Retour vers Laurenzenea - Olivier Emont - E-Book

Retour vers Laurenzenea E-Book

Olivier Emont

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Beschreibung

Au soir de sa vie, la dame de Laurenzenea est exilée sur une plage, seule face à l’océan déchaîné. Elle entame alors un étrange voyage pour retrouver sa « demeure » dans une histoire empreinte de mystère, riche en émotions, où la vie révèle sa capacité à surprendre, même dans les moments les plus imprévisibles…


À PROPOS DE L'AUTEUR 


Chanteur lyrique, Olivier Emont est l’auteur de nombreux contes et nouvelles. Pour lui, l’écriture est un aspect indissociable du processus de création artistique, d’introspection et de construction des personnages.

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Seitenzahl: 341

Veröffentlichungsjahr: 2023

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© Lys Bleu Éditions – Olivier Emont

ISBN : 979-10-377-9457-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

Prologue

 

 

 

À Laurenzenea…

 

J’étais arrivé le lundi 29 janvier.

Tu m’attendais sur ta place habituelle, à la gare, dans la petite voiture bleue décapotable. Il faisait un temps de chien. Tu portais un bonnet noir pour cacher le fait que la nouvelle chimio commençait à te faire perdre tes cheveux. J’ai pris le volant et nous sommes rentrés à Hasparren.

Notre conversation ne portait sur rien en particulier et rien n’indiquait que cette visite serait différente d’une autre.

 

Nous retrouvons la grande Laurenzenea, une ferme basque du dix-huitième siècle. Un feu brûle dans la cheminée. Tu proposes que je m’installe dans la chambre qui est au-dessus de ton bureau-bibliothèque, sur la mezzanine. Il y fait plus chaud que dans la mienne et tu me parles du Noël précédent qui a été très froid.

Mais maman…

C’est un des charmes de Laurenzenea, le feu dans la cheminée et les bouillottes dans les lits ! De quoi avions-nous parlé, près du feu, ce dernier Noël ? Sans doute de Tolkien, encore et toujours, et des romans du Graal, mais aussi de ta maladie, fugitivement et sur le ton… de la plaisanterie.

Philippe était particulièrement en verve. Je crois qu’il avait très envie de s’exprimer, de débattre avec toi sur des sujets sérieux. Renaud, le soir du réveillon, nous avait fait l’exposé de sa récente visite dans les prisons du Val-d’Oise, en qualité de médecin des urgences. Il était frappé par le fait que l’univers carcéral paraissait à ce point sans issue et tellement dépourvu d’amour.

Je considérais la scène de la petite famille réunie autour du feu de cheminée depuis le fauteuil où j’étais silencieusement assis, à l’écart, à la lueur des flammes. Nous n’avions pas eu si froid que cela. Il y avait, en ta précieuse compagnie, une atmosphère chaleureuse qui paraissait à l’épreuve du temps. C’est cela, la famille, un univers unique tout pétri d’amour.

 

Le mois de janvier est passé et il faut maintenant que je revienne te voir.

Rien n’indique que cette visite soit différente d’une autre, mais je dois néanmoins renoncer à ma chambre pour dormir dans ton bureau, au-dessus de la bibliothèque. Peut-être cherches-tu à attirer mon attention sur quelque indice d’importance ? Peut-être désires-tu que je m’intéresse à ton univers plutôt qu’au mien ? Je m’installe sur la mezzanine et, tandis que je dispose mes affaires, une curieuse appréhension m’envahit. Voyageur immobile, longtemps absent et ne sachant plus, dans une confusion prémonitoire, si je suis effectivement de retour ou sur le point de m’engager dans un nouveau et périlleux voyage.

Je vais vers la fenêtre. Je l’ouvre et pousse les vieux volets rouges qui grincent. Dehors, tout me semble absolument normal. Sur la droite, la montagne Ursuya attend impassiblement la nuit ; sur la gauche, les collines se reposent dans le silence d’une fin d’après-midi hivernale, morne et banale. La pluie a cessé, le ciel est couvert et les trois chats domestiques rôdent autour du vieux préau réhabilité en salon de musique, derrière la baie vitrée.

Comme l’obscurité gagne peu à peu, je me récite les premières paroles de la sérénade des Chants et Danses de la mort de Moussorgski, que je travaille pour une audition :

« La magique langueur, le bleu de la nuit, le chancelant crépuscule… Elle écoute, la malheureuse, la tête tombante, le murmure des mots silencieux de la nuit. »

Lugubre.

J’aperçois que tu es assise dans un fauteuil bleu, qui paraît presque noir de là où je me trouve, dans la nouvelle pièce. Je remarque que tu restes dans l’ombre. Les lumières sont éteintes et la grande télévision profile son écran noir.

Je ne sais plus ce que nous avons fait le soir de mon arrivée.

Avant de m’endormir, je me plonge dans le conte de Merlin l’Enchanteur. Le lendemain, je décide de profiter de mon séjour pour arrêter de fumer. Je me mets en quête d’un accordeur de pianos, sur Internet, pour la visite annuelle, ainsi que d’un pianiste accompagnateur. Au conservatoire de Bayonne, on me communique le numéro de téléphone d’une certaine Marina.

Je ne sais plus très bien le détail des jours qui suivent.

Deux jeunes ouvriers viennent installer la nouvelle cheminée de la pièce « moderne », l’ancien hangar à poules et cochons réhabilité en salon à musique, où trône un quart-de-queue blanc. Un gros plutôt débonnaire, l’autre plus malingre et fuyant. Ils me font penser à Varlaam et Missaïl…

Mon esprit vagabonde dans un décor d’opéra. Alors… tu serais l’aubergiste et moi… le faux Dimitri. Ça tombe rudement bien, car j’attends un coup de fil de Marina. La scène de l’auberge de Boris Godounov. Moussorgski encore…

Les deux laborieux importuns monopolisent le salon et nous sommes contraints de nous réfugier une fois de plus devant le vieil âtre de l’ancienne pièce. Comme tu sembles apprécier ma présence, je me détends et nos discussions sont courtoises, apaisées. Ce ne fut pas toujours le cas, loin de là…

Tu me parles de tes nouveaux projets de décoration pour la maison, de ton souhait de voir la nouvelle pièce finie pour le Noël suivant, de ta grande curiosité de voir Renaud devenir père, de l’incertitude quant à ta capacité à pouvoir enfin assurer ton cours sur l’imaginaire, à l’école cathédrale, pour les séminaristes, si ta santé le permet à la rentrée prochaine…

Je t’écoute. Je te réponds, comme je peux. Je ne sais pas. Je crois que tu cherches à savoir si j’ai quelques informations sur l’évolution de ta maladie, à mon insu. Mais je ne sais rien de plus que ce que tu me dis toi-même. À cette époque, je fais encore bêtement confiance aux médecins. Nous avions mal compris la formule : « On parle de guérison à cinq ans », qui ne fait pas toute la lumière sur ce qui se passe quand… on n’atteint pas cet objectif.

Sans doute t’ont-ils bercée de faux espoirs, mais aurais-tu eu la force de lutter jusqu’au mariage de Renaud, l’été précédent, si tu avais su que c’était perdu d’avance ?

Il est vrai que je suis là parce que j’ai l’intuition que quelque chose tourne mal.

J’étais déjà venu passer trois semaines avec toi au mois d’octobre, pour la même raison, avant de rentrer à Paris, relativement soulagé. Le ton de nos dernières conversations téléphoniques m’a alerté et je n’ai pas l’intention, cette fois, de te laisser seule dans la grande maison froide.

Nous discutons de Joseph d’Arimathie, de Merlin l’Enchanteur, des Mille et Une Nuits. Nous comparons l’austère et rigoureux imaginaire chrétien à celui, plus foisonnant et sensuel, du monde musulman, ce qui nous ramène, encore… à Tolkien !

Ce qui est sûr, c’est que le mercredi 31 janvier tu échappes à ta chimio ! Nous prenons ce répit pour un signe encourageant, alors qu’en réalité c’est tout le contraire ! Le protocole ne marche pas, il est abandonné.

Je profite de la journée pour aller m’acheter un livre, en faisant un petit détour par Biarritz, sous un ciel noir et au volant de la voiture bleue. J’écume les galeries d’art, car nous cherchons un cadeau pour les soixante ans de mon père.

Je te retrouve le soir, assise tristement dans ton fauteuil en velours bleu.

Au loin, Ursuya te garde et te rassure, silencieuse.

Tu ne souhaites pas t’angoisser davantage au sujet d’un nouveau protocole de cure. Chrétienne, tu méprises la mort et ne la vois pas qui approche. Dans la solitude de la campagne basque, valeureuse, tu cherches à oublier le mal qui te ronge.

Tu tiens à profiter du répit, là, tout simplement, dans le fauteuil bleu, auréolée d’un sombre rayonnement. Ça fait presque trois ans que tu te bats. Il faut que tu penses à autre chose qu’à cet injuste cancer qui n’était pas prévu au programme.

Peut-être penses-tu à tes trois enfants… ou… à tes trois livres édités.

Peut-être caresses-tu encore l’espoir d’achever et de voir paraître celui sur l’imaginaire, sur lequel tu travaillais, quand la chimiothérapie n’avait pas encore perturbé ta concentration et ta force de travail. Peut-être fais-tu des plans pour attaquer celui sur l’évolution du sentiment amoureux dans la littérature française, du Moyen Âge à nos jours ?

Non, en repensant aux désordres qui t’ont terrassée lors de la première année de traitement, mettant à mal ta force de travail et te condamnant à une agitation intérieure incessante, tu te dis que ce n’est plus le moment d’écrire, ni de lire, ni même de travailler. C’est peut-être dans ces moments-là, touchée dans ton élan vital, que tu réalises que tu es vraiment malade. Tu commences à en avoir assez de ne pas savoir.

Qu’est-ce que c’est que ce « cancer qui redémarre » ? Et la fameuse « guérison à cinq ans », qu’est-ce que cela veut dire au juste ? Au diable le docteur L., avec son double langage et son regard sinistre, assassin, fuyant derrière ses gros binocles à monture noire comme la corneille. Pas de chimio aujourd’hui ? Et les autres fois, était-il nécessaire que tu te déplaces au moins ? Qu’il se les garde en fin de compte, ses chimios onéreuses, ses horripilants marqueurs, ses laides ambulances et sa polyclinique en carton !

« Flûte et flûte, et flûte ! Ça commence à bien faire ! » scande la petite fille qui sommeille en toi.

Serait-il chat ? Serais-tu souris ? Il faut penser à aller acheter du bois pour la nouvelle cheminée de Laurenzenea : ça au moins, c’est du concret !

Le soir, nous partageons notre dîner devant la télévision, installés sur le canapé en velours bleu derrière nos plateaux-repas. La nuit est tombée et les chats rôdent autour de la haute maison très silencieuse.

Ils savent ce qu’ils savent, ils ont de ces intuitions qui sont infaillibles.

Il est question des prochaines élections présidentielles et tu te prends à prophétiser. Ce petit excité prétentieux, qui joue des coudes et des épaules, t’horripile au plus haut point. Il ment comme il respire, invoque la raison d’État pour justifier ses petits calculs minables et empocher le pactole, sans omettre de planifier des assassinats qui lui donnent l’impression d’être une pointure. Il roule des mécaniques, en somme :

« Ce sera un président de merde ! »

L’oracle a parlé. Je ris. Et les deux qui suivirent, la grosse moule et le dictateur à la sauce Rothschild, furent pires encore. De ce côté-là, rassure-toi, tu n’as rien manqué !

Je vois bien que tu n’as pas le moral ce soir.

Nous nous dirigeons vers un thriller sur une chaîne du câble qui nous laissera sur notre faim et n’aura comme seul mérite que celui de nous faire, pour un temps encore, oublier les médecins et la situation tout à fait inadmissible. Vient l’heure à laquelle tu vas te coucher et je remarque pour la première fois l’état de fatigue dans lequel tu te trouves. Il faut se lever, aller dans la salle de bain, monter au premier étage. C’est réellement une épreuve ce soir et je suis inquiet.

Je ne sais pas à quoi tu penses, alors je te parle d’un tableau aperçu dans une galerie à Biarritz et de son prix. Toi, tu me parles du peintre local, Trolliet, dont papa souhaite acquérir une toile depuis quelques années déjà, et qui est certainement moins cher. Nous évoquons aussi le peintre Jean-François Simon de Bayonne et tous les bons souvenirs. Quel personnage !

Tu te lèves lentement, péniblement. Essoufflée, tu te diriges vers la salle de bain. Tout cela me rend triste. Le ton si désespérément « amical » de nos conversations qui évitent, et c’est très inhabituel, tous les sujets passionnels. Ton regard abattu qui se perd souvent dans le vide et qui se ressaisit brusquement dans l’urgence, comme si tu t’attendais à voir paraître quelque hôte extraordinaire, dont tu ignorais jusqu’à l’existence même… une prise de conscience longtemps refoulée et qui s’impose d’elle-même.

Je décide d’attendre que tu sortes de la salle de bain et je t’accompagne, misérable escorte, lentement, le long du couloir qui relie les deux pièces sombres. Puis nous montons précautionneusement les marches du vieil escalier en bois. Il craque, la nuit nous environne et tu me dis que cela te fait penser à Frodon et à Sam en train de gravir la montagne du Destin !

Je souris à la plaisanterie, puis je te souhaite une bonne nuit et monte vers la chambre sur la mezzanine du deuxième étage. Je n’arrive pas à dormir. Je relis quelques passages de Joseph d’Arimathie. Je survole le conte de Merlin l’Enchanteur dont la structure m’intrigue. Je me plonge finalement dans les débordements bigarrés des Mille et Une Nuits, jusque très tard dans la nuit.

 

 

Jeudi 1er et vendredi 2 février

 

Je fais à manger, des plats légers, des trucs simples. Je crois que tu n’as plus la force ni l’envie de t’alimenter. Tu es très malade. Pourquoi es-tu restée à Laurenzenea, dans ce confort qui reste celui d’une maison ancienne, durant ces deux pénibles années, plutôt que de venir suivre ton traitement à Paris ? Nous te l’avons maintes fois suggéré et tu aurais été mieux entourée. Elle semble me répondre : « À Paris, mais où ? » Je ne creuse pas davantage. Les femmes et leurs maisons, c’est un sujet qui ne se discute pas.

Certes, il y avait les visites régulières de deux voisines amies, mais tout de même, la campagne basque en plein hiver, quand on lutte avec une maladie aussi cruelle, c’est effroyablement sinistre ! Il y a sept ans, alors que tu avais pris la décision d’aller t’installer dans notre résidence secondaire, une amie m’avait fait cette inquiétante remarque : « Mais que va-t-elle faire là-bas ? Elle va s’y enterrer… »

Les chats vont et viennent librement dans la grande maison. Je ne fume toujours pas. Mon père, Philippe et Renaud téléphonent régulièrement. Tu te portes un peu mieux et tu alternes entre ton bureau et le salon, supervisant les travaux dans la nouvelle pièce.

Je ne sais pas si tu as l’intuition de ce qui va arriver, mais une chose est sûre : tu ne veux pas que je parte, tu as besoin de moi. C’est quand même bien pratique, finalement, d’avoir un fils artiste, sensible, attentionné et disponible. Je crois que tu fais une découverte ! Je tombe même un jour, par hasard, sur un petit e-mail que tu viens d’envoyer à une amie et qui dit :

« Olivier est là et, vu les circonstances, je n’ai pas de mal à dire que c’est un rayon de soleil. »

Voilà : vu les circonstances, la dame de Laurenzenea n’a pas de mal à affirmer que je suis un rayon de soleil ! Eh bien ! Si je m’attendais… Si les circonstances avaient été autres, sans doute que cela aurait été un peu différent. Cela va de soi…

Il y a comme une complicité, une tendresse, qui se réinstalle progressivement entre nous, après des années de guerre froide. Comme ce jour où nous étions sur le point d’aller voir ensemble La Citadelle interdite, ou un navet équivalent, dans un cinéma du Quartier latin et que le guichetier t’avait fait remarquer que je n’avais que huit ans !

Nous échangeons évasivement nos points de vue sur l’actualité, sans conflit. Je te fais part de mes réflexions sur la médiocrité de programmation des chaînes publiques et sur les réseaux qui s’ingénient à entretenir le téléspectateur dans une « sous-culture » anesthésiante. En temps normal, tout en partageant mon point de vue, tu t’en serais quand même prise au caractère pessimiste de mes remarques, comme ça, pour la forme, par pur esprit de contradiction, en me renvoyant à mes pénates, en les triturant au passage à la pointe du stylet de tes reproches. Mais là, tu laisses dire…

Le temps passe. Une ombre inquiétante rôde dans la campagne basque, toute stupéfiée par l’hiver. Elle a ses ruses et ses affidés. Nous savons qu’elle approche. Dans ce dernier répit, tu t’absorbes dans de sottes émissions de fin d’après-midi, conçues pour un tas de pauvres gens qui n’ont plus le temps de réfléchir. Tous les présentateurs ont le même « profil », c’est comme ça malheureusement et ce n’est pas très « catholique ». Lassitude. Le service public te gave de sa propagande contrôlée où surnagent quelques inévitables restes d’actualité, savamment réorientés. En 2007, Internet n’en est qu’à ses débuts et n’a pas encore permis l’émergence d’une nouvelle culture populaire, d’une information alternative qui redonne envie de penser.

À quoi sert de trop intellectualiser désormais ? Profitons de la vie qui reste…

Ton travail, ton esprit rigoureux et opiniâtre t’ont permis de t’extraire du modeste milieu ouvrier de ton enfance, tout en restant assez proche de l’enseignement reçu chez les sœurs catholiques. Ce parcours témoigne assez en ta faveur.

Un soir, je chante. Le Monologue de Boris (je me prends pour un Russe) et le Pas d’armes du roi Jean. Le sombre Trepak, aussi… Ma voix résonne sous le plafond cathédrale, avec son timbre sombre. C’est un grand oiseau noir. Puis une mélodie de Pergolèse, plus tendre, que tu avais travaillée et chantée, toi aussi. Je sais que tu m’écoutes.

Le jeudi soir, la pianiste Marina se manifeste et nous convenons d’un rendez-vous pour le mercredi 7 février.

Un film fantastique, sur « Ciné Frisson »… Il pleut beaucoup et de l’eau s’infiltre dans le toit et coule sur la mezzanine. Malgré le froid et l’humidité, Laurenzenea nous abrite encore au sein de ses solides murs et se dresse dans la nuit comme une fidèle alliée.

Le vendredi soir, tu prends la voiture pour aller chercher papa à l’aéroport.

 

 

Week-end des 3 et 4 février

 

Le dimanche, nous déjeunons à Anglet, il fait beau et la mer est belle. Papa est plutôt détendu et tu sembles en relative bonne forme. Je me souviens d’un autre déjeuner que nous avions pris dans ce même restaurant, alors que tu suivais ta première cure. Tu étais profondément déprimée, tu tremblais et avais de la peine à parler. Tu portais les stigmates du traitement par chimiothérapie. Je crois que je refusais, à cette époque, de considérer ta maladie et, d’une certaine façon, c’était aussi ma façon de lutter avec toi.

Puis, nous prenons le chemin du retour, dans la décapotable bleue, toit ouvert pour profiter du temps exceptionnel de ce capricieux mois de février. Papa, silencieux, nous promène à travers le Pays basque et les paysages du Labourd. Il ne conduit pas aussi vite que d’habitude.

On passe par Cambo pour voir un restaurant où l’on aménage des panneaux solaires. Tu plaisantes, tu envisages de faire pareil à Laurenzenea. Mais, à la clarté de son soleil obscur, sans nous en parler, papa a récemment acquis une concession au cimetière d’Hasparren.

Nous empruntons une route charmante et ombragée quelque part vers le bas du village. La campagne rayonne, impatiente du printemps. Nous longeons un cours d’eau. Sur les ondes de « Radio Bonne Humeur », une chanteuse populaire des années trente chante une mélodie où il est question de joie éphémère et d’oiseau qui s’envole. Cela me fait penser à la phrase qui conclut le Trepak de Moussorgski :

« Sur les champs de blé, le soleil sourit et les faucilles dansent, la chanson s’élève et les colombes s’envolent !… »

Je vous laisse à Laurenzenea et je prends le volant de la voiture bleue pour aller me promener seul. Sans grande originalité, je me dirige vers le pas de Roland, ma destination favorite, qui me fascinait déjà quand j’étais enfant. Figurez-vous que, jadis, le preux Roland, assailli par les Sarrasins, en réalité des Basques mécontents des troubles survenus lors de la prise de Pampelune par les troupes de Charlemagne, tenta de briser son épée Durandal contre un rocher, plutôt que de l’abandonner à l’ennemi dans la défaite. Or, c’est le rocher qui se brisa en deux ! N’est-ce pas monumental ça ? Artzamendi, la montagne de l’Ours, surplombe le défilé rocheux. On n’efface pas les impressions de l’enfance.

J’accède au premier plateau et gare la voiture pour poursuivre ma promenade à pied.

Je vais jusqu’au sommet, ravi de marcher dans la neige et enivré d’un air pur qui me fait, pour un temps, oublier les tensions. Tout là-haut, je m’installe sur mon rocher favori et admire le panorama magnifique, où l’on voit le Pays basque qui plonge dans la mer. Lors de ma dernière visite en ce lieu, j’avais pu observer un rassemblement d’une cinquantaine de vautours sur la falaise, tout autour de moi. C’était quelques mois avant la découverte de ta maladie.

Revigoré, j’entreprends la descente et découvre une maison apparemment abandonnée. Une haute ferme isolée, rustique, au charme étrange. Une entité oubliée, délabrée, mais qui n’est pourtant pas à l’abandon, sur la montagne de l’Ours. Ah ! Comme j’aimerais en être propriétaire.

Le temps se couvre à l’horizon, sur la mer. De la vieille masure, je vais vers un autre souvenir, une ancienne promenade que nous avions faite par ici, un jour, en famille. Le temps tournait à l’orage et un brouillard inquiétant, à couper au couteau, engloutissait la montagne. Romantique, tu voulais à tout prix que l’on poursuive l’excursion fantastique sur une route de contrebande, qui descendait vers l’Espagne, et pour nous faire peur dans la voiture, tu parlais de fantômes qui sortaient des brumes…

Alors, moi, j’imaginais le preux Roland, l’« Ours », les Sarrasins, les Basques, les contrebandiers, Durandal, l’Espagne énigmatique et les spectres vaporeux. Je brûlais de l’envie de poursuivre le voyage sur le petit sentier de contrebande, à travers le merveilleux brouillard, au risque de rencontrer une sorcière pourchassée par l’horrible inquisiteur de Lancre ! Mais de puissants éclairs aveuglants ainsi que de violents coups de tonnerre nous avaient fait rebrousser chemin. Il n’était pas temps encore…

À mon retour, l’atmosphère s’est un peu assombrie à la maison. Papa se prépare à partir et toi, petite silhouette refermée sur ton inéluctable malheur, tu te reposes dans le fauteuil bleu. Je lance un DVD et tu observes un moment les danses persanes de la Khovanchtchina, le jeu inspiré de Nicolaï Ghiaurov, dans son magnifique costume jaune, dans le rôle du prince Khovanski. Tu te lèves et t’en vas, péniblement, préparer un dernier dîner pour mon père, en me laissant, seul, regarder la fin de l’opéra.

Un peu plus tard dans la soirée, tu le conduis à l’aéroport et tu insistes pour y aller seule. J’attends ton retour. Le chat noir et pelé vient se réfugier sous le four à pain et me regarde quelque temps sans bouger à travers la baie vitrée. Je vois ses yeux verts qui percent l’obscurité. Bientôt, des lumières de phares illuminent la nuit, la grille noire s’ouvre et la voiture bleue fait son apparition. Puis, j’aperçois ta petite ombre grise au pas hésitant, encapuchonnée, qui s’avance lentement sous la vieille arche du four à pain. Je m’en souviens si bien…

 

 

Lundi 5 février

 

Le lundi matin, je t’accompagne faire les courses au village.

En remontant, vers midi, nous faisons un détour par le haut d’Elizaberri pour commander du bois, chez un particulier. Il fait beau et une agréable douceur printanière nous enveloppe. Tu portes des habits aux couleurs d’automne : une jupe sombre, un pull à col roulé beige, ton grand manteau gris à capuche et l’inévitable bonnet de circonstance.

Nous sonnons à la porte d’une maison basque, neuve et sans caractère particulier, et un paysan très laid vient nous ouvrir. Il te regarde de ses yeux noirs et fuyants : sinistre. Sans doute mal à l’aise, tu peines à lui expliquer que tu veux seulement lui acheter deux verstes de bois.

Tu parais en bonne forme ce jour-là. Nous déjeunons dans la cuisine et discutons quelque temps autour d’un café sur les chaises en bois, au bord de la piscine. La vieille montagne Ursuya repose devant nous, impassible et secrète, dans un bain de lumière hivernale. Il y a une douce atmosphère, le ciel est entièrement dégagé et tu ne veux toujours pas que je m’en aille.

Dans l’après-midi, les ouvriers reviennent pour achever la cheminée. Nous rangeons le salon. Nous classons les DVD en colonnes distinctes. Dans la soirée, je te chante, toujours a cappella, un air de Mozart et tu me demandes la mélodie de Moussorgski. Pourtant, l’histoire du pauvre moujik ivrogne qui s’endort sous la neige est affreusement triste. Mais la berceuse, à la fin, semble beaucoup te plaire.

Je ne peux m’empêcher de repenser à l’inquiétant paysan auquel nous avons rendu visite en fin de matinée et qui doit être, à l’heure qu’il est, en train de compter ses bûches et les sous de ses bûches.

Je prépare le dîner, j’arrange les plateaux-repas. Nous nous contentons de ce que le journaliste veut bien nous dire, de sa petite bouche en coin, au journal de vingt heures. Élections et propagande habituelle…

Nous tombons, par hasard, sur Autant en emporte le vent, diffusé sur une chaîne du câble. C’est un réel plaisir de revoir ce film que tu aimes tant, en ta compagnie. Je crois que tu te laisses de nouveau prendre au jeu des intrigues et des états d’âme de cette peste de Scarlett O’Hara. Tu pars te coucher à la fin de la première partie, sans passer par les difficultés que j’avais observées les jours précédents.

Je te regarde un moment évoluer dans le long couloir qui relie l’ancienne maison au nouveau salon, dont les murs et les poutres sont peints dans un ton de gris léger qui me fait penser à la couleur des uniformes des sudistes. D’ailleurs, il y a deux sabres entrecroisés au-dessus de la porte d’entrée. Les ombres de la nuit reviennent arracher Laurenzenea des bras fragiles qui lui avaient accordé un sursis.

 

 

Mardi 6 février

 

Je me réveille avant toi et j’accueille les ouvriers qui viennent mettre la touche finale à la cheminée de la nouvelle pièce. Tu te lèves en fin de matinée et tu te prépares calmement à partir pour la polyclinique de Saint-Jean-de-Luz.

Tu me confias plus tard, sur ton lit d’hôpital, que tu avais eu une peur panique, épouvantable, un jour, lors de notre séjour pour le dernier Noël. Seule dans la cuisine, tu avais vu ton angoisse quasiment se matérialiser devant toi sous la forme d’une ombre qui se rapprochait à toute vitesse, comme pour te saisir. Tu avais crié « Non ! » de toutes tes forces, en plaçant tes deux mains devant ton visage pour te protéger et l’ombre s’était évanouie.

Il est probable qu’alors, la peur de la mort avait atteint chez toi une sorte de paroxysme et que tu t’en étais débarrassée, par ce geste, pour te réfugier dans un puissant état d’esprit qui ne te quitterait plus, jusqu’à la fin.

Tu reviens, en fin d’après-midi, sous une pluie battante et me retrouves dans le salon. La soirée avance et tu ne sembles pas te porter plus mal que la veille. Tu vas te coucher tôt et je reste seul devant la télévision à anticiper ma séance de chant du lendemain.

Je dors très mal.

Mon dos me fait souffrir. Il fait un temps épouvantable. J’ai froid et la précieuse bouillotte ne suffit pas à réchauffer mon lit. Le vent fait trembler les murs de Laurenzenea, ses bourrasques battent les vieux volets, la pluie diluvienne s’infiltre dans le toit et goutte dans une bassine, près de la fenêtre. Il faut changer les tuiles !

J’alterne de nouveau entre Joseph, Merlin et les frasques de je ne sais quel vizir poursuivi par l’insatiable génie des Mille et Une Nuits. La nuit semble considérer toute cette agitation d’un œil malveillant.

« Bouscule sa couche, neige blanche comme un cygne ! Holà, commence, entonne une chanson, furieuse tempête ! Une chanson qui durera toute la nuit, de sorte que sur ses accents cet ivrogne sombre dans le sommeil ! Vous, forêts, ciels et nuages, obscurité, brise et neige virevoltante ! Enveloppez-le dans un linceul de neige soyeuse ; dedans, je le protégerai comme un petit enfant… »

Je pense à toi. Tu dois te débattre dans la grande chambre du premier étage dans un sommeil agité, hantée par ce foutu cocktail qu’on t’a injecté le jour même.

« L’enfant gémit… la chandelle se consume et projette une pâle lumière tout autour. De la nuit, remuant le berceau, la mère n’a point dormi. Tôt le matin, à la porte tout doucement, la mort miséricordieuse frappe ! »

La vieille maison lutte face aux intempéries, battue par le vent furieux. La tempête se déchaîne tout autour de nous, fiévreusement. La campagne basque, plongée dans la nuit très noire, ressasse, insensible et cruelle, les pires songes de la petite malade.

 

 

Mercredi 7 février

 

Quelle horrible nuit !

Tu me trouves dans un accoutrement ridicule, allongé sur le canapé de velours bleu dans le nouveau salon où j’ai finalement réussi à m’endormir à l’aube. Je porte un pyjama rayé, bleu foncé et noir, trop grand pour moi et dans lequel je flotte comme un spectre. J’ai remonté de grosses chaussettes de ski, blanches et rayées rouge, jusqu’au-dessus des mollets, et noué une écharpe bleue autour de mon cou. Mes cheveux, longs et volumineux, tombent en désordre sur mes épaules. Il ne me manque plus que le nez rouge pour parfaire mon déguisement.

Un clown, ça vaut mieux qu’un croque-mort ! Parole de « rayon de soleil ».

Paradoxalement, tu t’inquiètes un peu de mon état de santé. Tu ouvres aux chats qui se précipitent en ronronnant entre tes jambes et je bafouille que j’ai très mal dormi. Je remonte dans ma chambre, dormir une heure. Je réapparais un peu plus tard et je me prépare un café dans la cuisine, pendant que tu inspectes le dessous de l’évier pour y localiser une fuite d’eau. Je te dis que j’hésite à aller chanter, parce que je ne suis pas dans mon assiette.

Bien que tu m’aies toujours encouragé à poursuivre le chant, nous nous sommes souvent disputés au sujet de mon « maestro », qui m’a gardé « sous sa coupe » en me faisant miroiter « ses réseaux »,plutôt que de m’encourager à passer par les sentiers balisés des conservatoires. Il m’a fallu sans cesse jongler entre tes mises en garde et la nécessité de te faire comprendre que la musique classique, comme tous les arts majeurs, nécessite une initiation qui prend du temps. Dilemme, mais il en a toujours été ainsi en matière d’art, la transmission s’effectue par le biais d’un maître et celui-là me fait miroiter une master class avec Nicola Ghiuselev ! Leurre, mensonges…

De toute façon, le maestro en question, franc-maçon malhonnête, n’a pas beaucoup attendu pour me laisser complètement tomber à la suite de mon opération de la colonne vertébrale, due à un accident de surf, deux ans auparavant. Quand on veut tuer son chien, on l’accuse de la rage… Finalement, tu as raison, ces gens-là, que tu ne portes pas dans ton cœur, ne savent que refermer les portes qu’ils ont entrouvertes et nous voilà bien avancés…

Six ans de travail avec lui, à survoler tout le répertoire de basse d’opéra et, en définitive, toutes les portes fermées. Voilà ma punition pour avoir eu « une voix » … et une vocation ? L’instrument est cassé, pas facile à vivre quand on a trente ans. Mais revenons à nos moutons…

La pluie tombe sans discontinuer et le vent souffle avec force sur la route des Cimes. Je me récite, au volant de la voiture bleue :

« Dans la forêt et les clairières, pas une âme en vue, la tempête de neige gémit et hurle… »

J’arrive chez Marina et je crois que j’ai une tête abominable.

Il est possible que la pianiste se soit demandé ce que pouvaient être, en définitive, cet effroyable Monologue de Boris et cet entêtant Trepak – interprétés avec une certaine intensité, adossé au mur d’une pièce exiguë –, hantés encore par les fantômes de la nuit précédente… et de quel gouffre ténébreux ils pouvaient bien sortir… Oublions…

À mon retour, je prépare le déjeuner. C’est ton dernier « vrai repas ».

Je te conduis à Hasparren, où tu veux laisser un habit dans un atelier de retouches. Je te revois, dans le rétroviseur, traverser la rue péniblement, travaillée par ton essoufflement, et revenir, tout aussi péniblement, pour t’installer une dernière fois dans la petite voiture bleue.

Tu me demandes de faire un détour par le quartier de Celhay, avant de rentrer à la maison.

Je suis frappé du fait que tu connais parfaitement la route ainsi que toutes les maisons, anciennes ou récentes, que nous rencontrons. Tu insistes pour que je ralentisse, pour que nous regardions le paysage… Cette ferme a toujours été là, cette autre s’est considérablement modifiée au cours des trente dernières années… celle-là, magnifique, n’est plus habitée… celle-ci, plus récente, est particulièrement laide et mal située… J’ai droit à une description détaillée… étrange et inhabituelle. Dernier tour d’horizon… vaine tentative de retenir ces paysages tant aimés.

Le soir, tu somnoles dans le canapé bleu. Nous parlons du cadeau que nous allons offrir à mon père. Tu te sens nauséeuse. Combien de soirées comme celle-là, ces dernières années, sans que nous le sachions ?

Va pour Trolliet et exit le tableau aperçu dans une galerie de Biarritz !

J’écoute les âneries de la télévision en te surveillant du coin de l’œil.

La chroniqueuse, qui s’exprime avec une certaine emphase revendicatrice et une suffisance qui confine au grotesque sur des sujets éminemment contrôlés, pour se rallier en définitive au piteux étendard de l’opinion générale, commence à me taper sur les nerfs.

Sans parler de sa rémunération qui doit être indécente…

Un chat, le petit rayé gris, passe entre mes jambes et saute sur le canapé pour t’assaillir d’un débordement affectueux, auquel il ne trouve pas de réponse. Il est chassé sèchement, ce chat si chahuteur. Tu m’avoues ne pas te sentir très bien et tu t’allonges de tout ton long dans le canapé bleu. Tu restes allongée, silencieuse, épuisée, devant l’écran stupide qui parle pour ne rien dire. Le chat noir et pelé vient se poster sous l’arche du four à pain et un autre, plus gros, blanc et débonnaire, va et vient devant la baie vitrée. Aux aguets !

Tu me murmures que tu ne te sens pas bien. Je te propose une tisane, mais n’obtiens pas de réponse. J’éteins la télévision et nous demeurons tous les deux en silence dans la vieille maison lugubre.

Mon regard se perd en direction de la nuit profonde.

Tu te relèves brusquement. Tu te mets à vomir dans tes mains. Je vais chercher des serviettes, une bassine, une couverture. Tu te plains d’un violent mal de ventre. J’appelle les urgences… mais Laurenzenea est perdue dans la campagne basque…

J’appelle mon frère, qui est médecin aux urgences à Paris, pour lui exposer la situation. Mais je ne suis pas si bien reçu et il me suggère… d’appeler les urgences ! Il n’y a effectivement pas grand-chose d’autre à faire. Je lui raccroche presque au nez, pas ma faute si je suis dépassé… Je retourne voir ma petite mère qui se tord de douleur dans le canapé bleu.

On sonne à la porte. C’est qui ? C’est le plombier qui fait résonner le froid grelot de la cloche. Un vrai sketch ! Ça ne s’invente pas ! Je vais lui ouvrir. Il s’excuse de passer si tard et nous t’entendons crier d’une voix aiguë :

« Non, je suis malade, revenez demain ! »

Mais le plombier est pointilleux, peut-être est-il aussi un peu curieux, il décide d’aller quand même inspecter l’évier de la cuisine. Il m’assure qu’il ne nous dérangera pas. Vingt minutes plus tard, il est de retour dans le salon et il nous informe que la fuite est réparée.

Je mets le plombier à la porte et quelques minutes passent avant qu’on sonne de nouveau : c’est enfin le médecin de garde. Il ausculte la petite malade qui tremble comme une feuille et lui prescrit des antalgiques et des anti-vomitifs. Quel génie ! Il dresse ses ordonnances, sérieux comme le pape basque. Je remarque qu’il s’appelle Trolliet, lui aussi, comme le peintre et nous composons tous les trois un sinistre tableau.

À la pharmacie de garde du village, j’obtiens les médicaments prescrits après un épuisant dialogue de sourds à l’Interphone avec l’infirmière, plus suspicieuse et procédurière que jamais. Ah… la province !

La soirée se poursuit, entre ces crises de nausées et ces vomissements qui allaient, hélas, devenir ton lot quotidien. Enfin, je parviens à t’accompagner, à te soutenir jusqu’à l’étage. Je te veille un moment, puis vais me coucher en laissant les portes ouvertes et guettant le moindre appel dans les murs.

 

 

Jeudi 8, vendredi 9, samedi 10 février

 

Le lendemain, je me lève tôt et te trouve prostrée dans ton lit.

Plus tard, l’accordeur de pianos, que j’avais complètement oublié, sonne à la cloche. Ainsi, une bonne partie de la matinée passe avec l’horripilant piano qui résonne dans la vieille maison et dont les aigus n’ont pas été réajustés depuis longtemps.

À quoi bon ? À quoi me servira ce piano accordé, désormais ? Le temps que je rassemble mon bouquet de mélodies, que je fasse venir un pianiste, il sera trop tard. Sandrine, la femme de mon frère, appelle. Je la rassure en lui disant que ton état s’est légèrement amélioré depuis la crise de la veille au soir.

Je fais venir un infirmier, puis le médecin. Je tente d’obtenir des explications. Ils se bornent à prescrire, ou prodiguer, des soins immédiats, sans répondre.

Pendant ces trois derniers jours à Laurenzenea, des journées de février, courtes, froides et fuligineuses, dont je garde un souvenir imprécis, tant mon esprit a dû être obnubilé par l’urgence et le désarroi, tu sembles avoir beaucoup souffert. Tu parles peu. J’essaie de te faire à manger, de te faire la conversation, tu demeures crispée sur ton mal, accrochée à ton lit comme une naufragée à un écueil, sans oser évoquer une hospitalisation.

Mon inquiétude grandit, et le masque figé de la pauvre petite mère alitée, sans son bonnet et révélant les stigmates du cancer, commence à imposer une réalité que nous avions cherché à repousser le plus loin possible. Je te demande si tu vas mieux, tu me réponds que non ; je te demande si tu as faim, tu me réponds que non… Je reste à tes côtés. Je ne sais pas quoi dire.

L’infirmier revient, puis la nuit noire.

Il fait froid. Je réintègre ma chambre, juste au-dessus de la tienne. Je dors très mal.

L’infirmier revient, le lendemain. Tu vas sans doute un peu mieux, mais ne peux toujours rien manger. Tu ne me fais sans doute part que du quart de tes souffrances. Prisonnière de la grande chambre du premier étage, on dirait que tu concentres toute ton énergie pour éviter que la maison entière ne s’effondre sur toi.

Le soir, je vais chercher mon père à l’aéroport et, au moment de quitter le parking, j’ai un malaise qui trahit la tension accumulée tout au long des derniers jours. Je me gare quelques minutes sur le bas-côté, en attendant que mes yeux retrouvent leurs orbites. Nous repartons et allons te rejoindre pour ta dernière nuit à Laurenzenea.

Le lendemain, la situation n’évolue pas. Mon père reste dans la chambre avec toi, plus silencieux qu’un chat. En fin d’après-midi, effort insensé, tu réussis à te lever et viens nous tenir compagnie dans le salon de la nouvelle pièce.

Tu as l’air vraiment très abattue, vraiment à bout de forces. Tu demeures quelque temps en notre compagnie, assise dans le fauteuil bleu, sombre et silencieuse. Je crois lire une colère noire au fond de ton regard. Tu te sens prise au piège et réalises que l’exploit que tu as accompli en quittant ta chambre, vers lequel tu as dû focaliser toute ta volonté des derniers jours, s’avère bien inutile en définitive et que tu vas devoir en payer le prix.

Plus tard dans la soirée, alors que je me trouve dans le grand bureau, mon père entend des coups répétés frappés sur le vieux parquet du premier étage.

Tu n’en peux plus et réclames une hospitalisation.

Je te rejoins dans la chambre, tu me regardes comme si tu t’en voulais de capituler, avec un air anéanti que je n’oublierai pas. Ma pauvre petite mère, je sais bien que j’ai été un fils pas facile, mais tu étais tellement impitoyable toi-même ! Je crois que nous n’avons plus qu’à tomber dans les bras l’un de l’autre maintenant…

Je te parle à peine… c’est entendu… il faut y aller.

Je surveille la cour depuis la fenêtre de gauche, qui était celle de la chambre où nous couchions étant enfants, et je guette l’arrivée des secours dans la nuit noire. Je vois apparaître deux inconnus, deux fantômes blancs, deux infirmiers qui sonnent à la cloche solennelle.

Je tressaille. J’ai déjà vécu cette scène effrayante dans mon enfance !

À la même fenêtre, par une angoissante nuit sans sommeil, j’avais vu deux silhouettes approcher et sonner à la porte (qui n’existait pas encore à cette époque, dans l’ancienne configuration de la maison !). Cauchemar ou vision prémonitoire ? Souvenir qui me poursuit jusqu’à aujourd’hui…

L’une des ombres leva la tête dans ma direction.

C’était un grand squelette encapuchonné et j’avais fui, illico, me réfugier dans mon lit !