant ne pas les avoir vues. Puis elles se mirent en marche et je les observai pensivement jusqu’à ce qu’elles eussent disparu à l’angle de la rue.

Mû par la curiosité j’entrepris des recherches sur internet.

J’appris que le jilbab était un vêtement féminin large et ample destiné à cacher les formes de la femme. Composé d’une pièce, cette longue robe prolongée par une sorte de capuche couvrait la tête et l'ensemble du corps à l'exception des pieds, des mains et du visage. À l’origine porté par les femmes du Moyen-Orient, celui-ci s’était propagé dans les pays du Maghreb et parmi les populations musulmanes vivant en Europe.

Quant aux prières de tarawih, les informations que je trouvai recoupaient celles données succinctement par ma mère. Je compris néanmoins qu’il y avait un contentieux portant sur la longueur et le nombre de versets coraniques à réciter. Malgré des siècles de débat théologique, les « savants » semblaient ne pas s’être accordés sur ce point. Tout ceci accréditait mon idée que cette religion, de même que toutes les autres, n’était que tissu d’absurdités et d'obscurantisme.

Elle fut de retour peu après minuit. Ainsi, durant plus de trois heures, elle et ses coreligionnaires s’étaient livrés à cette gymnastique ridicule faite d’accroupissements et de prosternations, leurs esprits anesthésiés par les bêlements de l’imam.

Ne voulant pas la voir, je m’étais retiré dans ma petite chambre et sans doute crut-elle que je dormais car elle ne fit presque aucun bruit.

Narration 7 - Retrouvailles

« Ta sœur est arrivée ! » m’annonça ma mère d’un ton joyeux en frappant à la porte de ma chambre.

Je m’y étais enfermé en début d’après-midi et je regardais des vidéos sur l’écran de mon téléphone portable.

Je n’avais pas revu ma sœur depuis plus longtemps encore que ma mère. La dernière fois à l’occasion de vacances que nous avions passées avec notre père. Elle était alors âgée de 14 ans tandis que je faisais ma dernière année de lycée. Contrairement à la plupart des fratries, et malgré un écart de seulement trois ans entre nous, nous n’avions jamais été très proches et à cela s’ajoutait l’éloignement géographique suite à la séparation de nos parents. Durant ces dernières années, je n’avais eu de ses nouvelles que par l’intermédiaire de maman. Je savais qu’elle poursuivait des études pour réaliser des analyses biologiques dans un laboratoire. Je ne me souvenais plus de l’intitulé exact de sa formation.

Lorsque je sortis de ma chambre et vis ma sœur se tenant à l’entrée du salon, j’éprouvai le même embarras que lors des retrouvailles avec ma mère. Des mots défilèrent dans ma tête mais retenu par une sorte de pudeur aucun ne parvint jusqu’à mes lèvres. Elle semblait aussi gênée que moi.

« Tu n’embrasses pas ta sœur ? » intervint maman, rompant le silence. « Si, si. » lui répondis-je en me dirigeant vers elle. « Maman m’avait dit que tu serais là mais je reste surprise ! » s’exclama ma sœur en déposant un baiser sur ma joue. « Cela fait si longtemps. Je suis si heureuse que nous soyons réunis tous les trois. » dit ma mère d’une voix émue.

Pendant que notre mère prenait sa douche, une conversation débuta entre ma sœur et moi.

« Comment va papa ? me demanda-t-elle

- Je n’ai pas de nouvelles de lui depuis février.

- Il t’a appelé pour ton anniversaire ?

- Oui.

- Je pensais qu’entre papa et toi tout allait bien. Je me disais que tu avais choisi ton camp. Tu avais souhaité rester avec lui. En réalité tu voulais rester avec tes copains. Aujourd’hui où sont-ils ?

- C’est vrai… Et, toi, as-tu de ses nouvelles ?

- Non, aucune depuis des mois. Il m’appelle quand c’est mon anniversaire et m’envoie de l’argent à Noël. C’est tout.

- Ok…

- J’ai vraiment été surprise quand maman m’a dit que tu allais venir vivre ici.

- Je n’ai pas eu le choix. Et je ne compte pas rester longtemps.

- Tu aurais pu aller chez papa.

- Je n’ai pas voulu le lui demander.

- Pourquoi ?

- Je ne supporte pas sa deuxième compagne.

- Moi non plus ! C’est une pétasse. Elle est bête et superficielle. Il est tombé sous son joug. C’est bien dommage pour lui.

- Je suis d’accord avec toi.

- Un jour, il regrettera d’avoir quitté maman.

- Ils ne se sont jamais vraiment entendus. Ils ne faisaient que se disputer.

- C’est vrai.

- Il a toujours été désordonné.

- Tout le contraire de maman !

- Ce n’est pas pour la défendre, mais avec sa pétasse de ce côté-là, il a la paix.

- Je me demande comment elle fait le ménage avec ses faux ongles ! »

Ma sœur et moi éclatâmes de rire en imaginant la scène.

« Papa et maman n’étaient pas faits pour être ensemble, repris-je

- Oui, c’est certain.

- Maman est tombée enceinte de moi et alors ils se sont mariés…

- Ils étaient jeunes et insouciants… Bref, c’est le passé tout ça… Le ressasser n’y changera rien.

- Tu as raison. »

Ma sœur passa son bras autour de mes épaules.

« J’ai été peinée pour toi quand maman m’a appris ta situation. Même si parfois je t’en ai voulu, tu es mon frère… Je voulais te demander pourquoi tu n’as pas songé à reprendre tes études. Maman a dû te le suggérer, non ? Tu sais, où je suis, il y a plusieurs étudiants qui ont 27 ou 28 ans, voire plus. Tu ne serais pas le plus vieux, loin de là.

- Ta formation pour faire des analyses ?

- Oui entre autres… Je prépare le diplôme pour être technicienne de laboratoire. Mais sans parler précisément de cela, il y a plein d’autres cursus.

- Je préfère essayer de retrouver un travail le plus rapidement possible. Je ne me vois pas suivre une formation pendant deux ans. Je n’envisage pas de rester ici.

- Pourquoi ?

- Tu ne sais pas pourquoi ?

- Non. Quel est le problème ?